Le bâton du pèlerin - Philippe Violanti - E-Book

Le bâton du pèlerin E-Book

Philippe Violanti

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Beschreibung

Simon, acteur français vivant au Québec et d’une certaine notoriété, retourne en France aux obsèques de son père qu’il n’a pas revu depuis plus de vingt ans. Entre retrouvailles inattendues et tempête sous un crâne dans cette ville de Paris et sa banlieue, pourquoi cette longue séparation ? Qu’ont-ils encore à dire et se dire à présent qu’elle est définitive ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

La planète littéraire est vaste, impossible, hélas, d’en faire le tour en une seule vie. Philippe Violanti y pioche avec passion depuis toujours. Croisant une quantité d’auteurs, de styles et d’univers, nombreux sont ceux qui ont laissé leur trace en lui, de John Steinbeck à Paul Auster, Milan Kundera, Giuliano da Empoli…

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Seitenzahl: 185

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Philippe Violanti

Le bâton du pèlerin

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Violanti

ISBN : 979-10-422-1168-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Si le feu brûlait ma maison, qu’emporterais-je ?

J’aimerais emporter le feu.

Jean Cocteau

Retrouvailles

Que se racontent ces chœurs de mouettes en bords de mer ? Et ces cancans bruyants de canards en goguette ? Idem pour les corbeaux, les oies, les flamants roses… Au son, l’oreille saisit quelqu’humeurs irascibles n’admettant ni répliques ni mines incommodées. Moins encore des humains trop pris pour les comprendre et qui, somme toute, n’y songent ou n’y prêtent attention. Mais l’oreille voit-elle juste ? Et si ces dissonances n’étaient qu’éclats de rire ou fleur de carnaval ? se demandait Simon (baptisons-le Simon, du genre aigle royal à tutoyer les cimes). N’aurions-nous pas matière à transformer le monde ? Une vraie révolution.

L’imaginaire fécond sur ces sujets sérieux, il se gara plus loin pour musarder un brin, se libérer l’esprit. Ni heureux ni triste, presque en lévitation. S’accompagnant en tête, vétérante habitude, d’une quelconque mélodie captée sur le vif ou créée pour l’occasion. Cette fois « Faut rigoler » à la radio ici, petit bijou d’humour tombée à point nommé. Coin coin coin, se marrer un bon coup, respirer pleins poumons, voilà ce qui lui va en cet après-midi, un bol d’air en musique, la journée sera longue. Histoire de se calmer, profiter du présent, voir la vie autrement. De savourer ce rien, gratis et naturel, qui vous donne en chemin l’impression d’exister.

Face à lui, le ciel menaçait gentiment, tout en contrastes de gris, de lumières, d’une beauté évidente. Simon les aime ces couleurs, ces nuages noirs et ces instants de liberté. Ardentes nourritures pour ce cœur vagabond, ce goût de l’errance qui l’habite tout entier. À ma dernière heure, se dit-il, ce qu’il regrettera le plus : le souffle du vent sur son visage et le chant des oiseaux.

Costume gris, chaussures noires, gabardine de circonstance, il a laissé le chapeau dans la voiture. Pas aujourd’hui, le chapeau. Cette touche d’élégance, dont il aime s’amuser, ne collerait pas ici, lui donnerait des airs de, au-dessus du ton. Arrivé au grand portail, il considéra la sobriété des lieux, puis se décida à passer les parterres, les buissons alignés, monta les cinq marches, quelques pas sur le perron, poussa la porte vitrée, en retard sur l’horaire prévu. Beaucoup même, c’est lui qu’on attend, il n’a pu faire mieux, engagements professionnels et six heures de retard au décollage, George Bush Intercontinental Airport de Houston, une valise en trop dans la soute du gros porteur. Le train-train du moment. À l’accueil, courte présentation, l’escalier mène aux salles en contrebas sous la conduite de l’homme en noir. Dans les deux premières, des mines de déjà vu, des mots chagrins, c’est l’usine cet endroit, six clients dans la journée. On y entend vaguement : ça lui faisait quel âge ? A-t-il a-t-elle souffert ?

