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Gabriel s’aperçoit, sans en discerner la raison, qu’il déambule de nuit dans une rue de Tours vers un point d’attraction mystérieux. Très insolite est ensuite son cheminement dans le train de Thanatos, divin annonciateur de la mort. Il y rencontre des personnages qui ont chacun une histoire dramatique et émouvante à confier lors d’un trajet hors du temps : Virginie, la prostituée, João, le pêcheur, Brian, le terroriste, Claire, la jeune décédée en soins palliatifs. Lui-même leur contera des parcelles de sa vie. Le train singulier de la célébrité de l’amour, Éros, stationne au niveau d’un quai voisin et attend ses passagers. Gabriel aurait préféré l’emprunter. Ce sort ne lui a pas été réservé. La situation qu’il vit serait-elle de l’ordre d’un mauvais cauchemar, ou attendrait-il réellement son jugement dernier, en l’occurrence celui d’Hadès dans les enfers grecs.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-Michel Scotto est né le 7 mars 1955 en Algérie française. Médecin spécialiste en milieu hospitalier puis libéral, il réalise sur le tard un projet ancien, celui d’écrire. Sous des lignes parfois provocatrices au sujet de thèmes sociétaux, se cache un réel humaniste. Toute vérité n’est pas bonne à dire, mais il exprime son point de vue dans son premier roman autobiographique, "L’enfant d’Orléansville". Dans son second ouvrage, "Le bouquet d’Hadès", il traite de la mort, de l’amour et de la puissance du lien familial, dans un habillage fantastique de mythologie grecque.
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Seitenzahl: 384
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jean-Michel Scotto
Le bouquet d’Hadès
Roman
À mes formidables amis que je salue respectueusement,
Michel et Pierre-Marie.
À Béatrice, mon pilier de vie.
« Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;Ils dorment au fond des tombeauxEt le soleil se lève encore… »
–Sully Prudhomme « Les yeux »
L’inspiration l’avait abandonné depuis maintenant trop longtemps ; cette traîtresse sans cœur guidait sa plume selon un bon vouloir ingérable. Elle revint à l’image d’un petit rouge-gorge qui apparaissait, inattendu, sur le bord d’une fenêtre entrouverte. Dès lors, la page blanche, obstacle irréductible et obstiné recueillit enfin le texte suivant :
« …Il avait observé des sommets majestueux et des plaines verdoyantes. Son chemin avait traversé le chantonnement de l’eau aux gués des ruisseaux, l’aride lit d’un oued, puis enjambé la noblesse d’un grand fleuve. Son corps avait connu l’amour charnel et son esprit le partage.
Il dériva sur des océans infinis et capricieux, survola des banquises, nagea dans le tumultueux torrent de l’existence. Il constata l’abomination sans borne des vivants. Elle émergeait sans cesse comme une figurine en liège emportée par l’onde fantasque.
Mais la vie lui avait aussi permis d’admirer des parcelles de bienveillance chez l’Homme. Dans ces vénérables instants, il se rapprochait d’un dieu imaginaire dont la plénitude s’exprimait par une étincelle d’espoir.
Son cheminement fut irrémédiablement à la merci de nombreux précipices, mais il ne savait à l’avance quel nouvel obstacle l’engloutirait définitivement.
L’existence, porcelaine précieuse et fragile, peut à tout instant se briser ; cependant, elle agit en maîtresse de la mort dont elle se refuse longtemps au baiser avide. Elle se tient avec opiniâtreté à l’écart de cet amour fatal. Mais un axiome éternel veut que la persévérante faucheuse ait pour principe de toujours atteindre ses objectifs. Cette interrelation prend l’aspect d’un jeu de rôle obstiné, et tout devient lumineux lorsque l’on comprend que le spectre funèbre ne peut croître et s’épanouir isolément : il puise ses racines nourricières dans l’énergie du vivant. La vie est en quelque sorte désirée par un ténébreux amant qui l’adore jusqu’à la détruire… »
Gabriel venait d’achever ces quelques lignes d’un manuscrit qui n’avait jusqu’à présent pas de titre : quel pensum que de s’être lancé dans un récit flottant traitant de l’existence, de la passion et de la mort ; un sujet philosophique maintes fois abordé par d’illustres têtes bien faites. Il s’imagina que son héros serait toujours désigné par « il » et demeurerait irrévocablement anonyme, tel le soldat inconnu. Lui resterait sans nul doute, à l’instar de ce combattant, un écrivain de l’ombre. Maintenant installé dans sa maturité, il n’en était pas moins un perpétuel rêveur. Mille pensées le traversaient pendant chacune de ses actions. Cela le conduisait à quelques erreurs du quotidien qui lui conféraient le statut familial d’étourdi. Il était vrai que quelques bévues se gravèrent à jamais dans son curriculum vitæ. Partir au travail avec deux chaussures différentes avait fait les délices de ses collègues ; prendre à la volée le train « Paris-Bordeaux » avec pour objectif de s’arrêter à Saint-Pierre-des-Corps, alors qu’il ignorait circuler sur le seul trajet direct de la semaine, n’avait pas suscité le rire Emma, sa moitié. Il se souvenait de ses remontrances, car elle participait à un congrès dans une ville éloignée. Elle comptait sur lui pour aller chercher leur fille aînée chez la nourrice en fin de journée. C’est ainsi qu’il vit défiler sa municipalité et le bâtiment où Vinciane était gardée. Tirer la sonnette d’alarme pour stopper la motrice eut été une idée aussi alléchante que celle d’un chat rêvant à une belle sardine fraîchement sortie de l’eau. Il ne souhaitait pas jouer les contrevenants et décida d’appeler ses parents qui pouvaient récupérer la petite. Il racontait souvent cette autre anecdote selon laquelle, se rendant à une réunion importante de travail, une manche de sa chemise était repartie sans lui dans un claquement sec, coincée par inadvertance dans la portière de son taxi. Cela se passa devant l’entrée d’un grand hôtel parisien et déclencha un sourire retenu du concierge. Les exemples ne manquaient pas et faisaient les gorges chaudes de ses proches. Cependant et fort heureusement, il savait trouver les ressources nécessaires pour se sortir de chaque faux pas avec un minimum d’amour-propre. Son signe astral ne servait pas à titre d’antidote contre les bévues et ne l’épargnait pas du ridicule. Néanmoins, il connaissait l’adage selon lequel celui-ci ne tuaitpas.
