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Le souvenir d’un passé historique, une légende, des rites orthodoxes, un exorcisme, du sexe, des meurtres, du suspense et surtout une vieille dame excentrique qui voit et sait tout ce qui se passe à Tolo. Une Miss Marple version grecque !
À PROPOS DE L'AUTEURE
Cristina Funes-Noppen est née en Italie et fut naturalisée belge à 25 ans. Ambassadeur hre de Belgique, écrivain et peintre, elle a suivi d’abord la carrière de son père, également ambassadeur, puis celle de sa mère, italienne et peintre surréaliste. Ses nombreuses années vécues à l’étranger l’ont familiarisée à diverses cultures allochtones. Ses œuvres sont parsemées d’informations de nature ethnographique.
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Seitenzahl: 395
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Des hommes, des femmes et des bêtes, tome 1, Éditions Persée, 2011
Des hommes, des femmes et des bêtes, tome 2, Éditions Persée, 2012
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Bien vivre : remèdes naturels, astuces et recettes du monde entier, Éditions Persée, 2016
Un théâtre d’ombres et autres nouvelles, coll. « La Traversée du Miroir », Éditions Persée, 2018
Hélène son T-shirt vert pomme, Éditions Persée, 2019
Chroniques impertinentes…, 180° éditions, 2021
180˚ éditionsMangez local, lisez local !
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Couverture : L’homme transpercé, technique de la tempera sur bois, peinture de Marie Noppen de Matteis
ISBN : 978-2-940721-15-3
Tous droits strictement réservés. Toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie, microfilm ou support numérique ou digital, sans l’accord préalable et écrit de l’éditeur, est strictement interdite.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Pour bien comprendre l’étrange et perturbant récit qui suit, il me paraît utile de préciser succinctement l’histoire de Nauplie et d’expliquer pourquoi ses habitants croient que les fantômes du bourreau albanais et de son assistant algérien rôdent encore la nuit dans leur ville.
Nauplie appartint à la République de Venise de 1388 à 1540, date à laquelle, suite à la troisième guerre vénéto-ottomane, Venise dut céder Nauplie à l’Empire ottoman qui en fit la capitale du Péloponnèse. Grâce à la victoire de Francesco Morosini, futur doge de Venise, Nauplie redevint à nouveau vénitienne en 1686 lors de la guerre de Morée et les Turcs en furent expulsés.
Venise maintint son emprise sur Nauplie jusqu’en 1715. En cette année, les Turcs reconquirent la ville, massacrèrent la population et importèrent pour leurs besoins en main-d’œuvre des chrétiens d’Albanie. Melina et Andreas, dont il sera question dans le récit que je vous conterai, étaient des Grecs d’origine albanaise, descendants de ces chrétiens arrivés dans leur nouvelle patrie au dix-huitième siècle.
La présence vénitienne a donné au niveau architectural un charme certain à cette petite ville. Nauplie devint, après la guerre d’indépendance de 1821 menée à l’encontre de l’Empire ottoman, capitale de l’État grec libre. Elle le resta de 1824 à 1834.
En 1832, les troupes françaises occupèrent cette ville et finalement les grandes puissances de l’époque, France, Russie et Grande-Bretagne, se mirent d’accord et le fils cadet du roi de Bavière, sous le nom d’Othon Ier, accéda au trône grec et cela conformément au Traité de Londres et également suite à l’aval du Parlement de Nauplie, obtenu en date du 8 août 1832. En fait, le choix porté sur le puîné du roi de Bavière advint après que Léopold de Saxe-Cobourg à qui avait d’abord été offert ce trône l’eut refusé.
Othon Ier ne tarda pas à se montrer hostile aux héros grecs de la guerre d’indépendance, ce qui ne le rendit pas populaire !
C’est lui aussi qui introduisit l’utilisation de la guillotine pour les exécutions publiques des condamnés à mort et qui, en 1834, fit transférer la capitale de Nauplie à Athènes.
L’introduction de la guillotine en Grèce fut problématique. Avant Othon Ier, les exécutions étaient très rares et réalisées par armes à feu.
Sous Othon Ier, un bourreau officiel fut nommé en tant que fonctionnaire de l’État grec, ce premier bourreau était de nationalité française.
Au début, cet « outil » voyageait de ville en ville, selon les nécessités, et les exécutions étaient toujours publiques. À Massologi, un groupe de détenus attaqua violemment le bourreau français. Ce dernier, sous le choc et craignant pour sa vie, démissionna sur-le-champ.
Il fut remplacé par un bourreau de nationalité albanaise, son assistant était algérien. Leur première exécution se tint à Argos, il s’agissait de décapiter trois bandits. De deux choses l’une : soit la guillotine était défectueuse, soit ces deux lascars ne connaissaient vraiment pas leur métier, et le « travail » fut si abominablement accompli, que le public, estomaqué et révulsé, les assaillit. Ils en sortirent vivants, mais de justesse.
L’administration d’Othon décida alors que la guillotine ne voyagerait plus, toute exécution allait devoir se tenir à Nauplie et nulle part ailleurs.
Pour la sécurité du bourreau et de son assistant, ils allaient dorénavant être logés sur une presqu’île de Nauplie dans la forteresse de Bourdzi, forteresse qui avait été érigée par les Vénitiens au quatorzième siècle pour se protéger des Ottomans. Ils y vécurent cloîtrés et n’en sortaient que protégés par l’armée et uniquement dans l’exercice de leur profession.
Après huit ans de « loyaux services », ils démissionnèrent et les autorités acceptèrent de les laisser partir. Ils quittèrent leur presqu’île, en essayant de passer inaperçus en traversant la ville, et emportèrent avec eux leurs récompenses pécuniaires. Les habitants de Nauplie réussirent à les rattraper pour les assassiner et les jetèrent avec leurs deniers à la mer. Ils n’en voulaient pas de leur argent sale ! Ils en firent autant avec la guillotine, jetée également dans la mer Égée.
On raconte que les fantômes du bourreau et de son assistant rôdent la nuit dans Nauplie, se vengent des habitants et essaient de récupérer leurs soldes au fond de la mer.
