L'enfant d'Orléansville - Jean-Michel Scotto - E-Book

L'enfant d'Orléansville E-Book

Jean-Michel Scotto

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Beschreibung

Jean, sexagénaire, aborde sa retraite de médecin. Le moment est propice à l’exploration de son vécu depuis sa prime enfance, période de la terrible guerre d’Algérie, jusqu’au début de ce siècle. L’histoire de l’Algérie française le préoccupe. Il naquit sur cette terre à l’histoire complexe. Il y subit, dans sa prime enfance, le cyclone de la guerre d’indépendance. La transmission générationnelle est d’importance pour lui. Surgissent des interrogations identitaires, la quête d’une vérité. Celle de Jean est un espace miné de controverses. Il emprunte pour cheminer les différents prismes du rêve, de la lecture et de la tradition orale familiale. Sa sagacité explore en parallèle l’évolution d’une société et d’une politique qu’il comprend mal et assombrit ses espérances. L’onirisme et le voyage temporel sont omniprésents. Des personnages familiers rehaussent le propos d’un dialogue épicé « pied-noir ».




À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Michel Scotto est né le 07/03/1955 à Orléansville, en Algérie française. Tout jeune, il échappe à un attentat des fellaghas. Une intervention cardiaque pionnière perturbe son enfance. Il découvre progressivement en autodidacte la musique classique, le lyrique, le Jazz vocal et les chansons francophones à texte. Il succombe précocement à la magie de la lecture et ses choix sont éclectiques. Sa passion musicale est contrariée par son échec à l’admission au conservatoire de Tours. Une vocation de soignant s’affirme alors chez ce rêveur. Il en vient à exercer la médecine spécialisée, en milieu hospitalier puis libéral. Il se forme également à l’hypnose thérapeutique longtemps marginalisée. Il concrétise tardivement son besoin d’écrire. Son premier livre est un roman autobiographique, "L’enfant d’Orléansville".

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Seitenzahl: 604

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Jean-Michel Scotto

L’enfant d’Orléansville

roman autobiographique

À ma mère Armande et mon père Michel

Sans la ténacité desquels cette histoire serait restée vide de sens.

À mon petit noyau d’amour : ma biche adorée, mes deux filles Victoria et Ophélia.

À mon frère Jean-Paul et mes deux cousins maternels Georges et Bernard

Qui ont soutenu mes efforts.

Aux victimes d’injustices, de toutes origines, de la guerre d’Algérie,

Meurtries dans leur âme ou dans leur corps.

À la liberté de penser.

À l’apaisement de l’humanité si Dieu le veut, Incha’Allah.

Que l’interprétation éclairée des prophètes grandisse l’Homme

Au lieu de le soumettre.

À la fin des dominations.

Le Départ

Dès que leurs deux filles, Victoria et Ophélia, volèrent de leurs propres ailes, Jean et son épouse Sophie furent satisfaits de l’accomplissement qu’ils jugeaient idéal de leurs devoirs parentaux. Leur rigueur bienveillante et tous les efforts éducatifs délibérément choisis aboutirent à un résultat qui les rendait heureux.

Jean se remémorait ces moments passés avec ses adorables gamines, depuis leur plus tendre jeunesse jusqu’à leur départ. Il n’avait pas conscience du bonheur qu’il vivait alors, tellement ses préoccupations le dirigeaient vers le meilleur pour l’épanouissement de ses innocentes chéries. La vie était rythmée par des instants éclatés de menus soucis, de fous rires ingénus et de surprises. Il y avait ce rituel du soir au cours duquel Sophie ou Jean, après avoir vérifié la bonne tenue des devoirs, faisaient manger leur progéniture en priorité, avant le protocole du dodo. Une histoire était invariablementlue.

C’est ensuite que Sophie et Jean ressentaient cette fatigue de la journée en même temps qu’un sentiment agréable de plénitude familiale. Les parents s’efforçaient de préserver au mieux l’innocence de ce monde spécifiquement ludique de l’enfance. Que de ruses vénielles avait employées Jean pour permettre à la petite souris et au père Noël de survivre aussi longtemps que possible dans l’imaginaire des deux sœurs ! Notamment dans les premiers instants de questionnements de ses filles, il avait trouvé un antidote verbal :

« Les mignonnes, la petite souris et le père Noël passent vous visiter tant que vos tendres têtes croient encore à leur existence ! Dans le cas contraire, la magie disparaîtrait et les parents devraient les remplacer, mais attention, n’importe lequel des jouets pourrait être repris si vous n’êtiez pas sages par la suite ! » 

Le projet éducatif n’avait pas été uniquement basé sur un suivi rigoureux de l’instruction scolaire dispensée. Sophie et Jean se devaient d’inculquer le sens du travail, de l’excellence, de la responsabilité et du respect d’autrui. Le sport compléta de manière incontournable cette discipline devie.

Mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un corps sain) avait été la règle de référence. Cette citation attribuée au baron Pierre de Coubertin à l’occasion de la création des Jeux olympiques, surgissait en réalité de la fin du premier siècle après Jésus-Christ, des poèmes satyriques du Latin Juvénal.

Jean, dans la maison devenue silencieuse et abandonnée, observait fréquemment le jardin qui se prolongeait d’un important espace de nature sauvage.

C’était tout au début une friche entourée de terre de chantier. La bâtisse familiale s’y élevait fièrement, dominée par sa tour principale à partir de laquelle se distribuaient deux grandes ailes perpendiculaires. Les ardoisières d’Angers en avaient fourni la couverture. Plus loin commençait la zone de bois et taillis où souvent des chevreuils venaient se protéger des chasseurs. Ce refuge verdoyant, assombri d’immenses chênes, de marronniers et de pins, avait été égayé des cris joyeux de ses filles :

–Ophélia, clama Victoria, on fait la course !

–Non, même pas drôle, sauf si papa part avec nous !

Jean avait dessiné un parcours dans leur petite propriété, afin de permettre le jogging et donc l’entretien physique de ses enfants par le foncier.

–Mais papou, tu as triché, tu as pris un raccourci ! s’écriaient-elles souvent.

Jean finissait par avouer, dénoncé aussi par Sophie, véritable tigresse maternelle protectrice. C’était alors un bon prétexte pour qu’Ophélia interrompît sa course et vienne se faire câliner par sa maman. Victoria, quant à elle, le visage volontaire et, dans l’effort, plus rouge qu’une tomate, maintenait l’objectif qu’elle s’était fixé jusqu’à son terme. Quand cette aînée passait devant le petit groupe familial de spectateurs, Ophélia plus jeune de 3 ans lui faisait des pieds de nez malicieux tout en grimaçant.

–Maman ne laisse pas Ophélia prendre mon appareil photo, elle va le casser ! s’inquiétait la joggeuse obstinée qui lançait des regards aiguisés vers sasœur.

Le couple souhaitait donner à ses filles le goût de la lecture, une force morale et humaniste, l’attrait pour le voyage, enfin la maîtrise de l’autonomie et de l’émancipation. Il savait que les femmes devaient encore, à cette époque, se hisser à un niveau d’excellence afin d’obtenir une reconnaissance et des salaires équivalents à ceux de la gent masculine. Jean connaissait les revendications féministes dont beaucoup relevaient du bon sens, et il avait agi selon cette philosophie en faveur de ses enfants. Comment aurait-il pu se douter néanmoins, que certaines représentantes de ce mouvement évolueraient vers des excès contre-productifs, orientés vers le rejet et la haine des hommes ! C’était pour lui abuser que de reprocher à tous les mâles un patriarcat abusif. Mais il admettait volontiers que, de tout temps, les femmes avaient dû progresser avec une vaillance supérieure, afin d’obtenir une situation sociale plus équitable.

Les objectifs éducatifs définis par Sophie et Jean supposaient une implication parentale de tous les instants. Ils devaient, avec persévérance, motiver les enfants dans l’absolue nécessité d’efforts plus soutenus que ceux réclamés par le monde de l’enseignement. Le recours à des institutions catholiques avait été choisi dès que possible, car leurs grandes qualités leur avaient été suggérées par le fruit d’enquêtes personnelles, et rapportées par certains de leurs amis. Les époux se représentaient auparavant négativement ces établissements qu’ils pensaient avant tout défenseurs de la foi. Ils revinrent, à l’usage, sur leurs préjugés. On leur avait expliqué en outre qu’un enseignement privé préserverait leurs filles d’un absentéisme trop prégnant de certains professeurs. Ils comprenaient cependant que si certaines doléances du secteur public étaient souvent justifiées, l’abus du droit de grève en était une dérive inadmissible avec comme corollaire une prise en otage des élèves.

