Le Caucase depuis Prométhée jusqu’à Chamyll - Alexandre Dumas - E-Book

Le Caucase depuis Prométhée jusqu’à Chamyll E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

Nous arrivâmes à Kisslarr le 7 novembre 1858, à deux heures de l’après-midi.
C’était la première ville que nous rencontrions depuis Astrakkan ; nous venions de faire six cents verstes à travers les steppes sans trouver autre chose que des relais de chevaux, et des postes de Cosaques…
Parfois une petite caravane de Tatares — Kalmouks ou de Kara-Nogais nomadisant, c’est-à-dire allant d’un endroit à un autre, et emportant avec elle sur les quatre chameaux de rigueur nécessaires au chargement de la tente et de ce qu’elle contient, tout ce qu’elle possédait.
Cependant, à mesure que nous approchions de Kisslarr, c’est-à-dire depuis que nous étions entrés dans un rayon de sept à huit verstes, le paysage s’était peuplé, comme il arrive aux environs des ruches et des villes.
Mais nous avions remarqué que les abeilles qui sortaient de la ruche que nous allions visiter avaient de terribles aiguillons.
Cavaliers et fantassins, tout le monde était armé. — Un berger, que nous avions rencontré, avait son kangiar au côté, son fusil sur l’épaule et son pistolet à la ceinture. Une enseigne qui l’eût représenté n’eût pas pu mettre comme chez nous : Au bon Pasteur.
Les vêtements eux-mêmes avaient pris un caractère guerrier : à l’inoffensive touloupe russe, à la naïve doublanka kalmouke, succédait la tcherkesse grise ou blanche, avec sa rangée de cartouches sur chaque côté de la poitrine.

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Le Caucase depuis Prométhée jusqu’à Chamyll

Alexandre Dumas

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385745998

INTRODUCTION

De Prométhée au Christ.PREMIÈRE PÉRIODE

Nous allons dire à nos lecteurs, d’une façon aussi succincte que possible, ce que c’est que le Caucase, topographiquement, géologiquement, historiquement parlant.

Nous ne doutons pas que nos lecteurs ne sachent la chose aussi bien que nous ; mais, à notre avis, l’auteur doit toujours procéder comme s’il savait ce que ses lecteurs ne savent pas.

La chaîne caucasique — ou caucasienne, comme on voudra, — située entre les 40e et 45e degrés de latitude nord et les 35 et 47e degrés de longitude orientale, s’étend de la mer Caspienne à la mer d’Azof, depuis Anapa jusqu’à Bakou.

Trois grands pitons la surmontent : l’Elbrouss, haut de 16,700 pieds ; — le Kassbeck, d’abord appelé le Mqinwari, haut de 14,400, — et le Chat-Abrouz, haut de 12,000 pieds.

Nul n’a jamais gravi la cime de l’Elbrouss. Il faudrait pour cela, disent les montagnards, une permission particulière de Dieu ; c’est sur son sommet que, selon la tradition, se posa la colombe de l’arche.

Le Mqinwari est, quoique moins haut de 2,000 pieds que l’Elbrouss, le rocher où, selon la tradition mythologique, Prométhée fut enchaîné. Les Russes l’ont appelé Kassbeck, parce que le village de Stéphan-Ezminda, situé au pied de ce mont, était autrefois et est encore aujourd’hui la résidence des princes Kasi Beck[1], gardiens du défilé. Cette dernière désignation a prévalu.

Quant au Chat-Abrouz, qui s’élève aux confins du Daguestan, sa cime sert de perchoir à l’anka, oiseau près duquel l’aigle est un oiseau-mouche et le condor un colibri.

Ce gigantesque rempart, cette majestueuse forteresse, cette muraille granitique aux créneaux éternellement neigeux, repose, vers sa base septentrionale sur des sables couverts autrefois par les eaux de cette mer immense au-dessus de laquelle s’élevaient, comme des îles, non-seulement le Caucase, mais le Taurus, le Demavend et la Tauride, dont la mer Caspienne, appelée par les anciens le lac Caspis, n’est qu’un démembrement, et qui, vers le nord, ne faisait selon toute probabilité qu’une avec la mer Blanche et la Baltique.

À quelle époque de l’histoire, sacrée ou profane, appartient le grand cataclysme qui isola le Pont-Euxin, la mer d’Aral, les lacs d’Erivan, d’Ormiah et de Van, et creusa les détroits de Jennikalé, des Dardanelles, de Messine et de Gibraltar ? Est-ce au déluge biblique de Noé, chez les Hébreux, à celui de Xixuthus, chez les Chaldéens, à celui de Deucalion et d’Ogygès chez les Grecs ? C’est ce que nous ne saurions dire ; mais il y a un fait avéré, c’est que la Caspienne a continué de communiquer avec les autres mers par des canaux souterrains, que c’est par ces canaux qu’elle perd les eaux qu’elle reçoit de l’Oural, du Wolga, du Terek, de la Koura ; qu’elle est sujette à des variations de profondeur ; que, dans ses baisses, elle laisse à découvert des constructions qui attestent ses mouvements de hausse et de décroissance, et enfin, preuve plus certaine que tout cela, de la communication souterraine qui existe entre elle et les autres mers, c’est que tous les ans, à l’approche de l’hiver, on voit monter à la surface du golfe Persique, des herbes et des feuillages qui ne se trouvent que sur les bords et dans les profondeurs de l’énorme lac Caspien.

Le Caucase présente deux rangées de montagnes parallèles, dont la plus élevée est au sud, la plus basse au nord. La première chaîne pourrait s’appeler les montagnes Blanches, par opposition à la seconde qui s’appelle les montagnes Noires. Les sommets célèbres de cette dernière chaîne sont la montagne Chauve, le mont des Voleurs, le mont des Tempêtes, le Bois-Sombre et le Poignard.

Deux passages seulement sont pratiqués dans l’immense barrière ; ces passages, connus sous les noms de portes Caucasiennes, portes Sarmatiques, portes Caspiennes, portes Albanaises, portes de Fer, portes des Portes, sont le défilé du Darial (Pyla-Caucasia de Pline) et le passage de Derbent, appelé traditionnellement les Portes d’Alexandre.

Nous avons franchi les deux passages, et nous essayerons d’en donner une idée à nos lecteurs.

La cime des montagnes neigeuses est formée de porphyre basaltique, de granit et de syénite.

Les porphyres sont : le porphyre bleu tacheté de jaune ou de rouge et de blanc, le porphyre rouge oriental, et le porphyre vert. Les granits sont : le granit rose, le gris, le noir et le bleu.

Quant à la chaîne désignée sous le nom de montagnes Noires, elle se compose de calcaires, de grès marneux et de schistes tabulaires, sillonnés par des veines de spath et de quartz.

Strabon parle fort des mines d’or de la Colchide ; les pépites enlevées à ces mines et portées par les pluies dans les ruisseaux les enrichissaient d’un sable précieux ; les Souanes, aujourd’hui les Mingréliens, les recueillaient sur des peaux de mouton garnies de poils dans lesquels la poudre brillante s’arrêtait.

De là la fable, nous devrions dire l’histoire de la toison d’or.

Il y a aujourd’hui encore en Osséthie, sur l’église de Nouzala, une inscription en langue géorgienne qui affirme que, dans cette région, les métaux les plus précieux abondaient autrefois comme aujourd’hui la poussière.

Toutes ces richesses peuvent être mises en discussion ; mais il est une production peut-être plus rare, quoique moins précieuse, c’est la naphte. Celle-là existe, elle est visible, on la rencontre en profusion sur la rive occidentale de la mer Caspienne.

Nous nous en occuperons en passant à Bakou, et en racontant les phénomènes qu’elle produit.

Au nord le Kouban et le Terek, au sud le Cyrus et l’Araxe, forment les limites de l’isthme Caucasien.

Le Cyrus n’est autre que la Koura, et l’Araxe, aujourd’hui l’Aras, est le Jelis des Scythes et le Tanaïs des compagnons d’Alexandre.

Sous cette dernière dénomination, on l’a confondu avec le Don, comme on le confond parfois avec le Phase, aujourd’hui le Rioni ou le Rioné.

Virgile a dit de lui : Pontem indignatùs Araxes. L’Aras et le Rioné coulent en sens inverse. Le premier se jette dans la Kouma, au-dessus des steppes de Moghan, célèbres par leurs serpents. Le second se jette dans la mer Noire, entre Poti et Redoute-Kaleh.

En traversant le Terek, la Koura, l’Araxe et le Phase, nous nous occuperons plus particulièrement de ces fleuves.

