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En 2116, Xanthos participe à un programme visant à améliorer sa condition physique. Cependant, en tant que changeur, il ne contrôle pas son propre corps, mais celui de son client nommé Tybalt. C’est un homme d’affaires fortuné qui aspire à une carrière politique et prévoit de mettre en œuvre d’ambitieux projets pour le pays. Cybèle, déterminée à contrecarrer ces projets néfastes, parvient à s’approprier le corps de Tybalt. Après de nombreuses hésitations, Xanthos accepte d’aider la jeune femme et se lance dans cette aventure. Tybalt, désormais privé de son enveloppe corporelle, engage une implacable traque pour retrouver ce qui lui appartient… L’heure est à la confrontation, aux enjeux élevés et à l’incertitude sur l’issue de ce jeu dangereux.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Professeur des écoles,
Guy Moussu explore avec passion depuis l'adolescence divers genres littéraires et surtout la science-fiction. Il voue une admiration particulière à l’écrivain japonais Haruki Murakami. Pendant des années, il a nourri en lui le désir d’écrire, mais c’est lorsque l’idée de l’histoire du changeur et de ses personnages a émergé qu’il a ressenti un besoin impérieux de mettre ses mots sur le papier.
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Seitenzahl: 361
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Guy Moussu
Le changeur
Roman
© Lys Bleu Éditions – Guy Moussu
ISBN : 979-10-377-9823-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Aquaria : directrice de la société X-Change, amie de Xanthos
Aspasie : actrice célèbre, épouse de Gordius
Athanase : avocat de Tybalt
Carmenta : nom de la fondation créée par Silène
Cléon : professeur à l’origine de la création des changeurs, auteur de l’éthique des changements de corps
Clytia : Intelligence Artificielle liée à Xanthos
Cybèle : deuxième nom de la fille du professeur Zénon.
Daméas : sénateur président d’un groupe politique influent soutenu par Tybalt
Danaé : premier nom de la fille du professeur Zénon
Etana : nom de la société dirigée par Tybalt
Gordius : acteur célèbre, mari d’Aspasie
Hémon : officier de police chargé de l’enquête dans l’affaire Tybalt
Lyssipée : amie de Marcus, exerce la profession de changeuse chez X-Change
Marcus : meilleur ami de Xanthos, exerce la profession de changeur chez X-Change
Philotas : directeur général des sociétés et directeur de campagne pour Tybalt
Phinée : ancien policier, chef de la sécurité de Tybalt
Silène : chanteuse célèbre, épouse de Tybalt
Tibulle : directeur du consortium Etana présidé par Tybalt
Tullia : Intelligence Artificielle liée à Tybalt
Tybalt : homme d’affaires président du consortium Etana et homme politique briguant un mandat de président
Xanthos : narrateur de l’histoire, exerce la profession de changeur chez X-Change
Zénon : père de Cybèle, professeur à l’origine de la création de la technologie des changements de corps
4 avril 2116 – 6.00 P.M. UTC
Je suis déjà essoufflé ! Je n’ai pourtant couru que trente minutes et encore à un train de vieux sénateur. Je m’arrête, traverse la pelouse qui borde la piste réservée aux sportifs en marchant lentement et m’appuie contre le tronc d’un magnifique tulipier de Virginie. Je regarde les fleurs jaunes en forme de coupe qui commencent déjà à éclore et je laisse le temps à mon cœur de se calmer, je dois en prendre soin, il ne s’agit pas de l’abîmer, aucun risque inutile.
— Clytia, peux-tu afficher les données de mon entraînement, s’il te plaît ?
Clytia est mon ordinateur personnel, mais, en fait, elle représente bien plus. Elle a été conçue comme une intelligence artificielle de dernière génération, elle est dotée d’une personnalité féminine avec toutes les capacités intellectuelles et émotionnelles que cela implique. Elle est organisée, bien entendu, mais aussi très à l’écoute. Elle trouve toujours des solutions originales, car elle est évolutive et apprend en permanence à partir des nouvelles expériences qu’elle vit avec moi. Elle sait très bien anticiper pour pallier mes petits défauts et se rendre indispensable. Elle est devenue un être à part entière qui me seconde au quotidien et qui gère pour moi tous les aspects technologiques. Bien sûr, elle est toujours connectée avec moi et nous communiquons principalement par l’intermédiaire de mes lunettes, mais aussi de ma montre et de mon réseau domotique ou avec tout autre système de connexion disponible.
Au début de notre collaboration, lorsque les experts de X-Change me l’ont confiée, elle n’était pour moi qu’un outil supplémentaire, mais au fil du temps, sa personnalité s’est affinée et je la considère, aujourd’hui, comme un être à part entière, alors qu’elle n’a aucune apparence physique. Mais je me suis fait d’elle une image mentale que je vois à chaque fois que je m’entretiens avec elle.
Donc, Clytia fait apparaître instantanément les données à l’intérieur de mes lunettes qui se teintent automatiquement ; je les fais défiler par un battement de cils appuyé. J’ai déjà fait un cycle de préparation de quatre semaines avec de la marche simple et lente avec des durées de plus en plus longues pour habituer le corps à faire des efforts. J’ai ensuite intégré de courts moments où j’ai pu courir, enfin non, trottiner, puis au bout de trois semaines, j’ai pu courir très lentement pendant toute la séance. Je suis aujourd’hui capable de courir à chaque séance. Le corps a bien réagi à ce début de préparation.