Des questions existentielles le tiraillaient souvent et apparaissaient en général dans ses réflexions à la façon d’un défilé d’images surmontées chacune d’un grand point d’interrogation. En ces occurrences, il imaginait que le temps imparti à tout individu dépendait d’une panthère noire, très grasse, qui observait avec nonchalance les petites souris parasites que les humains étaient devenus. À l’évidence, ceux-ci creusaient toujours plus de trous dans une terre prenant peu à peu l’allure d’un gruyère. Il concevait ces rongeurs minuscules scrutés par le félin, comme de simples jouets, des souffre-douleurs qui nourrissaient les appétits d’une destinée bien fragile. La bête féroce sévissait à ses heures selon un comportement d’absolue perversité. Ses actions étaient dirigées par une curiosité détachée ; un jeu cruel qui ignorait l’empathie, un travail permanent et aléatoire de destruction d’êtres insignifiants. Cela occupait une importante partie de son temps. Distinguait-elle à l’occasion, sous ses griffes acérées, la présence d’entités particulièrement méritantes ou bien encore le cœur d’une jeunesse innocente ? Cet animal agissait, sans s’en rendre compte, sous autorité. Il jouissait du rôle d’exécuteur des basses œuvres, soumis à une instance suprême. Il appartenait à chacun d’entre nous de déterminer la nature de son commandeur.
Gabriel se frayait un chemin à travers un athéisme teinté d’hésitation. Son éducation religieuse catholique que lui avaient inculquée par tradition ses parents s’étiolait, minée par le progrès des concepts scientifiques. Il croyait en la réalité de Jésus-Christ et à ses actions humaines dirigées par la compassion, l’entraide, l’amour de son prochain jusqu’au sacrifice. Il avait souvent pensé à la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité ». Pour lui, la liberté n’avait jamais existé en ce bas monde ; plus pragmatiquement, elle commençait par le droit de se déplacer en toute sécurité, possibilité de plus en plus dévoyée par les progrès exponentiels de la délinquance au sein de l’espace public. L’égalité, quant à elle, sonnait comme un terme désuet dont la signification ne trouvait jamais d’application tangible sur terre, pour la bonne raison qu’elle appartenait à une construction mentale chimérique. La fraternité, toute relative, ne se partageait parfois qu’au cœur de certains clans, de quelques associations, de communautés diverses et clivantes. La nation n’était plus une et solidaire : au contraire, vidé de son sens, ce concept ignorait l’altruisme inconditionnel. Jésus était maintenant siloin…
Gabriel détenait une certitude instinctive et pensait, pour s’accrocher à une bouée de secours, que l’infime probabilité de la création du vivant, sur terre et peut-être dans d’autres galaxies, se devinait si complexe qu’une présence supérieure avait, qui sait, associé son intelligence aux effets du hasard.
Lui mourrait sous peu et ce serait alors la fin du doute qui l’étreignait : découvrirait-il une certaine forme de renaissance, ou disparaitrait-il derrière un rideau ténébreux éternellement baissé ? Il pensait souvent qu’il se désagrégerait dans un magma originel, sorte de soupe primordiale de lavie.
Il s’intéressait aux mythologies grecque et romaine, mais confondait parfois leurs représentations. Elles se comportaient en sœurs jumelles et avaient créé des dieux qui, pour une même fonction dévolue, portaient des appellations différentes.
Dans son entourage, personne ne saisissait la raison pour laquelle il avait dénommé son petit chat noir « Thanatos ». D’aucuns affirmaient qu’il s’agissait tout bonnement du souvenir d’anciennes études classiques, mais cet homme ne manquait pas de facéties : il avait décidé d’agacer les démons du trépas. Cette provocation bien camouflée lui procurait un malin plaisir chaque fois qu’il appelait son matou devant la compagnie. En réalité, l’individu se mentait à lui-même ; superstitieux, il pensait éloigner le convoyeur de la mort de la Grèce antique dont son animal portait le nom. Ce compagnon domestique passait à l’occasion la nuit, douillettement installé au pied du lit conjugal. Sa présence déclenchait ipso facto un processus onirique que Gabriel parcourait entre tragique et rire, entre angélisme et diablerie. En tout état de cause, c’était plus fréquemment un cauchemar qui se présentait à lui au détour de la pénombre, plongeant son corps dans une inertie lugubre. Son âme devenue alors indépendante subissait un chemin torturé d’où elle ne pouvait s’extraire, à moins qu’un réveil salvateur ne le tire des profondeurs ténébreuses. À trop penser à sa fin, n’allait-il pas attirer le « mauvais œil » dans lequel il contemplerait l’image de sa déchéance ?
C’était en soirée qu’il avait pris l’habitude d’exercer son inspiration d’auteur. Gabriel s’imprégnait en ces circonstances de la ferveur sans limite des « Motets » de Jean-Sébastien Bach, dirigés par la renommée cheffe de chœurs norvégienne Grete Pedersen. Il adorait la prière « Komm, Jesu, komm » qui s’élevait avec une candeur cristalline et stimulait son esprit à la recherche du divin, du génie de l’écrit. Il sortait ensuite, quelles que soient les données météorologiques, dans un état second, l’esprit sublimé par la musique…
Un événement incongru se déroula au cours d’une soirée hors du commun. Habituellement, Gabriel donnait avant de sortir un baiser sur le front à Emma, lorsqu’elle dormait déjà. Elle n’appréciait pas que son mari affrontât les dangers de la ville, car les faits divers sordides se multipliaient singulièrement et attisaient ses craintes. Lui constata cette nuit-là, pendant qu’il errait parmi les lumières de la ville, que ces modernes étoiles citadines émettaient de sinistres faisceaux blafards. L’hiver avait pris ses quartiers depuis peu, nimbé d’une humidité rebelle. Mais sa région n’était pas réputée pour ses frimas en saison froide. Pendant sa randonnée nocturne, l’impression tenace d’avoir investi la peau d’un autre personnage lui parut plus qu’étrange. Le plafond bas de nuages s’engorgeait de pluie. Il lui sembla qu’un trou noir investissait très progressivement sa perspicacité et la mémoire de toutes ses actions antérieures. Il eut la sensation qu’un défi inexplicable venait de lui être lancé par un tiers inconnu. Sa clairvoyance encore intacte présumait la survenue imminente de quelque chose d’indéfinissable, mais à coup sûr, de tragique.
Il avançait dans l’atmosphère pesante d’une rue étroite, détrempée par une agaçante bruine fine et insistante. Le trottoir marquait des irrégularités. Les aspérités du sol et son inclinaison dirigeaient les larmes du ciel à l’opposé du seuil des maisons devant lesquelles il passait. Le fluide suivait les rigoles et se déversait dans le réseau des eaux pluviales à travers des grilles qui filtraient les bouteilles en plastique jetées par incivilité. La progression dans cette rue se trouvait habituellement malaisée du fait d’un enrobé détérioré et déclive. Or cette gêne avait disparu. Il se souvenait d’ailleurs de la façon dont Emma pestait lorsqu’elle empruntait cet asphalte dévolu aux piétons. Cette ancienne voie présentait de rares curiosités architecturales et s’enorgueillissait de l’élévation de quelques demeures de style Artdéco.