Quant au Kouban, que nous laisserons à notre droite, il descend de l’Ebrouss, traverse la petite Abasie, embrasse toute la Circassie, et se jette dans la mer Noire au-dessous de Taman : c’est l’Hypanis d’Hérodote et de Strabon, et le Vardanus de Ptolémée. Au treizième siècle, lorsque les Tatars envahirent la Scythie, ils le nommèrent Kouman et Kouban. Les Russes ont adopté cette dernière dénomination, sous laquelle il est connu aujourd’hui, sans qu’on puisse expliquer l’étymologie de ce nom. C’est sur ce fleuve que sont situées les colonies kosackes de la ligne droite.

Il n’en est pas de même du Caucase, qui doit le sien à l’un des premiers assassinats commis par un des plus anciens dieux. Saturne, le mutilateur de son père et l’engloutisseur de ses fils, ayant rencontré, au moment où il fuyait, vaincu, dans la guerre des Géants, par son fils Jupiter, le berger Caucase, qui conduisait ses troupeaux sur le mont Niphate, qui sépare l’Arménie de l’Assyrie, et au pied duquel, selon Strabon, le Tigre prend sa source, celui-ci eut l’imprudence de vouloir disputer le passage au fuyard. Saturne le tua d’un coup de faux, et Jupiter, pour éterniser le souvenir de ce meurtre, donna le nom de la victime à toute la chaîne caucasique, dont les montagnes de l’Arménie, de l’Asie mineure, de la Crimée et de la Perse, ne sont en réalité que des démembrements.

Presque aussitôt qu’il vient de donner un nom à la chaîne caucasique, un de ses plus hauts sommets, le Kassbeck, sert d’instrument de supplice à Jupiter.

Le From-Theuth les Scythes, le Prométhée des Grecs y est attaché par Vulcain avec des chaînes de diamant, pour avoir créé l’homme et commis le crime de l’avoir animé au feu du ciel qu’il avait dérobé et caché dans un roseau creux.

From-Theuth, remarquons-le en passant, vent dire en scythe : divinité bienfaisante ; de même que Prométhée veut dire en grec : le dieu prévoyant.

Et, sans doute, ce fut par prévoyance qu’il donna à l’homme, dit la tradition mythologique, la timidité du lièvre, la finesse du renard, la ruse du serpent, la férocité du tigre et la force du lion.

Est-ce par hasard ou symboliquement qu’à l’horizon du monde naissant, l’homme aperçoit le gibet du premier bienfaiteur de l’humanité ?

Quatre mille ans plus tard, la croix devait remplacer le rocher, le Calvaire détrôner le Mqinwari.

Nous avons dit que le Mqinwari et le Kassbeck ne faisaient qu’une seule et même montagne

Prométhée devait demeurer là trente mille ans. Pendant trente mille ans, un vautour, fils de Typhon et d’Echidna, — car on avait, pour une vengeance si longue, choisi un bourreau-dieu, — pendant trente mille ans, un vautour devait lui dévorer le foie. Mais au bout de trente ans, Hercule, fils de Jupiter, tua le vautour et délivra Prométhée.

Dans ces temps de ténèbres, où tout relève de la tradition, tandis que Prométhée, visité par l’Océan, bercé au chant des Océanides, maudit cette force brutale, sous laquelle est sans cesse forcé de plier le génie, luttant inutilement contre le vautour de l’ignorance, qui lui dévore, non pas le foie, mais le cœur, les rochers du Caucase n’ont d’autres habitants que les dives, race de géants qui occupent toute la partie du globe abandonnée par les eaux.

Dans la vieille langue asiatique, dives veut dire tout à la fois île et géant :

Maldives, Laquedives, Serendives.

Et, en effet, chaque île n’était-elle pas un géant sortant de la mer ?

Tous ces Titans qui firent la guerre à Jupiter, étaient-ils autre chose que ces îles de la mer Égée, aujourd’hui volcans éteints, autrefois géants jetant des flammes ?

Un de ces dives, nommé Argonk, élève sur une des cimes du Caucase un palais, où la tradition assure qu’aujourd’hui encore sont conservées les statues des rois de cette époque.

Un étranger, nommé Huschenk, vint attaquer les dives, monté sur un cheval marin, nageant avec douze pieds.

Un rocher lancé du haut du Demavend, terrasse lui et son cheval, dans lequel il est facile de reconnaître un navire avec ses douze rames.

Aujourd’hui, une des peuplades les plus belliqueuses du Caucase, les Tcherkesses, se donnent encore à eux-mêmes le nom d’Adighes, dont la racine est Ada.

Or Ada, en langue tatare, veut dire île.

D’Ada à Adam, qui veut dire homme, il n’y a qu’une lettre de différence, et certes, on nous concédera qu’il existe des étymologies bien autrement obscures que celle-là.

C’est au sommet de l’Elbrouss que Zoroastre place le mauvais génie Arisman dont nous avons fait Arimane.

« Il s’élance du sommet de l’Elbrouss, dit Zoroastre, et son corps étendu au-dessus de l’abîme, semble un pont de flamme jeté entre les mondes. »

C’est enfin sur le Chat-Abrouz que se tenait l’anka, gigantesque vautour, qui est le Rok des Mille et une Nuits, et dont les ailes, en s’ouvrant, obscurcissaient la lumière du soleil.

Maintenant, abandonnons la tradition, et comme un brouillard qui va toujours s’éclaircissant, essayons de voir clair dans l’histoire du Caucase.

Regardez cette mer immense sur laquelle flotte un vaisseau gigantesque. Cette mer, c’est le déluge. Ce vaisseau, c’est l’arche, 2968 ans avant J.-C. l’arche aborde au sommet de l’Ararat. La semence du monde futur et sauvée.

Deux siècles après, Haig fonde le royaume d’Arménie, et Thargarmos celui de Géorgie [2]. Au milieu de ces dates incertaines, Arméniens et Géorgiens disent que Haig et Thargarmos étaient les contemporains de Nemrod et d’Assur.

Regardez passer comme une ombre presque sans forme Marpésie et ses amazones. Cette reine belliqueuse part des rives du Thermodon et va donner son nom à un rocher du Darial. Jornandès cite la reine, et Virgile chante la montagne.

Voyez, le jour se fait. Voici à son tour Sémiramis, la fille des colombes. Elle soumet l’Arménie, bâtit Artémisa, voit tuer dans une bataille son bien-aimé le roi Azaï le Beau, l’ensevelit près du mont Ararat, et revient mourir à Babylone de la main de son fils Ninias, cet Hamlet antique, vengeur de son père.

1219 ans avant Jésus-Christ, — les dates commencent à avoir une valeur historique, — trente-cinq ans avant la guerre de Troie, un vaisseau tel qu’on n’en avait point encore vu en Colchide, entrait dans le Phase, et venait s’arrêter sous les murs de la capitale du roi Éétès, père de Médée.

C’était le vaisseau Argo, parti d’Iolchos en Thessalie, et monté par Jason, venant redemander la toison d’or.

Inutile de raconter la dramatique histoire de Médée et de Jason, tout le monde la sait par cœur.

La flamme du bûcher de Sardanapale éclaire l’Orient, 800 ans avant J.-C. selon Justin, 820 ans selon Eusèbe. Au milieu des déchirements qui suivirent la mort du fils de Phul, tandis que des morceaux de son empire, trois rois se font des royaumes, Barouer fonde l’indépendance de l’Arménie.

Bientôt les Arzenounis, enfants de ce Sennachérib, dont l’armée frappée par l’ange exterminateur perd en une nuit cent quatre-vingt-cinq mille hommes, et qui est tué à Ninive par ses deux fils, au pied de l’autel de son dieu, entrent en Arménie : ils ne font qu’y précéder de vingt ans les Juifs captifs de Salmanazar, envoyés par ce conquérant dans la Géorgie et dans le Lasistan. En traversant cette dernière province, et dans le district de Ratcha, on trouve encore aujourd’hui une peuplade de juifs guerriers. Ce sont les descendants de ces vaincus de Salmanazar, le destructeur du royaume d’Israël. Leurs ancêtres étaient les contemporains du vieux Tobie, dont le fils, conduit par l’ange Raphaël, alla redemander à Gabélus, les dix talents que son père lui avait prêtés.

Vingt ans plus tard commence la famille des Bagratides, de laquelle descendent les princes Bagration, que nous allons rencontrer sur notre chemin.

Deux tiers de siècles s’écoulent. Les Scythes font invasion en Arménie, par le défilé du Darial, s’emparent de l’Asie Mineure et pénétrent jusqu’en Égypte.

Dirkan Ier, dont nous avons fait Tigrane, et dont nous verrons les descendants lutter contre Pompée, apparaît dans l’histoire pour fonder une dynastie Arménienne. Il descend de ce Haig, qui a fondé, non pas une dynastie, mais un royaume, et il est contemporain de ce Cyrus, dont la tête coupée, fut plongée par Thomyris dans un vase rempli de sang.