Je constate sur l’écran que mes efforts en valaient la peine, les paramètres s’améliorent légèrement : la fréquence cardiaque est plus faible de deux pulsations et la récupération est un peu plus rapide. Par contre, ma vitesse de course est toujours désespérément lente, coincée entre six et huit kilomètres à l’heure sous peine de passer en zone rouge. Bien sûr, mon objectif n’est pas de participer à une épreuve chronométrée, encore moins de faire un marathon, mais uniquement de redonner un peu de tonus à ce corps qui en manque cruellement !
Avec la fatigue, mes pensées vagabondent. Tout en marchant sur l’herbe à l’ombre des arbres pour apaiser ma respiration, je me rends compte que je suis un privilégié. Je fais du sport en plein air, dans un grand parc, au milieu d’une nature, certes recomposée par l’homme, mais encore présente, sous un climat tempéré, tout le monde ne peut pas en dire autant sur notre planète de nos jours. Lorsque le réchauffement climatique a atteint son paroxysme, il y a quinze ans de cela, des zones immenses de la planète n’étaient plus habitables pour les humains. Seuls les états qui avaient anticipé et changé de manière drastique leur mode de fonctionnement et de gestion des ressources ont pu limiter les dégâts et bénéficient aujourd’hui de conditions supportables. Les autres parties du monde restent soit inhabitables pour le commun des mortels, soit en proie à des guerres civiles pour les accès aux ressources, soit aux mains de dictatures impitoyables qui ne laissent survivre que leurs partisans. Mais mon esprit s’égare, et quoi que je puisse en penser, cela n’a aucune importance puisque je ne peux pas influer sur le fonctionnement de ce vaste monde.
Tout en suivant le chemin repérable par l’herbe écrasée par les précédents passages, j’observe les premières fleurs émergeant timidement de l’herbe, j’entends les oiseaux tout excités par l’arrivée du printemps et des premiers rayons de soleil, je perçois l’odeur du feuillage humide et je savoure cet instant malgré les signaux de douleur que me renvoient mes muscles.
De nos jours, la plupart de mes collègues courent en intérieur sur des simulateurs. Ces derniers sont particulièrement efficients et proposent tous les types de terrain : de la route, des revêtements synthétiques, de la terre battue, du sable de différentes densités, de la pelouse, des rochers, et cela avec tous les environnements possibles : ville, bord de mer, sous-bois, forêt, montagne et bien entendu avec le choix du dénivelé. Les derniers appareils proposent également les conditions de température, d’hydrométrie et de vent, et même les odeurs associées à chaque milieu. Une immersion totale sans sortir de chez soi ou de la salle de sport. Aucun risque de respirer des particules de pollution ou de se faire importuner.
Personnellement, je suis nostalgique des conditions de course des siècles précédents et je privilégie, pour autant que les conditions de température et de pollution ambiante le permettent, les sorties en plein air. Depuis quelques années, heureusement, le nombre de jours où les autorités de santé autorisent les activités de plein air augmente sensiblement. Les mesures très contraignantes prises depuis quinze ans commencent à porter leurs fruits.
Sitôt rentré chez moi, je me dirige vers la salle de bain, je me déshabille et je me place devant le miroir qui me scanne et analyse mes données corporelles. Clytia affiche immédiatement les données sur le miroir-écran. Le bilan, pourtant en amélioration, n’est guère fameux. La surcharge pondérale est toujours largement présente, bien que la courbe de poids commence à se stabiliser, le métabolisme de l’exercice d’aujourd’hui indique le nombre de calories dépensées et en déduit la quantité et le type de nourriture qui me sont accordées pour ce soir : il n’y a pas de quoi se réjouir. Il me rappelle également que toute forme d’alcool ou toute autre substance pouvant altérer ma conscience est proscrite, comme si je pouvais l’oublier !
Je jette un regard furtif vers l’image réfléchie par le miroir.
Les traits sont réguliers, sans être vraiment beaux, ils donnent au visage une impression énergique et volontaire, atténuée par l’âge et les excès. Je remarque la présence de quelques cheveux blancs que la coloration précédente n’arrive plus à masquer et une calvitie naissante qui élargit le front pour donner l’image d’un homme imaginatif et cérébral. Les larges épaules révèlent une jeunesse sportive, mais aujourd’hui la graisse a remplacé les muscles et elles s’affaissent légèrement. Le reste du corps est lourd, engoncé dans les tissus adipeux que les muscles n’arrivent plus à percer, la ceinture abdominale s’est épaissie et le ventre commence à s’arrondir. Malgré ces constatations, cette stature massive dégage encore une impression de grande force.
Je m’appelle Xanthos, j’ai trente-deux ans, j’habite la ville poétiquement renommée « Ville de la Nouvelle Énergie » ou plus simplement V.N.E.
Elle a été construite quasiment de toutes pièces après les cataclysmes climatiques de 2099 et les guerres civiles qui les ont suivies.
Elle se situe dans l’hémisphère nord de la planète, dans les territoires redevenus habitables.
Je suis un ancien athlète de haut niveau, plus jeune j’étais considéré comme un espoir, une vedette montante de l’hexathlon.
Cette discipline avait été inventée à la fin du vingt et unième siècle, elle voulait être le sport ultime, regroupant six disciplines complètement différentes pour consacrer le champion des champions, le sportif le plus complet, un héros des temps modernes. En fait, la même recette depuis plus de deux mille ans, des nouveaux jeux, toujours plus spectaculaires, pour faire oublier les immenses problèmes qui pesaient sur nos sociétés. Mais j’étais encore jeune et naïf et c’était pour moi une formidable opportunité de vivre de ma passion pour le sport.
