PLOC - Philippe Violanti - E-Book

PLOC E-Book

Philippe Violanti

0,0

Beschreibung

Ploc et sa patte folle depuis l’enfance, habité par deux « consciences » aussi avisées que délurées, reçoit un jour sans raison apparente, d’un mystérieux ami, de grosses sommes d’argent à mettre de côté.
Malgré lui et peut-être pas, dans un monde à la Prévert, Audiard et quelques autres, entre candeur, folie proche et violence en embuscade, Ploc part à la recherche de cet ami, sur la trace d’une galerie de personnages insolites et colorés, et de quelques fantômes du passé.


À PROPOS DE L'AUTEUR


La planète littéraire est vaste, impossible hélas d’en faire le tour en une seule vie. Philippe Violanti y pioche avec appétit depuis qu’il sait lire. Croisant quantité d’auteurs, de styles et d’univers, nombreux celles et ceux qui ont laissé leur trace en lui, de John Steinbeck à Louis-Ferdinand Céline, James Ellroy, Colette, Paul Auster, Milan Kundera, John Irving…

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 283

Veröffentlichungsjahr: 2022

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Philippe Violanti

PLOC

ou

Dialogue à trois dans un corps bancal

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Violanti

ISBN : 979-10-377-6154-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Au modeste génie qui insuffla la vie.

Sobre, mais allumé.

Lire à voix haute ou au chaud,

vite ou pépère,

au choix.

Promonologue

On m’a appelé Plic Ploc, à cause de ma jambe, une vieille histoire bancale. Aucun rapport avec la pluie. Avec le temps, j’ai gardé Ploc plus court et plus posé. Pour demeurer moi-même. Tu parles. Que peut bien dire « soi-même » si on ne l’est déjà ? Plus encore avec une patte en vrac. Quant à vaincre sa timidité, c’est une belle paire de manches.

Longtemps, je me suis vu observateur, ça oui, gourmand de tout et son contraire, et par trop solitaire. C’est lié à mon histoire, cette histoire. « À toi d’écrire entre les lignes ! » me racontait grand-père quand je n’y comprenais goutte. Son sens aigu des métaphores sans doute, bien droit dans ses sabots. Sa voix de haut fourneau tinte toujours par le ciel, fraîche et claire aux oreilles, que je l’entends me dire un sacré jour de pluie, stentor rital inimitable : « Le goût du meurtre nous vient de loin, sais-tu, à commencer par ton père. Tu verras, tu verras… En aura-t-il tiré des coups de fusil ! ». Encore faut-il l’avoir ce père, m’étais-je interrogé, certains en sont privés, qu’a donc fait mon papa que je n’ai pas connu ?

Les années amplifiant mes révoltes intérieures, en bon faussaire déjà, je signais pour maman en charge de mon futur, pour un oui pour un non au gré des punitions qu’elle eut dû parapher : « Je ne dois pas crier à la cantine », cinquante lignes, « Je ne dois pas me battre avec mes camarades », cent lignes, « Je ne dois pas mentir à la maîtresse », cent lignes, etc. Premières armes, premières peines pour un profil d’anar, largué, c’est le mot, dans des pensées fécondes et tarabiscotées. Mais bon, qu’est-ce que j’y peux ? L’araignée funambule et le petit vélo logés dans ma cervelle, à hue dia sur la piste, dandinaient sans relâche sous mon crâne affairé, scrutant mes écarts ces salauds, m’écossant la couenne, me bouffant de l’intérieur en moralisateurs. M’instillant tout et n’importe quoi et j’ai dû faire avec. Pas simple d’accorder un petit corps branlant tenu dans sa cabèche par un esprit fiévreux. Croyez-moi. Quand on vous clame bien haut, un peu martial, par dérision jalouse, en vous fixant tout net le milieu du grand front – combien de fois l’ai-je entendu ! – : « Toi mon gars, t’en as beaucoup dans ta grosse tête ! », vérifiez la denrée sans gonfler les mollets. On est parfois surpris. Des vertes et des pas mûres, il en tombe tous les jours, c’est bien moi qui vous le dis. Alliez donc que ça se percute dans le grand carafon, sans respect de rien, la tête plongée dans la mélasse et son cortège d’humiliations. « Ohé ! Narcisse ! » me braille-t-on souvent du fond de l’occiput : « Tu pédales, tu rêvasses ou tu cires tes godasses ? »

Narcisse, Narcisse… Parfois, je m’désopile. Que savent-ils de la vie ces anges, ces chéris ? De cette fusion inouïe transcendant la matière ? De cet état faussement binaire qui nous tient des deux bouts. Hein ? Sacrée foutue vie qu’on se brode aux points de croix en la gardant pour soi. Être ou ne pas serait la vraie question ? Tiens, tiens, elle est bien bonne. En moulinant de nos p’tits bras ? Maille à l’envers maille à l’endroit ? Je guette la réponse, ficelée et avenante, je ne sais, je ne vois pas trop en fait. Être, ne pas être, et tout le tremblement, j’en rigole d’avance, j’y sens confusément une ironie fertile, il passe du temps parfois avant de vivre pleinement.

