Le Cabaret de la dernière chance - Jack London - E-Book

Le Cabaret de la dernière chance E-Book

Jack London

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Beschreibung

«John Barleycorn», paru en France sous le titre «Le Cabaret de la dernière chance», est une autobiographie romancée. Ces souvenirs alcooliques étaient destinés à appuyer les partisans de la prohibition. A la parution en feuilleton dans le Saturday Eve tous les antialcooliques s'en servent comme d'un étendard. Ni autobiographie, ni mémoires, ni récit, mais tout à la fois, le narrateur nous conte comment, tout au long de sa vie, une sorte de double l'accompagna en permanence : John Barleycorn, qui ,en Amérique, est la personnification de l'alcool. Pourquoi boit-on, comment, dans quelles circonstances. Faits et geste du whisky, méfaits et geste de l'alcoolique. «Dehors, nous brisions les goulots contre la bordure des trottoirs, et nous buvions.» Comment faire pour arrêter. Est-il possible de seulement y penser? «Tous les chemins que je suivais étaient détrempés d'alcool.»

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Seitenzahl: 310

Veröffentlichungsjahr: 2018

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Le Cabaret de la dernière chance

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Jack London

LE CABARET DE LA DERNIÈRE CHANCE

1913

John Barleycorn

Traduction de Louis Postif

Table des matières

1

Toute cette histoire remonte à un jour d’élections. Par un brûlant après-midi californien, j’étais descendu à cheval dans la Vallée de la Lune, de mon ranch au petit village, pour voter toute une série de réformes qu’on voulait apporter à la constitution de l’État de Californie. Il faisait si chaud que j’avais bu plusieurs verres avant même de jeter mon bulletin dans l’urne, et pas mal d’autres après le vote. Puis j’avais traversé, toujours à cheval, les collines couvertes de vignes et les prairies onduleuses du ranch, et j’arrivais à point pour l’apéritif et le dîner.

– Comment as-tu voté sur le suffrage des femmes ? me demanda Charmian.

– J’ai voté pour.

Elle poussa une exclamation de surprise. Je dois dire que, dans ma jeunesse, malgré mon ardente foi démocratique, je m’étais déclaré adversaire du vote féminin. Quelques années après, devenu plus tolérant, je l’avais accepté sans enthousiasme, comme un phénomène social inévitable.

– Explique-moi donc pourquoi tu as voté pour ? insista Charmian.

Je lui répondis ; je lui répondis en détail, sans cacher mon indignation. Plus je parlais, plus je m’indignais. (Non, je n’étais pas ivre. La jument que je venais de monter portait le nom justifié de « Hors-la-Loi », et je voudrais bien voir un pochard capable de la chevaucher.)

Cependant – comment m’exprimer ? – je me sentais « bien », j’étais allumé, agréablement éméché.

– Quand les femmes iront à l’urne, elles voteront pour la prohibition, dis-je. Ce sont les épouses, les sœurs, les mères, et elles seulement, qui cloueront le cercueil de John Barleycorn1…

– Je te croyais son ami, interrompit Charmian.

– Oh ! je le suis, je l’étais. C’est-à-dire, non. Je ne le suis jamais. Jamais je n’éprouve moins d’amitié pour lui que lorsqu’il est en ma compagnie et que j’ai l’air de lui être le plus fidèle. Il est le roi des menteurs et, en même temps, la franchise même. Il est l’auguste compagnon avec qui on se promène en la société des dieux. Mais il est aussi de mèche avec la Camarde. Il vous conduit à la vérité toute nue et à la mort. Il produit des visions claires et des rêves immondes. Il est l’ennemi de la vie et le maître d’une sagesse supérieure à celle de la vie. C’est un meurtrier aux mains rouges, l’assassin de la jeunesse.

Charmian me regardait, et je savais qu’elle se demandait où j’avais pris tout cela.

Je continuai de parler. Comme je l’ai déjà dit, j’étais allumé. Toutes mes pensées se trouvaient à l’aise dans ma cervelle. Chacune était tapie à la porte de sa petite cellule, tels des prisonniers attendant, au milieu de la nuit, le signal d’évasion. Et chaque idée était une vision éclatante, une image nette, aux contours précis. La flamme blanche de l’alcool illuminait mon cerveau. John Barleycorn, dont j’étais le porte-parole, allait livrer ses plus intimes secrets, dans un accès de franchise débordante. Les multiples souvenirs de ma vie passée, alignés comme des soldats à la parade, se mettaient en branle. Je n’avais qu’à prendre et choisir. Seigneur de ma pensée, maître de mon vocabulaire et fort de toute mon expérience, je me sentais parfaitement capable de trier mes données et d’en construire l’exposé. Tels sont les tours et ruses de John Barleycorn : il fait grouiller les larves de votre intelligence, vous murmure de fatales intuitions de la réalité, et lance des traînées de pourpre à travers la monotonie de vos jours.

J’esquissai ma vie à Charmian et lui expliquai la formation de mon tempérament. Je n’étais pas un de ces alcooliques héréditaires qui naissent prédisposés à la boisson par leur chimie organique. J’étais un être normal, pour ma génération. J’avais acquis moi-même le goût de l’alcool, non sans peine, car au premier abord je l’avais trouvé répugnant – et il m’avait donné plus de nausées qu’aucun médicament. Maintenant encore, la saveur m’en déplaisait : je ne le buvais que pour son action stimulante, effet dont je ne me souciais guère entre cinq et vingt-cinq ans.

