Le Cloutier de Noiraigue - Louis Favre - E-Book

Le Cloutier de Noiraigue E-Book

Louis Favre

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Beschreibung

En 1770, Jonas Perret, un jeune de Noiraigue, fils de cloutier et de charbonnier, quitte son village pour cherche fortune. Il trouve un emploi subalterne dans une opulente maison de Florence. «À force d’intelligence et d’application», il se fait remarquer et finit par devenir l’associé du patron et épouser sa fille. Dix ans plus tard, dévoré par le mal du pays, il organise un voyage à Noiraigue avec son épouse. La jeune florentine débarque ainsi au pied du cirque du Creux-du-Van. Elle y découvre le climat, le patois et les coutumes du pays qui lui semblent parfois bien bizarres. Le couple engage comme «fournisseur» et factotum Daniel Ducommun, un jeune pêcheur du village, amoureux d’Olympe Vuille, la fille d’un riche paysan sagnard qui repousse ses avances au profit d’un vieux pingre extrêmement riche.

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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Louis Favre

LE CLOUTIER DE NOIRAIGUE

ou UNE FLORENTINE À NOIRAIGUE

© 2020 Librorium Editions

Tous Droits Réservés

I

Chacun n’est pas tenu de connaître Noiraigue, que personne jusqu’à présent n’a signalé à l’attention du monde. Ce petit village est situé dans le canton de Neuchâtel, à l’entrée du Val-de-Travers, sur la ligne qui conduit de Berne à Pontarlier et à Paris.

Un soir du mois de juin de l’année 1780, une chaise de poste attelée de deux chevaux, dont les grelots retentissaient joyeusement, s’y arrêta devant l’auberge de la Croix-Blanche ; elle venait de descendre à grand-peine l’affreuse charrière de la Clusette, qui a été remplacée dès lors par la route actuelle. Pendant que le conducteur faisait donner à ses chevaux une ration d’avoine sans les dételer, et s’administrait une chopine de vin blanc, toute la population valide, avertie comme par enchantement, se trouva dans la rue et fit cercle autour de la voiture couverte de poussière, s’apprêtant à dévisager les nouveaux venus. Mais leur déception fut grande, lorsque les plus hardis, jetant un regard dans le coche, se convainquirent qu’il était vide.

On interrogea le postillon sans obtenir de réponse satisfaisante ; il était allemand et les questions étaient faites en patois. Les cloutiers, les meuniers et les scieurs retournèrent à leurs occupations ; mais les femmes, qui avaient un nourrisson sur chaque bras et une grappe de marmots pendus à leur jupon, ne se découragèrent pas pour si peu ; il y avait trop longtemps qu’elles attendaient ce moment pour ne pas tenir bon jusqu’à la nuit d’autant plus qu’un instinct secret leur faisait espérer quelque mystérieuse aubaine.

Leur espoir ne fut pas trompé : un monsieur et une dame suivis d’une domestique, signalés d’abord par les gamins envoyés en éclaireurs, ne tardèrent pas à se montrer sur le chemin ; ils marchaient lentement, s’arrêtaient pour regarder les rochers, les montagnes, les forêts, et pour échanger des explications dans une langue inconnue. Tous les doutes que l’on aurait pu conserver s’évanouirent lorsqu’on vit le sieur Duvanel, lieutenant des milices, s’élancer à leur rencontre avec un empressement qu’on ne lui connaissait pas. Prévenu à la hâte au moment où il se disposait à décharger dans sa grange un char de foin de montagne récolté au Joratel, il avait failli étouffer de saisissement. Puis, honteux de recevoir de tels hôtes en bras de chemise, il avait couru dans sa chambre passer sa veste à grandes poches et son habit bleu à larges basques ; se coiffant alors d’une perruque poudrée, il ceignit son épée en verrouil, prit son tricorne sous le bras, et se composant un maintien « analogue à la circonstance », comme on disait alors, il s’avança à grands pas pour recevoir les voyageurs.

— Dieu vous soit en aide, monsieur Perrin, dit-il, dès qu’il fut à portée. Madame, je suis votre très humble serviteur.