Gabriel portait un ciré qui crépitait des mille petits impacts réguliers provoqués par les gouttelettes que déversait le ciel retors. « Aucune nuit ne ressemble à une autre », marmonna-t-il. Simple constatation dépourvue d’affect, banale pensée sans conséquence.
Il entendit des bruits inhabituels, de ceux que l’on ne pouvait plus saisir dès lors qu’ils appartenaient au passé. Ils provenaient d’un endroit où, il y avait bien longtemps, une manufacture de soieries activait ses métiers à tisser et vivait ses heures glorieuses. Par quel miracle pouvait-il appréhender le fonctionnement des mécanismes complexes rehaussés d’intonations essentiellement féminines ? Elle était, dans le temps, située du numéro 29 au 33 de la rue dans laquelle il errait, d’après les informations d’une conférence à laquelle il avait assisté, organisée par une association mémorielle sur cet ancien artisanat réputé de Touraine. Ce dernier naquit sous Louis XI, et avait atteint son apogée sous François Ier. Il fut ensuite évincé par celui de Lyon. Un passé révolu jaillissait donc du brouillard qui rendait son pas hasardeux. Soudain surgit en toute majesté un magasin à la devanture flamboyante. Il donnait l’apparence d’un mirage dont l’enseigne portait un nom « Au Damas Rouge ». Emma aurait certainement, émerveillée, longuement admiré la vitrine chargée d’étoffes luxueuses d’ameublement. Un choc mental lui fut assené lorsque l’illusion s’occulta pour laisser poindre fugacement un cri saisissant prémonitoire : « Allah Akbar ». Ces paroles, qui en appelaient à un dieu, témoignaient pourtant d’un sentiment de haine et de vengeance aveugle. Elles s’estompèrent en une cascade d’échos, decrescendo, pour se fondre dans le néant.
L’atmosphère du moment et du lieu aurait imprégné tout esprit sensé et serein d’idées maussades. En avançant, son inconscient tentait avec un succès mitigé de ranimer en lui cette flamme vitale qu’il prédisait, sans raison particulière, au bord de l’extinction.
Chemin faisant, il se raccrochait avec l’énergie du désespoir aux souvenirs de belles séquences nocturnes qu’il avait déjà vécues. Il pesta sans ambages quand naquit la certitude de ne pas en avoir totalement sublimé l’expérience. Ces moments n’avaient pas été suffisamment savourés dans leur présent. La fraîcheur accentuée par la moiteur du temps l’envahissait maintenant et il subodorait un avenir désolant, mais il était troptard.
Des visions du passé, pour l’instant floutées par son état de confusion, accompagnaient sa marche.
La première scène qui lui vint en tête remontait à son adolescence : le bonheur éphémère d’une pleine lune complice d’une escapade folle. Il n’était pas seul. Il partageait une amourette hésitante avec une timide lycéenne de son âge. Ils convinrent un soir, à l’insu de l’autorité parentale, d’un rendez-vous. Le grand saule pleureur qui leur servait souvent de cachette fournissait un endroit propice. Ses branches, abondamment feuillues, touchaient le sol, libérant un espace central intime. Delphine avait le don d’éveiller chez Gabriel une fébrilité charnelle. Elle lui avait déjà fait part de sa préférence à son égard, les autres garçons benêts de leur classe la laissant indifférente. Ils se croyaient amants, comme on peut l’être à cet âge où la perception de l’amour est erronée, et en vivaient l’inexpérience. Ils recherchaient un émoi sentimental à l’abri de la nature. Tout contribuait à exalter leur excitation et la folie de leur désir : une jeunesse téméraire, un mépris des règles, enfin la complicité protectrice d’un arbre majestueux. Les branches qui balayaient le sol en cette période venteuse avaient déjà vu beaucoup d’adolescents jouer ainsi aux petits câlins. À cette époque de la vie de Gabriel, des baisers discrets sur les lèvres et des attouchements timides puis plus insistants et précis suffisaient à combler toute passion. Les relations physiques n’étaient pas encore dévoyées par l’invasion, honteusement accessible aux jeunes, de la pornographie. La bouche de Delphine avait une saveur de framboise. Ses petits seins, presque imperceptibles sous ses vêtements, se dérobaient à une palpation exploratrice curieuse, mais par trop maladroite. La belle, consentante, émit quelques soupirs voluptueux quand les mains du garçon caressèrent une culotte en coton après un parcours prudent sous une jupe écossaise. Elle ne s’aperçut pas que le sexe de son impatient séducteur, durci sous un pantalon à pattes d’éléphant, venait d’exprimer son contentement par l’apparition d’une tache humide sur le tissu. Sans savoir pourquoi, ils ne se revirent plus pour de tels ébats, mais leurs yeux témoignaient, lorsque leurs regards se croisaient, du délice d’un secret partagé. Leur curiosité avait certainement été satisfaite, mais ne les entraîna pas vers un partage plus approfondi. Le garçon avait entendu, au retour de son escapade nocturne, le chuintement d’une chouette effraie quittant une grange pour traquer un petit rongeur. Ces volatiles, paisibles chasseurs nocturnes, avaient longtemps été crucifiés sur les portes des églises pour écarter toutes les velléités de Satan, ou parfois cloués sur des huis d’habitats pour écarter les démons et le mauvais sort. Quelle émouvante magie que la possibilité de se rapprocher de la nature et d’en saisir un instant éphémère et simple : le vol silencieux d’un rapace dans le secret de la nuit. L’oiseau avait-il été attiré par les cris d’un petit animal à débusquer ? S’était-il mépris à propos des discrets gémissements de Delphine ? Depuis lors, Gabriel adorait ces périodes du calendrier lunaire, tandis que l’astre semblait sourire au-dessus de couples d’amoureux enlacés dans quelques recoins confortables. La lumière diffuse variait du blanc au jaune diaphane, parfois teintée de reflets roux. Cette beauté mystérieuse n’empêchait pas la terre de se draper d’un manteau faussement protecteur, au point que des drames se jouaient à l’infini dans le monde. La mort frappait à des milliers de portes ; des enfants naissaient ou abandonnaient la vie sous un éclairage scialytique alors que, sous d’autres cieux, l’accouchement sommaire ou le grand départ s’offrait au même instant à la simple splendeur des corps célestes. Le marcheur esquissa un sourire amer sous le harcèlement du mauvais temps. Il pensa brièvement que la vision poétique selon laquelle la lune interférait avec les pics de naissances ne s’était jamais confirmée, mais relevait d’une légende urbaine. La période éphémère de sa complète rondeur attisait les convoitises des vampires si tant est que la planète en connût.