Il ne tient à rien en fait que la folie s’installe, j’en sais quelque chose. C’est là le sujet, la vérité nue, clair et net et tout de suite, là, sans fioriture. La choisit-on vraiment cette tangente infernale, de celles qui écartèlent et vous mènent au grand large ? Je préfère rester coi. De ce que j’en comprends dans ce souk in situ, c’est facile : à nous de jardiner, de choisir, avec ce que le Bon Dieu de sa mère nous livre un matin en guise de comprenette. Et débrouille-toi mon pote, chacun son lot petit cœur d’artichaut.

Voilà, c’est dit. Pardonnez si c’est long, l’infusion prend du temps, j’abrège et je résume : oui, j’ai attaqué la falaise, m’amusant vaille que vaille, me prenant comme je suis entre hauts entre bas, cache-cache existentiel aux entrées bigarrées. Ça occupe l’ordinaire, et c’est bien plus marrant que les propos d’Hamlet. Qui guetterait des excuses à la fin du récit peut toujours espérer, il n’y a rien à gratter, rien, c’est tout réfléchi. Comme nous disait Coluche : « Circulez, y’a rien à voir ! » Sans rancune ni regret.

1

À présent, tranquille, je trie comme annoncé, colorie discrètement, cultive l’humilité sans modestie, et reprenez la main quand bon vous semblera. En gros, de cette histoire que vous arpentez là, vous en gardez, vous en laissez, faites comme chez vous, c’est la règle du jeu. Pas de formalisme surtout pour mes mots schizophrènes, du moins à ce qu’on m’a dit.

Bien entendu, j’adore la pluie et le beau temps. Ce jour-là, le ciel bleu joue à cache-cache. Je finis mon thé pain beurré confitures, humant distraitement d’une narine affûtée le munster sur la table quand sonne le téléphone. Drelin drelin classiques, tout le monde reconnaît, c’est le bruit du bigo.

— Allo ? je prononce comme à l’accoutumée. Très simplement, virgule deux points : « Allo » en mode interrogatif de mon timbre disponible qu’on dit jovial et bonne pâte.

Je m’attends comme tout le monde à une voix en réponse, un rire, un bonjour en goguette, joyeux le matin généralement suis. Là, que dalle, hormis un souffle, un chuintement, une friture étouffée, sans écho, sorte frêle de loco à vapeur au repos pour ceux qui ont connu. Tchiiiii… Petit morceau brouillard. Sur le fond, une respiration, tout ce qu’il y a de normal, je ne sais, je me fais vaguement des idées.

— Allo-Allo.… Allo-o ? que j’insiste à peine et pas trop frais.

Une fois deux fois trois fois, aucun retour, je raccroche, ou plutôt, ma porte carillonne en entrée, pas le temps de comprendre, donc je raccroche. La liaison est mauvaise, probablement, c’est tout. Nous sommes samedi, 12 heures 12 précisément, je n’attends personne, mais reçois ici là quelques visites amies. De ma voisine par exemple, ou du facteur et ses lettres rarement recommandées. Justement, il apporte un mandat.

— Té, qu’il me fait de son accent du midi, bonne nouvelle, mille balles tout rond pour toi.

— … Comment… ?

C’est pas mal mille balles. Pas de quoi s’ébrouer sur une plage des Seychelles mais quand même, du bon gras dans les épinards. Les yeux encore en cul-de-poule vu la fiesta d’hier, j’enregistre la nouvelle et m’étonne à la suite :

— J’ai gagné à la Tombola du centre commercial ?

— Non…

— T’es sûr Ernest ? Je ne suis pas riche mais pas fauché, je gagne ma croûte comme tout le monde. À qui je dis merci ?