Et il salua jusqu’à terre, en tenant à la main son chapeau à trois cornes.

— Merci, monsieur le lieutenant, dit l’étranger qui se nommait Jonas Perrin, merci d’être le premier à nous souhaiter la bienvenue. Je ne puis pas vous exprimer le plaisir que j’ai de vous revoir. Ainsi, tout va bien ?

— Cela irait mieux, continua le lieutenant en renouvelant ses salutations, si j’avais été instruit de votre arrivée, j’aurais pu faire les préparatifs indispensables… vous me prenez au dépourvu… Madame me pardonnera…

— Je n’ai rien à vous pardonner, monsieur Duvanel, dit Mme Perrin avec un accent italien prononcé ; nous trouverons bien, avec votre assistance, un petit coin pour nous caser, nous ne serons pas difficiles.

— « Caësie-vo, monsieur Duvouané », reprit Jonas Perrin en voyant l’air ébahi du lieutenant, « ne prédji pas de l’hoteau.(1) » Vous voyez, nous avons mis pied à terre à la Clusette, d’abord à cause du chemin, qui est diabolique, puis pour faire voir à ma femme la contrée par ce beau coucher de soleil.

— Il est vrai, hasarda le lieutenant, toujours son chapeau à la main, il est vrai que le pays est assez plaisant. Mais Madame devra nous excuser si nous manquons aux usages, nous sommes des gens simples et incultes, vivant retirés dans nos rochers.

Ils arrivaient alors aux premières maisons, dont les rares fenêtres à petites vitres rondes, enchâssées dans du plomb, étaient garnies de têtes curieuses qui dévoraient des yeux les arrivants. Sur le seuil des portes et bordant la haie dans la rue, qui n’était pas longue, se tenaient les meuniers enfarinés, leur bonnet blanc à la main, les scieurs avec leur grand tablier de cuir, les cloutiers aussi noirs que les murs de leurs forges. Jonas Perrin les saluait par leur nom, échangeait avec eux de cordiales poignées de main, demandait des nouvelles de leurs femmes, de leurs sœurs, de leurs familles.

« Est-ce bien le petit Jonas, se disaient-ils entre eux lorsqu’il fut passé, ce beau monsieur vêtu d’habits de soie et de velours, avec une cravate de dentelle et des boucles d’argent sur ses souliers et à sa culotte ? Ce que c’est que la fortune ! Nous l’avons vu marcher pieds nus, mal couvert d’un habit de milaine trop étroit et qui tombait en loques… »

Les femmes n’avaient pas été les dernières à remarquer que Mme Perrin portait une robe de soie, un élégant chapeau à plumes sur ses cheveux poudrés, et des souliers à hauts talons rouges, les plus mignons qui eussent encore foulé les rives de la Noiraigue.

— Est-ce qu’on va plus loin aujourd’hui ? demanda le postillon en portant la main à son chapeau.

— Non, vous n’avez qu’à décharger les coffres et tous les bagages : nous nous arrêtons ici, dit Perrin, je vais régler votre compte à l’instant.

— Monsieur me fera l’honneur de souper et de loger chez moi ? dit l’hôte de la Croix-Blanche avec une certaine inquiétude. Car les deux ou trois petites auberges de Noiraigue étaient organisées pour héberger des voituriers, mais non des personnages aussi distingués et aussi imposants que nos voyageurs.

— Non, répondit le lieutenant, M. Perrin vient souper chez moi ; pour le reste, on s’arrangera bien.

— Si je ne m’arrête pas chez vous, M. Jeannet, vous n’y perdrez rien, dit Perrin en lui remettant une belle pièce d’or ; convoquez ce soir les jeunes gens du village et faites-leur boire un verre de vin à ma santé.

— Je vais me hâter de décharger un malheureux char de foin qui embarrasse ma grange, puis je serai entièrement à votre disposition, dit le lieutenant.

— Faites votre ouvrage, mon cher ami ; pendant ce temps, nous irons visiter la source de la Noiraigue. Présentez d’avance mes hommages à Mme Duvanel.