Les conjoints avaient développé en commun un culte de la rigueur, issu probablement de traditions familiales. Ils soupçonnèrent très tôt que les futures nécessités professionnelles imposeraient un degré exceptionnel en anglais. Sophie et Jean pressentaient déjà la baisse générale du niveau scolaire et cela ne cadrait pas avec leurs ambitions. Jean s’était maintes fois demandé pourquoi l’idée d’aider les plus faibles, qui commençait à caracoler dans l’esprit de la haute administration ministérielle, tout à fait légitime au demeurant, s’effectuait au détriment des éléments les plus prometteurs. Il fallait impérativement encourager aussi les meilleurs qui seraient à l’origine de la vitalité future de la nation, de la production de brevets scientifiques et industriels…

–Oh dis-donc ! s’exclama Jean à l’adresse de Sophie, c’est Pâques aujourd’hui, et t’as vu l’heure?

–Comment ? lui répondit-elle dans un bâillement matinal en observant son horloge numérique. Bon sang ! Je comprends ce que tu veux dire, ça va être chaud pour cacher les œufs dans le jardin avant que les filles ne se réveillent. Elles seraient tellement déçues si les cloches oubliaient notre maison !

–Tant pis, je fonce même en pyjama essaimer nos achats un peu partout dans le jardin !

Il sortit en babouches et comprit que ce genre de chausse n’aimait pas l’humidité quand ses pieds furent froids et mouillés. Une odeur de cuir de chèvre s’en dégageait. « J’espère qu’un voisin ne m’observe pas dans cet accoutrement, la honte assurée ! », pensa-t-il en s’activant derrière un massif dephotinias, dont le feuillage rougi annonçait l’installation du printemps.

Les filles impatientes, en imperméable, avaient été retenues le plus longtemps possible par Sophie.

Il eut l’opportunité, en percevant leurs cris d’excitation, de se cacher derrière un épais buisson de fusains puis de regagner la maison par l’entrée de service. Les furieuses du chocolat, munies de petits paniers en osier, se disputaient déjà leurs premières découvertes…

Dès que le nid fut quitté par les oisillons, les soirées étaient propices à un dialogue dans le salon, devant un feu de cheminée quand se présentait l’hiver. Plus souvent cependant, la télévision prenait le dessus lorsque son écran engloutissait les esprits fatigués des pressions professionnelles de la journée…

–Lili, l’enseignement devrait encourager précocement tous types d’apprentissages. Les difficultés scolaires de certains élèves imposeraient leur aiguillage rapide vers des formations artisanales ou artistiques de qualité, tu ne croispas !

–Oui, Lilette, il faut une orientation anticipée, intelligente, adaptée, et respectueuse des lycéens. « Il n’y a pas de sot métier pourvu qu’on le fasse bien », disait mon père. Je pense que la pluralité et le sérieux des compétences renforceraient la compétitivité d’une nation. L’excellence de l’enseignement en tous domaines enrichirait le pays. L’émulation indifférenciée des élèves stimulerait le fonctionnement de l’ascenseur social. Or, je constate avec le temps qui passe, et surtout depuis le départ de nos désormais étudiantes, une diminution inquiétante du niveau scolaire. Tu vois, il faudrait un tri objectif de tous les potentiels dépistés dans toutes les diversités de l’éventail de classes sociales ethniques ou confessionnelles des enfants de la République. C’est la désignation par des tests de compétence qui devrait prévaloir et non une idéologie désastreuse fondée sur la théorie du plus petit dénominateur commun !

–Je comprends, tu critiques la discrimination positive comme si elle était une négation de la possibilité d’esprits supérieurs issus de l’immigration ! C’est à l’évidence une sélection calamiteuse, propice à un déclin progressif de la France. Mais la pédagogie, je te le parie, pêchera de plus en plus dès les premiers niveaux de classes par une chute graduelle de la qualité des acquis debase.

–Contrairement à certains jugements préconçus dont je me méfiais moi-même, l’enseignement privé catholique, emprunté à un moment par nos filles, leur a été profitable. Il ne reposait pas sur un prosélytisme religieux, mais respectait la laïcité et les opinions spirituelles de tous. Il accompagnait bien entendu tous ceux qui avaient une foi profonde, mais honorait absolument les convictions de chacun. Ce que j’en retiens cependant, c’est l’apprentissage révérencieux des règles civiques et humaines, la notion du vivre ensemble à vrai dire !

–Jean, ce qui m’a plu dans cette aventure c’est le pragmatisme conféré à l’enseignement. Tu mesures que nos filles ont été admises aux épreuves de l’Advanced Certificate de Cambridge avant d’obtenir leur baccalauréat !

–C’est vrai, et je commence à entendre des projets éducatifs d’anglais européen : encore des mots pompeux sans portée réelle, Sophie !

C’est le nivellement par le bas des diplômes, on y est maintenant habitués. Mais tu te rappelles l’importance qu’on a accordée au sport !

–Souviens-toi, mon Lilou, on est pour cela passés par des collèges publics pratiquant le sport-études. Les filles adoraient le tennis. On leur avait cependant indiqué :

« Attention, les cocottes, l’activité physique intensive aura notre approbation sous réserve de bons résultats scolaires. »

Et ces résultats n’ont pas été obtenus dans le farniente. Il y avait à la maison l’école parentale après l’officielle, mais aussi les cahiers de vacances avant les loisirs !

Ce fut en somme, pour le couple, un grand contentement que d’avoir eu les moyens d’ emprunter le chemin qu’il avait choisi pour ses enfants. Jean pensait que ce double devoir éducatif et d’enseignement était non seulement naturel, mais primordial chez tous parents. Bien évidemment, il n’ignorait pas que tous les gamins ne pouvaient profiter d’un tel engagement familial. Il revenait dès lors à l’État de veiller à ce que tous les scolarisés puissent bénéficier d’un nivellement par le haut. Il fallait restaurer l’autorité des professeurs et responsabiliser les familles dans la formation de leurs enfants. Beaucoup de ménages méconnaissaient l’idée que les établissements du savoir étaient un tremplin insuffisant dans la conduite de la vie. Or, toute l’attention parentale devrait s’impliquer a minima dans une volonté d’insister sur les commandements civiques, à défaut d’une capacité d’instruction. Des parents défavorisés n’avaient pas les moyens d’attiser le feu initié par l’étincelle de l’enseignement. Il fallait en conséquence trouver la solution pour accompagner certains foyers et aider efficacement leurs enfants, après l’école. Cela relevait du ministère en responsabilité. Tel était le sentiment de Jean. « C’est au collège que l’avenir se prépare », répétait-il à l’envi…

–Tu ne crois pas, Sophie, que le principe du port d’une tenue scolaire dans le primaire comme dans le secondaire serait un facteur ostentatoire d’égalité démocratique !

–Certainement Lilou, nul besoin de guerre des marques, fini les signes distinctifs socioculturels et religieux, et bienvenu à l’esprit civique d’appartenance à une nation indivisible qui partage le chemin des savoir-être et des savoir-faire !

Quand les filles quittèrent le foyer domestique, la maison devint dénuée de sens, mais riche des souvenirs du passé d’un cercle familial heureux. Les conjoints avaient tout fait pour les pourvoir d’ailes suffisamment solides afin qu’elles puissent s’envoler souverainement dans la société. Les capacités acquises par leurs enfants se révélèrent, dès que se présenta leur nécessité d’évoluer dans d’autres villes universitaires, adaptées aux cursus choisis par chacune.