Ernest est un ami, un frère, une vieille connaissance. Je l’aime par je ne sais quelle fibre écrite, depuis gamin on est du même quartier. Souriant tout content, il me tend le papier avec un air sérieux. Au bas dans un rectangle, je découvre, quelques mots bien sonnés qui résument anodins le début de la question :

Surprise Surprise. C’est cadeau.

Signé : Pipo, ton ami

Avec ça… Pour une surprise, c’en est une. Les sous sont là, au bout du bras d’Ernest, puis dans ma main après paraphe, puis sur la table, puis dans l’autre main à les toucher de près pour me prouver que les billets sont vrais. Je palpe l’oseille en somme, la journée commence bien. Carrément même, comme disent les d’jeuns. Pour autant, je ne pige pas. Raclant la gorge encombrée par la veille, puis frottant mes oreilles et mon peu de tignasse, je conclus sans relief, encore désarçonné :

— C’est une plaisanterie…

— Si c’était le cas, je ne serais pas là.

— Bon, bah… Merci Ernest… Bonne journée.

Lequel poursuit sa tournée gentiment. À peine la porte fermée, croyez-moi si vous voulez, comme d’un fait exprès, paf ! le téléphone, ce con, je l’avais oublié, resonne dans la foulée.

— Allo ?

Cette fois, pas de crachin :

— Allo Plic Ploc, c’est toi ?

— Oui, c’est moi…

Pas le temps d’en dire plus, que j’entends :

— Comment va ? Content content ? T’inquiètes, cet argent c’est une bonne cause. Surtout, n’en parle pas, mets de côté ! Tu ne regretteras pas.

Insensé. V’là l’oiseau dont on parle qui s’invite à l’autre bout. Il va tout m’expliquer. Sa gouaille en rocaille, chantante à mes tympans, le rend sympa d’emblée. Mais il conclut d’un « Tchao » rapide. Le tout d’une seule traite et même respiration, pas le temps d’en placer une du genre : « C’est toi qu’appelais y’a pas dix minutes ? ». Non, tintin, clic rapide, le gus a disparu, je reste en plan, la langue sèche, pendante comme à confesse, sans trouver ni lâcher le moindre mot. Un flash me traverse assez vite : il ne doit pas être loin le coco pour m’appeler pile poil après Ernest ! Je fonce sur le palier puis à la fenêtre :

— Ohé ! Pipo ! y’a quelqu’un ?!

Penses-tu, personne, c’est logique et complètement crétin. Du cinquième sous les toits, coincé dans un recoin, à part la vue sur le clocher, le tour est très rapide. Deux trois jurons passés, elliptiques au besoin sans prêter conséquence – « Putain, c’est quoi ce merdier ? » – je branche le répondeur, quelquefois qu’il rappellerait ce Pipo venu de je ne sais où, et sors empreint de ces minutes étranges. Non non, pas d’argent de côté je me dis en croisant la concierge, je fais ce qu’il me plaît, hier comme aujourd’hui. Autant vous dire tout de suite, l’esprit contradicteur, chez moi, c’est chevillé au corps. Ancré. Toute une éducation. Sur le champ, ne demandez pas pourquoi, d’une tirade version Pipo pressé dans la diction, je dis à la vieille dame :

— Pour vous, la moitié. Je viens sans mérite de gagner ce quelque chose. Donc, je partage. Si… Si si. J’insiste. Pour les services rendus. Et si je gagne encore, c’est kif kif bourricot. N’en dites rien, surtout, c’est moi qui remercie, comment va le neveu, celui qu’on ne voit jamais ?

— Pas terrible, répond-elle, le regard médusé du genre « Qu’est-ce qui lui prend à ce bon locataire ? »

« Pas terrible le neveu », dépressif à souhait, toujours la même réponse. Remerciements rendus, je transmets un alerte salut sans emphase inutile, peu curieux je me sens sur les sujets intimes. Pour une fois, j’aurai dû, j’y reviendrai plus tard. Quant au reste du pognon, il s’écoule dans les courses de tout bon citoyen : Paic citron, yaourt, croquettes aux chats, les miens et tous les autres, plus un flipper d’enfer dans le troquet d’en bas. Tudieu ! aussi curieux que cela puisse, cette histoire me donne une sacrée pêche ! Je la garde pour les copains.

De retour des emplettes, toubidou tralala, j’entrepose la monnaie en rab sur la télé, petit souvenir du jour. Puis entame en réponse au gros creux qui s’installe, le jambon alléchant de mes cousins toscans. Sans un poil d’état d’âme et l’esprit rassasié.