On sait que le village est situé au pied d’une paroi de rochers qui s’élève comme un mur à huit cents pieds au-dessus du fond du vallon ; c’est à la base de cet escarpement que l’on voit sortir de terre en bouillonnant une petite rivière intarissable, qui met en jeu des rouages à quelques pas au-dessous de sa source et va rejoindre l’Areuse après un cours de quelques centaines de mètres. Personne ne peut voir sans surprise cette masse d’eau qui se fait jour d’une manière si mystérieuse et dont la provenance n’est connue que de ceux qui ont fait une étude approfondie de la vallée des Ponts. Lorsqu’en suivant le bord de la rivière, Mme Perrin parvint au pied des rochers qui s’élevaient menaçants au-dessus de sa tête, et que le phénomène se révéla soudain à sa vue, elle ne put réprimer un cri d’étonnement et d’admiration. Elle s’assit sous les sureaux et les saules qui couvrent la source de leur feuillage, et s’amusa à voir naître et courir les ondes vers les roues du moulin, pendant que son mari lui racontait les aventures de son enfance dont la rivière avait été le théâtre.

II

Une dizaine d’années auparavant, un jeune garçon de Noiraigue, pauvre et inculte, fils de cloutier ou de charbonnier, était arrivé à Florence, cherchant fortune. Il trouva un emploi très inférieur dans une opulente maison de cette ville, et parvint, à force d’intelligence, d’application et de bonne conduite, à se faire remarquer par son patron, qui devina en lui l’étoffe d’un homme peu ordinaire. Le jeune homme, fidèle à son devoir et que rien ne parvenait à dérouter, monta en grade, passa par toutes les stations intermédiaires, se montrant toujours supérieur à la tâche qui lui était confiée. Il avait une telle entente des affaires qu’en suivant ses conseils la maison réalisa des bénéfices considérables ; aussi, il fit de tels progrès dans l’estime de son chef, et lui inspira une telle confiance, qu’il devint son associé et obtint la main de sa fille.

Cet heureux garçon était Jonas Perrin.

Il était donc au comble de ses vœux ; il aimait sa profession, il vénérait son futur beau-père, il adorait sa fiancée qui était charmante et qui le payait de retour. Cependant, en vrai fils du Jura, il n’avait pas oublié sa patrie, et sous le beau ciel de la Toscane, il se sentait parfois mordu au cœur par le mal du pays.

Après les travaux de la journée, lorsqu’il sortait de son bureau pour respirer la brise du soir aux Cascine, à Bellosguardo ou à Fiesole, et que Térésa lui faisait admirer les collines ombreuses couvertes de villas, les riches nuances des horizons lointains éclairés par les derniers feux d’un ciel empourpré, les monuments qui dressaient dans l’air pur leur silhouette bleuâtre, Perrin s’écriait avec un sourire éloquent et des hochements de tête significatifs :

— Tout cela est beau sans doute, mais si vous pouviez voir Noiraigue !

— Comment ! Noiraigue est plus beau que l’Italie, que Firenze la belle ?

— Je ne dis pas cela, mais Noiraigue, c’est autre chose : on est au milieu des montagnes, au pied de rochers escarpés, dans un frais vallon arrosé par deux rivières. Il y a le Creux-du-Van, la Fontaine Froide avec son amphithéâtre auprès duquel le Colisée de Rome ne serait qu’un jouet ; et les grands bois de sapins où croissent la framboise et la fraise, et les chalets de la Grand-Vy et du Soliat, où l’on trouve une crème comme vous n’en avez jamais goûté. Et puis, le Val-de-Travers, La Sagne, Les Ponts, où les femmes savent faire des dentelles qu’on dirait sorties de la main de fées, les pâturages où des centaines, des milliers de vaches font tinter toute la nuit leurs clochettes, et les chants des bergers plus doux à l’oreille que ceux de vos premiers sujets de l’Opéra.

Ici, le brave Perrin ne pouvait continuer ; l’émotion lui coupait la parole et de grosses larmes coulaient sur ses joues, tandis que ses regards, dirigés vers le Nord, cherchaient à l’horizon l’image de la patrie absente.