Les athlètes devaient s’affronter tout d’abord dans deux épreuves d’endurance, de la course à pied sur un parcours de montagne très exigeant et un parcours de natation en eau libre en rivière ou en mer. Ensuite, une course d’aviron en individuel devait permettre de déployer à la fois la puissance et la technique la plus fine, les deux épreuves suivantes devaient permettre aux concurrents des confrontations directes, la première étant un sport de combat de type art martial et la seconde un match de tennis, et pour finir les participants devaient montrer de la concentration et de la maîtrise pour la séance finale de tir à l’arc.
Autant dire que mon niveau physique et mon mental étaient forgés dans l’acier !
Mais les bouleversements climatiques et sociaux sont venus mettre un terme à ma jeune carrière comme à celle de tous les autres sportifs d’ailleurs. Et lorsque la vie a repris son cours plus ou moins normal après ces périodes de grands troubles, les compétitions d’hexathlon ou d’autres disciplines sportives n’étaient plus à l’ordre du jour. La société en pleine mutation voulait en finir avec l’esprit de compétition, mais surtout avec les affrontements nationalistes. Bien entendu, le sport fut le premier à en subir les conséquences. Il ne devait plus être question que de développement personnel, d’amélioration de la condition physique pour une population en meilleure santé. Cependant, j’ai continué à m’entraîner pour maintenir mon niveau et surtout parce que c’est le mode de vie que j’aime le plus. Mes proches disent que c’est ma drogue et je veux bien le leur concéder.
Mais revenons à ce reflet que renvoie le miroir de ma salle de bain. Je ne peux pas et je ne veux pas m’habituer à cette image, car elle n’est pas la mienne.
Ce n’est pas le reflet de mon corps que je vois dans le miroir, car je suis un changeur. Je travaille pour la société X-Change.
Aujourd’hui encore, peu de gens connaissent le métier de changeur. Il se frotte aux frontières de ce que la science peut produire de plus sophistiqué, mais il flirte également avec les limites des législations internationales, des autorisations gouvernementales et de l’éthique morale. Il consiste tout simplement à permettre à deux personnes consentantes d’échanger leurs corps pour une durée déterminée. En ce qui me concerne, je l’exerce depuis plus de cinq années pour la société X-Change.
J’ai donc utilisé mon capital physique et mental de sportif pour aider à améliorer les conditions de vies de personnes fortunées. Je ne peux pas dire que j’en suis très fier, mais c’est la seule activité qui convenait à mon tempérament toujours à la recherche de nouvelles sensations et je dois dire que j’ai été servi.
À ce jour, je suis connu dans ma profession, car j’ai commencé l’aventure du changement de corps avec les débuts de la société qui m’emploie et j’ai survécu à toutes les premières étapes de l’exploitation commerciale de cette nouvelle technologie. Même si je mets un point d’honneur à ce que très peu de personnes puissent m’identifier, beaucoup connaissent mon nom.
Mais j’ai assez travaillé pour aujourd’hui, j’avance dans la zone de douche de ma salle de bain et je commande :
Les jets d’eau puissants nettoient puis se font plus directionnels et massent le corps endolori des pieds à la tête ensuite des jets d’air chaud remplacent l’eau et la diminution du taux d’humidité de l’air ambiant terminent de me sécher en quelques secondes.
Je jette encore un œil sur ce corps que je vais devoir supporter quelques semaines pour lui redonner l’apparence commandée par le client. J’aurais dû refuser ce contrat, ce corps est vraiment trop lourd à porter, ses habitudes alimentaires et son hygiène de vie déplorables en ont fait une épave. Mais je ne peux pas me permettre de refuser un tel client, Aquaria me l’a réservé expressément : cette personne a besoin du meilleur changeur pour regagner une apparence décente dans des délais assez courts et moi j’ai besoin de cette manne financière pour le projet qui a commencé à germer au fond de mon cerveau. Mon idée est de changer de métier, mais je ne veux pas l’approfondir pour le moment, je préfère la laisser mûrir et attendre une opportunité. Comme me le fait souvent remarquer Clytia, j’ai du mal à prendre les décisions importantes pour moi et le plus souvent, j’attends que les circonstances de la vie décident à ma place. La volonté et la détermination qui m’animent dans la pratique du sport me font défaut dans la vie quotidienne. Mais peut-être est-ce ma vie quotidienne qui ne me passionne pas assez.
Je m’habille rapidement avec un pantalon clair et une chemise blanche. J’ai choisi des vêtements amples, légers et discrets ainsi que des lunettes de soleil et une casquette en toile beige puis je rejoins à pied l’axe de communication principal qui se situe à une centaine de mètres de mon appartement. Je profite des derniers rayons de ce soleil printanier en attendant la navette publique automatique. Celle-ci ne tarde pas à arriver, elle est régulière, ponctuelle et entièrement automatisée. Les dix places qu’elle comporte sont toutes occupées, à cette heure les gens rentrent chez eux ou, comme moi, rejoignent le centre-ville plus animé. Durant le trajet, je ne peux m’empêcher de regarder le corps des gens qui m’entourent. En fonction de leur morphologie, de leur tenue, j’essaye de deviner leur âge, leur métier, leur occupation ou leur sport favori. Il faut bien reconnaître que les périodes que nous avons connues avec des qualités de l’air allant de médiocre à franchement irrespirable n’ont pas incité la population à s’adonner à une pratique sportive de plein air et peu nombreuses sont les personnes qui ont les moyens, le loisir ou le courage d’entretenir leur corps. Heureusement, les temps sont en train de changer.