2

Passe la semaine comme si de rien. Zéro nouvelle particulière, les quelques ronds toujours sur la télé, en rappel négligé au cœur de choses éparses. L’usure du temps, le train-train du tout-venant, c’est-à-dire trois fois rien à poser sur le papier. Chipotes et rabiboches, sommeil convenable, pas trop d’agitation, arrosage du bonsaï. Bosser en marinant dans mon jus de gratte-papiers, me raser, brosser les molaires, payer les impôts, le gaz et l’électricité, sortir avec les potes, vins doux vins secs vins rosés bière blanche, petit écran pour finir entre films, sports et infos, la vraie télé-réalité. Rien d’intéressant, de renversant, de bien bandant, de cric crac tagada, d’ébouriffant à tonifier le cuir. Vie tranquille plutôt, bien pépère à sa mémère, gentiment libertin quand ça vient. Le tout en boitillant, peinard et sans histoire, évacuant les pourquoi du comment de l’anecdote en cours sans trop me faire de bile, chacun chez soi n’y pensons plus. Mézigue tout craché en bon pigeon ramier : boulot, dodo, farniento (surtout le farniento), c’est la devise de Ploco.

3

J’ai à ce point zappé cette carabistouille quand deux semaines plus tard, bousculant ma navrante léthargie cul terreuse, je me vois recevoir le jackpot. Cette fois, un avis de colis qui débarque avec son nez dodu, aussi couillon qu’un mandat à mille balles. Illico, c’est normal, une pensée à Pipo. Je vais donc à la Poste la tête pleine de questions, dans un mélange fouille merde d’excitation mutine, de trac et d’agacement rien qu’à l’idée de faire la queue. Ne suis le plus patient parmi tous les patients, l’attente est courte, j’en suis fort aise. Et ça ne loupe pas, c’est Pipo qu’a fait le coup. Le grand carton ne pèse rien, mais mesure beaucoup plus. Et quoi à l’intérieur ? Dans ma cuisine à l’abri des regards, une fois virées des boules de papier, un tas de billets en vrac en veux-tu en voilà, plus quelques-uns fixés sur les faces du paquet, méthodiquement, comme tapisserie usée d’un hôtel à pas cher. En lettres majuscules s’il vous plaît, je lis, sans un mot de plus, pas même bonjour bonsoir :

DE LA PART DE PIPO, TON AMI

Pipo est un marrant, aucun doute, mais généreux. Dix mille maintenant, c’est une tout autre échelle que ce fric en liquide agrippé aux paluches en guise de signature. Que le ciel me pardonne, sur son cul le beau Ploc ! Un peu moins impulsif que la fois du mandat, des questions en rafale, j’en fais dix piles de mille, et pose mon arrière-train, empêtré dans mon bulbe :

— Alors, t’en fais quoi ? interroge ma conscience-araignée du haut de ses huit pattes.

— Attendons, j’ai du temps, que Pipo nous appelle.

— Tu parles d’un nom ! murmure le p’tit vélo, levant des yeux lombrics au plafond entoilé.

Il a raison je me dis, l’air niaiseux pas trop fin, siégeant là silencieux, popotin bien à plat sur le mou du coussin. Tic tac joue la pendule. J’attends, absorbé par les mouvements. Tic, je réfléchis. Tac, cela m’arrive parfois. Tic, je regarde les rideaux en restant concentré. Tac, ah ! une déchirure sur l’ourlet. Tic, sous le buffet des moutons poussiéreux. Tac, et ma sœur qui bat l’beurre. Autre chose ? Oui et non, peine perdue. Comme un gland, je poireaute devant le combiné, attendant une sonnerie qui joue les filles de l’air. Pipo m’ignore cette fois, c’est fantaisiste, je reste en rade, assis, macache pour un appel. Or, je déteste végéter, vous le savez, faudrait pas insister, mes neurones saturés pourraient bien s’irriter. Sont capables. Au bout d’une heure à lorgner l’appareil, ma décision est simple : je te vais le claquer ce pèze à tartempion, lui faire voir au Pipo qui me complique la vie, que Ploc c’est tout sauf une couille molle.

— Mais, mais, mais… me suggère l’araignée, gênée et déroutée. Méfiance ! Si j’étais toi, je…

— Tu n’es pas moi, compris ?