Il m’avait donc fallu vingt ans d’un apprentissage à contre-cœur pour imposer à mon organisme une tolérance rebelle et ressentir au tréfonds de moi-même le désir de l’alcool.

Je dépeignis mes premiers contacts avec lui, j’avouai mes premières ivresses et mes révoltes, en insistant sur la seule chose qui, en fin de compte, avait eu raison de moi : la facilité de se procurer ce poison. Non seulement il m’avait toujours été accessible, mais toutes les préoccupations de ma jeunesse m’avaient attiré vers lui. Crieur de journaux dans les rues, matelot, mineur, vagabond des terres lointaines, j’ai constaté que partout où les hommes s’assemblent pour échanger des idées, des rires, des vantardises et des provocations, ou pour se délasser et oublier le labeur monotone de journées ou de nuits épuisantes, ils se retrouvaient invariablement devant un verre d’alcool. Le bar est un lieu de réunion où ils se rassemblent comme les hommes primitifs autour du feu de campement ou à l’entrée de la caverne.

Je rappelai à Charmian les hangars à pirogues qu’elle n’avait pu visiter dans les îles méridionales du Pacifique : les cannibales à cheveux crépus venaient festoyer et boire entre eux, loin de leurs femmes, à qui l’entrée du lieu saint était interdite sous peine de mort. Dans ma jeunesse, c’est grâce au bar que j’avais échappé à l’influence mesquine des femmes pour pénétrer dans la grande société libre des hommes. Tous les chemins menaient au bar. C’est là que convergeaient les mille routes romanesques de l’aventure et c’est là qu’elles divergeaient vers les points cardinaux.

– En résumé, dis-je en terminant mon prône, c’est l’accessibilité de l’alcool qui m’en a donné le goût. Je me fichais pas mal de cette drogue ! J’en riais même. Et pourtant me voici, enfin, possédé du désir de boire : il lui a fallu vingt ans pour s’enraciner chez moi ; et pendant les dix années suivantes, ce désir n’a fait que croître. Mais sa satisfaction a sur moi un effet désastreux. De tempérament, j’ai le cœur sain et l’esprit enjoué. Cependant, quand je me promène en compagnie de John Barleycorn, je souffre toutes les tortures du pessimisme intellectuel.

« Et pourtant, m’empressai-je d’ajouter (je m’empresse toujours d’ajouter quelque chose), il faut rendre son dû à John Barleycorn. Il dit crûment la vérité, et c’est là le malheur. Les prétendues vérités de la vie sont fausses. Elles sont des mensonges essentiels qui la rendent possible, et John Barleycorn leur inflige son démenti.

– Qui n’est pas en faveur de la vie, dit Charmian.

– Très juste, répondis-je. C’est ça le pire, bon Dieu ! John Barleycorn travaille pour la mort. C’est pourquoi j’ai voté aujourd’hui en faveur de la réforme. J’ai jeté un regard rétrospectif sur ma vie et découvert que la facilité de me procurer de l’alcool m’en avait donné le goût. Vois-tu, il naît comparativement peu d’alcooliques dans une génération. Par alcooliques, j’entends ceux dont la constitution chimique réclame la boisson à cor et à cri, et les y mène irrésistiblement. La grande majorité des ivrognes naissent sans éprouver de penchant pour l’alcool et lui manifestent même une répugnance réelle. Le premier, le second, le vingtième verre, ni même le centième n’ont réussi à leur en inculquer le goût. Ils ont appris à boire, exactement comme on apprend à fumer (bien qu’il soit beaucoup plus aisé de se mettre à fumer qu’à boire) et tout cela parce que l’alcool est si facile à acheter. Les femmes, elles, savent bien de quoi il retourne : elles sont payées pour cela : épouses, sœurs et mères. Et le jour où elles voteront, ce sera en faveur de la prohibition. Ainsi la génération à venir n’en souffrira nullement ; n’ayant pas accès à l’alcool, et n’y étant pas prédisposée, elle n’en ressentira pas la privation. Il en résultera une virilité plus généreuse pour les jeunes gens et ceux qui sont en train de grandir – et une vitalité plus abondante aussi pour les jeunes filles appelées à partager leur vie.

– Pourquoi ne pas écrire tout cela pour la jeunesse qui vient ? demanda Charmian. Pourquoi ne pas indiquer ainsi aux épouses, sœurs et mères, la façon dont elles devront voter ?

– Les « Mémoires d’un Alcoolique » ! ricanai-je – ou plutôt ce fut John Barleycorn qui montra les dents, car il était assis avec moi à table et écoutait ma plaisante dissertation philosophique, et c’est un de ses tours favoris que de transformer sans prévenir son sourire en grimace.

– Non, dit Charmian, ignorant à dessein la grossièreté de John Barleycorn, comme tant de femmes ont appris à le faire.

– Tu n’es ni alcoolique ni dipsomane ; tu as simplement pris l’habitude de boire ; tu as fini par faire connaissance avec John Barleycorn à force de le coudoyer. Écris tout cela et intitule-le : « Mémoires d’un buveur. »

John Barleycorn, littéralement JeanGrain d’Orge, personnification humoristique de l’alcool, particulièrement du whisky, très populaire dans toute l’Amérique du Nord. Les Irlandais l’appellent La Créature (The Creature).