La salle suivante est pour lui, garnie de voix feutrées. Il entre. Une bonne trentaine, ils elles se tournent vers ce personnage venu de loin, cessant les discussions qui meublaient leur attente. Un bref salut en retour, quelques poignées de mains appuyées au passage, une tendre bise sur la joue de sa fille Nina qui vient à sa rencontre, étudiante aux Beaux-Arts, discrète dans sa tenue beige et belle chevelure noire. Une tendre bise sur le front de sa tante, Françoise, toute menue à côté de sa nièce, elles ont fait ensemble le trajet en bus.

Quelques mots encore, puis Simon s’avance vers son père, ses gerbes de fleurs et son silence. Pour lui, l’affaire est classée, le temps a basculé sur une autre échelle. D’apparence calme, apaisée peut-être, il l’a bel et bien passée l’arme à gauche qui nous guette tous, et qu’il aura convié seul dans son coin. Pile poil à 16 h 35, l’heure de sa naissance, le jour de son anniversaire. Joli pied de nez, tandis que le fiston se racontait de l’autre côté de l’Atlantique en invité d’honneur du French Film Festival. Une bonne dose préméditée de chevrotine dans le cœur, d’une cartouche sur mesure, faite maison, au son d’une chevauchée des Walkyries à fond les ballons, fenêtres grandes ouvertes, l’antique chaîne Hi-Fi au taquet. Trop vieux certainement pas, a confié le suicidé sur le maigre brouillon en guise de testament. D’une écriture hachée qui toujours pensa vite sans jamais n’avoir su vraiment se structurer. En quelques mots choisis : trop malade, dégradé, sans espoir à tirer la ficelle dans de bonnes conditions. En tous cas, ça le regarde, rassurez-vous, rien de grave, n’en point faire une affaire, il n’a plus faim de rien, c’est tout. Et surtout, surtout, de grâce, si nous l’aimons comme il semble qu’on lui dise : ne pas le pleurer. Penser d’abord à soi, à nous. Pour lui, la messe était dite. « Nous crevons d’être sans légende, sans mystère, sans grandeur », a écrit Louis-Ferdinand Céline. Peut-être creuser de ce côté ?

Visage au propre, courte barbe naissante, les yeux fermés, flottant dans sa dernière tenue et bercé, si l’on peut dire, par une musique d’ambiance au kilomètre, ce défunt est identique aux autres dans cet ailleurs mystérieux qui vous distingue des vivants et impose le respect. Pourvu de ce plus qui fait la différence, que nous autres, terriens agités, expérimenterons un jour sans savoir quand en principe : il a franchi le seuil de l’au-delà et sait ce que mourir veut dire, les cimetières en sont pleins. Mains croisées devant lui, par mimétisme, allez savoir, Simon regarde intensément les traits du cadavre, du macchabée, de cet objet inerte. Un choc pour lui ce visage concassé qui a tellement changé, ce peu de viande sur les os qui s’appelle encore Jean, fils d’immigrés italiens repartis au pays, qu’il a connu de près et qui dans moins d’une heure, selon sa volonté, partira en fumée pour de bon. En ajoutant que pour l’avenir de ses cendres, il s’en foutait Jean, complètement, qui fumait comme un pompier. « As you like it ! »1 a-t-il confié un jour de verve, Shakespeare appréciera.

Simon n’a pas été surpris par l’allusion, chez Jean, rien n’était dit sans raison malgré ses airs décalés. Il l’a pratiqué le gredin, son penchant éculé pour les références théâtrales, et ce monologue du célèbre Comme il vous plaira acte II – scène 7 de Jaques le voyageur, qu’il a joué dans ses premières gammes prometteuses au lycée. Comment mieux résumer ?