Mais avant de boire après sa mort ce sang dont il avait été altéré pendant toute sa vie, Cyrus s’était emparé de la Colchide et de l’Arménie.

Nous y retrouvons le fils de Darius II, Artaxerce Mnémon. Il y tue de sa propre main, à la bataille de Cunaxa, Cyrus le Jeune, qui s’était révolté contre lui et qui avait à son service Xénophon, à qui Socrate sauva la vie à la bataille de Delium, et qui des rives du Tigre à Chrisopolis, opéra cette fameuse retraite des dix mille, racontée par lui-même, et restée comme un modèle de stratégie.

Soixante ans après, Alexandre part de la Macédoine, traverse l’Hellespont, défait, sur les bords du Granique, l’armée de Darius. Parmi les troupes de Darius, qui vont se faire battre à Issus et à Arbelles, luttent les peuples du Caucase et de l’Arménie, conduits par Oronte et Mifrauste.

Ici, la renommée du vainqueur de la Perse et du conquérant de l’Inde devient telle, que la légende se mêle à l’histoire. Selon la tradition caucasique, Alexandre se détourne de sa route pour aller fermer les deux défilés du Caucase : un à Derbent, avec des portes de fer ; l’autre dans le Darial, avec ce fameux mur qui, au dire de l’antiquité, s’étendait de la mer Caspienne à la mer d’Azof.

Mahomet, dans son Coran, consacre la tradition qui, dès lors, devient une incontestable vérité pour toutes les peuplades musulmanes du Caucase, puisqu’elle découle de la plume du prophète.

Seulement, pour lui, le Macédonien est Zoul-Karnaïn, c’est-à-dire le bicorne : voyez les médailles d’Alexandre où, comme fils de Jupiter Ammon, il porte les cornes paternelles, et l’explication de ce nom de Zoul-Karnaïn vous sera donnée.

Voici ce que dit Mahomet.

« Zoul-Karnaïn, arrivé au pied de deux montagnes, y trouva des peuples qui ne comprenaient qu’à peine le langage oral.

» Ces hommes s’adressèrent à lui :

» — Ô Zoul-Karnaïn ! lui dirent-ils, les Yadgougs et les Madgougs ravagent nos terres. Nous te payerons un tribut si tu veux élever une muraille entre eux et nous.

» Il répondit :

» — Les dons du ciel sont préférables à vos tributs. Je satisfairai à vos désirs ; apportez-moi du fer, et entassez-le jusqu’à la hauteur de vos montagnes.

» Puis il ajouta :

» — Soufflez pour embraser le fer.

» Puis il dit encore :

» — Apportez-moi de l’airain fondu, afin que je l’y verse.

» Les Yadgougs et les Madgougs ne purent désormais ni franchir ce mur, ni le percer.

» Cela a été fait par la grâce de Dieu ; mais quand l’époque qu’il a désignée sera venue, il renversera ce mur.

» Dieu n’annonce rien en vain. »

Quelques historiens renchérissent sur le texte que nous venons de citer. Ils entrent dans les détails de la construction de ce mur : il était bâti de briques de fer et de cuivre, soudées ensemble et recouvertes d’une couche d’airain fondu. De temps en temps, les gardiens de ce mur venaient frapper à grands coups de marteau sur les portes d’airain, ce qui indiquait aux Madgougs et aux Yadgougs que le mur était bien gardé.

Un demi-siècle après ce prétendu passage d’Alexandre, Pharnabase délivre la Géorgie de la domination des Perses, et fonde l’alphabet géorgien. De leur côté, Artaxias et Zaziadias profitent de la défaite et de la mort d’Antiochus le Grand pour délivrer l’Arménie du joug syrien. Cette mort laisse Annibal sans appui. L’Arménie alors voit arriver le vainqueur de Trasimène et le vaincu de Zama. On bâtit sur ses plans la ville d’Artaxade, que détruira plus tard Corbulon, et que Tiridate rebâtira sous le nom de Néronia, en l’honneur de Néron.

Mais deux cents ans avant cette reconstruction, Mirvan Ier fonde, en Géorgie la dynastie des Nébrotides, et Vagaschak, en Arménie celle des Arsacides, qui bientôt s’emparent du trône de Géorgie.

C’est ce Vagaschak, appelé par les historiens Tigrane II, qui est le père de Tigrane le Grand, lequel se fait appeler le roi des rois, déclare la guerre aux Romains, envahit la Cappadoce, conquiert la Syrie, mais rencontre Lucullus qui le bat, lève sur lui un tribut de trente-trois millions de notre monnaie, et lui prend la Syrie, la Cappadoce et la petite Arménie, fait la Colchide province romaine, remonte le Phase, parvient jusqu’aux montagnes de l’Elbrouss et du Kassbeck, et ne recule, lui et son armée, que devant les serpents des steppes de Moghan.

Deux ans plus tard, Mithridate, battu par Pompée, traverse le Caucase, franchit le Don et se réfugie en Tauride. Il parlait les vingt-quatre langues de ses vingt-quatre peuples. Les Romains alors occupent la Géorgie, l’Imméritie et l’Albanie, aujourd’hui la Kakétie. Quant à l’Arménie, elle est conquise par Marc-Antoine, trente ans après la mort du roi de Pont.

Enfin, le Christ naît, sans que cette naissance, qui va changer la face du monde, ait aucun retentissement dans le Caucase. Seulement, l’année même de la mort du Christ, Afgar, roi d’Édesse, se fait baptiser, et sept ans après, saint André et Saint Simon viennent prêcher la religion chrétienne dans la Meshi, aujourd’hui le district d’Akhaltzitke.

C’est la première révélation de ce grand sacrifice qui doit être, pour le monde moderne, ce que celui de Prométhée a été pour le monde antique.

DEUXIÈME PÉRIODE

Du Christ à Mahomet II.

Les empereurs romains se sont succédé : Tibère a remplacé Auguste, Caligula Tibère, Claude Caligula. Néron est sur le trône depuis douze ans. Il voyage en Grèce comme musicien, et comme poëte, et recueille couronne sur couronne, tandis que Vendex rêve sa révolte des Gaules, et Galba son soulèvement d’Espagne.

Corbulon, vainqueur des Parthes, envahit l’Arménie, prend et détruit Artaxade, cette seconde Carthage fondée par Annibal, et force Tiridate, que les Parthes ont nommé leur roi sans le consentement des Romains, à déposer la couronne pour la recevoir des mains de l’empereur.

L’empereur, jaloux, fait dire à Corbulon de se tuer. Corbulon obéit en se passant, lui-même, à Corinthe, son épée au travers du corps.

Treize ans après, la ville d’Erivan s’élevait sur le champ de bataille même où Erovan, qui avait chassé Ardachès du trône d’Arménie, est battu par les Perses.

Un soldat de fortune, adopté par Néron, monte sur le trône romain, qui est devenu le trône du monde. Les peuplades caucasiques le voient apparaître l’année même de son avénement, vainqueur de l’Arménie, de l’Ibérie et de la Colchide. Il donne un roi aux Albanais et disparaît dans la direction de l’Euphrate, où il va branler jusqu’en ses fondements l’empire des Arsacides, qui ne tombera que trois siècles plus tard.

Ce parvenu, c’est l’homme sous lequel le monde se reposera un instant des règnes de Caligula, de Claude et de Néron. C’est Trajan.

Un demi-siècle après, l’avant-garde des nations fauves, entrevues par César, apparaît dans le Caucase. Ce sont les Goths, vainqueurs des Scandinaves, des Cimbres, des Venèdes, des Burgunds, des Laziges et des Finnois. Ils chassent devant eux les Alains, qui errent avec leurs troupeaux dans les vastes steppes que nous allons parcourir, et s’établissent sur les bords de la mer Noire, où les Huns les rencontreront à leur tour et les dévoreront en passant.

Pendant ce temps, se fonde la nouvelle capitale de l’Arménie. Vagaschapade, aujourd’hui le village du même nom qui entoure le monastère d’d’Etschmiadzine. Mais à peine la ville est-elle achevée, que les Khasars frappent à leur tour aux portes caucasiennes, que ne garde plus la mémoire d’Alexandre. Ils viennent des plaines du bas Volga, traversent le défilé de Darius, — la tradition voulait que ce fût ce roi des Perses qui eût donné son nom au Darial, — se répandent dans l’Arménie ; après avoir forcé les Avares à se retirer dans les gorges de Guimry, où nous retrouverons leurs restes en gravissant les sommets du Karanaïe, et assistent à la révolution qui met les Sassanides de Perse sur le trône de Géorgie.