Son esprit fatigué et sa déambulation presque aveugle lui donnaient le loisir de s’émerveiller à propos de la diversité de la nature, de sa flore et de sa faune, de la place réservée à l’homme. Quelle entité supérieure s’était attelée à cette création démesurée qui allait d’une extrême laideur à une beauté stupéfiante, de la joie d’un commencement à l’effroi d’une fin ? Quelques-uns la dénommaient « hasard », d’autres, Dieu. C’était à l’évidence une conjonction géniale de chimie minérale et organique, de biologie, de physique traditionnelle et quantique, de mathématiques, enfin d’imagination sans bornes. Et si une intelligence artificielle en était le chef d’orchestre ! En conséquence, l’Homme se présentait sous de multiples versions, sources de diversités somatiques antagonistes, d’oppositions philosophiques, de conflits religieux malsains. Le bien existait quelque part, mais peu d’élus en usaient. Gabriel se rattachait à ces réflexions, car il avait l’impression de quitter le miracle du vivant.
Le second souvenir imagé encore précis qui le frappa dans son linceul de pluie fut embelli d’images de nuits pures au firmament parsemé d’étoiles. Au sein de cette éclosion mentale, il se revoyait dans son jeune âge, si bien que ses interrogations anxieuses du moment s’étaient apaisées. Il se rappelait, aussi loin que son regard d’enfant pouvait porter, des ciels nocturnes qui émerveillaient la vue. Le tapis céleste se ponctuait de diamants étincelants. Il écoutait religieusement les mots de ses parents admiratifs comme lui de cette représentation magique. Dans un pays étouffé d’une chaleur tempérée par la proximité d’un rivage marin, les anciens prenaient le frais dès l’extinction du jour et devenaient les personnages d’un majestueux spectacle du monde. La voûte céleste se reflétait sur la mer Méditerranée. Alors, des étoiles de mer naissaient en multitude d’un effet miroir et étincelaient sur l’élément aqueux jusqu’à perte de vue. Elles témoignaient de la communion ludique des principes naturels. Certaines étoiles, dites filantes, apparaissaient à l’improviste et déclenchaient un imaginaire fabuleux, ou à l’opposé, la prémonition d’une catastrophe. L’esprit se purifiait toujours de cette vision infinie. Adolescent, Gabriel comprit qu’il s’agissait de comètes issues de la naissance de l’univers, faites de roche et de glace, dont la traînée gazeuse dessinait un écrit mystérieux et primitif. Vers quelles destinées millénaires se dirigeaient-elles, bien au-delà de la misérable quête de l’homme sur terre que leurs apparitions faisait rêver !
« Une comète, il faut faire un vœu ! », s’exclamaient les adultes heureux et excités par l’événement galactique exceptionnel. Ils ne savaient pas que les étoiles tournaient sur elles-mêmes comme des toupies géantes. Encore moins que celles qui traversaient le ciel, en fusion, suivies d’un panache blanc n’en étaient pas, mais représentaient les vestiges de la création du monde. Ils n’imaginaient pas dans ces visions éphémères ce à quoi leurs yeux se confrontaient. Ils ne s’interrogeaient d’ailleurs pas sur la nature du soleil, cette étoile qui réchauffait de sa lumière essentielle leur existence.
Pour l’heure, il progressait sans cesse dans l’opacité du temps, d’un pas hésitant au sein d’une brume malintentionnée. L’obscurité ambiante dissimulait son visage ruisselant. Ses traits s’étaient creusés et faisaient le lit de minuscules ruisseaux désordonnés. S’il avait tenu en main un petit miroir, il n’aurait certainement pas pu reconnaître sa propre physionomie. Il ne savait pas où sa démarche hasardeuse le menait, mais ce questionnement était-il d’importance ? Il s’en moquait, préoccupé à déchiffrer un appel intérieur. Son impression lui indiquait qu’il devait satisfaire, sans possibilité de résistance, à une attraction incompréhensible provenant d’un quelque part dans sa ville. Il se désintéressa donc de l’objectif de son vagabondage. Son instinct suivait automatiquement un signal étrange, comme une injonction de poursuivre sa déambulation sans en connaître la finalité. « Lève-toi et marche ! », avait dit Jésus, et l’homme handicapé avait obéi. Gabriel ne savait pas qui dirigeait ses pas, et cette interrogation le plongeait dans la peur et le doute. Il se conformait en tout et pour tout à un « Silence et chemine ! » qu’il n’entendit pas prononcer, mais qu’il avait profondément intégré comme une injonction supérieure…
Au sein de l’heure sombre, il avait quitté son logis, mû par une poésie musicale, laissant un bref mot d’explication sur un carnet de transmission posé sur la table de nuit à l’intention d’Emma : « Ma chérie, je sors sous la pluie, espérant que la fureur des éléments m’apporte des idées nouvelles à coucher sur le papier. Il n’y a pas de pleine lune, ainsi serai-je même protégé des vampires qui demeureront endormis »…
Il présuma qu’il n’était pas seul dans l’obscurité de la rue tortueuse qu’il empruntait. Des silhouettes semblaient se déplacer furtivement à proximité. L’ambiance était étrangement feutrée, plus inquiétante que protectrice. Il décida d’avancer d’un pas volontaire qu’il accéléra pour anticiper la résolution de l’énigme qui le tiraillait. Où le menait son vagabondage ? Vers quel avenir proche le conduisait son appel ?
L’humidité environnante glaçait l’acuité de son désarroi : aurait-il peur ? Aucun son ne sortait de sa bouche lorsqu’il héla d’autres personnages spectraux qu’il crut voir en approche. S’agissait-il d’hallucinations ? Il se demandait s’il n’émettait réellement aucun mot, ou si ses interpellations n’étaient pas entendues par ceux qu’il supposait l’accompagner à distance. Les images affreuses de la série « The walking dead » s’imposèrent à son esprit. Il maugréa à l’instant où il entra en collision avec une poubelle, obstacle qui barrait le trottoir. Ce défi supplémentaire aux personnes à mobilité réduite devait présenter une teinte jaune, car à défaut d’en distinguer la couleur, il ne s’en dégageait pas cette odeur désagréable d’ordures ménagères. Il était moyennement rassuré en ces circonstances déstabilisantes qui amenuisaient sa capacité de raisonner. Il était certainement un humain souffrant de somnambulisme ; il avait déjà été stupéfié par des séquences cinématographiques où apparaissaient des sortes d’automates de chair qui marchaient les bras tendus devant eux, sur le rebord d’un toit donnant sur un grandvide.