Jean disait à qui voulait l’entendre : « La vie d’un couple est naturellement rythmée. Il y a ce temps qui précède les naissances ou adoptions des bambins, puis celui de leur accompagnement vigilant parfois chargé d’angoisses, enfin la période succédant à leur départ pour entamer un chemin personnel. »

Maintenant plus avancé en âge, il comprenait qu’il fallait y ajouter un chapitre : la saison bienheureuse de ceux qui avaient la chance de connaître leurs petits-enfants. Il était persuadé que les futures adultes Victoria et Ophélia seraient toujours bien conscientes de l’attention portée par leurs parents à leur égard. Mais assurément, elles adoraient se gausser d’eux à propos des souffrances mentales et physiques, qu’elles avaient prétendument subies dans leur jeunesse.

Un vide profond s’était installé dans leur maison verdoyante de la banlieue sud-tourangelle. Il n’y avait plus ces peurs et angoisses nocturnes qui faisaient courir Jean au chevet de celle qui geignait, Sophie ayant le sommeil plus lourd que lui. Il n’y avait plus ces nuits blanches, assis près d’une petite malade. Ni ces cris de protestation lorsque Jean, qui leur préparait certaines fois la cuisine, servait un repas avant-gardiste composé des restes qu’il trouvait dans le frigo.

De temps à autre, à la recherche d’un souvenir bienheureux, Jean arpentait les chambres inhabitées de ses filles en quelque sorte disparues. Ces pièces sommeillaient dans la pénombre, mais se redoraient à chaque visite des enfants. Elles étaient maintenues en l’état, avec tous les bibelots rangés sur les étagères et les bureaux. Chez Ophélia, tout regard exercé recensait un nombre incalculable de peluches, des mangas disséminés et une guitare offerte par son papi Michel, posée sur le sol parqueté.

La cadette était fière de l’œil-de-bœuf qui éclairait sa chambre, en complément de la classique fenêtre. Son aînée avait, par contre, finement négocié pour choisir un espace un peu plus grand. Jean se rappelait avoir pesté maintes fois, s’emmêlant les pieds en évitant la cabane rose de Barbie. Il ne pouvait plus, dans la pièce désormais rangée, faire un semblant de skateboard sur le van de ladite poupée. Ken observait maintenant d’un regard figé et niais chacun de ses passages. Jean s’efforçait simplement de raviver ses souvenirs.

La chambre de Victoria offrait à l’œil interrogateur une ribambelle de trophées sportifs. Il y avait aussi cet énorme et horrible singe qu’elle avait rapporté d’un voyage en groupe, accompagnée par un professeur de tennis de son club, en Floride. Dans les deux sanctuaires, les livres classiques, les romans d’aventures et les albums éducatifs auraient fait la fierté d’une bibliothèque.

Une sorte d’état d’absence s’était installé dans le domicile après le départ des désormais étudiantes. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », avait écrit Alphonse de Lamartine dans son poème L’Isolement. Le romantisme caché de Jean se retrouvait dans cette nostalgie de l’éloignement. Sophie partageait ce sentiment, mais ensemble avec son Lili, ils surmonteraient cette chronique d’une perte depuis longtemps annoncée. Jean pensait au départ des oiseaux migrateurs qui signalaient le début de la période froide. Il savait que son couple avait cheminé jusqu’à cet envol. Il lui fallait dès lors trouver un nouveau sentier qui lui éviterait un frimas existentiel.

La demeure familiale se situait dans la vallée de l’Indre, non loin de là où Balzac s’était inspiré de la douceur bucolique des paysages, et confessa un torturant amour platonique pour celle qui fut pour lui Le Lys dans la vallée.

La vie du couple était par bonheur bien remplie, agrémentée de quelques orages qui menaient dans tous les cas à l’apaisement serein de la réconciliation. La fin de chaque tempête était toujours annoncée par Jean, véritablement dirigé par son signe zodiacal du Poisson. Sophie, marquée par celui du bélier, était généralement impulsive et pouvait camper longtemps sur ses positions. Jean était passé maître dans la stratégie de l’esquive, puis du recadrage progressif dans les situations de rares joutes conjugales.

Leurs implications matrimoniales, parentales, associatives et professionnelles, aussi bien que leurs différences, les avaient mutuellement enrichis. Jean exerçait la médecine libérale et son épouse s’adonnait à la pratique hospitalière. À titre de soignant, Jean s’était engagé dans une grande relation d’empathie et de complicité avec ses patients. C’est ce qui lui faisait aimer son métier, bien plus que les qualités techniques qu’il requérait. Il s’était beaucoup investi en tant que praticien, privilégiant le rapport de confiance avec ses malades plutôt que l’abord informatif froid d’un diagnostic et de ses options thérapeutiques. Jean, pour accéder à son doctorat médical en qualité de spécialiste, était passé par un concours d’internat classifiant, par une vie d’interne des hôpitaux, puis par une période de fonction de chef de clinique assistant auprès du centre régional universitaire de Tours. Il ne souhaitait pas s’engager ensuite dans une activité en établissement public. Il craignait d’être soumis par les lois du hasard à une hiérarchie contraignante pour laquelle il n’aurait pas eu d’admiration, et encore moins de respect. La qualité de la relation professionnelle était un élément important pour lui ; or elle s’était dégradée au fil du temps dans le secteur hospitalier, là où de nombreux responsables s’occupaient plus de luttes intestines de pouvoir que de la formation des étudiants stagiaires ou internes. Le pire était que le soignant progressait sous de multiples strates administratives distillant sans cesse moult directives bureaucratiques inappropriées.

Jean avait donc choisi la médecine libérale, qui comportait évidemment ses obligations, mais où il se sentait plus autonome, en réalité contraint différemment. Il jouissait de l’appréciation de sa patientèle. Une simplicité, un humour, l’art de rassurer son prochain ou de lui apprendre à distancier ses problèmes, étaient ses outils thérapeutiques. Il bénéficiait tantôt de remerciements en retour sous forme de cadeaux venus du cœur : le porto et l’huile d’olive des gens originaires du Portugal, population joyeuse aux étonnants instincts mélancoliques ; des couscous géants de la part de Français musulmans, sans oublier les gâteaux de fin de ramadan ; des chocolats ou parfois un alcool dans des circonstances particulières. Des gitans, dont la foi était prioritaire, disaient à Jean qu’il était la main de Dieu. Il eut, ainsi que son épouse, une sincère gratification de leur part : deux paires de sabots dont la confection lui sembla industrielle ; l’âme y était, et là résidait l’essentiel.

Sophie avait suivi un cursus de formation identique mais possédait un caractère très différent. Elle était dotée d’un niveau d’exigence et de rigueur au-dessus de la moyenne. La contrainte d’un supérieur au sein d’une structure publique ne la perturbait pas pourvu qu’elle pût développer à sa guise ses capacités au service des patients. Elle était devenue une référence régionale dans sa spécialité. Avec le temps, elle avait observé l’évolution regrettable de l’institution hospitalière : certains patrons, nommés plus par des réseaux d’influence internes ou externes, que pour leurs compétences médicales ; une organisation pyramidale dévorante et coûteuse, où seront dénombrés bientôt plus de directeurs et adjoints administratifs que de thérapeutes ; le manque éhonté de validation du mérite individuel plaçant chacun sur une ligne d’égalité salariale ; l’absence de prise en compte des heures de travail réel très variables selon l’assiduité de chacun ; toutes constatations qui l’avaient progressivement déçue et démobilisée. Jean la félicitait de maintenir fermement la barre avec persévérance dans ces conditions dégradées. Quelques bonnes volontés brillaient toujours, comme elle, par leurs qualités. Le prestige apporté par des femmes ou des hommes sortant du rang ne procurait à ces personnels aucun avantage ni même valorisation reconnue par la gérance bureaucrate.

Comment donc ne pas s’étonner d’une démotivation progressive devant l’indifférence des instances gouvernantes et l’iniquité de la situation ? Combien de temps resteraient, pour le plus grand bien de leurs patients, les plus engagés parmi ces actifs encore dévoués ? Ces professionnels méritants, représentants une fierté et une abnégation sans failles, devenaient invisibles, cachés dans la profondeur de cet iceberg structurel en dérive. Tels étaient les défauts évidents d’une organisation où la gratification à la valeur était inconnue, préservant les médiocres, exaspérant les bonnes volontés qui, de guerre lasse, finissaient par la quitter. Et pourtant, résistaient encore quelques piliers de rigueur et de savoir : pour combien de temps toutefois ?