Vers la même époque, le lion couché aux bords du Tibre étend de nouveau sa griffe vers le Caucase. L’empereur Tacite, qui avait fait valoir, pour monter sur le tronc romain, qu’il comptait le grand historien parmi ses ancêtres, avait été, à l’âge de soixante-dix ans, élu par le sénat.

Il avait été élu, disait l’arrêté du sénat, — à cause de ses vertus.

Aussi fut-il assassiné au bout de six mois. Ces empereurs vertueux ne vont pas aux peuples en décadence.

Pendant ses six mois de règne, il battit les Goths et repoussa les Alains dans les gorges du Caucase.

Profitant de l’instant de repos que donne cette victoire, Tiridate II devient roi de l’Arménie. Le christianisme s’établit dans son royaume. Le monastère d’Etschmiadzine est fondé à la voix de sainte Nina, les croix s’élèvent à la place des idoles.

Tiridate meurt après avoir chassé les Khasars de l’Arménie et de la Géorgie.

Bakhouri Ier, roi de Géorgie, — nous devrions dire, roi d’Ibérie, — car la Géorgie, proprement dite, n’existe qu’à partir du douzième siècle, et n’est nommée de ce nom que par Mekhisar d’Airivank, historien arménien qui vivait au treizième. Bakhouri Ier fait la guerre aux Perses, qui ont vaincu l’Arménie, et qui est, d’un autre côté, menacée par les barbares du Nord.

Ces derniers sont repoussés par Waghan Amatouni qui les bat à Vagaschapade, sur le même champ de bataille où les Russes battront les Perses en 1827.

Mais les Perses pénétrent à leur tour jusqu’au pied des montagnes du Caucase, et bâtissent une forteresse à l’endroit où, un siècle plus tard, le roi Wachtang jettera les fondements de Tiflis.

Pendant ce temps, l’Arménie arrête les bases de sa langue moderne, et la future Géorgie fonde son écriture sacrée.

L’heure des Arsacides est arrivée ; cette dynastie qu’a vainement voulu renverser Trajan, est remplacée par les Sassanides, qui succèdent aux rois Parthes et qui précèdent les califes musulmans. Son premier souverain voit Wachtang Gourgaslan monter sur le trône de Géorgie, fonder Tiflis, conquérir la Mingrélie et l’Abasie, repousser les Perses et soumettre les Osses et les Petchenèges.

Wachtang Ier meurt en 499, au moment où les Arméniens se jettent dans l’hérésie, et où les Suèves, qui vont être entraînés par les Huns dans leur course vers l’occident, apparaissent dans l’ancien royaume de Mithridate.

C’est alors que le Caucase entend retentir jusque dans ses vallées les plus profondes, les pas de ce peuple qui, dans sa marche, va couvrir la moitié du monde et emplir l’autre de bruit. Il vient des grands plateaux du Thibet, au nord du désert de Koubi ; il a soumis les Mantchoux, forcé les Chinois d’élever la grande muraille, et séparé en deux hordes immenses, il se répand, comme un double déluge, aux deux côtés de la mer Caspienne. Les uns s’arrêteront sur les bords de l’Oxus, dans le Turkestan actuel, ou ils auront pour capitale l’ancienne Baktriane, et finiront, après avoir longtemps lutté contre les Perses, par se confondre avec les Turcs.

Ce sont les Huns blancs ou Eptatètes.

Les autres, les Huns noirs ou Cydarites, s’arrêteront un instant à l’ouest de la mer Caspienne, entre l’embouchure du Terek et Derbent, puis ils forceront à leur tour les portes du Darial, dont les gonds sont brisés par les Khasars ; se répandront vers l’occident, traverseront les Palus-Méotides, guidés par une biche qui leur montrera le chemin qu’ils doivent suivre pour ne pas s’engloutir dans ces vastes marais. Puis, après avoir subjugué les Alains, détruit l’empire des Goths, ils iront se briser dans les plaines de la Champagne contre la Gaule qui meurt, contre la France qui naît.

Derrière eux commence la chronologie arménienne et se fonde la dynastie des Bagratides, dont la famille est déjà célèbre depuis plus de douze cents ans.

Tout à coup un ennemi auquel on ne songeait pas apparaît dans les régions caucasiques et s’empare de Tiflis.

C’est l’empereur Héraclius, cet infatigable discuteur en théologie, fils d’un exarque d’Afrique ; il a renversé Phocas, s’est fait proclamer empereur en 610 ; mais de 610 à 621, son règne n’a été qu’un long désastre. Les Avares lui ont pris l’Asie Mineure et les Perses l’Égypte. Presque réduit aux murs de Constantinople, il a fait un suprême effort ; il s’est mis à la tête de son armée, a battu Chosroès II, reconquis l’Asie Mineure et a pénétré jusqu’au pied du Caucase.

Mais pendant qu’il remonte vers le nord, les lieutenants de calife Abou-Beker lui prennent Damas. Jérusalem se rend au calife Omar : la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine se détachent de lui.

En compensation de ces revers, c’est à lui que Dieu réserve la gloire de recouvrer la vraie croix. Il la reçut des mains de Syroès.

Alors vient le tour des Arabes. C’est l’époque des grands mouvements des peuples. On dirait que chaque nation mal à l’aise dans le berceau que la nature lui a fait, va chercher d’autres dieux et une autre patrie. Ils apportent la parole de Mahomet, qui vient de fonder leur empire. Ils se sont emparés de la Syrie, de l’Égypte, de la Perse. Ils marchent à travers l’Afrique et l’Espagne sur la France, et si Dieu, à l’heure qu’il est, ne leur préparait pas Charles-Martel, la tête et la queue du serpent oriental se fussent un jour, malgré Sobiesky, rejointes à Vienne.

Mais tandis que Justinien II, à qui ses sujets ont coupé le nez un jour de révolte, se réfugie dans l’île de Taman, tandis que Mourvan le Sourd fait invasion en Arménie et en Géorgie, que les Géorgiens arrêtent leur chronologie de la fête de Pâques de l’an 780, un autre peuple se forme de l’autre côté du Caucase, qui prendra un jour sur la terre, plus de place que n’en aura prise aucun des anciens peuples qui l’aura précédé.

Ce peuple, à peu près ignoré des Romains, qui, après avoir renversé les murailles de tous les peuples, ont été frapper aux portes du monde inconnu, est le peuple Slave, qui, parti de la Russie méridionale, a fini par envahir tout le pays qui s’étend d’Arkhangel à la Caspienne, c’est-à-dire de la mer de glace à la mer de feu. Vainement les Goths, les Huns, les Bulgares, s’étaient-ils pendant quatre siècles disputé le terrain et répandus du Volga au Dniéper, l’établissement de leurs empires successifs n’avait été qu’une halte. Comme des torrents un instant arrêtés, ils avaient repris leur cours, les uns vers l’occident, les autres vers le midi, et au milieu de cette inondation, on avait vu s’élever Novogorod la Grande et Kiew, qui, du haut de leurs murailles regardaient s’écouler ces vagues qui en avaient un instant battu le pied.

Enfin, en 862, les Slaves avaient appelé au trône de leur empire les trois princes Varègues, Rurick, Sinaff et Trouwor. Rurick avait rapidement succédé à ses deux frères, et était mort, laissant la régence de son fils Igor à son frère, homme de génie, qu’on appelait Oleg, lequel, après avoir conquis Smolensk et Lioubitz, rendu tributaires les Serviens, les Rademitches, les Drewliens, avait conduit vers Constantinople deux mille de ces hommes qu’il avait dressés à ne s’arrêter devant aucun obstacle et à ne reculer devant aucun danger.

Constantinople avait eu peur, en voyant celui qu’elle appelait un barbare, clouer contre sa porte, avec un poignard, les conditions de sa retraite : Léon VI avait souscrit à ces conditions et les Russes s’étaient retirés.

Mais en passant ils s’étaient emparés de la forteresse de Barda qui est aujourd’hui un village du district d’Elisabethpol.

C’était un pied à terre qu’ils gardaient dans la Géorgie.

Aussi, trente ans plus tard, firent-ils une invasion dans le Tabaristan et la terre de Naphte. Le chemin était frayé. Le grand-duc Sviatoslaw traverse alors tout le Kouban et vient jusqu’au pied du Caucase battre les Ossètes et les Tcherkesses.

Une garnison russe reste à Taman.

Pendant ce temps, Bagratz III, roi d’Akbasie et de Kartli, fonde la cathédrale de Kontaïs.

Dans une des inscriptions gravées sur ses murailles, on trouve les premières traces des chiffres arabes.

La cathédrale de Koutaïs porte la date de l’an 1003.

Vous avez vu les Russes s’emparer de la forteresse de Barda en 914, pénétrer dans le Tabaristan en 983, battre les Ossètes et les Tcherkesses en 967 et laisser une garnison à Taman.