L’environnement urbain se saturait d’un silence étrange. Il crut passer près de la devanture fermée d’une boutique de kebabs, car l’odeur qui flottait encore dans l’air réveillait en lui un reliquat de perspicacité. La fragrance des molécules du gras de la cuisson l’emportait avec superbe sur la note purificatrice de l’eau céleste. Il savait que cette échoppe avoisinait la Gare centrale et qu’il fallait traverser une grande artère qui longeait la voie ferrée pour l’atteindre. À ce croisement, le passage piéton marquait le vert toujours trop brièvement ; il n’était donc pas question d’être frappé par un handicap physique au cas où un conducteur bousculé par sa vie trépidante eût l’ardeur de démarrer trop brusquement…
Une grande place, enfin, ce qu’il pouvait en entrevoir lui ouvrait son espace. Sur sa gauche, il aperçut l’ombre d’un bâtiment très chichement éclairé. Cet aspect lui évoqua les petites lumières signalétiques lointaines d’un paquebot, à distance, sur la mer. Gabriel constata que la cadence de son pas faiblissait spontanément, ce qui lui indiquait que le terme de sa progression s’annonçait. Il aborda l’esplanade obscure latéralement. À l’opposé s’entrevoyait une plantation ordonnée d’arbustes dont il distinguait difficilement les silhouettes. Au sein de cette grisaille, l’insistant appel d’une fontaine centrale couvrait pourtant le son d’une averse devenue plus drue. Son instinct lui fit craindre la possibilité de se trouver dans une sorte de guet-apens. Cette partie de la ville se cachait derrière un noir d’encre et la façade de ce qui s’avérait représenter la gare offrait des zones presque gommées par la densité de la brume. En face et à distance, dans la rue Palissy, à côté du palais des congrès, une agitation inimaginable et qu’il n’avait jamais connue à cet endroit et à cette heure attira son attention. Il en fit peu à peu abstraction, mais n’évita pas tout d’abord de s’interroger depuis le point géographique d’observation désespérément lugubre où il patientait. L’espace était comme dissocié : d’un côté régnait la torpeur ouatée et inquiétante du parvis de la gare, de l’autre s’exprimait l’exubérance d’une activité fébrile, sonore et lumineuse, strictement à l’opposé. Entre ces deux lieux, une frontière infranchissable protégée par un signal infraliminaire et répulsif d’un probable démon qui l’émettait. Assurément l’esprit de Gabriel le captait à son insu, sans le moindre sentiment de rébellion. Il se trouvait pris dans une nasse mystérieuse. Une force exigeante entravait le spectateur ahuri et soumis qu’il était devenu. Tout mouvement initié vers le lieu supposé d’un grand drame, situé à si peu de distance, lui était interdit. La ville s’agitait et criait son désespoir, mais l’homme n’y pouvait rien et son attitude ne pouvait signifier qu’une abyssale impuissance. Au loin, des gyrophares insistants aveuglaient la pénombre. Des cris désespérés, des lamentations étouffées s’échappaient d’un magma désordonné. Une odeur d’essence brûlée couvrait celle de la peur en marche. Des sirènes de pompiers puis de police et enfin de SAMU agitaient la nuit. Le tout montait dans le ciel avec la puissance colorée et sonore d’un feu d’artifice tiré en personne par une divinité vengeresse. Un sentiment d’horreur le submergea. Ce fut à cet instant qu’il sut que quelque chose de maléfique s’était emparé de lui. Il devrait probablement l’affronter jusqu’au lever du jour. Jusqu’à l’heure de son réveil,car assurément, il pensait maintenant qu’il se trouvait endormi au sein d’un cauchemar. À moins que pour une raison invraisemblable, il ne se trouvât déjà sur le sentier des trépassés. Il connaissait la capacité de certains songes diaboliques à vous entraîner dans une sensation de mort imminente…
La gare s’illumina tout à coup de l’intérieur. Bien plus qu’une simple lueur à présent, un flux puissant et inquisiteur traversait les deux grandes verrières en arceau qui surmontaient la façade du bâtiment. Lui vint impromptue cette idée saugrenue, celle de se comporter comme un papillon de nuit, tragiquement attiré par une source rayonnante potentiellement dangereuse. Il n’eut pas le loisir d’y réfléchir, car il devina, surpris, d’autres présences autour de lui, en nombre semblait-il. Leurs physiques se dissimulaient cependant selon un phénomène mystérieux. Il percevait leurs mouvements sous forme de discrets flux d’air doucereux. Levant les yeux, à la recherche d’indices probants, il s’aperçut que les quatre majestueuses statues allégoriques de la façade ferroviaire étaient bien ancrées sur leurs colonnes respectives. Il se souvenait encore parfaitement de ses promenades qui lui permettaient d’admirer celles, latérales, de Limoges et de Nantes.
Effaré, il découvrit un changement au niveau des sculptures centrales situées à la même hauteur et qui avaient toujours représenté, depuis l’origine, Bordeaux et Toulouse. Il ne pouvait en croire ses yeux et se crut victime d’une distorsion psychosensorielle. La grande horloge qui les séparait de tout temps était remplacée par un trou noir enfumé qui n’indiquait plus les heures. Selon un mécanisme à coucou monstrueux, y surgissait brièvement un char tiré par deux centaures dans lequel une corne d’abondance imposait sa présence solennelle. À la place des statues habituelles, deux figures improbables observaient Gabriel, aussi attentivement qu’il le faisait lui-même en les scrutant d’un regard interrogateur.