— Et vous avez laissé des parents, des amis à Noiraigue ?

— Mon père et ma mère sont morts depuis longtemps ; mais des amis il doit y en avoir encore, c’est-à-dire des camarades, puisque j’ai quitté mon village à quinze ans. Je me souviens de Simon-Pierre Duvanel, avec qui j’ai fait mainte expédition dans les précipices de la Clusette et du Creux-du-Van, pour dénicher les oiseaux de proie. C’était un intrépide. Et Daniel Ducommun qui n’avait pas son pareil pour la pêche ; personne ne savait jeter sa ligne avec autant d’adresse, ni prendre en aussi peu de temps des paniers de poissons, de ces jolies truites dont le corps est parsemé de petites étoiles rouges. En hiver, quand la terre était couverte de neige, nous allions glisser sur de petits traîneaux derrière chez Joly ; au mois de septembre, nous gardions les vaches dans les prés, où l’on allumait de grands feux pour danser autour, et les dimanches, on montait aux Œillons pour voir le lac.

— Ah ! un lac ?

— Sans doute, un lac magnifique, et derrière ce lac les Alpes dont on voit je ne sais combien de cimes dans les beaux jours ; des cimes couvertes de neiges éternelles.

— Mais ce doit être splendide ce pays, et je commence à croire que nous ferions bien de le visiter ensemble.

Ces paroles mettaient Jonas Perrin dans le ravissement, et son amour pour sa fiancée s’augmentait de l’intérêt qu’elle portait à son pays natal.

Lorsqu’ils furent mariés, il revint si souvent sur ce sujet, que sa jeune femme le crut atteint de nostalgie et, avec le tact et l’esprit qui caractérisent son sexe, elle arrangea les choses de telle façon qu’elle eut l’air de désirer ce voyage.

Un jour qu’ils avaient fait une excursion jusqu’à Livourne et qu’ils regardaient la mer étendant à l’infini sa nappe bleue, qu’un trait fin, tiré comme au cordeau séparait du ciel, Térésa ne put s’empêcher de s’écrier :

— Voilà pourtant ce que vous n’avez pas à Noiraigue !

— Non, répondit Perrin sans se déconcerter, mais on y trouve autre chose : la pureté des mœurs, la dignité personnelle, et surtout la liberté.

Le désir de plaire à son mari, et la curiosité dont aucune fille d’Ève n’est exempte, peut-être aussi l’amour du changement, la poussèrent à un acte décisif. C’était le soir d’un de ces jours d’été où le sirocco promène sur l’Italie haletante son souffle embrasé. Jonas Perrin venait de se mettre à table pour dîner dans une salle à manger dallée de marbre, où le couvert était mis avec recherche. Bien qu’il fût vêtu d’habits légers, bien que fenêtres et portes fussent ouvertes pour livrer passage aux courants d’air selon l’habitude des Italiens, il ne cessait d’essuyer la sueur qui coulait de son front et touchait à peine aux mets qu’on lui servait.

— Quelle chaleur atroce ! dit-il, en se renversant sur sa chaise de canne, où pourrait-on trouver un peu d’air frais ?

— Pauvre ami, lui dit Térésa en l’embrassant, tu es tout pâle et tu as la fièvre ; si ce vent maudit continue, je crains pour ta santé.

Jonas Perrin était beau, mais assez frêle ; son tempérament nerveux, surexcité par le travail sédentaire du négociant dans un bureau étroit et sombre, ne supportait qu’avec peine les pernicieux effets du vent des déserts africains. Enfin les affaires difficiles à débrouiller avec des clients qui menaçaient de faire banqueroute, avaient achevé d’épuiser ses forces. Au lieu de prendre du repos au milieu du jour, à la façon des Italiens, il persistait à travailler, malgré les conseils de sa femme et de son beau-père, qui connaissaient mieux que lui les exigences du climat.

— Donne-moi ton éventail, dit-il à Térésa, l’air qui entre par ces fenêtres est brûlant.

— Je veux t’éventer moi-même, pendant que tu mangeras quelques tranches d’orange ; cela te fera du bien.