Depuis lors et encore de nos jours, les parents à Nauplie, lorsque leurs enfants ne sont pas sages, les menacent souvent d’appeler ces fantômes, menaces qui avaient et ont encore l’art de calmer rapidement tous les caprices.
Melina et Andreas étaient mariés depuis huit ans, ils vivaient à Nauplie dans le Péloponnèse. Andreas était propriétaire d’un joli petit magasin où il vendait, assisté par sa femme, des souvenirs aux touristes.
Il y a toujours beaucoup d’étrangers qui visitent cette séduisante ville qui connut un passé mouvementé.
Le magasin d’Andreas était bien situé dans la vieille ville, entouré de maisons datant de l’époque vénitienne ainsi que de quelques mosquées ottomanes. Il gagnait bien sa vie pendant la période touristique, de juin à octobre il y avait beaucoup de passage et un nombre tout à fait satisfaisant de clients. L’hiver, par contre, la famille devait faire attention aux dépenses, d’autant plus que deux enfants étaient déjà à leur charge : Tasos de sept ans et Ana de quatre ans.
Tasos était un garçonnet maigrelet, bien sage et studieux, la petite sœur une vraie peste. Elle piquait souvent des colères et cassait lors de ses crises tous les objets à sa portée.
« Ana, si tu n’arrêtes pas de crier et de casser tout ce qui te passe entre les mains, j’appelle le bourreau albanais et même son assistant algérien », disait souvent Melina à sa fille. Ana avait très peur de ces fantômes et les menaces maternelles faisaient leur effet, mais terrorisée, elle commença à faire des cauchemars et se réveillait fréquemment la nuit en pleurs.
« Tu devrais arrêter de la menacer avec cette histoire de fantômes », disait régulièrement Andreas à sa femme, mais Melina, excédée par Ana, se référait souvent à l’Albanais, à l’Algérien ou aux deux à la fois, et cela chaque fois qu’Ana l’exaspérait, ce qui arrivait souvent.
Ana partageait une chambre avec son frère.
« Maman, je ne veux plus dormir avec Ana, elle me réveille tout le temps avec ses cauchemars, ses cris et ses pleurs. Je commence à me sentir très fatigué, je n’en peux plus. »
« Tasos, il n’y a pas d’autres chambres à coucher dans notre appartement, tu le sais ! Si Papa devait faire de bonnes affaires lors de la prochaine saison touristique, je te promets que nous essaierons de déménager et de louer une maison avec trois chambres à coucher. En attendant, mets un peu d’ouate hydrophile dans tes oreilles lorsque tu vas te coucher et sois patient avec ta petite sœur. Je sais qu’elle est difficile, mais tu es quand même son grand frère et en tant que tel, c’est ta responsabilité de veiller sur elle ! »
Quelques années s’écoulèrent, Andreas et Melina n’avaient néanmoins toujours pas pu se permettre de déménager afin de louer une habitation plus spacieuse.
Ana entre-temps avait onze ans, et continuait à faire ses cauchemars. Le bourreau de Nauplie lui rendait souvent visite dans ses rêves et Tasos continuait à être réveillé par sa sœur. Il l’aimait bien sa petite sœur, enfin du moins lorsqu’elle ne se montrait pas cruelle comme cela avait déjà été le cas ! Il tenait cependant à obéir à sa mère et donc à prendre soin d’Ana, mais franchement il se sentait très fatigué, il dormait peu et mal. Les tampons de coton dans ses oreilles atténuaient le volume sonore des hurlements de sa sœur, mais pas suffisamment. Il fallait trouver une solution. Ses études au lycée commençaient à s’en ressentir.
Andreas avait un cousin au troisième degré, Aristoteles, qui était pope. Le père d’Aristoteles avait été pope lui aussi, ce qui arrive souvent en Grèce… il s’agit là de fonctions presque héréditaires ! Contrairement à son père qui avait été ordonné lorsqu’il était déjà marié, Aristoteles avait été ordonné diacre lorsqu’il était encore célibataire. Il n’avait donc plus le droit de convoler en justes noces. En effet, dans la religion chrétienne orthodoxe, un homme marié peut devenir pope, mais un célibataire une fois ordonné n’en a plus le droit. En tant que pope célibataire, il est éventuellement éligible par le Saint-Synode à l’épiscopat, du moins s’il a suivi un enseignement en théologie. Les popes mariés, par contre, études de théologie ou pas, ne peuvent aspirer à cette haute fonction.
Ce lointain cousin n’avait pas encore réussi à se faire nommer évêque, cependant il avait été promu, et ce depuis bien longtemps, de diacre à prêtre. Aristoteles était connu pour son érudition, ce qui n’est pas fréquent chez les popes. Il gardait donc bon espoir, logiquement il finirait, tôt ou tard, par accéder à cette importante charge pastorale.
Aristoteles vivait seul à Tolo.
Tolo était à l’époque un village en bord de mer de plus ou moins mille habitants, situé à une vingtaine de kilomètres de Nauplie. À la fin du dix-septième siècle, des Crétois fuyant l’occupant turc vinrent s’installer dans ce village. Ces Crétois étaient agriculteurs ou bergers et durent s’adapter. Pour survivre, ils durent se reconvertir à la pêche.
Craignant la mer et se lançant dans une nouvelle occupation dont ils ne connaissaient même pas les rudiments de base, pour s’attirer la protection des cieux, ils construisirent sur la petite île située dans la baie de Tolo un sanctuaire en l’honneur de la Vierge et de Constantin leur saint protecteur. Ils placèrent dans ce sanctuaire, en les accrochant sur l’iconostase, deux belles icônes anciennes : l’une représentant la Mère de Dieu et la deuxième représentant leur saint.
Ils bâtirent également à l’entrée du village une petite église dans laquelle ils placèrent là aussi trois autres belles icônes, tout aussi anciennes que celles placées dans le sanctuaire, icônes qu’ils avaient réussi à emporter lors de leur fuite.