Jean avait un jour déclaré à Sophie, par goût inné de la provocation innocente préméditée, que s’il n’était pas hospitalier, il ne manquait cependant pas d’hospitalité. Il le démontra sur-le-champ devant un feu de cheminée qu’il avait préparé cet hiver-là. Les branches des arbres du jardin étaient serties d’une fine couche de neige et se balançaient au vent, dans un langoureux va-et-vient.

L’expérience fut tellement agréable qu’elle se renouvela sans qu’il ait besoin d’inédites ruses incitatrices.

Le départ de leurs enfants vers l’autonomie leur rappelait le caractère si éphémère de cette période active de la vie. Il annonçait l’ouverture d’un nouveau chemin que le couple devait tracer.

Bien avant qu’elle ne fût trop proche, les époux préparèrent donc leur retraite. Comme la faune migratrice qui devinait instinctivement le temps de l’envol, eux supputaient que les probables difficultés de leur avancement en âge surviendraient à l’improviste. Ils abandonnèrent avec regret leur maison campagnarde, devenue trop vaste, pour une vie citadine centrale.

Pendant que cette résidence se dépouillait de ses meubles emmenés par de grands gaillards, Jean éprouvait des stigmates sur sa peau, comme si un personnage invisible et pervers le torturait. Il partagea avec Sophie cette impression de délaissement et de dénuement. Il ne leur était plus possible de se retourner, car leur décision était irrévocable.

Sous l’action des déménageurs, la maison avait perdu de son décorum, mais conservait son âme intacte. À l’heure où Jean en fit le dernier tour, le soir du départ sans appel, c’était une fin d’été. Le soleil rougissait à l’Ouest cette ceinture arborée, depuis si longtemps amicale et protectrice. Il ferma, avec Sophie, tous les volets et, quand la pénombre s’installa dans la réalité, ils partagèrent quelques larmes furtives. Il arpentait le couloir qui desservait les chambres de l’étage, sans se résoudre à quitter les lieux. Il arrivait qu’un mur lui chuchotât des choses du passé. En le touchant de la main, comme sur un écran tactile, apparaissaient d’anciennes scènes partagées avec les enfants : Ophélia pleurait avec force ; Jean la revit lorsqu’assise sur la branche basse d’un arbre, elle chuta soudainement sur les fesses, là où malheureusement l’attendaient de méchants bogues de châtaigniers. Une autre cloison laissait défiler les images d’une situation particulière ; Victoria commençait à dépasser la grosseur d’une bassine de bains et Jean, sous stricte surveillance, l’avait placée dans la baignoire, une bouée adaptée autour de sa taille. Elle flottait avec étonnement, calme et muette, semblant trouver beaucoup de plaisir et Jean considéra qu’il s’agissait d’un premier cours de natation.

Sur un pan de mur voisin, dans un tourbillon de pensées, il se vit synthétiser en toute hâte, et en une page selon la consigne, retenant son courroux et poussé par la nécessité, L’enfant et la rivière d’Henri Bosco. Victoria avait été occupée toute la fin de semaine par un tournoi de tennis. Elle avait omis ce devoir à remettre le lundi matin.

La voix d’Ophélia surgit tout à coup en ces termes :

–Papa, moi, quand tu m’as résumé dans les mêmes conditions Croc blanc de Jacques London, je crois bien que j’ai eu beaucoup plus de remontrances que ma sœur, tu la préférais certainement !

–Non ma puce, pas d’inégalité à mes yeux ! Tu te rappelles tes matchs de tennis où il y avait obligatoirement un vainqueur, eh bien, en ce qui concerne mes deux filles, c’est l’inverse, pas de perdante ni de gagnante ; la plus stricte égalité de mon attention !

Jean se figura soudainement pris de folie quand il s’aperçut qu’il parlait aux murs et que Sophie, devenue silencieuse, le dévisageait avec une physionomie indéfinissable. Il devait aller de l’avant et accepter la décision collégiale de son couple. Les enfants avaient quitté la demeure, mais ils perdureraient en tant que références dans la vie des époux, des occupants permanents des cœurs de Sophie et Jean.

La nouvelle raison de vivre adoptée résida alors dans la volonté d’être toujours en mesure de soutenir leurs demoiselles, futures femmes, et dans l’espoir de jouer un jour le rôle espéré de grands-parents.

Abandonnant la rue de la taille aux renards, jetant un dernier regard attristé sur ce foyer du bonheur, Sophie et Jean eurent en même temps la vision de deux fillettes, debout sur le palier de la maison. Elles agitaient leurs mains en signe d’adieu. À leurs pieds était allongé, les oreilles rabattues, les pattes antérieures et postérieures disposées selon un axe rectiligne, leur petit chien. Ce « Cavalier King Charles » portait fièrement le nom de Pharaon.

Quitter cette bâtisse, c’était pour Jean emporter à jamais dans une boule de cristal le souvenir de ses enfants préservés éternellement dans leur jeunesse.

Les polythéistes

Le couple tourangeau avait adopté la ville qui, dans les écrits de l’érudit Claude Ptolémée d’Alexandrie, avait été désignée au temps gallo-romain, Caesarodunum. Il résidait dans l’ancienne et sinueuse rue du Rempart. Celle-ci suivait le trajet d’un vieux ruisseau ceinturant l’antique enceinte bastionnée ; elle croisait la rue Dublineau au niveau de la place éponyme, à quelques pas d’une superbe gare ferroviaire. Quel curieux concours de circonstances avait affiché le nom de ce colon des débuts de l’Algérie française si près du logis de Sophie et Jean ! Renseignements pris, il s’avérait que cet homme avait défendu des attaques des autochtones une petite fortification au milieu de terres isolées, lors de la violente conquête française.

La gare était proche, œuvre de l’architecte tourangeau Victor Laloux, également à l’origine de la création de celle d’Orsay à Paris. Ce bâtiment, classé au patrimoine national, affirmait un esthétisme défini par l’association à la pierre de tuffeau d’une élégante blancheur, d’une structure de métal et de verre. De belles statues allégoriques en dominaient la façade.

Tours était en réalité un cul-de-sac pour les voyageurs, mais se trouvait reliée à la gare TGV de Saint-Pierre-Des-Corps, grand nœud de triage du trafic des différents convois.

Les époux, après une brève marche vers ce temple du rail, pouvaient de la sorte se passer de voiture pour aller rejoindre leurs petits-enfants géographiquement éloignés d’eux. Les uns vivaient à Lille, et les autres à Belfort, car les contraintes professionnelles parentales l’avaient exigé.

L’appartement choisi présentait deux vastes terrasses, la première orientée au sud et la seconde au nord. Elles étaient la condition sine qua non de ce dernier déménagement. Le couple espérait que ce lieu agréable et rassurant les abriterait jusqu’à leur extinction vitale. Ils faisaient fi des résidences seniors ou des EHPAD (Établissement d’hospitalisation pour adultes dépendants). Ils étaient toutefois conscients de l’audace de ce pari qui les voyait défier l’avenir.

Certaines nuits transformaient la chambre conjugale de l’appartement en un espace divinatoire réservé à Jean. Là, des fantômes du passé avaient décidé de se défaire de leurs bâillons et de laisser choir leurs voiles vaporeux, revendiquant une sorte de délivrance. Jean repérait de plus en plus fréquemment pendant son sommeil des bribes de souvenirs cabossés et encore endoloris. Elles remontaient à la surface de son cortex comme des bulles de champagne pétillantes de vivacité, sans rythmicité temporelle précise. Elles apparaissaient lorsque le moment du rêve frappait à la porte de l’assoupissement. Les découvertes, suggérées dans la pénombre, étaient souvent discernées par Jean avec une distanciation propice à la préservation de sa sérénité. Toute éventuelle agitation nocturne déclenchait instantanément leur évanescence. Dans une tension psychologique, parfois remplacée par des minutes de lâcher-prise, l’endormi reconnaissait des événements refoulés qu’il percevait dans une grande symphonie sensorielle. Le réveil qui s’en suivait le laissait en général nostalgique, dans une confusion mémorielle interrogative. Ces manifestations, divulguées à toutes ses émotions, entamaient leur essor tel des oiseaux apeurés, dès que ses yeux s’ouvraient à l’aube.