2

Avant même de commencer, je voudrais m’attacher le lecteur en toute sympathie ; et puisque ce sentiment n’est que de la compréhension, je désire qu’on me connaisse assez bien, dès le début, pour comprendre le personnage et le sujet de ce livre.

Tout d’abord, sans avoir eu de prédisposition innée pour les spiritueux, je suis devenu un buveur invétéré. Je ne suis pas idiot, et je ne me conduis point en pourceau. Je connais l’art de boire depuis A jusqu’à Z, et, dans mes libations, j’ai toujours fait preuve de discernement. Je ne titube pas ; je n’ai jamais eu besoin de personne pour me mettre au lit. En un mot, je suis un individu moyen et normal, c’est pourquoi je bois selon une moyenne normale, quand l’occasion s’en présente ; et c’est précisément sur un individu de cette catégorie que je veux décrire les effets de la boisson. Je n’ai absolument rien à dire de ces buveurs excessifs que l’on appelle des dipsomanes, car je n’attache pas la moindre importance à leur manie exceptionnelle.

Il existe, généralement parlant, deux types d’ivrognes : celui que nous connaissons tous, stupide, sans imagination, dont le cerveau est rongé par de faibles lubies ; il marche les jambes écartées, d’un pas mal assuré et s’étale fréquemment dans le ruisseau ; il voit, au paroxysme de son extase, des souris bleues et des éléphants roses. C’est ce type-là qui provoque la verve des journaux comiques.

L’autre type d’ivrogne a de l’imagination et des visions. Cependant, même lorsqu’il tient une sérieuse cuite, il marche droit, sans jamais chanceler ni tomber, car il sait exactement où il se trouve et ce qu’il fait. Ce n’est pas son corps qui est ivre, mais son cerveau. Selon le cas, il pétillera d’esprit ou s’épanouira dans une bonne camaraderie. Peut-être entreverra-t-il des spectres et fantômes, mais intellectuels, d’ordre cosmique et logique, dont la vraie forme est celle de syllogismes. C’est alors qu’il met à nu les plus saines illusions de la vie et considère gravement le collier de fer de la nécessité rivé à son âme. L’heure est venue pour John Barleycorn. Il va mettre toute sa ruse à exercer son pouvoir.

L’ivrogne ordinaire roule facilement dans le ruisseau, mais quelle terrible épreuve, pour l’autre, de se tenir droit, bien assuré sur ses deux jambes, et de conclure que dans l’univers entier il n’existe pour lui qu’une seule liberté : celle de devancer le jour de sa mort. Pour un tel homme, cette heure est celle de la raison pure (dont nous reparlerons ailleurs), où il sait qu’il peut seulement connaître la loi des choses – jamais leur signification. Heure dangereuse, pendant laquelle il s’engage d’un pas ferme dans le sentier qui conduit au tombeau.

Tout est net à ses yeux. Toutes ces ascensions illusoires vers l’immortalité ne sont que les terreurs éprouvées par des âmes en proie à l’idée de la mort, et trois fois maudites par leur don d’imagination. Elles ne possèdent pas l’instinct du trépas : il leur manque la volonté de mourir quand l’heure sonne pour elles. Elles s’illusionnent en voulant tricher avec la mort pour gagner un avenir personnel, et abandonnent les autres animaux aux ténèbres du tombeau ou à l’ardeur dévorante du four crématoire. Mais notre homme, à ce moment où il juge froidement les choses, sait que ces âmes-là se leurrent et sont dupes d’elles-mêmes. Le dénouement est le même pour tous, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, pas même cette idée chimérique après laquelle soupirent les âmes faibles : l’immortalité.

Cet ivrogne, bien d’aplomb sur ses deux jambes, n’ignore rien. Il sait qu’il est composé de chair, de vin et de mousse, d’atomes solaires et de poussière terrestre, fragile mécanisme destiné à fonctionner pour un temps, plus ou moins entretenu par des docteurs en théologie et rafistolé par des médecins, pour être, enfin, jeté au dépotoir.

Naturellement, tout cela est une maladie de l’âme, une maladie de la vie. C’est l’amende que doit payer l’homme d’imagination pour son amitié avec John Barleycorn. Celle qui s’impose à l’homme stupide est plus simple, plus commode. Il s’enivre jusqu’à tomber dans une sotte inconscience ; comme il est endormi sous l’effet d’une drogue, ses rêves, s’il en a, sont confus. Mais à l’être imaginatif, John Barleycorn envoie les impitoyables syllogismes spectraux de la raison pure. Il examine la vie et toutes ses futilités avec l’œil d’un philosophe allemand pessimiste. Il transperce toutes les illusions, transpose toutes les valeurs. Le bien est mauvais, la vérité est un trompe-l’œil et la vie une farce. Des hauteurs de sa calme démence, il considère avec la certitude d’un dieu que toute l’existence est un mal. Sous la lueur claire et froide de sa logique, épouse, enfants et amis révèlent leurs déguisements et supercheries. Il devine ce qui se passe en eux, et tout ce qu’il voit, c’est leur fragilité, leur mesquinerie, leur âme sordide et pitoyable. Ils ne peuvent plus se jouer de lui. Ce sont de misérables petits égoïsmes, comme tous les autres nains humains ; ils se trémoussent au cours de leur danse éphémère à travers la vie, dépourvus de liberté, simples marionnettes du hasard. Lui-même est comme eux ; il s’en rend compte, mais avec une différence, pourtant : il voit, il sait. Il connaît son unique liberté : il peut avancer le jour de sa mort.