Le pope de Tolo était en charge, assisté en ses fonctions par des sous-diacres et des lecteurs, tant de l’église que du sanctuaire, ainsi que d’autres petites églises dans des villages avoisinants.
Pour célébrer dignement l’anniversaire de Tasos, qui venait d’avoir ses quatorze ans et qui portait une affection toute particulière à son cousin Aristoteles, Andreas et Melina décidèrent de lui rendre visite à Tolo. Ils s’y rendirent accompagnés non seulement de leur fils mais aussi d’Ana. Celle-ci, en sus de sérieux problèmes caractériels dont elle souffrait depuis son enfance, était déjà entrée en plein, bien que n’ayant que onze ans, dans sa crise d’adolescence, ce qui avait exacerbé ses problèmes préexistants ! Elle était devenue encore plus difficile à vivre et à supporter.
Arrivés à Tolo et installés devant quelques rafraîchissements et sucreries qu’avait fait préparer le pope pour fêter l’anniversaire de son jeune cousin, Tasos sauta sur l’occasion :
« Pater, je voudrais moi aussi, un jour, être ordonné pope. Vous, vous vivez seul. Si je pouvais habiter avec vous à Tolo, vous pourriez déjà m’enseigner tant de rites et de préceptes avant que je ne rejoigne le séminaire de Patnos où je voudrais aller étudier dans deux ou trois ans. Pour ma part, je pourrais vous aider dans la vie de tous les jours, je pourrais entre autres m’occuper de votre jardin et de vos poules. Contrairement à Ana, moi j’aime tous les animaux et j’en prendrai bien soin. »
Les parents ne s’attendaient pas à cette proposition, Tasos ne leur avait dit mot ni de son intention d’aller s’installer chez son cousin ni de vouloir rejoindre ce séminaire. Aristoteles ne s’y attendait vraiment pas non plus. Tasos était un gentil garçon studieux, un peu timide, de compagnie agréable et discrète et c’est vrai que le pope se sentait parfois bien seul.
Pour Andreas et Melina, c’eût été un honneur d’avoir un jour un fils pope et, bien que surpris, l’idée ne leur déplut pas. Tasos à Tolo, ils pourraient également mieux suivre Ana et ses tribulations. Ils en discutèrent entre eux encore pendant une bonne demi-heure et finalement tout le monde tomba d’accord, la proposition de Tasos ainsi que ses aspirations religieuses rencontrèrent l’approbation générale et Tasos s’installa chez son cousin.
Les années passèrent. Tasos, après avoir terminé son séminaire et suivi par la suite sa formation en théologie à l’institut de Halki, fut ordonné diacre à son tour et nommé en charge de la paroisse de Tolo en remplacement de son cousin qui finalement avait été élu par le synode et nommé évêque, auxiliaire auprès de Son Éminence le Métropolite Stenakis, primat d’Hydra, de Spetses et d’Égine, et cela pour la grande joie et orgueil de l’intéressé, mais aussi de toute sa famille.
Tolo, entre-temps, comptait deux mille âmes, c’était devenu une petite ville.
À Tolo, le pope ainsi qu’Eugenia, une enseignante de l’école primaire à la retraite depuis quelques années, une vieille fille très excentrique à qui l’on attribuait le don de double vue, étaient certainement les deux personnalités les plus respectées par les habitants de l’endroit.
Les temps avaient changé pour Tolo. Ce n’était plus le village de pêcheurs d’antan. La pêche avait été oubliée et presque tous les habitants s’étaient reconvertis qui en restaurateurs, qui en propriétaires d’hôtels, de campings, de magasins d’alimentation, de souvenirs, d’habillement, de bars. Il y avait déjà à Tolo deux agences immobilières, une compagnie de taxis, une agence de voyages, un petit cinéma, deux médecins, un dentiste et deux pharmacies. Cette petite ville ne vivait plus qu’à l’heure du tourisme.
Cet ex-village n’est ni beau ni laid, mais la baie de Tolo est par contre spectaculaire et totalement protégée des vents. La mer d’un bleu turquoise est une vraie huile, ce n’est que tard dans l’après-midi que quelques vagues atteignent la baie. Les vacanciers de tous âges peuvent y nager pendant des heures sans se fatiguer. Ces caractéristiques expliquent l’engouement et le nombre de touristes qui vont passer là-bas régulièrement leurs vacances.
Le sanctuaire sur la petite île avait été « modernisé ». Les autorités locales y avaient fait arriver l’eau potable par une tuyauterie passant sous le fond marin allant de la berge jusqu’au versant côté ville de cet îlot, ils avaient également fait installer l’électricité et construire une petite cuisine et une toilette.
On pouvait désormais non seulement y célébrer la Saint-Constantin au mois de mai tous les ans, et cela en grande pompe, mais également y organiser des baptêmes, des chrismations (cérémonies orthodoxes correspondant plus ou moins à la première communion et à la confirmation des catholiques de rite latin), ainsi que des mariages ; réceptions et/ou déjeuners à l’appui, tirant profit de la cuisinière et du four électriques, ainsi que du frigo dont avait été équipée cette petite cuisine.
Les différents traiteurs et restaurateurs laissaient souvent dans les armoires de cette cuisine des victuailles non périssables à réutiliser lors des prochaines festivités qu’ils allaient devoir sporadiquement organiser en ces lieux.
Tous les habitants de Tolo se connaissaient. Certains toutefois ne s’adressaient pas la parole, cultivant ainsi de vieilles animosités et rivalités.
Vangelis et sa sœur Mari étaient propriétaires d’un charmant petit hôtel, en fait le plus bel hôtel de Tolo, disposant de plusieurs studios, pieds dans l’eau, donnant directement sur la plage juste en face de l’île. Ils en avaient hérité de leurs parents, en indivision avec leur frère aîné Evangelos avec lequel ils s’étaient bagarrés à la suite de vives discussions sur la répartition de l’héritage. Les deux plus jeunes n’adressaient plus la parole à l’aîné, et évidemment vice-versa. Ils finirent quand même par devoir se mettre d’accord et divisèrent l’hôtel des parents en trois entités égales. Vangelis et Mari joignirent leurs parts et donnèrent à leur hôtel le nom de « Chez Mavi », soit un mot composé de consonnes et de voyelles tirées de leurs deux prénoms. Evangelos, dans le tiers qui lui fut dévolu, transforma les mini-appartements en de simples chambres pour gagner en espace et accueillir un plus grand nombre de clients. Il nomma son hôtel « Chez Tilla ».