Le monde entier est un théâtre

Et tous, hommes et femmes, n’y sont que des acteurs

Ils ont leurs sorties et leurs entrées

Et chacun dans sa vie à plusieurs rôles à jouer

Dans un drame en sept âges…

On lui demande gentiment, à Simon : ça va ? Fatigué ? Un problème dans l’avion ? Des bouchons sur le périph’ ? Pas d’allusion sur sa femme Flavia toutefois, qui n’a souhaité venir, rupture récente a-t-on appris, pas la peine d’en rajouter. L’oncle Raymond aussi est absent, frère jumeau de Jean, inséparable alter ego pourtant, cloué dans son lit par une belle merde, une putain de bactérie qui lui bouffe les intestins, sa femme Émelie dévouée à ses côtés. Il s’en veut le tonton, s’en excuse, profondément affecté, passe le bonjour en espérant se voir chez lui sans tarder. Dommage qu’il n’ait pu être au buffet froid qui a réuni l’assemblée ce midi avant le funérarium. Il aurait aimé. C’est dans ces circonstances, hélas, qu’on se revoit, que les maillons dispersés des familles trouvent le moyen de converger. Qui honore-t-on la prochaine fois ne peut-on s’empêcher de songer en considérant chacun des vivants dans la salle ? Lui, là, plus maigre et courbé que la moyenne ? Ou elle ?

Pour ces retrouvailles, le voisin a prêté sa grande véranda parce que la bicoque de Jean, tu sais, qui lui revient à Simon, une cahute des années trente, trois pièces cuisine moitié bois moitié mâchefer, debout par miracle dans un bordel innommable, ne savait convenir. Chouette son geste, le voisin, il n’était pas obligé. Pas plus obligé en accourant ce jour-là pour comprendre à quoi rimaient ces Walkyries à tue-tête selon ses mots, et ce coup de feu inhabituel. À tue-tête… Jolie contrepèterie, Jean avait donc gardé son fusil, il a toujours été là quand il fallait le voisin. Sauf ce présent vendredi, un absent de plus pour la cérémonie. Grand-père trois jours plus tôt, le même jour que pour la mort de Jean, il est en Normandie le voisin, un brin traumatisé par la scène qu’il a vue, mais heureux papy avec sa petite-fille toute fraîche débarquée parmi nos semblables. Sa première. Un être qui part pour un qui arrive, se résuma Simon en regardant son père, peu sensible toutes ces années pourtant à ce voisin envahissant aux attentions militantes, le renvoyant chaque fois sans finesse à sa condition déglinguée.

— Tu veux l’embrasser ? lui souffla Françoise avec douceur…

L’embrasser ? Son père ? Il n’y a pas pensé, pas réfléchi. Ça se fait d’embrasser un corps sans vie ? Bien jeune, il était pour sa maman. Immature pour l’oncle Jules et sa messe en latin qu’il voulut tant pour ses obsèques, singulière et irrésistible, ardûment chevrotées sur des acquis gâtés d’un brave octogénaire. Trop bouleversé pour sa grand-mère maternelle.

— Tu la regretteras ta grand-mère ! lui disait-elle souvent avec des yeux d’amour.

Enfin trop loin pour ses grands-parents d’Italie, Nonno et Nonna comme on dit là-bas, et hélas empêché pour son frère, sa dérive fatale apprise d’un simple « David nous a quitté » télégraphié, leur complicité toute en bagarres, virées diverses, empoignades irréfléchies, conneries sur conneries pour s’amuser et grandir. Quant aux autres disparus, il était absent à cause de ses tournées qui le gardaient sur scène, ou bien il a oublié. Ou ils tenaient du cadre professionnel, ce qui n’est pas pareil. Alors maintenant son père… Ça remontait à quelle année leur dernière ?

Il sait, Simon, préfère s’en passer. Quadragénaire largement avancé, il ne connaît toujours pas cette relation physique avec ce froid, la dureté sur la chair dans sa raideur cadavérique qui vous change des jours où vous sautiez sur ses genoux à la personne, qu’elle vous portait sur ses épaules en faisant mine de basculer à vous faire peur en riant avec vous. Que vous jouiez à un-deux-trois soleil, vous vous câliniez ou vous rouliez dans l’herbe au corps à corps en vous chatouillant à gorge déployée. En somme, que vous étiez tels n’importe quels gosses, en de bonnes et belles mains, insouciant. Presque n’importe quels gosses. Certains se prennent des beignes, les mains pèsent plus, l’insouciance moins rutilante change alors de braquet.