— Non, je suis las de ces oranges, de ces limonades, de ces sorbets, de ces graniti ; tout cela abîme l’estomac.

— Et du café ?

— À la bonne heure, mais très fort au moins, entends-tu ? Pendant que sa femme préparait le café, il jouait de l’éventail, non avec la grâce des Italiens, mais avec la maladresse d’un homme à qui cet exercice n’est pas familier, et il regardait tristement les arbres dont les feuilles flétries étaient agitées par le vent.

— C’est le troisième jour, dit Térésa, peut-être le sirocco tombera-t-il ce soir.

— Dieu le veuille ! voilà combien de nuits que je ne puis dormir ; c’est ce qui me vaut ces affreux maux de tête. Ah ! si je pouvais dormir comme à Noiraigue ; c’est là que je faisais des sommes.

— Eh bien ! qui nous empêche de partir pour la Suisse ? Il y a plus de douze ans que tu n’as revu ton pays et tu as assez travaillé pour t’accorder cette satisfaction.

— Si nous avions des ailes pour traverser les Alpes en quelques heures, je ne dirais pas non.

— N’a-t-on pas des chevaux, des voitures, des postes ?

— Oui bien, mais c’est un long voyage, une grosse affaire. Tu n’y songes pas, surtout si tu veux être de la partie.

— Je l’entends bien ainsi, je veux voir ce Noiraigue dont tu parles toujours : ne sais-tu pas que je chéris tout ce que tu aimes ?

Le brave Neuchâtelois secoua la tête et referma son éventail en souriant. Il vit en imagination sa jeune femme, élégante, habituée au luxe des grandes villes, arrivant dans la vieille masure où son père avait exercé la profession de cloutier, visitant son oncle Ducommun, le charbonnier, qui passait tout l’été dans les bois et couchait sur un lit de feuilles sèches dans une hutte d’écorce, ni plus ni moins qu’un sauvage. Que deviendrait-elle dans ce pauvre petit village qui possédait à peine une auberge et où l’on n’avait aucune idée du confort et des délicatesses de la vie ? Et pourtant cette proposition, faite avec tant de gentillesse, produisait sur lui l’effet d’une brise bienfaisante, il sentait renaître son énergie en voyant poindre la possibilité de réaliser ses rêves les plus chers. Son parti fut bientôt pris.

— Un voyage pareil exige des préparatifs, dit-il ; on ne peut pas y songer cette année ; mais l’an prochain, s’il plaît à Dieu… Tiens, voilà que j’ai faim maintenant ; verse-moi un verre de vin d’Asti, et passe-moi ce poulet dont la croûte dorée exhale un séduisant parfum ; je me sens beaucoup mieux.

— Tu vois, rien que l’idée de revoir ton pays te rend tout gaillard. Oui, oui, nous irons à Noiraigue, c’est entendu, tu ne peux pas reculer.

Lorsque Perrin rentra dans son bureau, il prit une feuille de papier et écrivit la lettre suivante :

« Florence, le 17 juillet 17…

» Monsieur Jérémie Duvanel,

» Lieutenant de milices, à Noiraigue.

» Désirant avoir un pied-à-terre dans ma commune, et sachant qu’aucun immeuble n’est en vente en ce moment, je me suis décidé à bâtir une maison. Je ne la voudrais pas dans le style de la ville, où je sais qu’on en construit de luxueuses, particulièrement celle de M. Du Peyrou, mais plutôt dans le goût d’une honnête demeure villageoise à la fois spacieuse, commode et bien située. Si c’était possible, je la placerais dans le voisinage du hameau de Rosières, sur le versant de la montagne, pas trop haut, ni trop bas, avec un petit jardin et quelques arbres alentour.

» Mais il me faut quelqu’un sur place pour choisir le terrain, en faire l’acquisition, traiter avec les maîtres et surveiller la bâtisse. Personne à Noiraigue ne pourrait le faire mieux que vous. Si vous me rendiez ce service, je vous en serais bien reconnaissant et vous n’y perdriez rien.