Vangelis et Mari auraient souhaité acheter également un fort beau restaurant qui venait d’être mis en vente, ce restaurant jouissait d’une toute grande terrasse donnant directement sur la mer. Le prix demandé par le vendeur, un vieux monsieur qui voulait quitter Tolo pour aller s’installer à Athènes, dépassait leurs capacités financières.
Vangelis commençait tout doucement à avancer en âge, et il envisageait de se marier. Il souhaitait joindre l’utile à l’agréable, et espérait trouver l’épouse idéale, une jeune femme qui lui apporterait le montant additionnel, en sus du capital dont sa sœur et lui-même disposaient déjà, afin de leur permettre d’acheter le restaurant qu’ils convoitaient.
Eugenia, depuis qu’elle était à la retraite, passait de nombreuses heures assise sur une petite chaise en paille sur le devant de sa porte. Elle observait, rien ne lui échappait. Ses anciens élèves venaient lui rendre visite assez régulièrement. Elle organisait parfois des séances divinatoires et installait pour ce faire un gros chaudron devant elle.
Ceux qui souhaitaient qu’elle leur prédise l’avenir et surtout qu’elle leur indique qui épouser devaient y jeter des pièces de monnaie. Elle entrait alors en transes, regardait le fond du chaudron, y apercevait le visage de celle ou de celui qui conviendrait le mieux comme conjoint. En fait, elle connaissait bien le caractère de ses anciens élèves et elle avait l’art de bien les accoupler ! Pour rendre ses transes plus crédibles et impressionner son public, elle s’efforçait, lors de ces séances, de donner l’impression d’être habitée par un esprit. Elle éructait des phrases assez obscènes et se lançait souvent dans des descriptions de scènes pornographiques. Son public impressionné l’écoutait presque religieusement et suivait ses conseils à la lettre.
Vangelis ne l’avait pas consultée. Les jeunes filles « disponibles » en ce moment à Tolo et en âge de se marier ne disposaient pas de comptes en banque suffisamment bien alimentés pour réaliser son rêve. Il savait qu’il devait aller chercher ailleurs.
À Nauplie, Ana avait finalement réussi à terminer ses études au lycée. Toujours caractérielle, elle était encore aux prises avec ses fantômes et avec ses cauchemars, heureusement, depuis des années, elle dormait seule dans sa chambre. Elle était devenue jolie, rien d’exceptionnel, mais jolie quand même. Une typique beauté méditerranéenne : taille moyenne avec un corps bien proportionné, longs cheveux noirs, une jolie peau olivâtre bronzée tout au long de l’année, un profil grec, une bouche charnue, de belles dents régulières et blanches et une poitrine des plus voluptueuses qui attirait de nombreux regards. Deux petits défauts : un front un peu trop bas et des mains d’hommasse en forme de spatule laissant supposer une force physique peu ordinaire pour une jeune fille. Elle avait déjà eu quelques soupirants, rien de sérieux néanmoins.
Elle travaillait depuis quatre ans dans le magasin de ses parents et les affaires marchaient bien. La saison touristique s’était allongée et couvrait maintenant presque toute l’année. Des touristes étrangers débarquaient non seulement en été, mais visitaient la ville dès le printemps et également en automne. En hiver, des habitants d’Athènes venaient souvent y passer leurs fins de semaine. Andreas et Melina gagnaient maintenant tout à fait bien leur vie.
« Ana, cela fait longtemps que nous n’avons plus pris de vraies vacances, les affaires sont bonnes, tu t’en sors bien avec le magasin, les clients semblent t’apprécier. Ton père et moi voudrions aller passer trois semaines en Albanie. Nous y avons encore de très lointains cousins, et cela nous ferait plaisir de les rencontrer, retrouver les traces de nos familles et de nos origines. Est-ce que nous pouvons te laisser seule en charge ? Du reste, si tu devais avoir un problème, ton frère n’est pas bien loin et pourra toujours te donner de sages conseils. »
Ana acquiesça, elle était ravie à l’idée de se retrouver maître des lieux pendant presque un mois.
Et les parents partirent en voiture vers leur destination.
Ana se débrouillait fort bien, elle vendait beaucoup, peut-être même plus maintenant qu’elle se retrouvait seule dans le magasin. Ses clients étaient principalement des hommes qui n’étaient de toute évidence pas insensibles à son charme. Ils s’attardaient devant la marchandise et finissaient par acheter plus qu’ils n’avaient initialement envisagé.
Sa mère lui téléphonait de temps en temps, tout allait pour le mieux.
Deux semaines s’écoulèrent et advint un grand malheur. Ses parents avaient trouvé la mort dans un accident de voiture sur la route entre Saranda et Bothrotum. Dans une courbe étroite sur la route du littoral, un camion les avait percutés à grande vitesse en sens inverse. La voiture d’Andreas et de Melina avait ainsi été propulsée sur les rochers et avait fini sa chute au fond de l’eau dans la mer ionienne. Des recherches étaient en cours pour repêcher le véhicule et en extraire les cadavres. Les chances de les retrouver vivants étaient cependant nulles.
Ana et surtout Tasos, informés par la police, étaient sous le choc. Ana ferma le magasin et s’installa pour quelques jours à Tolo chez son frère. Réunis sous un même toit, ils pouvaient se porter mutuellement réconfort et examiner la suite à donner à ce drame, des décisions d’ordre pratique devaient malheureusement également être prises.