En dépit du vieil adage, les nuits n’apportaient plus de conseils à Jean, mais un doute inconfortable qu’il devait apprendre à transformer en un véritable ersatz de sagesse. Il ignorait encore que d’un moment à l’autre il serait en contact spirituel avec un mystérieux héraut de l’obscurité. L’esprit noctambule du rêveur serait guidé par celui-ci vers le chemin du questionnement et de la révélation. Jean accéderait à des souvenirs historiques profondément enfouis, plus ou moins douloureux, et à l’émergence d’interrogations personnelles complexes. Il comprendrait du jour au lendemain qu’il avait entrepris un voyage initiatique nocturne qu’il se devait d’analyser de façon critique. Il se persuadait pareillement qu’il était temps de profiter de sa plus grande disponibilité pour réfléchir au parcours de sa famille.

Peu avant son désengagement professionnel, Jean vécut le début de la pandémie de la covid 19. Il avait dû œuvrer encore 6 mois sous cette menace et n’avait pas manqué, une fois parti, de penser à l’existence compliquée de ses jeunes collègues qui y étaient davantage confrontés.

Pendant la période de ses adieux définitifs à ses patients, il y eut des confinements en raison de cette pandémie virale. Pris par une quarantaine sanitaire, il profita d’une liberté conséquente de réflexion. De quelle façon percevait-il son image ? Quel était le positionnement que le regard des autres lui attribuait ? Parfois, un esprit malin lui susurrait à l’oreille : « Mais tu n’es, comme tout être biologique, qu’un ensemble d’atomes qui se disperseront tôt ou tard ! » En réaction à ce détracteur, il devait saisir un bâton mental de pèlerin qui le guiderait vers le sentier de ses vieux jours. La lanterne de son expérience acquise depuis sa naissance l’éclairerait, pensait-il.

Prenant pour ainsi dire un nouveau départ, Jean commençait à réaliser que son manque de disponibilité, et bien sûr de volonté, l’avait éloigné d’une nécessaire rétrospective de son vécu. Il ressentait ce besoin et cette curiosité de regarder dans son rétroviseur existentiel. Qu’avait-il retenu des enseignements de son avancée temporelle ? Il éprouva initialement avec rage, puis avec l’esprit philosophe, que la traversée avait été trop brève. Il était cependant conscient de sa bonne fortune et, contrairement à d’autres malchanceux fauchés dans leur premier élan vital, que Thanatos, cette figure mythologique de la mort, ne lui avait pas encore prêté attention.

Les préoccupations de ses activités avaient écarté de son cheminement les moments de questionnement. Jean se demandait, en conséquence, s’il n’avait pas négligé involontairement des éléments de son vécu, enfouis dans les circonvolutions de l’oubli. Sa retraite avait été trop vite atteinte, mais lui dévoilait un horizon différent. C’est ainsi que l’occasion de réfléchir à des responsabilités nouvelles se présentait presque abruptement. Le cours de sa vie avait été masqué par les œillères des nécessités du quotidien, le poussant sans cesse à parer au plus pressé. Il fallait maintenant en priorité accepter un vieillissement progressif dans l’optique d’une transmission sereine de son expérience. Pour ce faire, une grande douleur occultée de son passé devait s’extirper dans un travail d’introspection. Elle servirait de base opérationnelle pour renforcer la branche sur laquelle évoluaient à présent ses enfants et petits-enfants.

Éloignés de leur chère vallée de l’Indre, dans leur nouveau logement vide des cris de leur tendre marmaille, ou de ces oppositions défiantes de la période d’adolescence de leurs filles, Jean et Sophie discutaient souvent devant les informations télévisées du soir. Les éditoriaux et les prétendus faits divers, devenus la règle, les offusquaient régulièrement.

–Tu vois mon Lili, on assiste de jour en jour à la ruine de la nation et de la société !

–Effectivement, c’est regrettable cette léthargie devant les diktats de Bruxelles. Notre gouvernement n’est plus souverain. Tu sais par exemple qu’en ce qui concerne notre appartement, l’obligation d’alimentation en gaz naturel ne supportait pas d’alternative, alors que nous avons toujours été des fervents de l’électricité. De plus, un courant dont le coût va augmenter, en réponse à la baisse du nombre et de l’efficience de nos centrales nucléaires. Décision politique irresponsable, source de notre subordination. Je ne parle même pas de ces accords européens concernant l’énergie qui nous lèsent, à l’évidence.

–Nous sommes assurément les dindons de la farce. Ce qui me chagrine c’est que la plupart des jeunes n’en sont pas conscients. Ils ne connaissent pas notre dette abyssale qu’ils vont devoir rembourser d’une manière ou d’une autre et, qui sait, au détriment de l’indépendance nationale. Mais à mon avis, notre déclin va encore s’aggraver, vu le déficit colossal et qui va perdurer de la balance commerciale. Nos sept derniers présidents ont été, chacun à sa façon et de manière inégale, des fossoyeurs de la nation !

–Oui ma biche, pense également à ces affronts intérieurs et extérieurs faits à la France, ce remplacement démographique inéluctable par l’emballement de l’immigration illicite ! On ne remarque pas à quelle rapidité nous allons vers une extinction progressive de notre type de vie démodée ! Et je ne te parle même pas des dérives idéologiques écologistes : à Tours, des pistes cyclables ont été construites à la vitesse « V ». Et pour cause ! Une simple signalétique dans des rues crée des espaces fictifs de circulation sur la chaussée. Ma logique pressent de futurs accidents. J’enrage devant ces incendies forestiers catastrophiques en Gironde parce que les théoriciens du vert ont refusé qu’on abatte quelques arbres pour concevoir des saignées coupe-feu !

–Moi Jean, ce qui me fait peur, c’est la violence des rues et des cités. C’est aussi une police qui ne me défend plus, paralysée par sa hiérarchie. De plus, des représentants de l’État sont maintenant attaqués par des bandes organisées, conscientes de leur immunité. Quand je rentre à la maison le soir, j’ai de la crainte et prends le grand boulevard Heurteloup plutôt que notrerue.

–Je pourrais encore, Lilette, garnir ce panier de complaintes. Ce serait plus fastidieux que de te citer la liste des conquêtes de DonJuan.

–C’est surtout, Jean, que je n’imagine pas jusqu’où on va aller comme ça. Vers des écueils extrémistes qui feront tout sauter un jour ! Je ne vois pas non plus à quelle destinée sera confrontée notre descendance. Je présume que nous vieillissons et que nos valeurs tombent en désuétude. Notre façon de penser chagrine probablement les nouveaux standards actuels relayés avec bienveillance par les médias publics que nous finançons !

Nos dirigeants embrigadent nos sentiments : pas de vagues, tout va bien ! Et toutes ces constitutions de comités citoyens lénifiants et stériles ! Il s’agit là d’une parodie de démocratie.

–Nous sommes devenus comme ces anciens clichés photographiques argentiques, remarqua Jean, esquissant un demi-sourire narquois et provocateur, nous tentons de résister à l’érosion pathétique du temps, il faut se faire une raison !

Depuis qu’il vivait dans cet appartement urbain central, une pensée accaparait l’esprit de Jean. Elle revenait avec insistance en leitmotiv. Elle lui chuchotait son déficit mémoriel. Dans le lit conjugal, lieu habituel de cogitation, avant de tomber dans les bras de l’infatigable Morphée, dormait à son côté gauche, Sophie. Leur mariage s’était déroulé le 24 avril 1982. Jean se demandait s’il était encore possible qu’une nuit vît leurs rêves intimes s’interconnecter.

Un espace fantasmagorique entreprenait de s’imposer à lui dans les ténèbres, réveillant des souvenirs parcellaires, des réminiscences en lambeaux de son enfance. Il y entendait parfois des chuchotements familiers de voix protectrices depuis longtemps éteintes. Il en percevait la déception et la tristesse, mais aussi l’encouragement. Un messager du temps avait pris l’habitude de se présenter à lui dans les moments crépusculaires. Il n’apparaissait dans cette atmosphère irréelle, ni en ami ni en ennemi, simplement comme une âme distante et supposée juste. Elle baignait le dormeur d’un halo lumineux qui diffusait une ambiance contrastée, tantôt funeste et sauvage, tantôt nostalgique et heureuse. Tels des flashs stroboscopiques dans la nuit, des instants du passé s’éclairaient.