Tout cela ne convient guère à un homme créé pour vivre, aimer et être aimé. Cependant le suicide, rapide ou lent, une fin soudaine ou une longue dégradation, tel est le prix que prélève John Barleycorn. Aucun de ses amis n’échappe à l’échéance de ce règlement équitable.

3

La première fois que je m’enivrai, j’avais cinq ans. Par cette chaude journée, où mon père labourait notre champ, on m’envoya, de la ferme qui se trouvait à 800 mètres, lui porter un seau de bière.

– Et surtout ne le renverse pas, me recommanda-t-on en me laissant partir.

C’était, autant que je me souvienne, un seau à saindoux, très large du haut et sans couvercle. Je m’éloignai à petits pas, mais la bière débordait et me mouillait les jambes. Tout en marchant je réfléchissais. La bière était une denrée très précieuse ; elle devait être prodigieusement bonne, car pour quelle raison m’empêchait-on toujours d’en boire à la maison ? Mes parents mettaient hors de ma portée d’autres choses que j’avais trouvées excellentes. La bière devait l’être aussi. Je pouvais faire confiance aux grandes personnes ; elles en connaissaient plus long que moi. En tout cas, le seau était trop plein. Je le cognais entre mes jambes et la bière se répandait par terre. Pourquoi la gâcher ? Personne ne saurait si j’en avais bu ou renversé.

J’étais si petit qu’afin de lamper à même le seau, je dus m’asseoir et le caler entre mes genoux. La mousse, que j’aspirai tout d’abord, me désappointa. La nature précieuse de la bière m’échappait. Manifestement, elle ne résidait pas dans l’écume, dont le goût n’était pas fameux. Alors je me souvins d’avoir vu les grandes personnes souffler sur la mousse avant de boire. J’enfouis ma figure et lapai le liquide que mes lèvres rencontrèrent par-dessous. C’était loin d’être bon, mais je continuai à boire. Mes aînés savaient ce qu’ils faisaient. Vu ma petitesse, la dimension du seau entre mes jambes, et le fait que j’y buvais en retenant ma respiration, le visage enfoui jusqu’aux oreilles dans la mousse, il m’était assez difficile d’estimer la quantité de bière que j’ingurgitais comme un médicament, car j’avais hâte de terminer cette épreuve.

Je fus pris de frissons quand je me remis en route. Pensant que le bon goût de la bière me serait révélé par la suite, je recommençai plusieurs fois l’essai au cours de ce long parcours de 800 mètres. Puis, alarmé de voir la quantité qui manquait, je me rappelai comment on s’y prenait pour faire mousser de nouveau la bière-reposée ; je pris un bâton et remuai le restant jusqu’à ce que l’écume atteignît le bord.

Mon père ne s’aperçut de rien. Il vida le seau pour apaiser la soif ardente du laboureur qui transpire, me le repassa, et reprit son travail. Je m’efforçai de marcher à côté des chevaux. Je titubai et tombai contre leurs sabots devant le soc luisant de la charrue. Je m’en souviens encore, et je vois mon père tirer si violemment sur les rênes que les bêtes faillirent s’écrouler sur moi. Il m’a dit ensuite qu’il s’en était fallu d’un cheveu que je ne sois éventré. Je me souviens vaguement aussi qu’il me transporta dans ses bras vers les arbres qui se trouvaient à l’orée du champ, que le monde entier tournait et tanguait autour de moi, et que j’étais pris de terribles nausées auxquelles s’ajoutait la consternation de la faute que je savais avoir commise.

Je passai l’après-midi à dormir sous les arbres et quand mon père m’éveilla au soleil couchant, ce fut un petit garçon bien malade qui se leva et se traîna péniblement jusqu’à la maison. J’étais épuisé, comme écrasé par le poids de mes membres, et dans mon ventre je sentais une vibration semblable à celle d’une harpe qui me montait à la gorge et au cerveau. Dans l’état où j’étais, j’avais l’impression de m’être débattu contre le poison. En réalité, j’avais bel et bien été intoxiqué1.

Pendant les semaines et les mois qui suivirent, je ne portai pas plus d’intérêt à la bière que je n’en témoignai au fourneau de la cuisine après m’y être brûlé. Les grandes personnes disaient vrai : la bière est mauvaise pour les enfants. Elles-mêmes l’avalaient sans répugnance, mais elles n’en éprouvaient pas non plus pour les pilules ou l’huile de ricin. Quant à moi, je pouvais très bien m’en passer. Et certes, jusqu’au jour de ma mort, j’aurais réussi à ne pas boire si les circonstances n’en avaient décidé autrement. En effet, à chaque tournant du monde où je vivais, John Barleycorn m’attendait et me faisait signe. Impossible de l’éviter. Il me fallut une intimité de vingt ans, durant lesquels je lui rendis politesse sur politesse et ne le quittai jamais sans avoir la langue en feu, avant de développer en moi un amour servile pour cette canaille.