Ils furent obligés d’examiner ensemble diverses options : se rendre tout de suite en Albanie ou attendre à Tolo que les corps soient repêchés ? Comment rapatrier les corps s’ils devaient finalement être récupérés ? Comment et où organiser des funérailles ? Garder ou vendre le magasin à Nauplie ? Que faire de l’appartement des parents ? Comment contacter l’assurance au tiers des parents via un avocat ou directement ? Ils craignaient que l’assurance n’essayât comme le font souvent les assurances, de traîner et de limiter l’indemnisation qui leur serait due, d’où cette question et la nécessité de se mettre d’accord sur la marche à suivre. Quant à l’assurance albanaise du camionneur, là aussi, devaient-ils de préférence contacter eux-mêmes un avocat ou simplement laisser faire l’assurance grecque des parents avec leurs propres conseillers légaux ? Toutes des questions pratiques auxquelles ils se devaient de réfléchir et d’en discuter entre eux avant d’agir !
Tout Tolo apprit la mort tragique des parents du pope et de sa sœur. Il y eut un défilé de quasiment tous les habitants pour venir présenter leurs condoléances.
Vangelis aperçut ainsi pour la première fois Ana. Il la trouva jolie.
De bien mauvaises nouvelles continuaient d’arriver d’Albanie. Ni le véhicule et encore moins les corps n’avaient été retrouvés. Les jours passaient et toujours rien. Il apparut clairement qu’il n’aurait servi à rien de se rendre sur place. L’impression d’Ana et de Tasos que les autorités albanaises ne semblaient pas faire grand cas de cet accident mortel, ni de sérieux efforts pour tenter de récupérer les corps de leurs parents, se confirma au fil des jours. Les diverses autorités à Tirana concernées par cet accident ne répondaient même plus aux questions que l’ambassade de Grèce sur place leur posait, quant à l’assurance du camionneur, là aussi… silence total.
« Ana, cela fait déjà quinze jours que Maman et Papa sont morts dans cet affreux accident. Je crois qu’en Albanie cela leur est bien égal que leurs corps restent à jamais au fond de la mer. Il ne faut plus espérer pouvoir les enterrer ici en Grèce. Nous pourrons uniquement continuer à célébrer les rites funéraires en leur mémoire, comme nous l’avons déjà fait après le troisième et le neuvième jour de leurs décès, mais je vais demander aussi au pater Socrates de célébrer in absentia une messe des morts dans l’église Agios Spyridon, église que Maman fréquentait assidûment. Elle était très proche de son pope et les amis de nos parents à Nauplie pourront ainsi participer à cette messe sans devoir se déplacer. Quarante jours après leurs décès, il faudra également aider leurs âmes à quitter ce monde. Ceci signifie, en faisant les calculs, que cette cérémonie devra se tenir dans exactement vingt-cinq jours. Il me semble opportun que le pater Socrates officie à nouveau en cette occasion dans son église. N’oublie pas de préparer un grand kolliva, le gâteau prescrit par nos observances religieuses. Je compte sur toi pour que tu le confectionnes convenablement. Quant aux problèmes pour l’indemnisation, nous avons pris un avocat, laissons-le faire, nous en occuperons plus tard. »
Ainsi fut fait. Ana rentra à Nauplie, prépara le moment venu le gâteau, mais ne rouvrit pas le magasin.
Les deux cérémonies religieuses célébrées par le pope Socrates se tinrent comme prévu dans l’église Agios Spyridon à Nauplie, tout comme la séance chez le notaire pour la succession, les nombreuses réunions avec le conseiller de leurs parents à la banque, les entretiens avec leur avocat ainsi qu’avec le conseiller juridique de l’assurance contre tiers.
L’appartement qu’habitaient les parents et où étaient nés leurs deux enfants avait été loué pendant de longues années, mais lorsque les affaires avaient pris un tournant favorable, Andreas et Melina avaient fini par l’acheter. L’héritage comprenait donc ledit appartement, le magasin dans la vieille ville, un portefeuille d’actions et un compte en banque tout à fait « honorable » et au moment venu, mais cela risquait de traîner, l’indemnisation versée par l’assurance.
Tasos et Ana en discutèrent. Ana certes était douée pour la vente, mais la comptabilité et les relations avec les divers artisans et grossistes pour l’achat des fournitures n’étaient pas vraiment son fort.
Tasos avait appris qu’à Tolo, Vangelis et Mari avaient décidé de vendre une assez grande villa qui leur appartenait dans la rue Bouboulinas, donc bien située, car ils avaient besoin de fonds pour acheter le grand restaurant avec la belle terrasse sur mer, qui était en vente.
Le prix que le frère et la sœur demandaient pour cette villa parut raisonnable au pope.
« Ana, si nous vendons l’appartement et le magasin à Nauplie, le partage de l’héritage sera plus facile entre nous deux. Avec l’argent qui te reviendra, tu seras à même d’acheter cette villa rue Bouboulinas à Tolo et tu pourrais en faire un B&B. T’occuper du magasin, à toi toute seule, risque de s’avérer problématique. Je pense par contre que cela devrait te plaire de tenir un B&B, et ce devrait être logiquement plus facile que de gérer le magasin. Tu gagnerais convenablement ta vie et tu habiterais dans la même petite ville que moi. Nous pourrions ainsi nous voir plus fréquemment. Je crois que ce serait la meilleure solution. »
Ana acquiesça et les deux propriétés furent mises en vente à Nauplie, elles se vendirent rapidement et bien.
Le partage de l’héritage se passa sans heurts entre frère et sœur.
Ana prit contact avec Mari et avec son frère pour acheter la villa qu’ils avaient mise en vente. Vangelis commença à faire la cour à la sœur de Tasos. Non, il n’était pas tombé amoureux, mais Ana était une belle jeune femme et, de toute évidence, bien dans ses papiers ! Ana acheta cette villa rue Bouboulinas et s’y installa immédiatement.