Jean avait compris que l’histoire familiale souhaitait lui parler à travers ce personnage de médiation. Peut-être pour le sermonner de l’inconséquence de son devoir de souvenir envers ses ancêtres. Ou bien pour n’avoir que peu contribué à la bonne marche du monde et à la sauvegarde écologique de la planète.

Il ne savait que penser de ce phénomène naissant et laissait Sophie à l’écart de la souffrance que suscitait en lui la reviviscence de son passé. Il semblait que l’inconnu, commandant ses songes, avait peu à peu pris les rênes de ses nuits. Il lui révélerait petit à petit un vécu douloureux d’une parcelle de sa vie enfouie dans son inconscient. Le discours familial avait trop longtemps épargné Jean. Le guide de ses chimères, lorsqu’il apparaissait inopinément, avait décidé d’éveiller, à sa façon, les heures sombres de ce qui avait contribué à forger son identité. Il incitait Jean à regarder l’histoire en face, puis à analyser son cheminement personnel et celui de ses ancêtres. Cependant, cet homme à l’écoute était persuadé que l’animal nyctalope dont il endossait la fourrure ne pouvait ensuite, dans sa transformation diurne, qu’exprimer une reconstruction sans doute maladroite d’une vérité. Les petits matins qui succédaient à ses visions nocturnes, lui apportaient une profonde tristesse qui érodait ses croyances et illusions. Il luttait pour que le voyeur de l’obscurité n’ouvrît pas la porte d’un domaine personnel secret et douloureux, au plus haut point enfoui à des fins protectrices ; cette chasse gardée que tout un chacun abritait instinctivement comme un territoire sanctuarisé.

Les épisodes oniriques de Jean s’invitaient selon leur bon vouloir. Une figure mystérieuse lui apparaissait. Assis en tailleur, simplement deviné en contre-jour, en ombre chinoise, il écrivait. Son manuscrit s’éclairait de la lumière vacillante d’une bougie. Celle-ci exhalait des fragrances orientales épicées qui rehaussaient le fond olfactif où s’associait un mélange de cèdre, de vanille et de figuier. Il semblait s’agir d’un homme qui composait en français avec une belle plume Sergent-Major, rougie par l’encre puisée dans un vieux récipient en os de chameau. L’écriture épousait le vallonné d’artistiques pleins et déliés qui, curieusement, se déchiffraient de droite à gauche et de bas en haut. La lecture d’une ligne fut éphémère, mais Jean reconnut la cadence d’un vers de La légende des siècles de Victor Hugo. Il suggérait la mort, l’obsession fautive du remords, l’assassinat d’un juste et d’un frère représenté par Abel : « [.] Et l’œil était dans la tombe, qui regardait Caïn. »

Chaque nouvelle révélation de l’écrit était déchiffrée difficilement par Jean. Il constatait cependant encore une logique : chaque lettre précédait la suivante pour former un mot, et les mots s’associaient pour construire des phrases. Les phrases réveillaient la rêverie profonde. Elles faisaient naître des sons en sourdine et des images un peu cotonneuses, parfois même des perceptions olfactives oubliées de son enfance. Puis le scribe inconnu abandonna le calame pour un dessin d’abord mystérieux. Jean distingua un quart de lune rouge verticale, puis une étoile dont le cœur et les cinq branches étaient sanguines. La vision répétitive de ce logo, de nuit en nuit, faisait de lui un être plongé dans une hypnose de plus en plus profonde. Sa lecture des messages devint plus claire, mais distanciée de toute crainte exagérée. Des sentiments contrariés s’exprimaient, empreints de joie ou de tristesse, de nostalgie et de regrets, de violence et de vengeance aveugle, d’espérance suivie de désillusion. Le tout ravivait les braises de son histoire. Il en avait tempéré la brûlure par l’adoption d’une attitude fataliste.

La créature de la nuit réactivait, à chacune de ses apparitions, une mémoire enfouie venant éclairer des non-dits anciens. Elle réveillait des croyances erronées et des légendes familiales. Mais les limites entre le mirage et la réalité généraient un conflit cognitif. Comment s’y reconnaître ?

Tels étaient les incompréhensibles méandres du cerveau où les logiques et les acquis, les réassemblages mentaux, luttaient en permanence avec la puissance des émotions et des intuitions. La mémoire humaine s’opposait à celle des ordinateurs qui, eux, fonctionnaient selon un « copier-coller » impartial sans préjuger du temps écoulé. L’esprit travaillait, lui, dans une reconstruction d’une trajectoire des événements vécus. Il fabriquait ainsi sa propre vérité, en toute bonne foi, malgré ses évidentes imperfections.

Dès lors, Jean se réveillait toujours perplexe devant ses visions nocturnes. Son directeur d’illusions agissait-il en tant qu’effecteur littéral du collage d’un passé figé, ou comme un individu ceint d’une pensée personnelle ?

Assurait-il une fonction mémorielle, assortie de ses imprécisions donnant lieu à interprétation, ou celle d’une retranscription fidèle, froide et implacable d’un bloc indéformable d’un vécu révolu ?

Sophie questionnait souvent Jean sur ces rêveries. Les siennes, disait-elle, étaient toujours présentes dans sa tête au lever. Lui ne s’en souvenait habituellement jamais, mais depuis quelque temps elles persistaient à en imprégner tout son être, bien après son réveil.

Un dimanche matin de l’été 2020, à quelques mois de son évanescence professionnelle, la fraîcheur pénétrait agréablement l’atmosphère de la chambre. Du gigantesque magnolia du jardin intérieur de la résidence parvenaient les piaillements désordonnés des jeunes oiseaux nés au printemps. Par instants, les martinets sifflaient dans une nuée agitée et disgracieuse. Parfois, des cris de mouettes rieuses qui s’éloignaient du fleuve ligérien atteignaient à distance l’appartement. Ces volatiles se comportaient comme sur le littoral royannais, pensait-il, appréciant cette idée de la proximité de la côte atlantique qu’il visitait souvent.

Il s’aperçut que ses rêves tournoyaient longtemps dans sa tête comme ces oiseaux qui virevoltaient à l’extérieur. Il ne comprenait pas pourquoi ses songes persistaient avec une telle insistance, défiant les habitudes. Jean demeurait dubitatif sur la raison de ces visions dictées par son mentor de la nuit, un peu en décalage avec son humeur sereine et apaisée des derniers jours. Ni lui ni Sophie n’avaient en effet été d’astreinte professionnelle la semaine précédente, et ils étaient avant tout contents d’avoir pu souffler pendant cette période. À leur âge, ces contraintes devenaient un fardeau mental et physique qui les éloignait de leur jeunesse. Jean commençait à comprendre le principe du vieillissement : une batterie humaine qui se rechargeait lentement, puis se déchargeait bien trop rapidement !

Au moment de l’un de ses réveils, alors qu’il conservait encore distinctement en tête son dernier songe, Sophie lui demanda de le lui retracer :

– C’était assez étrange et cela se rapportait aux bonheurs innocents de l’enfance, mais dans un lointain torride, au sein d’une ferme de la Mitidja en Algérie française. Il n’est pas impossible que quelqu’un m’ait raconté cette histoire enfouie depuis longtemps dans mes pensées. Il y avait Clément ; c’était un gamin de 14 ans qui vivait dans l’exploitation de ses parents. Il était heureux et insouciant. Il jouait avec de nombreux camarades qui étaient les gosses des salariés de cette petite exploitation, probablement dans les années 1950. Il y avait aussi des Kabyles, des Arabes, et Manu, le fils du contremaître d’origine espagnole. Ce responsable avait l’apparence de Don Quichotte, le visage brun allongé et buriné, une courte barbiche, le tout coiffant une silhouette dont la maigreur ne permettait pas de présumer de son endurance admirée de tous. Il fallait déployer un travail acharné sur cette terre dont la pauvreté exigeait son lot de sueur quotidien. Le père de Clément n’hésitait pas à donner de lui-même dans les diverses tâches physiques, se plaçant au niveau de ses employés. Il menait avec fermeté, bonté et tolérance, tout son petit univers dans ce dur labeur. J’ai vu défiler ce film mental dans la région de Mascara en Oranie. Il faut que tu saches que le célèbre émir Abd El-Kader en était originaire. Un leader de l’indépendance algérienne, Messali Hadj, fut également un homme régional, mais lui de Tlemcen.