En 1064, Rostislaw Wladimirowich se fait de cette île une principauté souveraine.

Pendant que les Russes s’avancent, marchant du nord au midi, les Turcs arrivent venant du midi au nord. Ce sont les Seldjoukides, sortis des steppes du Turkestan. Ils sont commandés par Orslan, neveu de Toguel-Bey, qui vient de mourir à Bagdad, dont il s’est rendu maître. Il s’empare de l’Asie Mineure, de l’Arménie et de la Géorgie.

La masse granitique du Caucase les sépare encore des Russes. Quand les deux géants se seront pris corps à corps, Hercule et Antée ne se lâcheront plus. Il est probable que la Russie est Hercule et que la Turquie sera Antée.

Par bonheur pour la Géorgie, un de ses plus grands rois monte sur le trône ; c’est David III, dit le Sage. Il oppose barbares à barbares, pousse les Khasars contre les Turcs, et, après avoir délivré son pays, il laisse le trône à Démetrius Ier, qui dévaste la ville de Derbent et lui enlève ses portes de fer qu’il dépose dans le monastère de Gelatz où nous en voyons une encore aujourd’hui.

L’autre a été enlevée par les Turcs.

Enfin, de 1184 à 1212, règne la reine Tamara. C’est la grande époque géorgienne. L’illustre amazone, dont le nom est resté populaire sur les deux versants du Caucase, bat les Arméniens, les Turcs et les Persans, soumet les montagnards que nul n’a soumis avant elle, que nul ne soumettra probablement après elle, les baptise bon gré mal gré, et finit par se marier avec le prince russe, fils d’André Bagaloubski.

À peine est-elle déposée dans ce glorieux tombeau que chantent encore aujourd’hui les poëtes géorgiens, qu’on entend un grand bruit du côté de l’orient. Ce sont les Mogols de Tchingis-Khan, lequel, après avoir conquis la Chine septentrionale et la Perse orientale, vient borner sa course à Tauris dans l’Iran. Les dernières vagues de cette grande invasion battent la Géorgie, mais sans la submerger.

Il n’en est point de même de Timour-Lang, son descendant par les femmes ; après avoir soumis toute l’Asie à l’est de la mer Caspienne, envahi la Perse, remonté jusqu’aux steppes des Kirghis, il traverse le Daguestan et la Géorgie, longeant les deux bases du Caucase qui semblent un large écueil écartant des vagues de barbares.

Mais il ne fait que passer. Il est vrai que sur son passage il a tout ravagé, comme eût fait un torrent ou un incendie ; il va détruire Azow. Puis il part pour l’Inde, livre la bataille de Delhy, remplit l’Indoustan de sang et de ruines, revient vaincre et faire prisonnier Bajazet à Ancyre, se retourne vers la Chine qu’il veut conquérir à la tête d’une armée de 200,000 hommes, et meurt en chemin à Otzar, sur le Sihong.

Pendant ce temps, Alexandre Ier divise la Géorgie entre ses fils, et commence le deuxième royaume d’Imérétie.

Un grand événement vient de s’accomplir.

La vieille Byzance, ravagée et détruite sous Septime Sévère, rebâtie et restaurée sous Constantin qui lui donne son nom, — seconde capitale du monde sous les empereurs romains, — première capitale d’Orient sous les empereurs grecs, — assiégée inutilement par les Avares, par les Perses et par les Arabes, — rachetée des Varègues, — prise par les croisés qui y fondent l’empire latin, — reprise par Michel Paléologue, qui y rétablit l’empire grec, vient de tomber aux mains d’un nouveau maître.

Mahomet II s’en empare en 1453 et en fait la capitale de l’empire ottoman.

TROISIÈME PÉRIODE

De Mahomet II à Chamyll.

Les populations du Caucase, ayant en tête les Colchidiens, envoient au vainqueur des députations pour le féliciter.

Les Arméniens obtiennent de lui que leur patriarche aura un trône à Constantinople.

De leur côté, les populations chrétiennes se rattachent aux puissances chrétiennes. Le roi de Kakhétie, Alexandre, envoie une ambassade à Ivan III, qui est occupé à chasser les Tatares de la Russie.

C’est que les populations chrétiennes du Caucase sont menacées, non-seulement par les Turcs, ce nouvel ennemi qu’elles ont déjà entrevu, mais par leur vieil ennemi, les Perses.

Ismaël Sofi, premier des shahs de Perse de la dynastie des Sefides, a pris le Chirvan et la Géorgie.

C’est sans doute ce qui détermine les habitants de la montagne de Bectar, près de Petitgorsk, à se rendre à Ivan le Terrible, qui vient de prendre Kazan, l’année précédente, c’est-à-dire en 1552. Trois ans après, Ivan le Terrible épouse Marie, fille de Temrouk, prince tcherkesse.

Rien d’étonnant dès lors à ce que les Russes fondent sur la mer Caspienne, au pied des montagnes du Caucase, la forteresse de Tarki.

De leur côté, Perses et Turcs, au lieu de se détruire, comme l’avaient un instant espéré les populations chrétiennes du Caucase, se partagent la plaine et la montagne. Les Perses prennent Schumaka, Bakou, Derbent, avec lesquelles ils communiquent par le littoral de la mer Caspienne.

Les Turcs prennent Tiflis, l’Iméritie, la Colchide et fondent Poti et Redoute-Kaleh.

Noyé dans ce débordement, le roi de Kakhétie, Alexandre II, demande l’amitié de Fœdor Ivanowich, ce pauvre tzar d’un instant, qui s’en va mourant de la fièvre, aux mains de son terrible tuteur, Boris Godéonoff.

Mais pendant ce temps, s’accomplissait en Perse une révolution dont la Géorgie allait éprouver le contre-coup. Schah Abbas qui régnait sur la province du Khorassan, s’empare du trône de Perse dont il renverse son père, tue ses deux frères, apparaît au pied du Caucase, chasse les Turcs de Tiflis, s’établit à leur place, et revient mourir à Ispahan dont il a fait la capitale de son empire.

Il va sans dire qu’un homme qui a détrôné son père et tué ses deux frères, a mérité un titre à part. L’histoire le nomme Schah Abbas le Grand.

Sur l’autre versant du Caucase, les Russes poursuivent leur œuvre. Boutourline et Pleinhieff font des excursions dans les propriétés du chamkal, c’est-à-dire sur les terres qui s’étendent de Temirkhan-Choura à Tarki, et le roi de Kartli, Georges, commence à payer l’impôt à Boris Godéonoff.

Vers le même temps Schah Abbas, pour mériter de plus en plus son titre de grand, dévaste la Kakhétie à ce point que son roi, Teymouras Ier, prie le tzar Mikaël Fœderowich, le premier Romanow régnant, de l’aider contre les Perses.

On sait en politique quelles sont les suites d’une pareille demande. Vingt uns plus tard, la Kakhétie était une province de l’empire de Mikaël Fœderowich, avec permission de garder ses souverains.

Georges III, roi d’Iméritie, Mania II, possesseur de la Gourie et le Dadian de Mingrélie, font avec la Russie le même traité.

Alors Alexis Mikaëlowich comprend que la chose vaut la peine de s’en occuper. Il vient à Koutaïs [3] et y reçoit la soumission de ses nouveaux alliés. C’est le titre que l’on donne à ces rois vassaux.

À son tour, Teymouras, roi de Kakhétie, voyage en Russie. Il y est reçu en roi. Le passage du Darial devient une grande route. Par cette grande route, les Arméniens reçoivent la permission de faire passer en Russie leurs soies et les soies des Perses.

L’exemple est suivi par Pierre le Grand, qui veut ajouter deux mers à son empire. Moussine Pouschkine reçoit de lui l’ordre d’établir des relations de commerce avec Derbent et Schumaka.

Cette mesure produit ses fruits. En 1718, le chamkal de Koumouck se met sous la protection de Pierre, et les maîtres du Karaback lui envoient une ambassade.

La Russie est à la porte de Derbent.

Trois ans après, le 23 août 1722, cette porte s’ouvre. Nous verrons dans la ville d’Alexandre, la petite maison qu’y a habité le vainqueur de Poltawa, et les canons qu’il y a transportés de sa fabrique de Woronèse.

Pierre revient par le Daguestan, et reconnaissant au Seigneur d’avoir atteint son but, il fonde entre les trois rivières, de Kouassou, du Soulak et d’Agrakan, une forteresse à laquelle il donne le nom de Sainte-Croix.

Il a laissé à Derbent un commandant des bords de la mer Caspienne ; l’année suivante, le général Mathuskine, — c’est le nom du commandant, — occupe Bakou.