« Mari, je crois que j’ai trouvé la femme qu’il me faut. Ana est jolie, elle me plaît, elle est la sœur du pope, ça fait toujours bien d’en avoir un dans la famille et elle va nous apporter les fonds manquants pour acheter le restaurant. Nous pourrions la prendre avec nous en tant qu’actionnaire minoritaire. On n’aura même plus besoin de solliciter un crédit à la banque ! »
« Vangelis, maintenant avec l’argent de la vente de notre villa, le crédit à obtenir de la banque ne serait vraiment pas faramineux, on l’obtiendrait sans aucun problème et les taux sont pour l’instant intéressants. Fais confiance à l’instinct féminin, moi, cette femme je ne la sens pas. Je crois que ce serait une bien mauvaise idée que de l’épouser. »
« Mari, voilà bien les femmes ! Dès qu’il y en a une jolie qui apparaît, elles en disent du mal. Ne soyez pas tout le temps jalouses les unes des autres ! »
« Ce que tu peux être bête, mon cher frère. Que je sache, je suis jolie moi aussi et je m’en contrefiche de la concurrence. Je te dis que cette femme a quelque chose qui cloche. Fais-moi confiance. Du reste, pourquoi n’irais-tu pas consulter Eugenia ? Ses dons de double vue pourraient s’avérer utiles. »
Vangelis se laissa convaincre par sa sœur et se rendit chez son ancienne maîtresse d’école. Eugenia avait son chaudron devant elle. Elle était entourée par une dizaine de jeunes en âge de se marier. Ils avaient jeté des pièces de monnaie dans le chaudron et attendaient le verdict. Vangelis en fit autant. Eugenia se mit en transes et, après avoir comme d’habitude proféré quelques grossièretés pornographiques des plus explicites, commença à lire dans son chaudron et attribuer à chaque « consultant » la douce moitié dont elle voyait apparaître le visage sur le fond de son instrument divinatoire. Vint le tour de Vangelis et elle lui dit presque en hurlant : « Ne te marie surtout pas ! »
« Mari, je vois que tu t’es arrangée avec notre vieille sorcière. Le complot des femmes de Tolo à l’encontre de la jolie Ana. Vous auriez toutes préféré qu’elle restât à Nauplie ! L’effet que tu escomptais qu’allaient faire sur moi les prédictions d’Eugenia… eh bien, c’est raté. Au contraire, cela me convainc encore plus qu’Ana est la femme que je dois épouser. »
« Vangelis, je te jure que je n’ai rien dit à Eugenia et, crois-moi, tu ferais mieux d’écouter son conseil. Je ne sais si elle jouit vraiment du don de la double vue ou si elle fait de la mise en scène, mais elle connaît vraiment bien tous ses anciens élèves et elle a toujours prouvé être une marieuse hors pair. Son instinct de toute évidence lui inspire la même méfiance que le mien envers Ana. Je ne te veux que du bien, tu es mon frère adoré. Tu l’as à peine rencontrée ton Ana, tu ne la connais pas vraiment. Sois au moins prudent, attends quelques mois pour mieux la cerner et savoir à quoi et avec qui tu t’engages avant de te lancer tête baissée dans un mariage qui est supposé te lier pour toute la vie. Ne demande pas Ana en mariage, au moins pas maintenant. Je suis sûre que si nos parents étaient encore en vie, c’est le conseil qu’ils t’auraient donné. »
Vangelis ne fut pas convaincu par ce discours pourtant plein de bon sens de sa sœur ni par le conseil d’Eugenia et demanda dès le lendemain la main d’Ana. Elle accepta avec enthousiasme et ils décidèrent de se marier dans un mois, et cela bien qu’Ana était, et serait, encore en pleine période de deuil. Cela fit tiquer son frère le pope, mais Ana lui expliqua qu’elle n’avait jamais vécu seule, et qu’elle se sentait totalement perdue et déprimée dans sa grande villa. Elle ne voulait pas attendre !
Vangelis était un tout grand gaillard avec de splendides yeux verts tirant sur le jaune et une abondante chevelure brune à faire pâlir d’envie la moitié de la gent masculine tendant à devenir chauve à partir d’un certain âge, franchement un bel homme. Il était plus âgé de quinze ans que sa future femme, mais cela n’enlevait rien à son charme et cette différence d’âge ne dérangeait pas Ana.
Le mariage fut célébré religieusement par Tasos, sur la petite île dans la baie. Comme il est de coutume en Grèce, on ne célèbre pas de mariage civil, la loi ne le prévoit pas, le mariage religieux suffit.
Sur la petite île, Vangelis organisa une belle réception où furent conviés les membres de sa nombreuse famille, sauf son grand frère Evangelos évidemment, ses oncles, tantes et une ribambelle de cousins, ainsi que nombre de ses amis. Côté Ana vint uniquement, de Nauplie, une ex-copine de classe, la seule avec qui elle ne s’était pas encore bagarrée, ainsi que quelques vagues cousins. Son Excellence Aristoteles, qui ne ressentait vraiment aucune affection pour sa cousine au troisième degré, s’inventa une excuse et ne participa pas aux festivités.
Ces festivités se terminèrent tard le soir. Tout ce petit monde de fort bonne humeur rejoignit le petit port de Tolo, qui avec des barques à moteur, qui avec des voiliers. Ils étaient presque tous passablement imbibés.
Vangelis, revenu de l’île avec sa douce moitié, aménagea immédiatement dans l’ancienne villa qui lui avait auparavant appartenu en indivision avec sa sœur. Villa dont lui et sa sœur avaient également hérité à la mort de leurs parents, tandis qu’Evangelos s’était vu attribuer un supermarché. À savoir que les parents de cette fratrie comptaient de leurs vivants parmi les habitants les plus fortunés de Tolo.
Ana s’était déjà installée dans cette grande villa immédiatement après son acquisition, il y avait de cela exactement deux mois, et son mari l’y rejoignit donc.
D’un commun accord, les jeunes mariés reportèrent leur voyage de noces pour plus tard dans l’année. Du reste, ils n’avaient pas encore décidé où ils voulaient se rendre pour leur lune de miel. Pour l’instant, Tolo leur parut parfaitement faire l’affaire ! Vangelis, avec ses plans pour l’achat du restaurant, et Ana, encore en deuil et aux prises avec le suivi de l’accident de ses parents, étaient bien trop occupés. Ce n’était pas le moment de voyager.