La première se substituait à Bordeaux. Une sorte d’éphèbe au sourire jouisseur, qui trônait fièrement, très à l’aise. Ses ailes d’apparence dorée transperçaient l’obscurité. Il se montrait difficile de déterminer l’âge du personnage ; un flou artistique autorisait le doute entre un enfant prépubère, un adolescent ou un adulte alerte et volontaire. La certitude résidait dans sa beauté, tellement inimaginable qu’elle le rendait détenteur d’une réelle assurance et d’un prestige universel. L’être portait à la taille une petite bourse transparente remplie d’osselets, ce qui rappela à Gabriel le souvenir de ce jeu qu’il pratiquait très jeune avec des os de mouton. Il savait que sa mère avait aussi connu cette activité ludique. Elle l’avait notifié dans ses mémoires. Ce qui frappa le plus l’observateur fut de constater que le bellâtre tenait un arc qu’il dirigeait çà et là selon son bon vouloir. Ahuri, il n’avait pas auparavant remarqué que ces statues de pierre pouvaient s’animer. Le carquois décoré de petits cœurs palpitants et sages, de lèvres provocantes, était rempli de flèches luminescentes. Il faisait nuit, pourtant Gabriel était sûr de leur transparence le jour, une sorte d’évidence sublimatoire. Le torse tatoué de la créature dénotait par rapport à la représentation habituelle de ce personnage mythologique. Son histoire pouvait après tout avoir l’opportunité de traverser le temps et de s’adapter aux goûts de l’époque. Gabriel se trouvait maintenant dans un état psychique d’acceptation et ce tatouage n’était franchement pas absurde. Le dessin rappelait la griffe de Toshio Saeki, ce graphiste japonais contemporain sulfureux dont l’œuvre associait non sans humour l’érotisme des estampes classiques à l’univers macabre des monstres et du sadisme. Quoi de plus à propos en cet instant que cette allusion artistique ? En effet, la statue voisine qu’il détaillerait plus tard n’aurait rien de plus rassurant. Ceux qui accompagnaient Gabriel avaient pris, pendant le temps de son observation perspicace, l’aspect de reflets sexués, vaguement personnifiés et fluorescents.
Afin d’apaiser son angoisse, Gabriel prit la décision d’interpeller son voisinage. Il ne pensait pas en obtenir un retour quelconque. Mais avait-il d’autres choix ? En outre, qu’avait-il à perdre dans son état déjà presque immatériel ?
–J’ai déjà vu ce freluquet quelque part, mon ancien professeur de lettres nous avait décrit un dieu auquel ma mémoire me renvoie. Il détenait cette physionomie-là. Je conçois étonnamment que c’est… Éros… incroyable !
–Ross était le prénom de ton prof ?
–Non, madame, je veux parler d’Éros le dieu grec de l’amour !
–Tu sais mon ange, je pense qu’il n’est pas venu pour moi. J’ai assez abusé du sexe dans ma vie alors que je rêvais d’un prince charmant qui m’enlève sur un cheval au galop. Maintenant, j’ai plutôt l’impression que je vais prendre le train. Je te le dis tout de go, cet Éros n’est pas là pour moi cette nuit, et ça ne m’étonnepas !
–C’est probablement mieux ainsi, Madame, j’ai vu au cirque des accidents avec ce genre d’équidés lorsqu’ils se mouvaient de la sorte ! Vous pensez que nous allons emprunter le rail ? Si cela était le cas, j’opterais pour l’Égypte !
–Impossible, tu délires toi. Je ne suis pas bête au point de ne pas savoir où se trouve l’Égypte.
–Désolé, une plaisanterie me harcelait. Je ne peux jamais me retenir de les exprimer dans le feu des conversations. C’est mon côté énervant.
–C’est « casse-bonbons » qu’on dit dans la vraie vie, monpote.
–Vous connaissez « l’Éros pourpre du Caire » ?
–Tu veux dire une version analogue, mais de couleur vive, du gars mignon qui nous regarde de tout en haut ?
–Non, je suis confus, je faisais allusion à une vieille comédie de Woody Allen qui s’appelait « Les roses pourpres du Caire » !
–Mon chou, je vois que tu es plutôt du genre intello, au final !
–En vérité, j’ai énormément lu dès mon plus jeune âge. On sait fort bien maintenant que les enfants qui s’adonnent tôt à cet exercice ont une meilleure chance de réussite sociale ! Malheureusement, l’ère des tablettes numériques et des dessins animés violents qui rendent les enfants addicts, prend son essor et conquiert l’avenir.
–Moi je me suis tapée toute la série des « Martine » sauf un qui m’intimidait : « Martine à l’opéra ». Je te le donne en mille que toi tu as dévoré tout l’Almanach Vermot !
–Non, le terme d’almanach ne me plaît pas, car il suggère une connaissance exhaustive. Moi je préfère m’ouvrir à tous les possibles voire à tous les impossibles ! Par ailleurs je vous déconseille le terme « au final » qui n’est pas d’un français correct, bien qu’utilisé à tort et à travers dans de nombreux médias !
–T’es quand même assez « intello » mon coco !
–Eh bien, parfois je me surprends à déraper sans le vouloir !
–Au fait mon lapin, moi, c’est Virginie, ettoi ?
–Gabriel est la façon dont on me prénomme, Madame Virginie !
Une fois ce verbiage interrompu, le penseur pragmatique reprit son observation. Un second personnage remplaçait Toulouse. Un jeune homme également mignon qui trônait donc près d’Éros. Il scrutait la foule comme s’il visait des élus pour accomplir sa mission. Nimbé d’un nuage sombre qui imitait un manteau noir, il ne dissimulait que partiellement ses ailes repliées. Que faisait-il avec une épée et deux dagues en ceinture ? Et pourquoi agitait-il cette agressive faux devant lui avec l’inconscience d’un gamin ? Il était certain qu’il ne pouvait blesser personne dans le monde où il évoluait… La tâche de trancher des âmes tenait de l’impossible ! Elle était jolie, cette amulette pendue à soncou !
Telles étaient les supputations de Gabriel. Il remarqua aussi que ce visage inconnu exprimait une sorte de neutralité tranquille, un sens inné de l’obéissance et de la patience. Cependant, c’était une farouche intransigeance qu’il semblait mettre en avant. Décidément, avec Éros, il complétait un cocktail sulfureux dans lequel se combinaient : commencement et fin, vengeance et pardon, beauté douce ou cruelle, perversion, angélisme, fatalité implacable. L’humour, lui, ne pouvait trouver sa place que dans le monde de l’humain.
–Virginie, lui, c’est Thanatos ! Je le reconnais à présent, bien que parfois il change d’aspect et adopte la barbe d’un vieillard. Je ne serais pas étonné s’il modifiait sa présentation selon qu’il gratifie son élu d’un décès délicat et tranquille, ou froid et terrible !
–Encore une information provenant de ton ancien prof qui ne s’appelait pas Ross ?
–Oui, tout me revient fort à propos. La légende dit que Thanatos est un simple convoyeur des hommes choisis par la mort. Il fait un boulot commandité par son patron, Hadès, dieu des enfers. De la routine pour lui, un métier à la chaîne dont il ne semble pas se lasser. Il aurait un frère jumeau, Hypnos, passé maître dans la commande du sommeil. Ce dernier conférait des rêves assez doux et agréables d’ailleurs. Parfois, les deux compères œuvrent de concert, l’un enrobant la mort de paisibles songes soporifiques, l’autre achevant le travail avec application. Thanatos emporte ensuite les ombres pensantes des défunts.