J’entends la conversation d’une jeune fille, ses lunettes affichent les images de ses interlocuteurs en même temps qu’elles leur renvoient la sienne. Elle a le profil d’une étudiante qui rentre chez elle après des cours et qui discute avec une amie, réelle ou virtuelle.
Un homme plus âgé dont l’apparence physique et le hâle prononcé dénotent un métier physique et en extérieur ferme les yeux et commence à récupérer de sa journée.
Une femme d’une quarantaine d’années, habillée d’une tenue sobre et très chic avec des vêtements de qualité, regarde vers l’extérieur comme pour éviter de se mêler aux autres passagers. Son visage est fermé comme pour dresser une barrière vis-à-vis du monde qui l’entoure. Elle a l’allure d’une personne qui a les moyens d’aller dans un complexe sportif pour entretenir sa silhouette elle-même et tenter de repousser les effets de l’âge et de la vie sédentaire.
Un homme âgé, certainement plus de quatre-vingts ans, est assis, bien droit, en face de moi. Il promène un regard vif et clair sur cette assemblée hétéroclite qui l’entoure, tout en arborant un sourire bienveillant. Notre société avec sa technologie avancée permet aux personnes de profiter de la vie jusqu’à plus de quatre-vingt-dix ans dans un état physique comparable à celui qu’avaient les personnes de soixante ans moins d’un siècle plus tôt.
Finalement, je me demande ce que les autres personnes imaginent en voyant le corps dont je m’occupe. Se doutent-ils que l’esprit qui l’anime ne lui correspond pas ?
Dans les temps anciens, les gens avaient coutume de dire que l’habit ne fait pas le moine, mais aujourd’hui, même le corps ne suffit pas pour savoir quel cerveau est aux commandes…
4 avril 2116 – 7.00 P.M. UTC
Mon corps est plutôt grand avec des épaules larges et musclées, le ventre est plat et mes muscles sont bien dessinés.
J’ai des cheveux bruns et courts, avec un visage qui est considéré comme énergique et sympathique, sans être particulièrement beau.
Mes yeux bruns sont actuellement cernés à cause du manque de sommeil et des excès qui sont imposés à mon corps depuis quelques jours.
Il faut dire qu’en ce moment, celui-ci n’est pas vraiment utilisé pour ses capacités physiques. Il est simplement habillé d’un peignoir de bain et confortablement assis dans un fauteuil en cuir. Il est installé derrière un bureau constitué d’une seule planche de bois précieux intégrant un écran tactile. Les murs sont blancs, mais laissent apparaître, par endroits, des zones de granit rouge comme si la montagne elle-même s’était soumise au propriétaire. La pièce est décorée d’un seul tableau, réalisé par un artiste contemporain célèbre, dont les nuances de couleurs chaudes s’harmonisent très bien avec l’ensemble. Deux larges baies vitrées pouvant s’obscurcir ou se transformer en écrans géants s’ouvrent sur l’extérieur. Mon corps se redresse, s’approche en souplesse de celles-ci et mes yeux englobent d’une manière presque possessive l’ensemble de la ville qui s’étale aux pieds de la colline couverte d’une belle forêt de feuillus.
Mais bien entendu, ces sensations, je ne les ressens pas puisqu’elles sont captées par le cerveau de mon client, Tybalt, avec qui j’ai échangé mon corps.
Ce dernier poursuit sa vision circulaire et balaye maintenant le promontoire rocheux de couleur rougeâtre émergeant de la végétation. Il continue en direction de la terrasse avec sa piscine également creusée à même la roche comme l’ensemble de l’habitation. Il a fait construire cette villa avec l’argent gagné au cours de sa carrière d’homme d’affaires. Comme toutes les demeures appartenant à ce genre de personnages, elle se veut la démonstration de sa réussite, mais celle-ci, par son emplacement, est aussi le symbole de la nouvelle puissance à laquelle son propriétaire veut accéder. À l’instar des châteaux-forts du Moyen-Age pour leur seigneur, Tybalt pense qu’il sera lui-même comme un roc solide au-dessus du peuple qui vit à ses pieds dans la ville et qu’ils doivent l’accepter comme le prochain seigneur de ce monde nouveau. Rien de moins !
Depuis le début de l’opération de changement, mon corps vit, la plupart du temps, dans ce repère. Tybalt sort et se divertit sous couvert de mon apparence, mais il se refuse à être présent physiquement dans ses bureaux et ne veut sous aucun prétexte rencontrer des personnes ne faisant pas partie de sa garde rapprochée. Il s’agit d’une petite police privée personnelle, rémunérée à prix d’or avec l’argent personnel de Tybalt et dirigée par Phinée, un ancien policier de haut rang. Même ses conseillers les plus proches dans les sociétés qu’il dirige ne sont pas au courant de ce procédé.
Après un moment de réflexion à observer le paysage, il s’en désintéresse et s’adresse à Tullia, son intelligence artificielle personnelle :
— Tullia, reconnaissance vocale.
La voix suave et féminine de l’ordinateur lui répond :
— Bonjour, Monsieur, je reconnais votre nouvelle apparence physique et votre voix, mais pour que nous soyons en toute sécurité, pouvez-vous me donner le mot de passe ?
Comme prévu dans un tel cas, le puissant homme d’affaires s’exécute et c’est ma propre voix qui chante le premier couplet de la chanson « New York, New York » :
— Start spreading the news, I’m leaving today,
I want to be a part of it, New York New York.