Le monde, bien qu’exigeant, apparaissait merveilleux. Tu imagines ! Ces petits, de racines, de langues, de religions différentes, cohabitaient en harmonie dans la pureté de l’enfance. Rien ne semblait pouvoir les séparer, et leurs disparités fusionnaient en une entité solide et insouciante.

– J’ai vraiment l’impression que tu m’emmènes voyager, susurra Sophie à l’oreille de Jean. Poursuis cette histoire!

– Il fallait les voir se faufiler au cœur de tous les espaces d’activité du modeste domaine. Leur complicité partagée en faisait des compagnons d’éternité. Ils ne savaient pas à cette époque que cette éternité ne serait que très brève. Dans leurs échanges s’entremêlaient, selon la commodité et le sujet abordé, des mots d’arabe parlé, du français et des expressions à la sauce espagnole ou italienne. Toi tu n’y comprendrais rien ! Ils se précipitaient souvent dans un hangar où l’odeur des vapeurs d’essence surchauffée les faisait tousser, et ils riaient ensemble. L’atelier de réparation d’engins agricoles motorisés, vétustes, déclenchait l’intérêt en matière de mécanique chez ces garçons. La forge et l’écurie devenaient de véritables étuves qu’ils évitaient quand soufflait le sirocco, tu sais ce vent très chaud venu du Sahara en été. Ils étaient curieux du fonctionnement de la noria. Son processus de rotation, bien que simple, les intriguait. C’était un mulet qui l’entraînait. Les oreilles et la tête basses, fixant inlassablement le sillon aride circulaire marqué par le piétinement de ses pas. Son manège imprégnait ses sabots de crottin et de terre asséchée par le soleil. Sa misérable activité faisait jaillir le miracle de l’eau. J’entends encore les dialogues de ces jeunes qui cherchaient un nom pour cette bête résignée :

–Kif Kif, disait Ahmed, le cadet, âgé de 7 ans, en expliquant que cela convenait à cet animal pour lequel chaque jour ressemblait au précédent !

–Mulo Coumoun, répondait Manu. Voyez comme il prend la couleur du cumin à force de soulever cette poussière jaunâtre sur son chemin de ronde.

–Incha’Allah ! proposait Mouloud, car il vivait stoïquement son destin.

–Patience me plairait, argumentait Clément. Il en faut pour tourner comme ça tout le temps .

Poursuivant son récit, Jean raconta qu’il entendait parfois la voix d’un adulte : « Vous pouvez pas crier un peu plus doucement, espèces de yaouleds ! »

–Tu sais, les yaouleds étaient des enfants des rues, qui vivaient dans la pauvreté et la recherche permanente de subsides. Beaucoup ciraient les chaussures des badauds dans les villes.

Jean se souvint également d’Aaron et de son frère jumeau Jacob. Ils venaient d’une ferme voisine se joindre aux amis d’un temps. Ils étaient issus, disaient-ils, d’une ancienne lignée de Juifs séfarades. Ils avaient inconsciemment tous deux un regard soucieux. Ils rapportaient les paroles de leur père, indiquant une souffrance de leurs congénères depuis l’époque ottomane. Ils disaient que les juifs à cette période avaient peu de libertés et étaient corvéables à merci. Ils étaient alors traités de dhimmis…

–Il était vrai, ma biche, que cette aversion des musulmans pour les Sémites s’était renforcée depuis que ceux-ci avaient obtenu la citoyenneté française selon le décret Crémieux. Ils furent en conséquence considérés comme des traîtres par la plupart des mahométans ayant refusé cette citoyenneté et qui relevaient dès lors d’un droit coranique.

Ces jeunes séfarades tenaient de leurs parents que leur accession à la citoyenneté et leur essor commercial les plaçaient au rang de parvenus, jalousés même par quelques Européens qui les traitaient de Youpins. Cependant, leur éducation familiale leur avait inculqué que la France avait été le seul pays chrétien à offrir sa légitimité à une communauté religieuse si décriée au fil des siècles.

Jean fit alors remarquer à Sophie qu’un antisémitisme en Algérie française s’était manifesté avec acuité et accompagné d’exactions au cours de l’affaire Dreyfus, puis sous le régime de Vichy où les juifs retrouvèrent le statut d’indigènes.

–Tu sais, Aaron et Jacob étaient presque adolescents et leurs propos étaient graves, trop sérieux pour les autres qui recevaient des mots incompréhensibles, très vite brûlés par le soleil. Clément, répondant à la méconnaissance des plus jeunes, leur dit qu’il était incontestable que la seule religion valable de leur groupe était certainement polythéiste, leur en expliquant le sens. Il argumentait que le dieu du jeu côtoyait ceux de la curiosité et de l’insouciance, mais également les dieux de l’enfance et du temps présent.

Alors, les tout petits écarquillaient les yeux, montrant leur désarroi…

–Le principe de fonctionnement du réseau d’irrigation des champs de vigne suscitait des remarques contradictoires. Au plus fort de l’été, un coin ombragé dans un fossé avait fait l’unanimité comme salle de réunion et de tchatche, je t’ai déjà expliqué ce type de conversation très volubile. Il était bordé de figuiers odorants dont l’un produisait par greffe, sur un même tronc, des fruits noirs et d’autres jaunes, exhalant une senteur âpre et sirupeuse. Se dressait, à proximité, un cerisier prolifique. Les gamins se passaient le mot pour se retrouver à l’heure des conciliabules en fin d’après-midi, sur ce site interdit aux adultes. Ils l’avaient baptisé « h’abb el melouk del figuier », ce qu’ils traduisaient approximativement dans leur sabir enfantin : « Cerise du figuier ».

–C’est quoi le sabir ? demanda Sophie.

–Un mélange de paroles de différentes origines. Il a longtemps favorisé les échanges des commerçants dans le Bassin méditerranéen. Un commentateur de radio Tunis, dans les années 1950, Kaddour Ben Nitram, s’était amusé à arabiser des fables de La Fontaine. Tu n’as sûrement pas remarqué que Nitram était l’anagramme de Martin ! Alors voilà ce que ça donnait, tu vas te marrer si je mets le bon accent : J’y conni one cigale qui toujours y rigole, y chaude y fir la noce, y rire comme one folle. Tu vois de quel écrit il s’agit !

Il y avait certains jours de fête où les fermiers étaient invités par quelque notable musulman à assister à une fantasia enragée. Les protagonistes, fins cavaliers, galopaient en groupe sur des petits chevaux nerveux dans un nuage de poussière. Les cris virils et sauvages accompagnés des tirs en l’air synchrones des fusils, au passage devant la tribune officielle, impressionnaient les spectateurs et faisaient peur aux enfants. Tu te souviens d’un de nos voyages au Maroc où nous en avons eu une démonstration. Dans mon rêve, un couscous des plus succulents fut servi le soir. Je revois de grands tapis orientaux déroulés sur le sol et je distingue aussi les accents d’une musique arabo-andalouse dont cette région était le cœur. Cette musique a suivi le massif retour des musulmans lors de la reconquête espagnole de Grenade en 1492. Les Ibériques libérèrent la ville de cette emprise séculaire, plus précisément de la dynastie des Omeyyades de Cordoue installée sur un vaste territoire appelé « Al-Andalus ».

C’est drôle, j’entends encore les rires sourds de ces enfants lorsqu’ils s’aventuraient en dehors de la propriété en dépit de l’interdit. Je vois encore ce paysage chargé de champs d’avoine, d’orge et de blé ; aussi ces oliveraies et orangeraies.

–Quel panorama plantureux, mon Lili ! J’en ressens la chaleur, j’en perçois la musique, je me rappelle cette fantasia au Maroc !