Il convient de tenir compte que la bière américaine est alcoolisée souvent à de fortes doses, alors qu’en général on considère, chez nous, cette boisson, comme inoffensive. La même remarque s’applique à la bière anglaise.

4

À l’âge de sept ans, je me débauchai pour la deuxième fois en compagnie de John Barleycorn. Dans cette rencontre, mon imagination étant en défaut, je me laissai entraîner par la peur. Ma famille s’occupait toujours d’agriculture. Elle travaillait alors dans une ferme sur le littoral du comté de San Mateo, au sud de San Francisco, région en ce temps-là primitive et sauvage.

J’ai souvent entendu ma mère tirer vanité de ce que nous étions des Américains de vieille souche et non pas comme nos voisins des émigrants irlandais ou italiens. Dans tout notre district, il n’y avait qu’une autre vieille famille américaine.

Un dimanche matin, je me trouvais, je ne me rappelle ni pourquoi ni comment, au ranch des Morrisey. Un certain nombre de jeunes gens, venus des propriétés voisines, s’y étaient réunis. Leurs aînés avaient bu jusqu’à l’aurore, certains depuis la veille au soir. Les Morrisey constituaient une énorme lignée ; tous, depuis les oncles jusqu’aux petits-fils avaient de lourdes bottes, des poings formidables et le verbe rude.

Soudain, on entendit les femmes crier d’une voix perçante : « Ils vont se battre ! » Des hommes s’élancèrent hors de la cuisine. Tout le monde se précipita. Deux géants, aux cheveux grisonnants, la face congestionnée, s’agrippaient étroitement l’un l’autre. L’un d’eux se nommait Black Matt ; d’après la rumeur publique, il avait tué deux hommes dans sa vie. Les femmes étouffèrent leurs cris, se signèrent ou se mirent à marmotter des prières sans suite, les mains sur le visage, tout en regardant à travers leurs doigts. Je ne suivis pas cet exemple : il est à présumer que j’étais le spectateur le plus intéressé. Peut-être verrais-je cette chose merveilleuse, le meurtre d’un homme. À tout prendre, j’allais sûrement assister à une bataille entre ces deux-là. Ma déconvenue fut grande : Black Matt et Tom Morrisey se tinrent solidement accrochés l’un à l’autre et soulevèrent leurs pieds lourds et maladroits pour exécuter ce qui me parut être une grotesque danse d’éléphants. Ce fut tout ce que je vis. Ils étaient trop ivres pour se battre. Les pacifistes s’emparèrent d’eux et les reconduisirent à la cuisine pour cimenter la réconciliation.

Bientôt tous se mirent à parler à la fois, grondant et mugissant comme font des hommes à la poitrine large, qui vivent au grand air, lorsque le whisky a fouetté leurs dispositions taciturnes. Le cœur du petit blanc-bec que j’étais palpitait d’effroi ; les nerfs tendus comme ceux d’un faon prêt à la fuite, je regardais de tous mes yeux par la porte grande ouverte, avide d’en apprendre davantage sur l’étrangeté des êtres. Et je m’émerveillais à la vue de Black Matt et de Tom Morrisey, vautrés sur la table, qui pleuraient d’émotion dans les bras l’un de l’autre.

La beuverie continua dans la cuisine, et les femmes, au dehors, sentaient croître leur frayeur. Toutes connaissaient les effets de la boisson et pressentaient qu’il allait se passer quelque chose de terrible. Elles manifestèrent le désir de ne pas assister à cette scène, et quelqu’un leur proposa d’aller dans un grand ranch italien situé à six kilomètres de là, où elles pourraient danser. Aussitôt deux par deux, garçons et filles s’éloignèrent et descendirent la route sablonneuse. Chaque gars marchait avec sa bonne amie – croyez bien qu’un gosse de sept ans écoute et connaît les affaires amoureuses des gens de sa campagne. D’ailleurs moi aussi j’avais une bonne amie ! Une petite Irlandaise de mon âge m’accompagnait. Nous étions les seuls enfants dans cette kermesse improvisée. Le couple le plus âgé pouvait avoir vingt ans. Des gamines délurées de quatorze à seize ans, tout à fait formées, marchaient avec leurs galants. Nous étions les seuls bambins, cette petite Irlandaise et moi, et nous allions la main dans la main ; parfois même, à l’instar de nos aînés, je lui passais le bras autour de la taille. Mais je trouvais la posture incommode. Néanmoins, par cette radieuse matinée de dimanche, j’étais très fier de descendre la route longue et monotone entre les dunes de sable. Moi aussi, j’avais ma connaissance et j’étais un petit homme.

Le ranch italien était un établissement de célibataires. Aussi notre entrée fut-elle saluée par des cris de joie. On versa du vin rouge dans les gobelets, et la longue salle à manger fut débarrassée en partie pour le bal. Et les gars trinquèrent et dansèrent avec les filles au son de l’accordéon. Cette harmonie me semblait divine. Je n’avais rien entendu d’aussi magnifique. Même le jeune Italien qui la prodiguait se leva et se mit à danser ; il entoura de ses bras la taille de sa cavalière et joua de son instrument derrière son dos. Tout cela me paraissait merveilleux, à moi qui ne dansais pas ; assis à une table les yeux écarquillés, je m’efforçais de pénétrer cette chose stupéfiante qu’est la vie. Je n’étais qu’un petit bout d’homme et il me restait tant à apprendre.