Cette vieille chanson interprétée, entre autres par Franck Sinatra, datant de plus de deux siècles est le code qu’il a choisi pour avoir accès à toutes les fonctions de l’ordinateur central. La reconnaissance se fait sur la chanson : paroles et musique, mais aussi sur son interprétation. Il s’affranchit donc du changement de corps et de voix. Et même en cas de piratage, il faudrait la chanter de la même façon que Tybalt avec ses fausses notes et ses imperfections pour être validé. En plus avec une chanson déjà un peu ringarde à la fin du vingtième siècle, il n’y a aucune chance pour que quelqu’un puisse avoir la réponse ni ne devine son choix !
Pourtant au fond de lui, si d’aventure quelqu’un avait le pouvoir d’aller y voir, il verrait sa double fascination pour Sinatra. Pour sa classe d’abord, le charme ensuite, la voix chaude et sensuelle, ainsi que pour sa réputation de grand séducteur, mais aussi pour celle sulfureuse et ses liens avec la mafia italo-américaine. Il se serait bien vu dans ce rôle, dans la peau de « The Voice ». Mais la technologie ne permet pas de réaliser tous les fantasmes.
En cet instant précis, il n’a pas le temps d’être nostalgique, il demande à son ordinateur d’enclencher la transformation morphologique. Ainsi sur l’écran de l’interlocuteur apparaissent le corps et le visage de Tybalt à la place du mien.
— Connexion sécurisée avec Silène, commande-t-il.
Silène, son épouse, se trouve dans une région au sud du continent. Cette partie du monde est devenue une zone de transition avec les latitudes inférieures toujours contaminées et notre pays, membre de la Confédération des Démocraties qui, lui, reste une des zones les plus saines de la planète. Toute la partie sud du continent, actuellement encore potentiellement dangereuse est convoitée par les entreprises de Tybalt.
Des associations humanitaires œuvrent dans la zone de transition pour aider les populations et pour faire changer le statut de ces territoires. Celles-ci font aussi des incursions en pays contaminé pour assainir petit à petit de nouvelles parcelles de terre, pour les dépolluer et les sécuriser.
Pour Silène, ces missions humanitaires étaient d’abord uniquement ponctuelles et avaient pour but d’améliorer son image, mais en prenant conscience de la détresse des personnes, de l’environnement et de l’état dans lequel les humains avaient laissé cette partie de la planète, elle a pris progressivement à cœur sa mission, jusqu’à créer sa propre fondation : Carmenta. Ce nom qui signifie chant magique rappelle que sa fondatrice y a investi une grande partie de sa fortune personnelle générée par son métier de chanteuse.
Sur le mur de son bureau faisant office d’écran géant, Tybal voit apparaître une image de Silène bien loin du charme sophistiqué qu’elle montre habituellement. Cette dernière porte une combinaison intégrale équipée de nombreux capteurs et d’un respirateur, obligatoire pour travailler en zone contaminée. Il la voit marcher dans un maquis haut et épais, accompagnée d’une équipe de techniciens et de spécialistes. Dans ces régions, la température atteint parfois plus de 50° Celcius avec un taux d’humidité proche des 95 % et la progression ne semble pas facile.
— Communication établie et acceptée, annonce l’intelligence artificielle.
— Bonjour ma chérie, encore sur le terrain au service de ta noble cause ?
— Exactement, je suis en mission et tu me déranges.
— Je vois et je serais bref ! Je suis dans une de mes périodes de remise à niveau physique et je ne serais pas joignable pendant quelques semaines. Aucune communication officielle pendant cette période me concernant. Si tu pouvais également éviter de créer toute forme d’agitation ou d’information sur les réseaux internationaux, je te serais très reconnaissant.
— C’est d’accord, je n’ai aucune action de promotion musicale en cette période. Je m’occupe juste de l’Association et je prépare peut-être une nouvelle musique. Par contre de ton côté, tu n’as pas l’intention de démarrer des projets dans les territoires du Sud, nous sommes d’accord ?
— Non, pas d’inquiétude. Donc, compte tenu de tes activités associatives et musicales, je comprends que tu as actuellement deux amants potentiels, un beau technicien sur le terrain, style aventurier barbu et musclé et un musicien hyper branché à la pointe de la nouvelle culture de l’autre côté, lui dit-il sur un ton amical, ne recelant aucune agressivité.
Il part ensuite dans un grand éclat de rire un peu forcé qui dénote malgré tout un soupçon de jalousie.
— Eh bien oui, tu le sais bien non ? répond-elle, à la fois provocatrice et peu convaincante. De ton côté, je ne te demande pas combien tu comptes avoir de jeunes nymphes au cours de tes soirées.
— Fais bien attention à toi quand même, cette zone de la planète n’est pas sûre du tout, dit-il d’un ton plus sérieux. Je te recontacte plus tard, il faudra planifier une apparition publique lorsque tu rentreras, pour lancer ma campagne électorale. Essaye de faire correspondre ça avec le lancement de ton nouveau morceau, nous aurions une double promotion.
— Oui, mais tu me communiqueras le contenu complet de ta campagne, j’accepte d’être associée à toi uniquement si l’image que tu renvoies me correspond. À plus tard, je dois te laisser. Fin de communication.
Tybalt continue de regarder dans le vague, en direction de la terrasse. Il est certainement beaucoup plus attaché à Silène que ce qu’il laisse entrevoir et peut-être même plus qu’il ne se l’avoue lui-même.
En public, Tybalt donne l’image d’un homme plutôt sympathique, dur en affaire, certes, mais avec de l’humour et toujours le sourire.