À mesure que Pierre Ier s’avance au midi, les Turcs remontent vers le nord. — Tiflis, qu’ils avaient abandonné à Schah Abbas le Grand, est repris par eux, et le roi Wachtang VI, accompagné d’un grand nombre de Géorgiens, se réfugie en Russie.

C’est un exemple pour le prince de Kabarda, qui se met sous la protection de l’impératrice Anne Ivanowna.

Mais un grand homme reparaît dans la monarchie perse, en même temps qu’un grand homme a disparu dans la monarchie russe. — Un conducteur de chameaux se fait chef de brigands, s’empare à main armée du Korassan, à la faveur des troubles qui, en 1722, suivent la chute de Hussein ; entre avec sa bande au service de Thamasp, fils de Hussein ; enlève Ispahan ; se popularise par ses victoires ; prend le nom de Thamasp Kouli Khan, c’est-à-dire de chef des serviteurs de Thamasp ; dépose ce prince, le remplace par son fils, âgé de huit mois, qui ne tarde pas à mourir, se fait proclamer empereur sous le nom de Nadir Schah ; reprend Bakou et Derbent ; chasse les Turcs de la Kakhétie et de Kartly ; reconquiert Tiflis et Erivan ; traverse en vainqueur le Daguestan ; punit Derbent. qui s’est révoltée contre lui ; retourne pour soumettre le Kandahar ; attaque le Grand Mogol dans l’Indoustan, prend Delhi, en rapporte un butin évalué à cinq milliards de notre monnaie, et finit par être assassiné au mois de juin 1747, c’est-à-dire vers l’époque où Héraclée, roi de Géorgie, bat les Perses près d’Erivan, et où Tymourah II, roi de Kartly, meurt à Astrakan, où il s’est réfugié ; enfin Catherine II monte sur le trône, fonde le gouvernement civil de Kisslar, et fait transporter cinq cent dix-sept familles de Cosaques du Volga et cent familles de Cosaques du Don, sur le Terek, en forme le régiment des Cosaques de Mosdok, et donne à chacun des soldats qui le composent un rouble, un sabre et une masse d’honneur.

Nous les rencontrerons sur notre route, et nous nous arrêterons chez eux.

Dès lors, la Russie agit à peu près en maîtresse chez les populations caucasiennes. — Le général Totleben fait une invasion en Mingrélie, et gagne sur les Turcs la victoire de Koutaïs.

Quatre ans après, le traité de Kontchouk Kaynardjé délivre la Géorgie et l’Iméritie des Turcs, mais la ligne militaire russe se forme entre Mosdok et Azow ; les stanitzas cosakes sont fondées, et les habitans de Kasi-Koumouck sont punis pour avoir fait prisonnier le voyageur russe Gmeline.

En 1781, la Turquie cède définitivement à la Russie la Crimée et le Kouban.

En 1782, le roi d’Iméritie, Salomon Ier, meurt.

En 1783, en même temps que Souwaroff soumet les hordes de Tatares Nogais, Catherine prend sous sa protection Héraclée, roi de Kakhétie et de Kartly.

En 1785, est créée la lieutenance du Caucase, composée des districts d’Ekaterinogratz, de Kisslar, de Mosdok, d’Alexandroff et de Stavronol.

Ekaterinogratz est nommé chef-lieu de la lieutenance. Enfin, les étrangers reçoivent la permission de s’établir dans le gouvernement du Caucase, d’y travailler et de faire le commerce en toute liberté.

Enfin, en 1801, l’empereur Paul rend un ukase qui réunit la Géorgie à la Russie, et son successeur, Alexandre Ier, un second qui lui donne pour gouverneur le général Knoring.

Vers le même temps où mourait assassiné au palais Rouge, à Saint-Pétersbourg, le fils de Catherine II, naissait à Guimry, au milieu de ce débris du peuple Avare, démembrement de la famille Lesguienne, retirée dans les montagnes du Daguestan pour y conserver sa liberté, un enfant qui reçut le nom de Chamouïl Effendi.

Cet enfant, c’est l’imam Chamyll.

QUATRIÈME PÉRIODE

De Chamyll à nous.

Depuis que le regard pénètre dans l’histoire du Caucase, on voit la gigantesque chaîne de montagnes, offrant ses vallées comme un refuge aux proscrits de toutes les causes et de toutes les nations.

À chaque nouvelle marée de barbares qui monte : Alains, Goths, Avarcs, Huns, Khasars, Persans, Mogols, Turcs, un flot humain, gravit les pentes extérieures du Caucase et redescend dans quelque gorge, où il s’arrête, se fixe, s’établit.

C’est un nouveau peuple qui vient s’ajouter aux autres peuples ; c’est une nationalité nouvelle qui vient se joindre aux autres nationalités.

Demandez à la plupart de ces peuples de qui ils descendent, ils ne le savent pas ; depuis combien de temps ils habitent leur vallée ou leur montagne, ils l’ignorent.

Mais ce qu’ils savent tous, c’est qu’ils se sont retirés là pour conserver leur liberté, et qu’ils sont prêts à mourir pour la défendre.

Si vous leur demandez :

— Combien de peuplades différentes formez-vous depuis la pointe de l’Apcheron jusqu’à la presqu’île de Taman ?

— Autant vaut compter, diront-ils, les gouttes de rosée qui tremblent à l’herbe de nos prairies, après une aurore de mai, ou les grains de sable que soulèvent les ouragans de décembre.

Et ils ont raison. L’œil se trouble à les suivre dans les plis de leurs montagnes ; l’esprit se perd à chercher les différences de races qui se subdivisent en familles.

Quelques-uns de ces peuples, comme les Oudioux, parlent une langue que, non-seulement personne ne comprend, mais encore qui n’a sa racine dans aucune langue connue.

Voulez-vous que nous tentions de compter ces tribus différentes, et de vous dire de combien d’hommes chacune d’elles se compose aujourd’hui ?

Soit ; nous allons l’essayer.

Individus.

RACE ABKASE.

Elle se divise en quatorze familles, et donne

144,552

RACE SOUANÈTE.

Elle se divise en trois familles, et donne

1,639

RACE ADIQUE OU TCHERKESSE.

Elle se divise en seize familles, et donne

290,549

RACE UBIQUE.

Elle se divise en trois familles, et donne

25,000

RACE NOGAIS [4].

Elle se divise en cinq familles, et donne

44,989

RACE OSSÈTE.

Elle se divise en quatre familles, et donne

27,339

RACE TCHETCHÈNE.

Elle se divise en vingt et une familles, et donne

147,080

RACE TOUSCHINE, PCHAWE ET CHEWSOURE.

Elle se divise :

Touschine en trois familles, qui donnent

4,079

Pchawe en douze familles, qui donnent

4,232

Chewsoure, en quatre familles qui donnent

2,505

RACE LESGUIENNE.

Elle se divise en trente-sept familles, qui donnent

397,701

En tout : 41 races — 122 familles

1,069,665

La race abkase s’étend sur le versant méridional du Caucase, sur les bords de la mer Noire, de la Mingrélie à la forteresse Gagri, elle s’appuie au mont Elbrouss.

La race souanète s’étend le long de la première partie du fleuve Ingour ; elle descend jusqu’aux sources du Zhéniszkale [5].

La race adique ou tcherkesse s’étend du mont Kouban, aux embouchures du fleuve du même nom, puis s’allonge vers la mer Caspienne, en occupant la grande et la petite Kaborda.

La race ubique s étend entre l’Abkasie et le fleuve Souépa.

La race nogaïs est enfermée entre le gouvernement Stavropol et les Tcherkesses.

La race ossète s’étend entre la grande Kabarda et le mont Kassbek. Le défilé du Darial la borne à l’est et le mont Ouroutpich à l’ouest.

La race tchetchène s’étend de Wladikawkas, à Temirkhan-Choura, et du mont Barbulo au Terek.

Les Touschines s’étendent des sources du Koassou aux sources de la rivière Yora.

Enfin, la race lesguienne occupe le Lesguistan, c’est-à-dire tout l’espace compris entre le fleuve Samour et le Kouassou.

Un lien politique eût difficilement réuni des hommes d’origine, de mœurs, de langues si différentes.

Il fallait un lien religieux.

Kasy-Moulla fonda le muridisme.

Le muridisme, qui se rapproche du wahabisme, est au mahométisme ce que le protestantisme est à la religion chrétienne.

Une sévérité plus grande introduite dans la loi.

De son nom, ses apôtres s’appellent murchites, et les adeptes murides.

Le précepte absolu de la religion muride est l’abandon le plus complet des biens de ce monde, pour la contemplation, la prière et le dévouement.

Ce dévouement, qui est de un pour tous et de tous pour un, ressort de la plus complète démocratie, mais a pour base première, obéissance absolue aux ordres du chef, c’est-à-dire à l’imam.