Orphelin pour de bon, je suis, se dit Simon en pensant à ces choses au pied du cercueil, à regarder fixement cette vie passée, calée dans son drapé de soyeuse apparence, qui décida d’en finir pour ses soixante-cinq ans. Lesquels, disons-le franchement, lui en paraissent pas mal en plus. Le bel âge pourtant, qui vous en laisse encore sous le coude, estime Simon, lui qui mourra, aime-t-il prédire, moitié sérieux, après ses cent huit ans, il finira par y croire. Ensuite, à Dieu vat, avant pas question ou il fera la gueule, vivant présentement une sorte de songe bien concret. On dit qu’il faut du temps pour réaliser lorsque ces choses arrivent. Parlait-on bien de la mort en ce lieu ? De cet être endimanché du haut de son mètre soixante-trois à l’horizontale, sa tignasse poivre et sel d’une rare vigueur contrastant avec ce corps déchu ? D’une personne qui avait vécu, qui ne respirait plus, qui s’apprêtait de son plein gré à disparaître dans les flammes ? Que Simon n’avait vu depuis vingt ans. Oui, c’est moi, peut-on lire des lèvres du trépassé légèrement vivifiées par le maquillage.

— Salut, murmura distinctement le fils, si je m’attendais à nous voir cette semaine… Excuse mon retard ! Bon anniversaire quand même… Ajoutant en aparté dans sa caboche : les bougies t’attendent, mon vieux… Sous tes fesses… Pas pour les souffler !

Très drôle,s’entendit Simon en retour, assurant les questions et réponses.Il s’approcha plus encore, s’interrogea de nouveau à la pensée de toucher l’animal. C’est sûr, il n’était plus ? Son cœur avait lâché ? Tu m’étonnes. Il tendit l’oreille, spécula quelques mots, effleura le front de son père, comprit la nuance d’avec un corps vivant. Une décharge. Putain, pas de doute, c’est froid, et c’était à lui de les trouver ces mots s’il les souhaitait, la chose sortie du frigo, ce timbre particulier reconnaissable entre mille, ne lui dirait plus rien de vive voix. C’était fini. Point. Pas question de l’emmerder ce citoyen à lui tourner les tables dans le noir ou je ne sais quoi, pour un retour chez les vivants et lui sortir les vers du nez. Ce n’était pas son truc, on est prévenu. Pas son truc, pas envie, il en avait assez bavé. Il n’en voulait plus d’une existence qui lui fit soigneusement nettoyer son fusil ressorti de derrière deux piles de draps pour le dépoussiérer, le graisser, lui vérifier les mécanismes, peser méthodiquement sur sa petite balance d’ex-chasseur invétéré les vingt-quatre grammes de poudre et cinquante-deux grammes de gros plombs qui lui régleraient son compte d’un coup à cet ancien cador de la gâchette. Pan ! Moins douloureux, moins coûteux que l’overdose que fit un jour David, le jeune frère de Simon.

Je prends la tangente, a résumé Jean sans emphase, voir là-bas si j’y suis. En attendant de savoir où. Direction le Paradis, s’il existe et valide, qu’aurait-il fait vraiment pour en être privé ? Le Purgatoire, sinon, a minima. Ou l’Enfer, si c’est si grave, en se demandant quoi brûler une fois transvasées ses cendres dans une urne en contre-plaqué, son nom en lettres d’or sur un carré plastique de pacotille. Le plus cohérent, équilibré, serait de goûter aux trois destinations, de voir la nuance en prenant son temps, de payer ce qu’il y avait à payer et profiter du reste. Si c’est vrai ce qui se raconte, qu’on a de quoi faire de ce côté, allons-y en curieux en retroussant les manches sans faire l’intéressant. Cette suite est une page blanche qui peut-être le restera, croisons les doigts, prolongeant celle de la vie pas plus simple à remplir, encore moins à tourner. Une récurrence chez Jean que cette blancheur pour tous, de poussières à poussières, avant comme après.