Cependant, lorsqu’on l’observe de plus près, on constate des fissures dans ce tableau idéal. Derrière le sourire commercial qu’il n’affiche qu’en public ou sur les réseaux, les réponses à ses collaborateurs sont cassantes, voire méprisantes. En dehors des médias, le personnage n’est même pas odieux ou désagréable, il ne montre aucune attention, n’a aucune marque de relation sociale avec quiconque. Les rapports sont strictement professionnels et sa seule préoccupation est l’efficacité.
Les personnes qui le côtoient se demandent toujours quels sont ses rapports avec sa femme. Sont-ils bâtis sur le même modèle froid et efficace avec un enrobage de civilité devant des tiers ? Sa femme est-elle assez forte pour résister à cette pression ? Peut-être est-ce même elle qui lui imprime cette pression et qui mène la danse en secret ?
Silène, sa femme depuis presque dix ans maintenant, s’est laissée séduire par ce personnage brillant et puissant, visiblement en route pour un grand avenir.
Elle a toujours rêvé d’être célèbre, connue et reconnue de tous. Et elle est devenue elle-même un personnage important.
Elle a tenté de trouver sa place comme chanteuse, mais personne n’a remarqué son talent juste sa beauté sculpturale que pas mal de personnes dans le milieu ont essayé d’obtenir en promettant l’aide nécessaire à sa réussite. Même si, de nos jours, ces pratiques sont très sévèrement punies par la loi, elles continuent à avoir cours dans certains milieux comme un mauvais virus que l’on aurait du mal à éradiquer malgré l’évolution et toute la modernité voulue, la nature humaine reste la même et elle n’est pas reluisante !
Elle a toujours refusé d’en arriver à cette solution pour réussir. Silène, en plus de son talent vocal et musical, est intelligente et dotée d’une force de caractère peu commune.
Hasard des rencontres ou vraie vision de la modernité, toujours est-il qu’elle est à l’origine d’une nouvelle forme de musique totalement originale mêlant les anciennes méthodes et les techniques les plus en pointe. C’est lors d’un concert immense donné en plein cœur de la capitale en 2106 que le public a entendu pour la première fois ce son nouveau.
Les musiciens jouaient de leurs instruments comme dans tous les concerts et la chanteuse était au centre.
Cette dernière portait un casque qui lui couvrait le bas du visage. En regardant de plus près, on pouvait distinguer le même type d’appareillage installé sur chaque instrument.
Les vibrations issues des instruments étaient mélangées directement avec les vibrations de la voix de Silène puis renvoyées au casque. Les sons qui sortaient de sa bouche étaient complètement nouveaux, chaque note était un mélange de voix humaine et d’instruments de musique directement mélangés à la source. L’impression a été tellement extraordinaire que la retransmission par les réseaux holographiques mondiaux s’est faite avec une rapidité inimaginable. Silène est devenue célèbre instantanément dans le monde entier, plus encore que l’inventeur du système dont tout le monde a oublié le nom.
Ensuite, tout s’est enchaîné très vite, des concerts et des diffusions de ce chant-musique sur l’ensemble des médias et des réseaux mondiaux.
Bien entendu, d’autres groupes les ont imités et ont produit des musiques similaires avec d’autres styles musicaux. Chaque nouveau succès faisant oublier le précédent, chaque nouvelle chanteuse renvoyant la précédente dans l’oubli.
Il y a de cela une dizaine d’années, Tybalt était déjà à la tête de nombreuses sociétés sans être encore médiatiquement connu ; il commençait à se fabriquer une image publique et organisait des soirées pour de grandes causes planétaires afin de se donner bonne conscience, ou plutôt, afin de faire croire à l’opinion qu’il avait tout simplement une conscience.
Dans ce type de soirée, les invités présentent une grande hétérogénéité sociale, culturelle et financière. Il se trouve donc que Silène fut amenée à côtoyer Tybalt. Ensuite, l’histoire est toujours la même depuis des siècles, le milliardaire séduisit la belle chanteuse, peut-être un peu grâce à sa puissance financière, mais aussi par l’attirance que donne le pouvoir, il faisait déjà partie des hommes des plus puissants du pays, mais également par son intelligence vive et sa belle prestance, ne lui retirons pas tout mérite.
L’union de la vedette de la musique nouvelle et du riche homme d’affaires occupa les pseudos journalistes des nouveaux médias pendant quelque temps, cette partie-là non plus ne change pas.
Mais ce soufflet médiatique que certains voyaient retomber rapidement continua de tenir le haut de l’affiche. Aussi bien Tybalt que Silène continuaient de l’entretenir régulièrement même si, avec le temps, l’objectif des deux époux finit par diverger.
Lui poursuivit son ascension vers le pouvoir suprême et la richesse inépuisable en s’appuyant sur cette image glamour que lui apportait sa compagne.
Quant à elle, si dans les premiers temps elle partageait les rêves d’ascension sociale de son mari, elle s’en éloigna rapidement. Ayant déjà acquis l’argent et la gloire grâce à la musique, elle se mit à rêver de plus d’indépendance et de liberté.
Visiblement, aujourd’hui, au bout de dix ans de vie commune, les deux époux en sont venus à une cohabitation polie, car ils se respectent et s’apprécient pour ce qu’ils sont, mais la flamme amoureuse est éteinte. Tybalt est un personnage tellement centré sur lui-même et ses intérêts qu’il ne peut apporter que peu d’attention aux autres. Silène s’est détournée lentement de lui. En plus de ses concerts et de ses tournées, elle trouve maintenant d’autres occupations grâce à ses associations et aux causes humanitaires.
Lui, de son côté, est complètement absorbé par sa quête de pouvoir dans tous les domaines et ne s’accorde que peu de pauses.