Et toc, le mouchoir par-dessus. Non mais quelquefois. Je re-refouille le colis pour un quelconque indice. Mais peau de balle et variétés, i am not Sherlock Holmes, mon chat n’est pas Watson et j’ai les nerfs à cran. Claquer vraiment cet argent ? me dis-je en soupirant. Pas évident à ce niveau. Pour meubler le silence, pon pon pon pon, je mets à fond la 5e de Beethoven. Et m’en retourne à la question première : que faire mon Dieu dans cette situation ?

— Baisser le gramophone ! vitupère l’arachnide les oreilles rabattues.

Oui. Retrouvant les esprits, je formule une synthèse qui me paraît bien vue : je prends mille sur le paquet du jour, et comme la première fois, dépense en partageant. Le reste à dormir dans une boîte avant de trouver mieux. La concierge, on s’en doute, est ravie comme pas deux, quasi émue de cette seconde B A : « Vous avez encore gagné ? », etc. un zeste de perplexité dans son regard toutefois pour mon état mental, les billets un rien moites d’une des deux mains vers l’autre, le neveu ne va pas mieux. Quelle salope cette gardienne, quand j’y pense aujourd’hui. Bref, pour conclure, le caddy bien rempli, frigo et congélo, flipper d’enfer dans la foulée, l’appétit au taquet, je repique au jambon attaqué jusqu’à l’os, insatiable que je suis pour cette denrée divine comme pour le parmesan. Et poursuis sur ces pas légèrement cailloutés.

4

Glissent les jours, les avis PTT dans le fourbi usuel de la publicité, en veux-tu en voilà, je m’y perds. Des mandats, une boîte à cigares, deux biberons – ah, c’est malin Pipo ! – même un Monopoly. Le tout plein de biftons, bien réels, petits moyens et gros en case départ. Ernest et son quintal, fonctionnaire grassouillet sur son bicycle jaune, vétéran rugbyman affranchi à chaque lot, se creusent la cervelle. Je ne le sens pas jaloux jaloux, mais quand même un peu. « Bon Dieu ! d’où sort tout cet argent ? », lit-on chaque fois sur son joufflu visage. « Et cette vieille branche de Ploc en pleine forme, toujours aussi content !? ». Ben oui, il m’en faut peu comme d’habitude et la règle ne varie pas : sur chaque don de Pipo, sereinement, je prélève le montant d’usage, partage à moitié et m’offre des encas. Le reste s’empile comme si de rien. Par prudence, j’ai cessé mes offrandes à madame la concierge, évitant d’étaler ma vie sans perdre en charité. Mécène discret auprès d’SDF déclassés, j’écluse mes largesses autrement. Lunettes et chapeau bas sortis pour l’occasion, le soir dans la brume, je donne puis m’en retourne dans la pénombre en noir et blanc. Mon flanc boiteux, emmitouflé sous la houppelande, inspire dans ces moments une forme de respect prudent.

Côté Pipo, silence radio, pas une esquisse d’explication, et c’est lassant. Ceci est-il sérieux ? Je pourrai débouler chez les flics, raconter l’histoire. Ils y verraient vite fait le ressort de l’énigme. Pour eux, un détour aux archives, aux rayons des dingos y’en a plein leurs placards, l’affaire serait bouclée. Mais non. Au fond de moi, je n’ai pas très envie. Aller chez les poulets m’a toujours dérangé. Plus encore pour cafter. Dame ! Pipo n’est pas bête à laisser ses empreintes ! Inversement, si l’argent est volé, je passe pour un complice, un receleur. Ou pire, pour un couillon en demeurant poli. Entre les deux, j’hésite, je potasse, j’essaye d’oublier, mais c’est impossible.

— Il n’est jamais trop tard pour bien faire, caquettent en écho les voix dans ma caboche.

Belle leçon de morale ! Bien faire, oui, mais quoi nom d’un chien ? Je n’ai rien à attendre de ces voix sans cervelle. Pour moi, c’est simple : je m’en fous, j’ai du temps, au jeu attrapé suis. Ça meuble mon ordinaire cette histoire étonnante. Et le flot à Crésus qui m’inonde… Affectueux à ses heures, coquin Pipo poursuit ses dons, au gré des humeurs, n’usant sa salive que pour les timbres-poste. Ma foi, si ça lui chante, le pactole prend du poids au cœur de la pendule, héritage de famille pas vraiment conçu pour. Son ding dong auvergnat joue plus mat, on dirait. C’est aux abords, voyons… des quarante briques que je m’inquiète vraiment. Même anciens, ça commence à cuber pour des gens chiches comme moi. D’autant que la part prélevée au passage avoisine maintenant les cinq à six bâtons, et je suis raisonnable. Partagés s’entend, fidèlement, fifty-fifty. D’où controverse en mon sommet :

— Prends garde, s’alarme atterrée l’octopode féminin.