Au bout d’un certain temps, les jeunes Irlandais se servirent du vin ; la joie et l’allégresse régnèrent. J’en vis plusieurs chanceler et s’étaler en dansant ; l’un d’eux s’en alla dormir dans un coin. Parmi les filles, certaines se plaignaient et voulaient partir, d’autres étouffaient de petits rires encourageants, prêtes à n’importe quoi.

J’avais refusé de participer à la tournée générale offerte par nos hôtes italiens. Mon expérience de la bière m’avait suffi et je n’éprouvais pas le moindre désir de renouer mes relations avec la Dive Bouteille.

Malheureusement, un jeune Italien malicieux, nommé Peter, me voyant assis à l’écart, eut la fantaisie de remplir à demi un gobelet et de me l’offrir. Il se tenait de l’autre côté de la table, en face de moi. Je repoussai le verre. Son visage se durcit et il me le présenta avec insistance. Alors l’effroi s’abattit sur moi – un effroi que je dois expliquer.

Ma mère avait des idées préconçues. Elle maintenait avec fermeté qu’il fallait se méfier des brunes et de toute la tribu des personnes aux yeux noirs. Inutile de dire qu’elle-même était blonde. De plus, elle était convaincue que les races latines au regard sombre sont excessivement susceptibles, traîtresses et sanguinaires. Maintes fois j’avais bu à ses lèvres les histoires étranges et horribles qu’elle me racontait sur le monde. J’en avais retenu ceci : quand on offense un Italien, même légèrement et sans la moindre intention, il ne manque jamais de se venger en vous poignardant dans le dos. C’était son expression favorite : « poignarder dans le dos ».

Malgré mon envie de voir Black Matt tuer Tom Morrisey ce matin-là, je ne tenais nullement à me donner en spectacle aux danseurs, en recevant un coup de couteau dans mon dos à moi. Je n’avais pas encore appris à discerner entre les théories et les faits. J’avais une foi aveugle dans les dires de ma mère sur le caractère italien. En outre, j’avais une vague notion du caractère sacré de l’hospitalité, et en ce moment j’étais l’hôte d’un de ces Italiens traîtres, irascibles et sanguinaires. On m’avait fait croire que si je l’offensais, il me donnerait un coup de couteau aussi sûrement qu’un cheval envoie des ruades à qui le tracasse de trop près.

Cet Italien, ce Peter, possédait justement les terribles yeux noirs dont ma mère m’avait parlé ; ils ne ressemblaient en rien à ceux que je connaissais, aux yeux bleus, gris ou noisette de mes parents, aux yeux pâles et rieurs des Irlandais. Il est possible que Peter eût déjà quelques verres dans le nez. Quoi qu’il en soit, une lueur diabolique brillait dans ses prunelles sombres qui représentaient pour moi le mystère et l’inconnu. Comment aurais-je pu, moi, moutard de sept ans, comprendre la flamme d’espièglerie qui les animait ? En les regardant, j’eus la vision d’une mort violente et je refusai timidement le vin. Quand il poussa le gobelet vers moi, leur expression devint plus dure, plus impérieuse.

Que pouvais-je faire ? Depuis, dans ma vie, j’ai affronté la mort pour tout de bon, mais jamais je n’en ai eu aussi peur qu’à ce moment-là. Je portai le verre à mes lèvres et le regard de Peter s’adoucit aussitôt.

Je compris qu’il ne me tuerait pas maintenant. Cette pensée me soulagea, mais je n’en puis dire autant de la boisson. C’était du vin nouveau et bon marché, âpre et amer, fabriqué avec le raisin abandonné dans les vignes et le résidu des cuves, et il avait bien plus mauvais goût encore que la bière. Il n’y a qu’une façon de prendre un remède : c’est de l’avaler. Voilà comment je bus ce vin : je rejetai la tête en arrière et j’en bus une gorgée. Je dus m’y prendre à deux reprises et m’efforcer de garder en moi ce poison ; c’en était un, en vérité, pour mon jeune organisme.

Quand j’y repense aujourd’hui, je comprends l’étonnement de Peter. Il emplit à demi un autre verre qu’il me passa à travers la table. Figé par la peur et accablé par le sort, j’avalai le deuxième verre comme le premier. C’en était trop pour Peter ; il voulut révéler l’enfant prodige qu’il venait de découvrir. Il appela Dominique, un jeune Italien moustachu, comme témoin du phénomène. Cette fois, un gobelet plein me fut présenté. Que ne ferait-on pour sauver sa peau ? Je pris mon courage à deux mains, refoulai la nausée qui me montait à la gorge, et sifflai mon verre. Dominique n’avait jamais vu pareil héroïsme chez un gosse. Par deux fois il remplit jusqu’au bord le verre que je vidai sous sa surveillance.

Cependant, mes prouesses avaient attiré l’attention. Je me vis entouré de journaliers italiens d’âge mûr, et de vieux paysans qui ne parlaient pas anglais et ne pouvaient danser avec les Irlandaises. De teint basané et d’aspect sauvage, ils portaient des ceintures et des chemises rouges ; je savais qu’ils étaient armés de couteaux. Une bande de pirates m’encerclait. Et Peter et Dominique me firent recommencer devant eux.