Cependant, malgré ces informations connues de presque tous et les rumeurs de certains médias, Tybalt et Silène continuent d’incarner une sorte de couple idéal et mythique. Les deux protagonistes jouent très bien le jeu et se retrouvent régulièrement pour alimenter cette image.
Après avoir laissé son esprit divaguer librement quelques instants, il se dirige vers un coin de son bureau et sur simple commande vocale, une petite porte jusqu’alors invisible s’ouvre dans la cloison et laisse apparaître un bar rempli des boissons alcoolisées les plus raffinées. Il tend la main vers un magnifique verre en cristal et se sert un whisky datant certainement du siècle dernier et dont une seule rasade vaut une fortune à elle seule.
Il retourne ensuite tranquillement se rasseoir dans le fauteuil pour savourer son élixir.
4 avril 2116 – 8.30 P.M. UTC
À la descente de la navette, je marche quelques centaines de mètres sur la large avenue bordée de magnolias, lorsque je commence à entrevoir l’immense masse verte en forme de pyramide. La base de cet édifice ressemble à une véritable forêt dense, les étages supérieurs sont couverts d’une végétation de buissons et de plantes grimpantes et enfin le sommet est un puits de lumière qui laisse pénétrer la clarté à l’intérieur de la structure. Je m’approche et je rejoins l’entrée de cette colline artificielle qui domine le centre de la ville et qui abrite en son sein un centre commercial gigantesque. Chaque niveau donne accès à une terrasse avec des restaurants, des cafés, des commerces en tout genre. J’emprunte l’ascenseur intérieur pour accéder au dernier niveau et rejoindre le bar ayant la vue la plus dégagée sur la ville et ses alentours.
Les tables sont entourées de haies afin de préserver l’intimité de chaque groupe ; ce qui m’arrange bien, car malgré mes précautions, je ne souhaite vraiment pas attirer l’attention des autres clients sur la personne que je représente et qui n’est pas censée apparaître en public.
Je commande un cocktail, bien entendu sans alcool, car ces calories inutiles me sont proscrites et puis dans l’état de fatigue où je suis, je ne le supporterais pas ! Une petite trappe coulisse au centre de la table, mon verre apparaît et vient se poster devant moi. Je prends le verre dans mes mains, l’esprit dans le vague en attendant mon ami Marcus, changeur lui aussi, qui, quel que soit son corps d’emprunt, est toujours en retard. Il a de la chance que je l’aime autant…
Après avoir bu une gorgée, mon regard erre autour de moi lorsque mes yeux se posent sur la fille qui vient d’entrer et que j’aperçois entre les fleurs d’hibiscus. Moi aussi je sais scanner très rapidement ce genre de personne ! Mon analyse est assez simpliste : j’enregistre une silhouette mince et sportive, des jambes bronzées et bien dessinées, une taille marquée sans rondeurs superflues, des seins qui manquent légèrement de volume pour être parfaits et le visage… Bon sang, elle se dirige droit sur moi, mon observation aurait-elle manqué à ce point de discrétion ?
Elle se présente devant moi, demande « Je peux m’asseoir ? » d’un ton désinvolte, mais autoritaire et s’installe sans attendre ma réponse.
Compte tenu de mon apparence actuelle, je ne crois pas que ce soit mon physique qui l’ait attirée à moins qu’elle n’ait reconnu le visage…
— La réponse était : non, j’attends un ami. Mais maintenant que vous êtes assise… Que puis-je faire pour vous ? dis-je avec un sourire forcé dans lequel je laisse percer un soupçon de lassitude pour bien lui montrer que je ne vais pas tomber dans un piège de séduction aussi grossier.
— Merci. N’ayez pas peur je ne suis pas le genre de fille qui vient chercher des clients dans les bars branchés. Je m’appelle Cybèle, je sais qui vous êtes et j’aimerais beaucoup m’entretenir un petit moment avec vous…
— C’est justement maintenant que j’ai peur !
— Est-ce que vous avez quelques minutes…
— Non, je suis là totalement incognito dans ce lieu où personne n’est censé me reconnaître alors…
— Vous pouvez arrêter votre baratin, quand je dis que je sais qui vous êtes, je parle de votre vraie personnalité et pas de l’apparence physique sous laquelle vous apparaissez ce soir. Je me fais bien comprendre ?
— Je n’ai aucun commentaire ni aucune information à vous donner, je suis là pour boire un verre avec un ami et…
— Vous vous appelez Xanthos et vous êtes le changeur le plus demandé sur le marché. Vous avez un contrat avec Tybalt, le célèbre homme d’affaires, dont vous pilotez actuellement le corps. Vous voyez, je suis très bien renseignée. Je sais même que vous ne devriez pas vous montrer dans un lieu public…
En entendant cela, avant de répondre quoi que ce soit, je dis : Clytia, à voix basse pour faire comprendre à mon Intelligence Artificielle personnelle qu’elle doit effectuer des recherches sur la personne en face de moi. Après quoi, je formule une réponse toute faite :
— D’accord, mais c’est une activité complètement légale depuis la loi internationale du 21 janvier 2111. Je vous rappelle que cette activité est également protégée par des décrets gouvernementaux. Je ne peux rien divulguer des maigres informations que je possède sur mon client et je ne peux utiliser le corps de mon client à des fins personnelles en me présentant sous son identité.
Une investigatrice aussi bien renseignée ne peut pas ignorer la loi donc je ne vois vraiment pas ce que je peux faire pour vous.