–Les gosses exploraient des parcelles de terrain en friche, les fossés en bordure de chemins de terre, les amas de cailloux, les garrigues qui exhalaient les parfums d’une flore variée et odorifère. De nombreuses graminées s’y développaient comme l’alfa, ou le roseau avec lesquels les gamins fabriquaient des épées ou des lances, à l’aide de couteaux discrètement empruntés dans la cuisine de la ferme. Pas un arbre dans ces espaces incultes, mais, entre autres, des massifs de valériane poussant sur des rocailles. Ils l’appelaient « l’herbe à chat », car les chats sauvages aimaient s’y cacher pour attraper un lézard figé au soleil. Le chiendent dactyle avec ses cinq inflorescences rougeâtres, prompt à envahir les plantations, proliférait. Le contremaître veillait à ce qu’un travail à la pioche, véritablement de forçat, répétitif et acharné, évitât cela. Comme quand j’étais gamin, la grande passion des enfants était de découvrir et jouer avec les insectes qui s’accommodaient à leur façon de la brûlure solaire, dissimulés parmi les pierrailles ou les maigres touffes végétales asséchées. Ils chassaient les fourmis noires ou rouges, les gendarmes, les mille-pattes et ces amusants cloportes gris. Tu as dû en voir, ils se mettent en boule pour se défendre. L’objectif principal demeurait la trouvaille de gros scarabées ou autres coléoptères de belle taille, tu n’aurais pas aimé !

Les lance-pierres qu’ils appelaient plutôt « stacs » n’atteignaient guère les petits rongeurs, et exceptionnellement des perdrix que les Kabyles ou les Arabes rapportaient chez eux pour améliorer l’ordinaire. Les enfants acquéraient aussi, au fil de leurs escapades discrètes, l’assurance d’explorateurs aguerris. Je les entends encore se disputer amicalement : « Crache-moi dessus si c’est pas vrai ou’Allah ! », « Purée, la tchiklala (le ramdam) qu’y fait çuila ! »

À la fin de mon rêve, j’ai vu Manu rentrer en catimini chez lui. Il passa devant un musulman qui égorgeait un coq. Dans les yeux du gamin, j’ai lu la manifestation d’une interrogation inquiète !

–Il devait confusément ressentir un danger, et l’histoire allait lui donner raison, mon Lili !

Sophie clôtura le dialogue, car son portable sonnait sur la table de nuit : son geste fut vif, puisqu’il était hors de question de ne pas répondre à l’appel d’une de ses filles. « Hors de question » était son expression favorite souvent formulée inconsciemment, mais reflétant sa main de fer dans un cœur angoissé de velours : « Ah, Ophélia, bonjour, ma petite chérie, les enfants ne t’ont pas réveillée trop tôt cette fois-ci ? »

Jean avait compris ce qu’anticipait le message de Manu. Le mystérieux directeur de son onirisme lui annonçait par ce biais une période de larmes et de sang. Il la vivrait dans ses futures nuits agitées. La folie irrationnelle et la barbarie inconditionnelle domineraient l’histoire. Il espérait qu’un esprit supérieur, dans un au-delà indéfini, possédât une clairvoyance intraitable et confondît les « méchants » à venir, de toutes factions.

Confutatis maledictis, en quelque sorte « les méchants seront jugés », chantaient les chœurs du Requiem de Mozart, qu’il écoutait fréquemment. Cette musique sacrée transcendait son imagination et le propulsait alors sur un Sentier lumineux, quelque part vers un univers imaginaire.

Il n’avait pas mentionné à Sophie qu’à l’issue de sa nuit envoûtante, il avait été délicieusement frappé par la rémanence olfactive d’un plat le ramenant à son enfance. S’il l’avait signalé, Sophie l’aurait envoyé passer un scanner cérébral à la recherche d’une tumeur, évidemment maligne, car entre deux hypothèses c’était la pire qu’elle envisageait toujours.

Le délectable fumet provenait d’une spécialité culinaire de sa grand-mère paternelle Antoinette. Une sensation tellement intense et enivrante qu’il se demanda avec une incohérence manifeste si elle n’avait pas tenu les fourneaux, à quelques pas dans la cuisine, durant ces instants maintenant éclipsés. Ce délicieux parfum lui rappelait un chef-d’œuvre gustatif, élément précieux de l’empreinte d’une histoire encore heureuse :

Une « Pitze semoule aux gratons », cuite dans une poêle couverte d’une cheminée centrale. Son directeur de rêve avait malicieusement proposé cette senteur émotionnelle gratifiante à son élève attentif. Selon le même principe de la récompense d’une otarie bien dressée, avec une sardine.

Jean interpréta cette situation comme un conditionnement nocturne qui signifiait que le personnage reviendrait. Mentalement, ce ne fut pas cet inconnu autoritaire qu’il remercia, mais mamie Antoinette, dont certaines de ses expressions oubliées resurgirent au réveil : « Mange, mon fils, que tu ne sais pas çuila qui te mangera ! », « Jean, arrête de me regarder avec ces yeux de merlan frit, si tu veux un gâteau, tiens, prends un croquet ! Mais j’ai aussi des makrouts fourrés aux dattes de chez Lubrano, mon épicier de la marine. »

Jean se souvint tout à coup de ce personnage mentionné par sa mamie, perdu dans les geôles de sa mémoire. Il dirigeait la modeste échoppe qui se situait à une centaine de mètres de la maison de ses grands-parents de Ténes. Quand, petit, il traînait devant chez lui, loin du périmètre autorisé par ses parents, cet homme jovial et à l’accent local prononcé, lui criait :

–Po, Po, Po Jean, retourne fissa (rapidement), j’ai bien dit fissa dans ta baraque, je te surveille !

Sur ces injonctions, Jean regagnait ses pénates, observant la Méditerranée sur sa droite, à contrecœur, le pas lent. Il entendait toujours, pourtant éloigné, cette voix persévérante :

–Allez, tâche moyen de pas trop te fatiguer. Ma parole t’ia déjà pris les habitudes du pays : doucement le matin, pas trop vite le soir !

Un tango à la surface del’eau

À la façon des sauts désordonnés d’un cabri, les turbulences du destin avaient attribué à Jean, des ancêtres européens du sud, une nationalité française, puis un statut particulier : il devint un jour « pied-noir ».

Ce terme le désignait apparemment comme un élément douteux de la société lorsque, plus jeune, il arriva en France. Il en allait ainsi du monde des croyances dont les esprits préféraient, par paresse ou incapacité intellectuelle, se complaire dans la rumeur malsaine plutôt que pousser la réflexion jusqu’à l’analyse des réalités de l’Histoire. L’ignorance paraissait préférable à la torture morale du questionnement. Le jeu des bonimenteurs se trouvait renforcé grâce à cette facilité de manipulation mentale des foules.

Ce fut le cas en cette circonstance où ses pieds foulèrent sans retour imaginable le sol de la métropole.

La naissance de Jean l’avait marqué, sans qu’il ne l’ait choisi, de ce sceau du versant sud-méditerranéen, de surcroît lors d’une époque troublée : il en assumerait toute sa vie la particularité. Sans communautarisme revendiqué, il souhaitait cependant vivre en représentant discret de son origine, fier de l’œuvre familiale accomplie.

Sa notoriété de médecin ne lui avait pas fait oublier qu’il descendait d’une lignée de plusieurs générations de modestes pêcheurs de la baie de Naples. Ils s’étaient installés sur les côtes de l’Algérie française, là où ils avaient depuis longtemps pris l’habitude d’en exploiter les ressources maritimes. À cette époque, la colonie se cherchait un statut et présentait une migration anarchique, mal contrôlée, dont le contingent de Français était encore minoritaire.

Les gens de peu de la famille de Jean avaient, sur place, exercé un incroyable labeur et y devinrent français à la suite de différents décrets administratifs, mais en premier lieu par choix assumé. Ils se sentaient nimbés de l’espérance de construire une vie meilleure. Ces colons-là, dans le désordre de la naissance de l’Algérie française, avaient lié leur sang à des foyers d’origine espagnole, tout aussi économiquement faibles et qui travaillaient à l’origine dans le domaine agricole. L’heure de leur progression sociale avait fini par sonner, après que plusieurs générations arpentèrent patiemment le temps. Ils poursuivirent leur quête de bonheur après une fuite provoquée par la terreur.