— Pipo demande de tout garder, c’est quand même clair ! renchérit le deux-roues, cuissots huilés triple plateau.

Pipo… Quel sacripant ! Voilà des mois que j’attends sans succès un appel, une lueur, une brise, un souffle dans cette turlupinade. En haussant une épaule, je rétorque avenant aux deux éminences grises, qu’il n’a plus les chiffres en tête ce Pipo, vu le nombre d’envois. Qu’à ce degré effréné d’argent prodigué, il n’a plus sa tête non plus. Et puis, donner c’est donner, reprendre c’est voler disait-on à l’école. S’il revient pour son fric, je lui balance pleine gueule au Pipo sans paroles. C’est quoi ce jeu de con qui donnerait pour reprendre ? Libre et chatouilleux je suis, pas touche à mon périmètre.

Beau discours vu d’ici, mais mauvaise note, je l’ai compris depuis. La gamberge mine parfois. Elle m’attend au tournant, sapant avec constance ma petite assurance, moins gaillarde à mesure, moins prolixe en cadeaux, en emplettes, en flippers. Moins moi-même ? Les faits sont têtus et c’est là qu’on nous juge. Mandats après colis après mandats, j’en ai des cors aux pieds à faire la file d’attente. Ma vague indifférence devant les événements - feinte je m’en rends compte – prend du plomb dans les ailes. On ne triche pas quand on est soi-même, me voilà averti. Enfin, j’imagine. Vingt-Diou la Marinette, c’est compliqué ! Que ces envois en disent plus bordel de mille sabords ! Pourquoi me faire le mort ? Pipo, cette espèce de mystère en boule de gomme va me bigophoner n’est-ce pas ? Ou je fais un malheur ! Zou, Pipo poutou. Sois chouette avec Plocou. Allez… Bordellou de Nom de Diou !

Cours toujours. À part des voix comme Jeanne d’Arc, qui parlent sans rien dire, bernique dans les oreilles. 24 h sur 24 mon répondeur ne manque aucun message pourtant. Je lui surveille les piles autant que la mémoire, l’écoute deux fois plus qu’une… Rien n’en sort de concluant. Le vide, abyssal. Et le pognon lui qui s’empile, vas-y que j’te, merde et merde, bientôt je suis la Banque de France !

— Regardez-le avec ses airs, qui flambe moins depuis un temps, balance l’araignée (appelons-la Gambas pour simplifier et l’énerver un peu, son vrai nom c’est Carotte).

J’encaisse, une fois de plus. Dois-je encore patienter ou prendre l’initiative ?

— Prendre l’initiative ! répond le p’tit vélo.

Pourquoi pas. Au débotté, j’en prends une, d’initiative. Fastoche. Observons les gens du quartier, un à un, dans la rue. Pouf, c’est parti. Un regard furtif en biais sur ma bobine d’un péquin à l’œil louche, et je le colle au train. Ce type-là par exemple, oui, lui là, devant moi, un peu bizarre à mon goût, crâne chauve patibulaire, de ce pas je le piste sans lâcher. Épions, surveillons. Mais pourquoi lui finalement ? Je change. Cet autre sur ma droite n’a pas l’air clair non plus. Et cette dame à dix heures… Je flaire de l’un à l’autre, comme un jeu au départ. Puis me force. Agir, c’est difficile, et idiot sous cette forme, ai-je d’autres solutions ? Vaille que vaille, je persiste, m’encourage. Allez, mon vieux, montre-les tes talents !

Bientôt, je brûle de longues heures dans les lieux de passage, concoctant des filatures tout aussi débutantes. Je mate des portes cochères, du derrière des camions, journal troué, lunettes fumées, galurin sur ma coiffe, whisky à la Bogart en terrasse de café, toujours le dos au mur, et toute la panoplie de joyeux cinéphile. Attention, cher lecteur, à ce stade des chapitres, comprenez bien ceci : je nourris l’exposé pour vous tenir en haleine, mais ce sont des conneries, je baratine à mort pour avoir le beau rôle. Aussi, un conseil : n’en gardez pas un mot. Enfin un peu quand même, enfin comme d’habitude. Si si, non non, et bref démerdez-vous.