Vangelis demanda à Ana de devenir un des partenaires du restaurant. Lui et sa sœur en seraient les principaux actionnaires, chacun d’entre eux avec quarante pour cent des parts, et elle avec les vingt restantes. Cette proposition convint parfaitement à Ana. Entre-temps, elle n’avait plus envie de transformer sa villa en un B&B. Elle se voyait fort bien travailler à la caisse de ce restaurant. L’acquisition fut donc conclue en ces termes et conditions et s’avéra rapidement résulter en un excellent investissement.
Tout semblait aller pour le mieux, le petit hôtel « Chez Mavi » marchait fort bien aussi et avait été donné en gestion à un cousin en qui Mari et Vangelis avaient entière confiance.
Par contre, les réticences de Mari à l’encontre de sa belle-sœur continuaient de plus belle. Les deux femmes ne s’aimaient vraiment pas.
Les cauchemars d’Ana persistaient, certes ces mauvais rêves ne perturbaient pas son sommeil toutes les nuits, mais de temps en temps quand même. En fait, lors de ses cauchemars, elle se voyait emportée de force par le bourreau albanais et par son assistant algérien et traînée vers la guillotine. Elle se démenait toujours de toutes ses forces en mordant ces mains qui essayaient de l’immobiliser et en donnant de violents coups de pieds à l’encontre de ses deux tortionnaires. C’était toujours au moment où elle réussissait à échapper à leur emprise et à la guillotine qu’elle se réveillait en hurlant et en pleurant.
Vangelis était toujours réveillé avant sa femme car, dans la réalité du lit conjugal, il était le malheureux récipiendaire des coups de pieds qu’elle lançait dans tous les sens pendant les longs instants que durait son cauchemar.
Vangelis en fut troublé et ressentit de la pitié pour sa femme, ses cauchemars la faisaient de toute évidence souffrir.
Ils partirent finalement en hiver en voyage de noces à Venise. Ils s’y rendirent en février pour le carnaval. Dans une rue étroite près du Ponte dei Sospiri, un Vénitien qui s’était déguisé en squelette et qui tenait une faux à la main s’amusa à essayer de faire peur au jeune couple. Cela fit rire Vangelis qui se prit au jeu, mais Ana fut réellement effrayée et tomba dans un état hystérique. C’était la vue de la faux qui l’avait mise dans un tel état. Il fut difficile de la calmer et de la ramener à la raison. Cette nuit- là, Ana rêva à nouveau du bourreau de Nauplie.
Ses cauchemars reprirent de plus belle. Ce n’était plus de temps en temps qu’elle succombait à son rêve macabre, mais deux, trois fois par semaine.
Après deux ans, à force de recevoir des coups de pieds en pleine nuit et d’être réveillé dans son sommeil, l’empathie de son mari envers Ana et envers son grave problème issu de son enfance finit par se transformer en franche irritation.
« Ana, ce serait peut-être bien de faire chambre à part. Tes cauchemars m’empêchent de dormir, sans compter le nombre d’hématomes sur mes jambes et sur mes bras. Au restaurant, on commence à me regarder en ricanant, ils pensent probablement que je suis un mari battu. Cette nuit, tu as même mordu à sang ma main gauche. Regarde dans quel état tu l’as réduite ! Je vais devoir aller chez le pharmacien pour faire soigner la blessure. Je vais devenir la risée de tout Tolo. Tu ne crois pas du reste que tu ferais bien de consulter un psychologue avec ton problème de cauchemars. Je sais, tu m’as raconté que tes parents t’avaient déjà amenée chez un psychologue à Nauplie et que cela n’avait rien donné, mais peut-être que cela vaudrait la peine de réessayer et d’en voir un autre plus qualifié à Athènes. Éventuellement, consulte aussi un psychiatre, ce ne serait pas une mauvaise idée. »
« Bon, Vangelis, je vais dormir dans une autre chambre vu que tu me le proposes de façon si élégante, mais ta suggestion de consulter un psychiatre, j’aime autant te dire que je ne l’apprécie pas, mais alors là, je ne l’apprécie vraiment pas du tout ! »
Ana s’installa dans la chambre d’amis, mais elle râlait ferme, elle était franchement vexée par cette « expulsion » du lit matrimonial et par la suggestion d’aller consulter un psychiatre. Tant qu’il y est, pensa-t-elle, qu’il me dise carrément que je suis folle !
Pour bien signifier son mécontentement à son mari, elle décida de se refuser à lui, chaque fois qu’il tenterait de venir la rejoindre le soir dans son lit. Elle pensait ainsi lui donner une bonne leçon.
Vangelis n’avait jamais été amoureux de sa femme, elle lui plaisait physiquement, beaucoup au début, nettement moins maintenant. Néanmoins, il n’apprécia pas ces refus constants d’Ana, ils étaient mariés et le devoir conjugal existe après tout, se disait Vangelis furieux, en restant sur sa faim.
L’attitude d’Ana ne changea pas, cela faisait cinq mois qu’ils dormaient dans deux chambres séparées, sans aucun contact physique.
Une nouvelle pharmacienne, Athinna, une bien jolie jeune femme fraîchement diplômée, s’installa à Tolo. Vangelis la remarqua immédiatement, non seulement elle était jolie, mais elle était également intelligente, sympathique, une nature solaire. Elle venait souvent dîner dans son restaurant. Lui, de son côté, trouvait mille et une excuses pour se rendre fréquemment dans sa pharmacie.
Arriva ce qui devait arriver, ils devinrent amants et se retrouvaient quasiment tous les jours à l’heure de la sieste chez elle. Elle avait loué un petit appartement juste au-dessus de la pharmacie située à deux pas de l’hôtel « Chez Mavi ». L’adresse ne pouvait avoir été mieux choisie. La présence de Vangelis dans les parages découlait de source !
Mari connaissait bien son frère et remarqua immédiatement les regards, qui en disaient long, que s’échangeaient les deux amants. Elle avait également aperçu, à maintes reprises, son frère sortir de l’appartement de la pharmacienne. Discrète, elle ne lui avait posé aucune question, mais elle se réjouissait en silence de l’infidélité de son frère et espérait que sa nouvelle relation amoureuse finirait par le mener à divorcer de sa femme. Autant elle n’aimait pas Ana, autant Athinna lui était franchement sympathique.