Un muride doit obéir à l’imam sans discuter, sans raisonner, l’imam lui ordonnât-il l’assassinat, l’imam exigeât-il le suicide.

C’est la soumission passive du jésuite à son général, de l’Assassin au Vieux de la Montagne.

Un des premiers besoins du montagnard est de fumer. Un jour Chamyll ordonna que personne ne fumât plus, et que l’argent destiné à l’achat du tabac fût employé à l’achat de la poudre.

Personne ne fuma plus.

Kasy-Moullah employa vingt années à établir son pouvoir sur ces bases. À peine savait-on son existence, à peine connaissait-on son nom dans la plaine, qu’il était déjà absolu dans la montagne.

Un jour, le 1er novembre 1831, il se révéla par un coup de tonnerre, il descendit des montagnes, fondit sur la ville de Kisslar, la dévasta, et coupa six mille têtes.

Enhardi par ce coup de main, il bloque Derbent, mais cette fois il est repoussé et rentre dans ses montagnes.

Dans ces expéditions, il avait à ses côtés un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, nommé Chamouïl-Effendi ; ce jeune homme savait lire et écrire, affectait une grande piété, et Kasy-Moullah, après l’avoir choisi pour nouker, avait fini par le prendre pour muride.

De son écuyer, Chamouïl-Effendi était devenu son disciple.

Ce jeune homme, sur lequel la faveur de Kasy-Moullah attirait les yeux, était né, disait-on, à Guimry. Quelques-uns prétendaient l’avoir vu danser et chanter dans le café et sur la place de ce village. Mais de quinze à vingt ans il avait disparu, et nul ne pouvait dire où il avait passé ces cinq années.

D’autres disaient que c’était un esclave qui avait échappé aux Turcs et s’était réfugié dans les montagnes.

Cette seconde version était peu accréditée et passait pour être répandue par ses ennemis, car, tout jeune qu’il était, sa faveur près de Kasy-Moullah lui avait déjà fait des ennemis.

Ces succès et cette hardiesse de Kasy-Moullah, lui étaient venus de ce que les Russes avaient été obligés de faire la guerre à deux nouveaux, ou plutôt à deux vieux ennemis, les Persans et les Turcs.

Le 6 septembre 1826, la guerre avait été déclarée par la Turquie à la Perse ; le 13 septembre de la même année, le général Paskewich avait battu les Persans à Élisabeth-Pol ; le 26 mars 1827, le général Paskewich avait été nommé commandant en chef du Caucase ; le 5 juillet de la même année, on avait battu Abbas-Mirza près du village de Jjavan-Bonlai ; le 7 juillet, on avait pris la forteresse d’Abas-Abada, le 20 septembre celle de Sardad-Abada : le 1er octobre celle d’Erivan. Enfin, on avait passé l’Araxe, pris les villes d’Ardebel, de Maragni, d’Ourmia, et le 10 février 1828, on avait signé un traité de paix dans le Turkmenchay. Par cette paix, les khanais d’Erivan et de Nahchvan revenaient à la Russie.

Les Turcs avaient succédé aux Perses. Le 14 avril de la même année la guerre leur avait été déclarée. Le 11 juin on leur avait pris la forteresse Anapna, le 23 Kharse, le 15 juillet Poti, le 24 juillet Akhalkalak, le 26 Hertwis, le 15 août Akalsikh, le 28 août, Bajazet.

Enfin, en 1829, le 20 juin, le général Paskewich remporte sur les Turcs, au village de Kaidi, une victoire décisive, le 2 septembre la paix est signée à Andrinople, et, par cette paix, la Turquie cède à la Russie toutes les forteresses qui lui ont été prises pendant la guerre.

La paix faite avec la Perse, les Turcs battus, les Russes respirèrent. Il fut décidé que le général baron Rosen ferait une expédition dans le Daguestan, et descendrait dans l’Avarie et la Tchetchénia.

On descendit en effet par la montagne du Karanaïe et l’on mit le siége devant Guimry.

Il faut avoir vu un de ces villages montagnards pour savoir ce que c’est qu’un siége. Chaque maison, crénelée, est une forteresse attaquée et défendue, qu’il faut prendre à travers des vagues de feu.

Guimry fut défendu avec acharnement ; Kasy-Moullah, Gamsat-Bey, son lieutenant, et Chamouïl-Effendi étaient là. Guimry fut pris, Gamsat-Bey s’échappa : Kasy-Moullah tué, Chamouïl-Effendi légèrement blessé, restèrent sur le champ de bataille.

Pourquoi, légèrement blessé, Chamouïl-Effendi restait-il sur le champ de bataille ?

Pour deux raisons : son cheval avait été tué sous lui, et en feignant d’être mort, sa blessure ouverte, son corps tout couvert de sang, devaient faire croire aux Russes qu’il était mort, et amener son salut.

Ce fut ce qui arriva.

Puis il avait un autre motif. Dès que les Russes eurent quitté le champ de bataille, ce qui arriva à la tombée de la nuit, il se leva, chercha le corps de son maître qu’il avait vu tomber, le retrouva et l’assit dans la position d’un homme qui est mort en priant, et qui prie même après sa mort.

C’était la mort de Kasy-Moullah, c’est vrai, mais c’était en même temps le triomphe du muridisme, et Chamouïl-Effendi comptait fort sur le muridisme pour sa future élévation.

En effet, il rejoignit ses compagnons, leur donna Kasy-Moullah pour un martyre dont il avait reçu les dernières instructions et recueilli le dernier soupir, et, sans se présenter encore comme son successeur, commença de s’appeler son disciple bien-aimé.

Les montagnards, ramenés sur le champ de bataille après le départ des Russes, y trouvèrent le cadavre de Kasy-Moullah dans la posture que Chamouïl avait dite, et personne ne douta plus que Chamouïl, l’ayant assisté à ces derniers moments, n’ait reçu ses instructions suprêmes.

Cependant, l’heure n’était pas encore venue pour Chamouïl. Il sentait qu’il y avait entre lui et l’imamat un obstacle vivant et infranchissable.

C’était Gamsat-Bey, ce lieutenant de Kasy-Moullah dont nous avons déjà parlé.

Gamsat-Bey lui-même, quelle que fût sa popularité, n’était pas sûr d’hériter du suprême pouvoir. Il dut à son audace d’atteindre son but.

Lorsqu’il connut, d’une manière certaine, la mort de Kasy-Moullah, il envoya inviter tous les moullahs du Daguestan à se rassembler dans le village de Karadach, où il allait venir lui-même pour leur annoncer une importante nouvelle.

Les invités vinrent au rendez-vous.

À midi, c’est-à-dire à l’heure où les muezzins appellent les fidèles à la prière, Gamsat-Bey entra dans le village, accompagné de ses murides les plus braves et les plus dévoués.

Il marcha hardiment à la mosquée, fit son hommage et se retournant vers le peuple. Il dit, d’une voix ferme et élevée :

« — Sages compagnons du Tharicat [6], respectables moullahs, et chefs de nos illustres associations, Kasy-Moullah est tué et maintenant prie Dieu pour vous. Soyons-lui reconnaissants de son dévouement à notre cause sainte ; soyons plus braves encore, puisque sa bravoure n’est plus là pour seconder la nôtre. Il nous protégea dans nos entreprises, et, puisqu’il nous a précédés là-haut, il ouvrira de sa main les portes du paradis à ceux de nous qui mourront en combattant. Notre croyance nous ordonne de mener la guerre contre les Russes, afin de délivrer nos compatriotes de leur joug. Qui tuera un Russe, c’est-à dire un ennemi de notre sainte religion, goûtera la félicité éternelle ; qui sera tué dans le combat, sera porté par les bras de la mort dans ceux des houris bienheureuses et toujours vierges. Retournez chacun dans vos Aouls, rassemblez le peuple, transmettez-lui les conseils de Kasy-Moullah, dites-lui que s’il ne tente pas de délivrer la patrie, nos mosquées se changeront en églises chrétiennes, et que les infidèles nous subjugueront tous.

» Mais nous ne pouvons pas rester sans imam. Chamouïl-Effendi, le bien-aimé de Dieu, qui a reçu les dernières paroles de notre brave chef, vous dira que ses dernières paroles ont été pour me nommer son successeur, je déclare aux Russes la guerre sainte, moi qui, à partir de cette heure, suis votre chef et votre imam. »

Parmi ceux qui assistaient à cette réunion et qui écoutaient ces paroles, beaucoup étaient opposés à l’avénement de Gamzat-Bey au suprême pouvoir.

Des murmures se firent donc entendre.

Alors Gamzah-Bey fit un signe de la main pour commander le silence.

On lui obéit.