C’est ce que croit entendre Simon de ce léger sourire malin, vissé des mains savantes du thanatopracteur, qui le fixe et le toise autant que son fils le fixe et le toise de ce qu’il leur reste à se voir, façon de parler, à échanger, face à face dans la salle funéraire numéro trois. À noter que ça mon pote, et vous qui êtes présents, l’idée d’une vie après la vie en images d’Épinal, que nombre acceptent sans discussion, s’en trouvent magiquement révélés ou se gargarisent en estimant bon nous en pomper l’air, c’est de la théorie, sans plus. De la théorie. Qu’on y croie ou non, vaguement, totalement ou dans les grandes largeurs, même que ça ne mangerait pas de pain, la suite les amis, c’est le flou le plus total, personne au fond du fond de soi ne saurait le nier, c’est l’avis de Simon. À part la certitude de se perdre dans la masse, aucune preuve formelle pour personne. Disons que, imaginons que, libéré de son corps en lambeau, ce Jean irait désormais sans embarras ni douleurs, beau et musclé comme ça lui chante, en souvenir d’autrefois quand il grimpait la corde à l’équerre, qu’il marchait sur les mains les abdos saillants, et ça c’est cadeau. Dans le néant sidéral, en revanche, si tout est faux, ce sera la merde, la solitude absolue, il faudra faire avec ou bien trouver une solution.

De cette chose, cette veine existentielle, on s’en inquiète un brin, beaucoup, passionnément au cours de sa vie, certains à la folie, rarement pas du tout. « Ce qu’il y a de caractéristique dans l’infini, c’est une absence totale d’intimité et dans l’éternité une absence totale d’horaires », avait lu un jour Simon sur un mur d’artistes dit cubiténistes qu’on classerait volontiers Dada subtil dernière génération. De vieilles connaissances, il en a plusieurs dans ce registre. En tous cas, qu’on en plaisante ou pas, ou qu’on en joue sur les deux tableaux, à l’exacte copie de son père, Simon ne finira bouclé pour toujours sous terre au fond d’un cercueil. Pour ces deux-là, dans leur vie vraie ou éternelle, le refus farouche, simple et têtu de l’enfermement. Les cendres dispersées, elles, et leur part minérale poursuivent leur vie au gré des vents, et qu’espérer de mieux ?

— Tout à fait d’accord, fiston ! sembla ajouter le vieux pas si vieux.

— Mais pas d’urgence, précisa Simon à son père qui laissa dire.

Jean avait le temps pour lui.

Ce dialogue sans paroles ne changeait pas dans la forme, les deux ne se parlaient plus, hormis disons, comme maintenant, par la pensée. Des années sans repas de Noël ou de fin d’année, de coups de téléphone ou cartes postales ensoleillées. Pas même un furtif « ça va la vie ? », la moindre attention de l’un vers l’autre. Un grand vide à la place, qui avait vu défiler les jours d’une histoire sans paroles jusque-là. Qui n’en aurait pas plus demain puisque Jean avait cassé sa pipe, si tant est qu’on ait pu espérer meilleure issue. Ç’eut été préférable, c’est vrai. De quelle nature, finalement, à part un truc de complaisance, sans grande classe pour ces deux mules campées sur leurs ergots ?

Simon tournait en rond la question, attendait une réponse, une suggestion, un début de quelque chose. C’est inouï de programmer et surtout réussir son sabordage dans une telle mise en scène. Il fallait du cran, de la concentration, une volonté de fer. Respect le Papa, de quoi remettre entre eux les compteurs à zéro, de tourner cette page en gardant le meilleur, celui de l’enfance qui fut belle, très belle, à égalité père et fils, entre adultes enfin matures. Était-ce trop demander ? Les épreuves, ils connaissaient, largement, un bout de chemin bras dessus bras dessous, dis, un de ces jours, même du fin fond du cosmos pour renouer les fils et parler du bon temps ? Qu’est-ce que t’en penses ? Sans brusquer, pourquoi pas, était-ce nécessaire ?