–« Avaler son bulletin de naissance » pendant un rêve, c’est super, mais ce qui m’inquiète c’est que moi je ne rêve jamais !
–Tout le monde rêve Virginie, mais le souvenir s’en efface au réveil. En tout cas, ce n’est pas un style de départ souhaité par les vaillants guerriers, comme ceux de Troie par exemple.
–Je ne savais pas qu’il y avait des combattants célèbres à Troyes. J’y aurais alors bossé, le cas échéant. Pour l’instant, leurs descendants y pourfendent l’andouillette, ce qui n’est pas bien vu du milieu « végane ».
–Parfaitement Virginie ! Vous aimez l’andouillette ? C’est pour ainsi dire un symbole phallique, sauf votre respect !
–Fellique ? J’imagine que ça se rapporte à un bazar masculin ?
–Réponse approximative à corriger ! Si tenté que cela veuille dire quelque chose maintenant avec toutes les nouvelles digressions sur les perceptions de genre. Un droit à la dérogation sexuelle physique et mentale est de plus en plus revendiqué par des bannières hautes en couleur et agitées à tout instant.
–Je n’y comprends toujours rien à ton charabia, mais c’est inquiétant d’écouter tout ça. Par contre, c’est fort, c’est mortel, ton histoire folique.
–Non, j’épelle : P, H, A, L, L, I, Q, U, E., cela concerne l’organe érectile masculin !
–Moi qui en avais tellement marre de prononcer « bite » à longueur de journée, voilà que je vais bouffer du phallique !
–Virginie, comme vous progressez vite sur le chemin du verbe ; remarquable…
Gabriel sifflota de manière fugace, au sein de l’espace où il attendait, l’air de la célèbre chanson de Bécaud « Nathalie » : « … La Place rouge était déserte… ». Probablement dans un esprit contradictoire, car il stationnait sur une place noirâtre qui se remplissait de choses humanoïdes. Il ne comprenait pas cet étrange phénomène, et ne trouvait pas le mot approprié à la description de silhouettes lumineuses aux contours vaguement esquissés. Gabriel les désigna du terme de « spectres en veilleuses » avant plus amples informations.
Il espérait qu’Éros, et non pas Thanatos, l’ait convoqué. Cependant sa plastique et son âge ne plaidaient pas en sa faveur pour animer le libertinage de Maître Éros. Il s’accrocha à la thèse que ce personnage recherchait plutôt un secrétaire pour son service de l’amour, un poste purement administratif. Toute structure ne pouvait perdurer sans management parfait de son système. Un petit courant d’air froid le saisit dans l’effervescence de sa réflexion : la vérité était qu’il n’avait pas la capacité de tenir une telle fonction. À moins qu’une certaine autorité en la matière ne fût à son insu cachée dans ses propres gènes. En effet, l’une de ses filles était la reine du contrôle de gestion, et l’autre dirigeait un site de production de turbines « Arabelle », classé sur la plus haute marche de l’industrie nucléaire de France ! Gabriel devait avoir finalement un sens aigu de l’ordre et de la logique, mais il l’ignorait à ce jour. Les remarques que lui faisait Emma, sa moitié, à propos de l’organisation de son bureau n’en témoignaient pas franchement…
À proximité de lui attendait une jeune femme, a priori, dans les vingt ans. Elle avait un port noble et discret. Sa fragilité se devinait derrière un corps fluet. Celui-ci malgré la pénombre montrait à l’évidence les stigmates d’une souffrance qui l’avait durablement tenaillée.
–Excusez-moi Madame ! Vous désigner par Mademoiselle m’aurait bien plus enchanté, mais je crains que ne se tapissent ici des gardiennes strictes du féminisme renvoyant ce terme à un état civil discriminatoire de femme historiquement soumise. Cela a longtemps été plausible, cependant il n’en est rien pour moi puisque je lui associe simplement l’idée de saluer l’éclat de votre jeunesse, rien deplus.
–Pardon Monsieur ? Je saisis votre idée et préférerais comme vous le terme Mademoiselle. Il m’évoque, plus qu’une virginité, une certaine fraîcheur de l’âge ainsi qu’une promesse d’avenir. La notion de maturité sexuelle est très accessoire en l’état. J’adore la poésie et la dynamique de la vie que me suggère son usage.
–Vous pouvez m’appeler Gabriel dans cette situation si paradoxale.
–Bien entendu Gabriel, moi je me prénomme Claire. Si vous cherchez des renseignements, je ne pourrai pas vous éclairer, sans jeu de mots. Tout ce que je peux dire, c’est que si cet endroit suscite l’effroi, curieusement mon corps s’y trouve confortable, presque absent de ma pensée. Je ne ressentais plus, depuis très longtemps, un tel détachement reposant.
–Quel est votre souvenir le plus récent, Claire ?
–Des gens familiers qui pleuraient autour de moi. Je ne me rappelle plus pourquoi, mais cela m’inquiétait franchement, car des larmes retenues accompagnaient leurs paroles. Je n’étais pas dans ma chambre à la maison, mais je ne sais plus trop où. Et vous ?
–Je me vois encore sortir de chez moi dans une nuit imbibée d’une étrange atmosphère. Maintenant me reviennent des perceptions encore confuses : une agitation de rue invraisemblable, des cris affolés, une odeur d’essence, puis une violente douleur dans le dos avant de me retrouver ici. Je n’ose pas le dire parce qu’on me prendrait pour un fou, mais par instants, j’entends intérieurement de la musique et des paroles douces qui me suggèrent des voyages. En attendant de comprendre, je les désigne comme les voix de mes anges…
La possibilité de papoter calmait les angoisses de tous. Cette impression d’appartenance à un groupe particulier renforçait un timide espoir, mais n’apporta qu’un répit très bref. Le grand hall ferroviaire, encore inaccessible, se mit à clignoter rapidement. Les portes frontales projetaient des étincelles qui illuminaient tous les visages dont le vide au niveau des globes oculaires s’observait de façon stroboscopique. Ce fut le moment où Gabriel se rendit compte qu’il était noyé dans un flux de pauvres hères aux apparences moribondes. Ils n’avaient plus la force de gémir, ce qui ne signifiait pas, dans l’absolu, l’atténuation d’un fardeau éprouvant qu’ils portaient avec eux. Certains n’exprimaient aucune émotion alors que d’autres grimaçaient en silence. Trois aboiements distincts, féroces et insistants, s’amplifièrent quand les deux ouvrants symétriques du hall de la gare s’écartèrent spontanément avec la lenteur d’un temps qui s’étire. Toujours dans sa logique, Gabriel évoqua intérieurement les manifestations de Cerbère, le chien infernal.