Ceci dit, plus sérieusement, filer quelqu’un requiert une motivation, une logique directrice, un travail d’équipe tendu vers un résultat. Dans le cas présent, j’en suis loin. Je plane dans un délire, seul et sans méthode, ce n’est pas mon métier. Au début, c’est plaisant, ça passe le temps, comme un divertissement. On s’y croit : « My name is Ploc… Plic-Ploc », vous voyez l’allusion. Mais à la longue, je me lasse de boiter en gendarme et voleur comme une andouille bretonne. La démarche est « burlesque », un mot que j’aime, espiègle à souhait, parfaitement adapté à mes déhanchements. Comme un retour à l’enfance, candide et innocente, dans une histoire pour mômes baptisée par exemple : « Plic Ploc et la cagnotte mystérieuse », toute droite sortie de la bibliothèque verte… Pas mal comme titre d’ailleurs. C’est encore à la mode ?

Réfléchissons. À part Ernest, l’incrédule titillé que je refuse un temps de convaincre à m’aider, il n’est personne vers qui aller pour progresser. Je dois me débrouiller comme un grand, une petite angoisse naissante sur l’estomac. Bon élève quand je veux, je m’applique dans ce dédale, chassant un naturel en sabots charentaises. Car je manque d’arguments pour tenir la distance, rappelé sans cesse à l’ordre par une formation rigide héritée de ma mère :

— Alors Ploc, t’en es où, sale voleur ? Tu nous trouves quelque chose ? asticote Gambas.

Ma réponse vient sans peine :

— J’ai tout mon temps et je t’emmerde.

Voilà, c’est simple, il m’amuse de l’écrire vu la suite dans ces pages. D’instinct, l’intuition conquérante, doigt en l’air à sentir d’où vient le vent, je m’en remets au hasard, c’est-à-dire aux événements, la main sur le cœur et l’esprit dégagé. Lesquels, comme souvent, me disent en clair : « Laisse venir ». Alors OK, je joue les deux tableaux : laisser du temps au temps, saucer le meilleur en vivant le présent. Et cochon qui s’en dédit.

5

J’en suis là de mes questions-réponses, quand Pipo laisse – enfin ! – un message synthétique. Je ne l’espérais plus. Que n’a-t-il attendu que je rentre pour me joindre !

— Comment vont Plic et Ploc ? Il me tarde de les voir, j’espère que tout roule, prépare le champagne, à bientôt, économise surtout, tchao.

C’est court, vite débité à nouveau, une brassée de secondes au mieux, sans autres formes de salut. Pipo n’a pas de temps, mais pour ses délires il en jouit largement. Enfin, tant mieux, il vient, à la bonne heure, j’adôôôre le champagne ! Pour fêter l’événement, j’achète une bouteille du meilleur sur l’argent entassé. Pipo rince. Pipo régale. Pipo est bon vivant, préparons ce moment dignement. Mon pouls monte en pression. On va l’avoir ce tête-à-tête ! Tant de choses à se dire, je me sens affûté. Mais hélas, mon espoir est déçu, Pipo lambine, pas à l’heure, du tout du tout. Pire, il m’oublie pour finir, pas même une excuse plate le saligaud. Résultat : en ces heures indécises pour ma chair émotive, alternent des bouffées aigres, des tics de toutes sortes, ponctués d’apathie fadasse, de gna-gna-gnas récurrents, de Nom de Dieu de vingt Dieu bien gras et masculins, et tout le saint-frusquin à blasphémer sans gêne contre la terre entière. Traduit en italien, c’est pas joli joli. D’un pied sur l’autre, je brandis le poing vers ce ciel en cumulo-nimbus. Il m’exaspère ce mec et ses lapins pruneaux ! Allez, d’un trait, sans me signer, la bouteille de champ' me sert une coupe par bienséance, une deuxième par défi, une troisième par dépit, le reste pour oublier. Le roteux sous cette forme, c’est un gâchis total. Méchant Pipo qui me pousse à abuser. Méchant et re-méchant !

Dans cette adversité, nimbé de bulles pimpantes trimballant trottinant leurs tempos incertains, je préserve l’alcool gai, c’est une de mes constantes. Tant qu’à picoler sans tirer de conclusion, ou si peu, autant en profiter, rions et infusons. Quand même, je n’ai pas d’ennemi, je le jure, j’aime la vie, plutôt du genre feignant certes, le mélange vaut ce qu’il vaut. Or voilà où j’en suis, à mon âge, à girouetter sans maîtriser bézef ! Cocasse le truc, mais pas seulement. Je dois y voir plus clair. Sans tarder, mes locataires s’en mêlent en Dupont et Dupont :

— Cherche Ploc, c’est ça. Cherche… Ouaf ouaf !