— Te complique pas mon Simon, entendit-il passer. Oublie ton nombril, Œdipe c’est ringard à nos âges. Un rite inconscient, pas besoin de s’en vouloir. Tu fais ta vie, j’ai fait la mienne, et c’est très bien comme ça.

Bon sang, que venait faire Œdipe dans cet échange ? Tuer le père, quelle connerie, il n’y avait jamais pensé, ne l’avait jamais désiré, pas plus théorisé pour un passage à l’acte. L’eut-il seulement vécu, privé qu’il était de sa mère ? Tuer le fils en retour, ça dirait quoi ? Qui en parle ? Que la nature, le printemps en soi, la fougue de la jeunesse, veuillent le pouvoir, donnent leur La et puissent faire des dégâts, ça ne se commandait pas, qu’y-aurait-il à excuser ? Quant au métier de père, personne ne l’apprend à l’école. Simon sait juste qu’il eut préféré être en ce moment sur son voilier aux bords du Saint-Laurent à taquiner le brochet, l’esturgeon ou la perchaude qu’il adore cuisiner.

Empli de ses pensées à la chaîne, qui fusent, se disent et contredisent, il sentit une main douce et légère se poser sur son épaule avec affection. C’est Françoise, la Tatie qu’il aime tant, la sœur aînée de sa mère, son portrait craché, paraît-il. La main l’électrise, le remue dans sa chair qui en connaît la magie, lui diffuse une chaleur intense, irradiante, fusionnelle, d’aussi loin qu’il se rappelle, qu’il reconnaîtrait entre toutes. Sans se retourner, il prit la main, croisa ses doigts avec les siens, aspira cette présence intelligente qui vous donne son pesant d’amour d’un regard, d’un mot, d’une lente caresse dans les cheveux. Des gestes simples, sobres et faciles en apparence, une aptitude sans limite dont il s’estime dépourvu.

Un moment qu’ils se sont vus tous deux chez lui au Canada, un voyage-événement pour Françoise qui a rarement couru les avions au contraire de son neveu. Simon se sent n’être rien à ses côtés. Un vague petit machin, à la copieuse carrière d’acteur, certes, qui lui assurait encore des perspectives passionnantes même s’il fatiguait ces temps-ci. Il arrive que la motivation manque au rendez-vous, qu’on peine à se renouveler, que l’imaginaire perde en intensité, qu’on pense avoir déjà tout donné au public. La vie d’artiste, c’est passionnant sur scène, les saluts, le cerveau en fusion pendant les créations, et sur le papier. Son quotidien, l’apprentissage des textes et les tournées n’ont pas toujours la même saveur.

Je n’ai fait que ça dans ma foutue vie, songea Simon. Incurable privilégié… À son dernier souffle, pensons-le, la force d’âme, l’évidente dimension maternelle que sa tante incarne, elle qui n’eut pas d’enfant, lui qui n’a que peu connu sa mère, la capacité à aimer sans tricheries ni écueils, sans ce sentiment décourageant de n’exister qu’en surface en pédalant sur place, tout cela lui manquerait pareillement au souffle du vent sur son visage. Et la scène, parions-le, pourquoi le nier. Ces choses – comment dire ? – n’ont pas de prix.

Bruit de clochette, diling diling.

— Vous voudrez bien vous reculer, s’il vous plaît, prononça l’homme en noir d’une voix professionnelle version Fip Outre-tombe. Nous allons à présent fermer le cercueil.

Et tout le monde se recule. R… D… M… La-Ra-di-Ô-des-Morts, s’entendit aussitôt psalmodier Simon dans sa tête, d’un jingle en trois et six notes version messe de Toussaint inventée sur l’instant. Ça marcherait cette radio, il prend les paris, suite du cérémonial, ou plutôt du déroulé rodé entrant dans sa phase deux, acquiesçant aux paroles du monsieur Fip pour laisser officier. Dans l’assistance, une maman encouragea un enfant :

— Oui, Paul, mais fais vite…