Si j’avais manqué d’imagination, si j’avais été stupide et têtu comme un mulet pour agir à ma guise, jamais je ne me serais mis dans cet état. Les garçons et les filles dansaient toujours, et personne ne se trouvait là pour me délivrer. Combien de verres ai-je bus ? Je l’ignore. Ce que je me rappelle, c’est d’avoir, au milieu d’une foule d’assassins, ressenti les affres de la peur pendant un siècle, et vu d’innombrables verres de vin rouge traverser la table inondée, avant de disparaître dans mon gosier en feu. Si détestable que fût le breuvage, un poignard planté dans le dos me semblait pire, et je voulais vivre, coûte que coûte.

Quand, avec mon expérience de buveur, je jette un regard en arrière, je sais maintenant pourquoi je ne me suis pas écroulé sur la table. Comme je l’ai dit, j’étais figé, paralysé par l’effroi. Mon seul mouvement consistait à porter à mes lèvres cette procession interminable de verres. J’étais semblable à un récipient immobile et bien équilibré capable d’absorber toute cette quantité de liquide ; le vin demeurait inerte dans mon estomac insensibilisé par la peur. J’étais trop effrayé même pour vomir. Toute cette bande d’Italiens s’émerveillaient à la vue du petit prodige qui avalait du vin avec l’impassibilité d’un automate. J’ose affirmer sans exagération qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil.

L’heure du départ arriva. Les singeries auxquelles se livraient les jeunes ivrognes avaient décidé bon nombre de leurs compagnes, qui conservaient encore les idées nettes, à les arracher de là. Je me retrouvai à la porte, à côté de ma petite amie. Comme elle n’avait pas partagé mon expérience, elle était restée sobre. Fascinée par les garçons qui marchaient en titubant à côté de leurs bonnes amies, elle se mit à les imiter. Je trouvai cela très amusant et je m’appliquai à en faire autant. Mais le vin ne l’excitait pas, elle, tandis que tous mes gestes faisaient monter à mon cerveau les fumées de l’ivresse. Dès le début, mon jeu était plus réaliste que le sien, au point que j’en fus étonné moi-même au bout de quelques minutes. Je vis un des jeunes gens, après quelques pas chancelants, s’arrêter au bord de la route, regarder gravement le fossé et, avec toutes les apparences d’une mûre réflexion, y accomplir une digne culbute. C’était, pour moi, d’un comique irrésistible : je titubai moi-même jusqu’au bord du fossé, avec la ferme intention de ne pas aller plus loin, mais c’est au fond que je repris connaissance, entouré de plusieurs jeunes filles qui, l’anxiété peinte sur le visage, s’activaient à me sortir de là.

Je n’éprouvais désormais nulle envie de jouer à l’homme ivre, je n’y voyais plus aucune drôlerie. Mes yeux commençaient à chavirer et, la bouche grande ouverte, je respirais en haletant. Deux fillettes me prirent par les mains pour me conduire, mais mes jambes étaient de plomb. L’alcool absorbé semblait m’asséner des coups de massue sur le cœur et le cerveau. Si j’avais été un enfant chétif, il est certain que cela m’aurait tué. En tout cas, j’étais plus près de la mort que ne pouvait se l’imaginer aucune des jeunes filles épouvantées de me voir dans cet état. Je les entendais se chamailler pour savoir qui en était responsable. Certaines pleuraient – pour elles-mêmes, pour moi, et pour la conduite ignoble de leurs amoureux. Mais tout cela ne m’intéressait pas : je suffoquais, je voulais de l’air. Au moindre mouvement je ressentais une véritable torture, et je haletais davantage. Cependant ces filles persistaient à me faire marcher et il nous restait six kilomètres à parcourir avant d’arriver à la maison. Six kilomètres ! Je me souviens d’avoir aperçu, de mes yeux noyés dans le vague, un petit pont traversant la route à une distance qui me parut infinie. En réalité, il se trouvait à une trentaine de mètres. Quand je l’atteignis, je m’effondrai par terre et me retournai sur le dos, sans pouvoir respirer. Les filles essayèrent de me relever, mais je restais inerte. Leurs cris d’alarme amenèrent Larry, un jeune pochard de dix-sept ans, qui se mit à sauter à pieds joints sur ma poitrine pour me rappeler à la vie. Je me souviens vaguement de cette épreuve, et des cris perçants poussés par les filles qui tentaient de l’entraîner ailleurs.

Ensuite, je ne me rappelle plus rien, mais j’ai appris plus tard que Larry s’était glissé sous le pont et y était resté jusqu’au matin.

Quand je repris mes sens, il faisait nuit. On m’avait porté, inconscient, pendant six kilomètres et mis au lit. J’étais un gosse bien malade et malgré la terrible fatigue de mon cœur et de mes muscles, je retombai continuellement dans le délire. Tout ce que ma cervelle enfantine recelait d’horrible et de terrifiant se débondait. Les visions les plus épouvantables devenaient autant de réalités. Je voyais se commettre des crimes, et des assassins me poursuivre. Je me débattais en poussant des cris et des râles. Mes souffrances étaient insupportables.