— … Va, renifle un peu partout. Pousse la truffe à son avantage.

— Lève-nous la patte, marque ton territoire…

— … Révise ton latin.

Hein ?

— Affirme-toi.

On m’a déjà dit ça.

— Joue !

— Je dirai même plus : Joue !

Quel rapport ? Au préalable, priorité mécanique, exit le pétillant, je pisse et dégobille, puis reprends la partie passé le mal de crâne, forçant des traits d’acteurs avec un brin d’excès. Au bureau, en courses, au téléphone, le cœur allègre, à tout bout de champ, mon naturel s’exprime, badinant au plus fin. Comme la prose à Jourdain, je l’expose, lui libère toute sa verve, il se lâche le p’tit père. Je balance de ces yeux ! Moi, le courtois, le taiseux d’habitude, le mollusque paisible, je tourne sur mon clou à cent cinquante à l’heure, imposant ma personne à tout mon entourage, et tranche rapidement dans le paysage. Je fais tache. Diantre, suis-je bien encore moi-même ? En voilà un sujet. Pour m’en convaincre, dans mon dos, des sorties calibrées suffisent au décodage sur mon allure instable, ma voix inquisitrice et mes airs obsédés. Telles que : « Ploc déménage ou quoi avec ses questions bêtes et ses airs par en dessous ? Figure-toi que l’autre jour… bla-bla-bla bla-bla-bla… ». Ce faisant, mon ego est blindé, je laisse causer sur ma métamorphose.

Rachetant du champagne, moins cher cette fois-ci, c’est-à-dire moins tentant, je reprends la veille auprès du bon Pipo, suspendant le temps à compter recompter, en gosse vénal et frustré, le pactole anonyme, véritable trésor qui m’aimante malgré l’avérée probité qui m’habite. 30-40-50-60-70 briques… et plus en un an, en silence devant moi, électrisent ma personne. C’est beau l’argent sans odeur, et ça surprend quand c’est chez soi. Si rien ne décante, dans pas longtemps, j’empire mon cas en lui faisant un sort à ce pèze. Eh mec ! vise un peu ce net d’impôts. Très correct pour entamer une nouvelle vie. Ni vu ni connu. Bien bête je suis de ne partir avec.

En fait de bronzette paresseuse, je songe dans mes heures creuses à un grand tour du globe passant par les deux pôles. Afin de changer. Dans mes songes, de tête, j’énumère le parcours, un peu zigzag : Londres, l’Écosse, les îles Shetland, les îles Féroé, l’Islande et ses volcans, le Groenland, le pôle Nord, Béring, le Japon, Hawaï, la Calédonie, l’île de Pâques, jusqu’aux confins des Kerguelen. Et l’Antarctique pour un retour par le Cap Horn qui me tarabuste plus que tout. Un jour, qui sait, ce sera accompli. Avec l’argent de Pipo ? Volontiers. Ces endroits me semblent sûrs pour une cavale en règle, j’ai toujours eu ce sentiment confus que tôt ou tard sans doute je tâterai de la prison.

— Une cavale ? T’exagères pas un peu ? relève de son recoin le vélo 12 vitesses – qu’on appellera Poupou (ça lui va comme un gant, le palmarès en moins) pas du tout disposé à pédaler si loin.

Nonobstant, le mot sonne comme une vague évidence. Tôt ou tard, tralala, si si mon bon Ploco qui rêve de beaux voyages, écoute-toi pour une fois, un jour tu cavaleras, et plus vite que tu crois. Un ange passe à la suite, d’où me viennent toutes ces voix ? Première hypothèse : dans cette histoire étrange, des moments moins paisibles m’épient, tapis dans l’ombre. Ils sont là, embusqués, j’en aurai pour mon compte un matin, c’est tout vu. Deuxième hypothèse, toute différente, du type : « Tu fabules mon vieux, t’es zinzin. Tu te montes le bourrichon. Prends de la hauteur avec un grand H, t’as la maturité pour ça ». Vraiment ? La hauteur, c’est la vertu des flemmards qui négligent l’intendance, le privilège hypocrite de l’âge. Non mais franchement, de la une à la deux mon cœur balance sans trop savoir pencher. Troisième hypothèse, plus simple, juste pour faire joli dans mon jardin secret : j’hallucine, diminuons sans tarder les chanterelles à pied bleu.

6