— Musulmans, dit-il, je vois que votre croyance commence à s’affaiblir ; mon devoir d’imam m’ordonne de vous remettre dans la voie de laquelle vous vous écartez. Obéissez à l’instant même, sans murmure ; obéissez à la voix de Gamzah-Bey, ou Gamzah-Bey vous fera obéir à son poignard.

Le regard résolu de l’orateur, son cangiar tiré hors du fourreau, ses murides déterminés à tout, imposèrent silence à la foule ; pas une voix n’osa protester, et Gamzat-Bey sortit de la mosquée, sauta sur son cheval, et, proclamé imam par lui-même, retourna à son camp escorté de ses murides.

Le pouvoir spirituel de Gamzat-Bey était établi, restait à établir le pouvoir temporel.

Ce pouvoir était tenu par les khans de l’Avarie, Chamouïl-Effendi, devenu lieutenant de Gamzat-Bey, comme celui-ci avait été le lieutenant de Kasy-Moullah, lui persuada, assure-t-on, qu’il fallait à tout prix se débarrasser des maîtres légitimes du pays.

Beaucoup, au contraire, prétendent que ce conseil fut donné à Gamzat-Bey par Aslan, khan de Kasy-Koumouck, ennemi particulier des khans d’Avarie.

Voici quelle était la situation de ces khans :

C’étaient trois jeunes gens orphelins de leur père, et qui avaient été élevés par la mère Pakou-bike. Ils se nommaient Abon-Nounzale, Oumma-Khan, et Boulatch-Khan.

En même temps qu’eux, la mère avait élevé Gamzat-Bey, qui se trouvait être sinon leur frère de sang, du moins leur frère de reconnaissance.

Ils avaient reculé devant l’invasion russe et s’étaient réfugiés à Khunzhak.

Gamzat-Bey attaqua les Russes, les harcela jour et nuit, et les inquiéta de telle façon qu’ils furent forcés de quitter l’Avarie, laissant deux ou trois villages complétement détruits.

Gamzat-Bey alla placer son camp près de Khunzhak, et prévint les jeunes Khans de sa présence en les invitant à venir le visiter.

Ceux-ci vinrent sans défiance ; ils croyaient se rendre à l’invitation d’un ami.

Mais à peine furent-ils dans le camp de Gamzat-Bey que les noukers de celui-ci tombèrent sur eux à coups de schaskas et de cangiars.

Les trois jeunes gens étaient braves, quoique le troisième fut un enfant : ils avaient une suite dévouée, ce ne fut donc pas un meurtre facile, mais un combat acharné.

Ils finirent par succomber, moins le troisième, qui fut pris vivant ; mais, en succombant, ils tuèrent à Gamzat-Bey quarante hommes, au nombre desquels était son frère.

C’était un nouvel obstacle de moins sur la route de Chamouïl-Effendi. Le frère de Gamzat-Bey pouvait avoir sinon des droits, du moins des prétentions à lui succéder.

Mais nous avons dit que le troisième des jeunes frères, Boulatch-Khan, avait survécu. Tant qu’il vivait, Gamzat-Bey ne pouvait être légitimement khan d’Avarie.

Cependant le meurtrier, qui n’avait pas hésité à faire tuer les deux autres frères quand ils étaient armés et en état de se défendre, hésitait à faire tuer un enfant prisonnier, et son captif.

Sur ces entrefaites, vers la fin de 1834, Gamzat-Bey fut assassiné à son tour.

Le regard de l’historien pénètre difficilement dans ces sombres gorges du Caucase. Tout bruit qui en sort, et qui pénètre jusqu’aux villes, n’est qu’un écho qui subit les modifications que lui impriment et la distance et les accidents du terrain.

Or, voici ce qu’on raconte de cet assassinat. Nous redisons la légende d’après le bruit public, tout en invitant nos lecteurs à se défier des préventions que les Russes nourrissent naturellement contre leur ennemi, — préventions qui se traduisent parfois par des calomnies.

Après l’assassinat des jeunes khans, Gamzat-Bey s’était établi dans leur palais, à Khunzhak. Ces jeunes gens étaient fort aimés de leurs sujets, qui virent, dans la première action du meurtrier, une trahison infâme, dans la seconde, un sacrilége impie.

On commença donc de murmurer contre Gamzat-Bey.

C’est ici que nous cessons d’affirmer les faits que nous racontons. Les résultats seuls sont certains : les détails restent obscurs.

Chamouïl-Effendi aurait entendu ces murmures et compris tout le parti qu’il en pouvait tirer.

Alors, excités par lui, Osman-Soul-Hadjieff et ses deux petits-fils, Osman et Hadji-Mourad, retenez bien ce dernier nom, celui qui le porte est appelé à jouer un grand rôle dans notre récit, ourdirent une conspiration contre Gamzat-Bey.

Le 19 septembre s’approchait ; c’était un jour de grande fête chez les musulmans. Comme imam, Gamzat-Bey devait chanter la prière dans la mosquée de Khunzhak.

Ce jour et cette place furent choisis par les conspirateurs pour accomplir leur dessein.

Plusieurs avis de cette conspiration parvinrent à Gamzat-Bey ; mais il n’y voulut pas croire. Enfin, un de ses murides insista plus fortement que les autres.

— Peux-tu arrêter dans sa course l’ange qui, sur l’ordre d’Allah, viendra prendre ton âme ? lui demanda-t-il.

— Non, certes, répondit le muride.

— Alors, va la maison et couche-toi, lui dit Gamzat-Bey. Nous ne pouvons échapper à ce qui est écrit. Si demain est choisi par Allah pour le jour de ma mort, rien ne peut empêcher que je meure demain.

Et le 19 septembre était vraiment le jour fixé par la destinée pour la mort de Gamzat-Bey. Il fut tué dans la mosquée, à la place et à l’heure arrêtée entre les conspirateurs, et son corps, dépouillé de tout vêtement, resta quatre jours couché à terre et exposé sur la grande place, devant la mosquée.

Les ennemis les plus obstinés de Chamouïl-Effendi sont obligés d’avouer qu’il n’était point à Khunzhak lors de cet assassinat, mais ils prétendent que, de loin, il dirigeait la conspiration.

La seule preuve qui existe de cette complicité, c’est que, au dire de la légende, à l’heure même où, à trente lieues de l’endroit où il était lui-même, Gamzat-Bey, ayant été tué, Chamouil-Effendi se mit en prière, et se relevant tout à coup, pâle et le front trempé de sueur, comme si, pareil à Moïse et à Samuel, il venait de se trouver face à face avec Dieu, il annonça à ceux qui l’entouraient la mort de l’imam.

Quels furent les moyens que le nouveau prophète employa pour arriver à son but ? Tout le monde l’ignore, et selon toute probabilité, y arriva-t-il tout naturellement par la force de son génie.

Mais huit jours après la mort de Gamzat-Bey, la clameur universelle le proclamait imam.

En recevant ce titre, il renonça à celui d’Effendi, et prit le nom de Chamyll.

Hadji-Mourad qui, avec son père et son grand-père, avait conduit la conspiration contre Gamzet-Bey, fut nommé gouverneur de l’Avarie.

Restait le jeune Boulach-Khan, — ce prisonnier de Gamzat-Bey, sur lequel celui-ci avait eu honte de porter la main, et qui pouvait, s’il continuait de vivre, réclamer un jour le Khanat de l’Avarie.

Voici ce que l’on raconte sur la fin tragique du jeune khan. Mais encore une fois, nous abandonnons l’histoire pour la légende, et ne répondons plus de la véracité de notre récit.

Le jeune Boulach-Khan avait été mis par Gamzat-Bey sous la garde d’Iman-Ali, qui était son oncle à lui, Gamzat-Bey.

Ne pas confondre le nom d’Iman avec le titre d’Imam, qui veut dire prophète.

Chamyll, devenu Imam, réclama au gardien du jeune khan et le prisonnier et les richesses laissées par Gamzat-Bey.

Iman-Ali lui remit sans difficulté le trésor, mais refusa de lui livrer le jeune homme.

Ce refus tenait, dit-on, à un fait.

Iman-Ali avait un fils nommé Tchopan-Bey, qui, acteur dans la lutte où avaient succombé les deux frères de Boulach-Khan, avait été lui-même blessé mortellement.

Il s’était fait rapporter mourant chez son père.

Au moment d’expirer, il se repentit de l’action qu’il venait de commettre en aidant à un assassinat, et supplia Iman-Ali, quelque chose qui arrivât, de veiller sur Boulach-Khan, et de lui rendre un jour le Khanat de l’Avarie.

Iman-Ali fit à Tchopan-Bey la promesse qu’il lui demandait : de là son refus à Chamyll. Il se tenait pour solennellement engagé avec son fils mort.

Mort, son fils ne pouvait pas lui rendre sa parole.