En sortant du délire, j’entendis ma mère dire : « Qu’a-t-il donc au cerveau ? Le pauvre enfant a perdu la raison. » Et en y retombant j’emportais cette idée avec moi et me voyais emmuré dans un asile d’aliénés, battu par les gardiens, entouré de fous furieux dont les hurlements m’assourdissaient.

Certaine conversation de mes aînés, au sujet des bouges infects de Chinatown, à San Francisco, avait laissé une profonde impression dans mon jeune esprit. Pendant mon délire, j’errais à travers le dédale de ces bouges souterrains ; derrière des portes de fer, je subissais des tortures et des milliers de morts. Puis je rencontrais mon père, installé à table dans ces cryptes profondes, qui jouait de fortes sommes avec les Chinois ; alors mon indignation se donnait libre cours et je proférais les plus basses injures. Je m’asseyais sur le lit, je me débattais contre les mains qui me retenaient, et j’insultais mon père jusqu’à faire résonner les poutres. Toutes les saletés inconcevables que peut entendre un enfant courant à sa guise dans une contrée primitive sortaient maintenant de mes lèvres, et bien que jamais je n’eusse osé répéter ces jurons, je les déversais à tue-tête sur mon père assis là parmi ces Chinois aux longs cheveux et aux ongles interminables.

Je me demande comment mon cœur et mon cerveau n’ont pas éclaté ce soir-là. Les artères et le système nerveux d’un enfant de sept ans ne sont guère en mesure d’endurer les terribles convulsions dont j’étais la victime. Personne ne dormit dans la pauvre petite ferme, au cours de cette nuit où John Barleycorn me tenait à sa merci.

Larry, installé sous le pont, n’eut pas le délire comme moi. Je suis certain qu’il dormit d’un sommeil hébété et sans rêves et s’éveilla le lendemain, l’esprit lourd et morose. S’il vit encore, il est probable qu’il ne se souvient de rien, tant cet incident dut lui paraître insignifiant. Mais mon cerveau en garde à jamais la trace. J’écris ces lignes trente ans après, et pourtant toutes mes visions demeurent aussi distinctes et vivaces, toutes mes souffrances aussi vitales et effroyables qu’en cette nuit dont je parle.

Je restai alité pendant plusieurs jours, et par la suite je n’eus pas besoin des injonctions de ma mère pour éviter John Barleycorn. Outrée de ma conduite, elle maintenait que j’avais mal, très mal agi, et tout à fait à l’encontre de ses enseignements. Que pouvais-je dire, moi, qui n’avais jamais droit à la parole, à qui les mots même faisaient défaut pour exprimer mon état d’âme, – comment aurais-je expliqué à ma mère que ses enseignements étaient la cause directe de mon ivresse ? Si elle n’avait pas exposé devant moi ses principes au sujet des yeux noirs et du caractère des Italiens, je n’aurais jamais trempé mes lèvres dans ce vin âpre et amer. Ce ne fut qu’arrivé à l’âge d’homme que je pus lui révéler le fin mot de cette honteuse histoire.

Durant ces jours de maladie, certains points me restaient obscurs, alors que je discernais parfaitement les autres. Je me sentais coupable, et pourtant j’étais victime d’une certaine injustice. J’avais eu tort, c’est vrai, mais ce n’était pas ma faute. Je pris la ferme résolution de ne plus jamais toucher à l’alcool : nul chien enragé n’éprouva plus d’aversion contre l’eau que moi contre le vin.

Et pourtant, ce que je veux établir, c’est que cette expérience, si terrible qu’elle fût, ne m’a pas empêché de renouer étroitement connaissance avec John Barleycorn. Même à cette époque j’étais soumis par des forces qui me poussaient vers lui. En premier lieu, exception faite de ma mère, qui modifia jamais sa manière de voir là-dessus, toutes les grandes personnes me semblaient envisager l’incident avec tolérance, comme une bonne plaisanterie dont il n’y avait pas à rougir. Quant aux garçons et aux filles, ils gloussaient et rigolaient au souvenir du rôle qu’ils avaient joué dans l’affaire ; ils prenaient plaisir à raconter comment Larry avait sauté sur ma poitrine avant d’aller dormir sous le pont, comment Un Tel avait couché à la belle étoile sur les dunes de sable et ce qui était advenu à cet autre garçon tombé dans le fossé.

Je le répète : autant que j’aie pu voir, ça n’avait rien de honteux. Ç’avait été quelque chose d’un comique irrésistible, endiablé, un épisode joyeux et magnifique qui rompait la monotonie de la vie de labeur qu’on menait sur cette côte froide et brumeuse.

Les garçons de ferme irlandais plaisantaient sur mon exploit et me tapotaient le dos de si bonne humeur que j’eus l’impression d’avoir accompli un acte héroïque. Peter et Dominique se montraient fiers de mes prouesses bachiques. La moralité ne faisait pas grise mine à l’ivrognerie. D’ailleurs tout le monde buvait. La communauté ne comptait pas un seul abstinent. Même l’instituteur de notre petite école campagnarde, homme grisonnant d’une cinquantaine d’années, nous octroyait des vacances les jours où il avait eu le dessous avec John Barleycorn. Je n’éprouvais donc aucune contrainte morale. Mon aversion pour l’alcool était purement physiologique. Je n’aimais pas cette sacrée drogue, voilà tout.

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