— Je suis effectivement journaliste, mais je ne suis pas à la recherche de sensationnel pour alimenter un sujet croustillant sur les réseaux sociaux que tout le monde aura oublié dans deux jours. Je m’intéresse au côté scientifique, mais surtout psychologique de votre métier.
— Pour montrer tout le côté abject et contre nature de cette activité comme certains de vos collègues l’ont déjà fait ? Je réplique un peu agacé.
— Pas du tout, je compte m’appuyer sur les travaux du professeur Cléon qui a défini les bases de l’éthique dans ce domaine et en vérifier l’adéquation avec un vrai changeur, je ne me soucie pas de votre client, c’est votre ressenti, avant, pendant et après une période de changement que je souhaite analyser.
— Mais pourquoi êtes-vous tombée sur moi en particulier, vous n’avez pas été foutue de trouver un autre changeur qui accepte ? Un qui aurait un personnage moins en vue et moins controversé que le mien en ce moment ?
— J’en ai bien rencontré d’autres, mais tous ont fini par me renvoyer vers vous. Apparemment, vous êtes le plus qualifié, présent depuis le début de cette aventure. Tout le monde m’a décrit votre intelligence, votre connaissance du métier. Vous êtes la seule personne qui puisse m’aider.
Clytia affiche, en surimpression sur mes lunettes, les quelques informations qu’elle a pu récolter sur cette Cybèle. Elle n’a apparemment aucun lien direct avec mon client ni avec ses sociétés. Elle m’informe également qu’après analyse de sa voix et de ses postures, il y a de très fortes probabilités pour qu’elle soit sincère et en tous cas non agressive.
— Dans ce cas, je veux bien vous accorder une entrevue privée, il paraît que je suis très bavard au lit ! dis-je en prenant l’air très sûr de moi.
— Mais non ! Enfin, ce n’est pas ce que je souhaite, vous ne m’avez…
— J’ai bien compris ce que vous voulez, mais vous essayez de m’avoir avec une ficelle un peu grosse, vous flattez l’ego de l’homme en pensant endormir sa capacité de réflexion donc je vous fais une réponse dans la même catégorie, l’homme a mordu à l’hameçon et veut en profiter. Ce n’est pas aussi simple ma petite dame !
Elle éclate d’un rire un peu forcé.
— Qu’est-ce qui vous fait rire comme ça ? dis-je.
— Ma petite dame, dit-elle en prenant une voix grave pour essayer de m’imiter. Vous êtes vraiment vieux, plus personne n’emploie cette expression depuis au moins 200 ans ! Ma petite dame, non, mais vous vous êtes entendu !
— Bon sang ! Mais vous vous moquez de moi en plus ! Je prends le parti d’en rire moi aussi, la situation devient de plus en plus étrange. Bon, admettons que j’accepte de vous parler, après tout, il ne s’agit que de parler de mon métier et je n’en ai pas honte. Prouvez-moi qui vous êtes jeune fille, connectez-moi à toutes vos données personnelles. Je dois m’assurer que vous ne représentez pas un danger pour mon client.
— Jeune fille, maintenant, non, mais vous parlez vraiment comme ça ou vous vous donnez un genre ?
— J’avoue que je suis fasciné par le vingtième siècle et j’emploie très souvent des expressions un peu datées. Mais j’assume ça ! J’adore le décalage entre un métier à la pointe de la technologie et un personnage au discours dépassé.
Elle chausse ses lunettes et la connexion s’établit. Les données s’affichent sur les verres, visibles uniquement par les utilisateurs. Je lis à voix basse les informations, à première vue elles semblent correspondre à ce que Clytia a trouvé :
— De brillantes études scientifiques, des publications d’articles intéressants, vous êtes visiblement une fille très sérieuse. Actuellement, vous n’avez plus de travail. Les recherches que j’ai lancées ne semblent détecter aucune faille, vous êtes bien celle que vous prétendez. Allez-y, posez-moi vos questions, ça m’amuse de voir ce que vous pouvez faire.
— Vous acceptez donc de m’aider pour l’écriture de ce livre ? C’est formidable, mais vous ne faites jamais confiance aux gens directement ? me demande-t-elle naïvement.
— Oh non ! Surtout avec le métier que j’exerce et je ne vous fais toujours pas confiance. Allez, dépêchez-vous, j’étais venu pour me détendre et vous me faites travailler, regardez, ce corps transpire comme un vieil animal !
— Est-ce que vous connaissez la personne avec qui vous échangez votre corps ?
— Non, pas forcément, je la rencontre le jour de l’échange. Par contre, j’ai un dossier complet à étudier au préalable afin de ne commettre aucune erreur.
— Et j’imagine que lui aussi a le vôtre bien évidemment ?
— Non, il doit simplement se soumettre à un certain nombre de règles simples pour ne pas m’endommager irrémédiablement, c’est tout. Tous les changeurs doivent être des personnes très fortes mentalement et physiquement pour encaisser ce choc de transmutation.
— Je vois. Sans me donner de nom, pouvez-vous me dire quels sont les profils des personnes qui font appel à vos services ?
— Prenons un exemple pour que vous compreniez bien. Un riche client, très riche même et très paresseux, à partir d’une certaine fortune j’ai l’impression que les deux vont de pair d’ailleurs, c’est aussi pour cette raison que je veux devenir riche, mais je m’égare. Donc cette personne souhaite retrouver un corps de rêve ou du moins un corps plus présentable après des années d’abandon dans les drogues, l’alcool, les nourritures en tous genres et les autres dépravations. Quelles sont les solutions à sa disposition ?
Je lui demande en tendant le menton vers elle.