« Des portes d’airain, incroyable ! » s’exclama un membre de la foule des élus. Il n’avait pas employé le terme moderne de bronze comme s’il s’était déjà adapté à la situation pseudo-mythologique qu’il pressentait également. Gabriel comprit ce que signifiait ce terme ancien utilisé par cet homme stupéfait : dureté, puissance, invincibilité, froideur. Et c’était bien l’impression qui se dégageait de ces structures mobiles. De mémoire, la gare s’ouvrait habituellement en façade par le biais de portes vitrées coulissantes entourées de pierres de tuffeau. Leur nouvelle apparence bouleversait les conventions.
La majorité de ceux qui avaient été choisis restait dans un déni sécurisant. « Jésus, Marie, Joseph » chuchotaient certains qui n’avaient pas reconnu les personnages imposants de l’entrée. Au moins, avec cette pensée chrétienne, étaient-ils dans la capacité d’écarter les anges déchus, ces démons lucifériens.
Gabriel fréquentait souvent ce lieu, de temps en temps pour entreprendre un voyage, mais aussi pour y acheter, à moins que ce ne fût le tour d’Emma, des fromages de chèvre fermiers à une productrice locale. Elle s’installait là le vendredi vers quinze heures, à côté d’un boulanger dont la qualité du pain se mesurait à la longueur de la file d’attente devant son étal. Néanmoins, l’intérieur du hall était totalement différent de ce dont il se souvenait, dans l’imprécision de sa mémoire, dans l’inconfort de son vécu étrange. Une antichambre était le terme adéquat puisqu’il eut très rapidement la certitude d’anticiper un passage vers le couloir de sa destinée.
Deux interminables trains stationnaient sur des quais qui étaient significativement éloignés l’un de l’autre. Tous pouvaient remarquer une séparation des deux zones de partance par un grillage de petites flammes. Le feu en était doux comme si quelqu’un avait réglé un brûleur mystérieux à son degré le plus bas. Thanatos et Éros s’étaient maintenant postés devant l’accès de chaque convoi qui comprenait ses wagons spécifiques. Ils montraient un air désabusé, comme si rien de particulier, absolument rien d’excitant ne venait modifier leurs rites respectifs. Éros, pour défier Thanatos, arma son arc d’une flèche et fit semblant de viser son acolyte. Il agissait en enfant capricieux et turbulent.
–Toujours aussi joueur, Éros ! Garde ta flèche, car tu penses bien que je suis depuis bien longtemps très amoureux : une passion universelle pour toute particule vivante. Je la fais mienne tôt ou tard, sans discernement, et lui donne avec plaisir le baiser final. Mais toi, Éros, fils de la merveilleuse Aphrodite, époux de la non moins splendide Psyché, connais-tu le jour de ta fin ? Dans l’avenir, des prothèses mécaniques puissantes associées à l’intelligence artificielle de puces électroniques et de circuits cérébraux formidables aboutiront au transhumanisme ; et probablement à la finalité de la disparition du genre. Rien à voir avec les « trans » qui te sont si familiers. Je ne sais pas ce que deviendront l’amour et le sexe dans de tels organismes mi-humains, mi-machines. Je te le dis, ton train n’est pas loin de dérailler, et chacun de ses compartiments se muera en une curiosité biologique en extinction ! Psyché, ta merveilleuse femme qui a provoqué la jalousie perverse d’Aphrodite, à l’origine de ce que l’Homme nomme le psychisme, sera non moins frappée par le chômage ! L’humanité sera uniformisée, occupée à je ne sais quel passe-temps dominateur, et soumise aux lois de l’eugénisme. Je ne t’ai jamais confié que j’ai lu une publication scientifique terrienne qui stipule que le coup de foudre attractif est phéromonal, et non porté par une flèche imaginaire ! Ces phéromones transmettent un message d’attirance vers la personne la plus éloignée de ses propres caractéristiques. Elles dirigent on ne sait comment l’amour, mais il semble y avoir des exemples de leurs capacités ; des constatations révélant qu’en milieu carcéral, le cycle menstruel de toutes les femmes présentes s’uniformise grâce à ces neurotransmetteurs chimiques volatiles en fontfoi.
–Mon pauvre Thanatos, tu es au courant que je préfère ton frère jumeau Hypnos ! Ne crois pas que c’est parce qu’il transporte toujours du pavot. Ses représentations artistiques qui le montrent avec une simple fleur hallucinogène à la main me font rire. Tu sais qu’elles sont loin des réalités. Non, c’est juste qu’avec lui, au moins on somnole tranquillement, à l’abri de tes sornettes et de ta logorrhée. Mais as-tu pensé également à ton propre travail ? Ces fameux hommes renforcés vont donc moins mourir et être réparés en open-bar. Que fera de toi Hadès ?
–Par Zeus, ce n’est pas de l’affabilité ce que tes paroles transportent ! Il n’y a rien de réducteur dans la vie éternelle. Alors j’aimerais m’adonner au recyclage des circuits électroniques, des matériaux prothétiques et des surhommes tôt ou tard en capilotade. Une énième existence leur serait ainsi accordée jusqu’à une mort à définir. Mais il est temps de remplir mon contrat pendant que toi tu vas encore te délurer dans ton convoi.
–Tu sais Thana, mon train est celui de tous les transports passionnés, et ils n’ont pas toujours de liens avec lesexe.
–Sympathique le petit nom que tu me donnes. Je trouve par contre difficile de réduire de façon élégante Éros… Après réflexion, « Os » me viendrait d’abord à l’idée, mais c’est sans doute consécutif à une déformation professionnelle. Et puis si Cerbère voit un Os à proximité, ça va l’exciter. Mais ne t’inquiète pas, il est toujours attaché comme tu le sais ! Sinon, je pense aussi à « Her », mais la consonance évoque plutôt une origine teutonne, ce qui dénoterait dans notre universgrec…
Ils bavardèrent tant et plus qu’ils ne semblaient pas pressés d’accomplir leur mission. Le temps prenait ses aises et maintenait les causeurs dans son filet. Sa puissance ne pouvait surprendre Gabriel qui expliqua à Claire et Virginie que c’était un Titan qui s’appelait Cronos. Il avait émasculé son père Ouranos et pris le pouvoir à sa place..
Autant mettre les filles au parfum avait-il décidé, car personne, en toute objectivité, ne pouvait présumer de la suite de leur intrigant voyage.
Les trois nouvelles connaissances s’aperçurent qu’une file se formait. Des êtres attirés par le regard et un clin d’œil discret d’Éros se dirigeaient vers le train dont la locomotive était flanquée du sigle « Transports Éros ».