Eugenia, toujours assise sur le pas de sa porte, n’avait rien perdu, elle non plus, des allées et venues de Vangelis et elle s’en réjouissait tout autant. Exactement comme Mari, elle n’aimait pas Ana. Cette jeune femme ne lui avait pourtant rien fait, mais Ana avait quelque chose dans son regard, dans sa personnalité qui la dérangeait profondément.
Mari avait bien deviné. Vangelis, réellement amoureux pour la première fois de sa vie, pensait sérieusement au divorce afin de pouvoir vivre son amour en pleine lumière. Sa décision était prise, il allait l’annoncer à Ana et s’attendait à devoir endurer des discussions bien désagréables. Elle ne manquerait pas de formuler une longue liste d’accusations et de reproches lorsqu’il lui annoncerait sa décision, pensa-t-il, mais il fallait qu’il le fasse, il ne voulait plus attendre.
C’était un lundi soir, jour de fermeture du restaurant. Vangelis avait traîné à la plage presque toute la journée et il avait évidemment passé également quelques heures en compagnie de sa dulcinée dans son appartement au-dessus de la pharmacie. Vers vingt heures, il rentra chez lui rue Bouboulinas et se fit couler un bain. Il s’allongea dans la baignoire en se prélassant dans de l’eau à peine tiède, ce qui le rafraîchissait un peu de la température estivale ambiante encore fort élevée bien que le soleil se fût déjà couché. Dehors, il devait encore y avoir plus ou moins trente degrés !
Ana était restée toute la journée à la maison, où elle avait fainéanté sans faire quoi que ce soit, en regardant de temps en temps la télévision avec un ventilateur allumé à côté d’elle pour tenter d’avoir moins chaud. Elle avait gardé toutes les persiennes bien fermées pour éviter que n’entre la chaleur, mais qu’est-ce qu’il faisait chaud quand même ! Ana n’avait pas mis le nez dehors depuis dimanche soir. Elle avait la flemme. Finalement, elle se décida quand même à bouger un tant soit peu et se rendit dans la salle de bains attenante à la chambre d’amis qu’elle occupait depuis cinq mois pour y prendre une douche froide et se laver les cheveux. Ceci accompli, elle alla chercher le sèche-cheveux qui se trouvait dans la salle de bains… où elle trouva son mari couché dans la baignoire.
Le moment n’était sans doute pas le plus approprié mais, voyant entrer sa femme, Vangelis, soudain pris de courage, l’apostropha, tout en restant dans son bain :
« Ana nous devons parler. »
« Oui je t’écoute, cela fait longtemps que nous ne parlons plus, nous deux. J’avais l’impression que tu m’évitais. Tu t’es décidé à me demander pardon de m’avoir imposé de faire chambre à part et de m’avoir conseillé d’aller consulter un psychiatre ? »
« Non, Ana, je suis désolé, je vais te demander pardon mais pas pour cela. En fait, je dois t’avouer que je suis tombé amoureux d’une autre femme. Ne m’en veux pas trop, je t’en prie, ce sont malheureusement des choses qui arrivent. Je ne l’ai pas cherché, ça m’est tombé dessus à l’improviste. Je ne t’en ai pas parlé tout de suite car j’espérais que ce ne serait qu’un béguin passager et je ne voulais pas te faire de la peine, mais c’est du sérieux. Tu es encore jeune et jolie. Je te rendrai, avec intérêts évidemment, le montant que tu as investi dans le restaurant et je vais quitter la villa dès demain matin, étant donné qu’elle t’appartient. Tu as de quoi vivre dans le confort et je te souhaite de trouver un homme qui t’aime vraiment et que tu aimeras aussi. Restons amis, veux-tu, et divorçons de façon civilisée. »
Vangelis s’attendait à une réaction violente, une réaction de rage, des insultes, ou pour le moins des récriminations de la part de sa femme, mais non, elle resta d’un calme exemplaire et commença à se sécher les cheveux. Elle lui répondit :
« Bien, c’est mieux ainsi. »
Il pensa qu’il l’avait peut-être mal jugée, qu’il devait mal la connaître. Ana lui parut tout à coup une femme des plus civilisées et raisonnables. Il eut presque honte des sentiments peu amènes qu’il avait ressentis envers elle ces derniers temps.
Ana avait branché son sèche-cheveux à la prise de courant située juste à côté du lavabo, à peine distante de quelques centimètres de la baignoire. Elle laissa tomber le sèche-cheveux allumé dans la baignoire… Vangelis mourut électrocuté.
Ana enfila des gants en caoutchouc, effaça calmement et avec soin ses empreintes sur le sèche-cheveux, le remit dans l’eau plus ou moins dans une des mains de son mari. Elle effaça également efficacement ses empreintes sur le lavabo, la prise, la baignoire, les robinets, la clinche de la porte, sur tout ce qu’elle avait touché dans cette salle de bains. Ana, toujours très calmement, fit sa valise, puis écrivit une note qu’elle laissa bien en vue sur la table du salon.
Vangelis, quand tu liras cette lettre, je serai déjà partie et loin. J’aime un autre homme et ai décidé de le suivre. N’essaie pas de me trouver, nous allons vivre à l’étranger et je ne reviendrai pas sur ma décision. Nous nous aimons profondément. Pardonne-moi de te faire de la peine, mais je suis certaine que tu finiras par m’oublier et que tu trouveras une femme qui te mérite. Je te laisse les clefs de la maison et du restaurant, je n’en ai plus besoin. Ne m’en veux pas trop je t’en prie, un jour peut-être, qui sait, je reviendrai vivre à Tolo et nous pourrons être amis, je garde une sincère affection pour toi.
Elle ajouta également un post-scriptum :
Quand finalement l’assurance, qui doit encore me verser ainsi qu’à mon frère l’indemnisation pour l’accident de nos parents, se