» Vous savez que Dieu a béni mon travail et que je suis maintenant l’associé de mon patron, dont j’ai épousé la fille. Cela me met en mesure de payer comptant toutes les dépenses qui seront faites par vous et que vous dirigerez avec sagesse et économie.

» Pour tous les détails je m’en remets à votre prudence.

» Faites en sorte que la maison soit terminée pour le mois de mai prochain, mettez-y la main sans retard et menez les choses rondement. Je me réjouis de vous serrer la main et de revoir les parents et mes amis qui me restent. Présentez-leur mes amitiés et dites-leur bien que je n’ai oublié personne.

» Tenez-moi au courant de vos démarches ; je vous ferai passer l’argent au fur et à mesure des dépenses.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

« Jonas PERRIN. »

Cette lettre écrite et mise à la poste, Perrin se sentit allégé d’un poids qui l’obsédait depuis longtemps ; malgré le sirocco et la canicule, il aurait volontiers battu des entrechats dans son bureau, où l’on ne connaissait d’autre distraction que d’aligner des chiffres et de compter des écus. Toutefois, il se garda bien de confier à sa femme ce qu’il venait de faire, et chaque fois qu’elle revenait sur le voyage en Suisse et les délices de Noiraigue, il se composait une figure impénétrable et se rengorgeait dans sa cravate blanche avec un sourire de sphinx dont les beaux yeux de Térésa étaient impuissants à percer le mystère.

III

Malgré toute la célérité que Duvanel, lieutenant de milices et fondé de pouvoirs de Jonas Perrin, avait apportée dans la construction de la maison de Noiraigue, celle-ci n’était pas finie au mois de mai de l’année suivante. Nous sommes habitués à voir les bâtiments sortir de terre comme les champignons en septembre. On n’avait pas des équipes nombreuses d’ouvriers à jeter sur les chantiers au premier signal ; il fallait aller chercher un maçon dans un village, un charpentier dans un autre, plus loin un tailleur de pierre, un ferblantier, un vitrier. Quant au gypseur, au fumiste, au poseur de parquets, au tapissier et même au tuilier, ils étaient à peu près inconnus ; le sapin coupé dans la montagne voisine, et débité en planches et en bardeaux, fournissait les boiseries, les planchers, ainsi que les éléments de la cheminée et du toit.

Cependant la nouvelle demeure élevait son pignon de bois sur le penchant de la montagne, son toit de bardeaux et sa grande cheminée de couleur fauve brillaient joyeusement au soleil, et, par les fenêtres ouvertes, on entendait cogner les maillets, siffler les rabots, cliqueter le marteau des potiers qui élevaient des poêles de dimensions monumentales et dont chaque carreau était couvert de compositions allégoriques et d’arabesques dessinées d’un pinceau hardi. Ces poêles, munis de bancs en gradins, étaient fabriqués à Travers par maître Jeanrenaud, un artiste dont nous devons reconnaître le mérite. Un jardinier, venu de Neuchâtel, avait labouré quelques plates-bandes devant la maison, et les avait plantées de rosiers, de giroflées, d’œillets et de réséda, avec des bordures de buis et des massifs de groseilliers formant la clôture du jardin. Les femmes du voisinage, voyant l’usage que l’on faisait de ces carrés de terre bien fumée, haussaient les épaules et regrettaient les beaux choux qu’on aurait pu y récolter.

Vers la fin de juin, la cuisine et trois chambres étaient prêtes à recevoir les hôtes toujours attendus et qui n’arrivaient pas. Jérémie Duvanel commençait à respirer ; jusqu’alors il avait frémi à la pensée de voir débarquer inopinément les voyageurs venant d’Italie, et de ne savoir où les loger. Aux lettres qu’il écrivait pour expliquer les retards, on lui répondait de Florence : « Ne vous inquiétez pas, peu importe l’état de la maison ; pourvu que nous trouvions un toit pour nous abriter et un foyer pour préparer une soupe, c’est tout ce qu’il nous faut ; en été et à la campagne on n’y regarde pas de si près. Nous serons toujours mieux logés que mon oncle Ducommun, le charbonnier, dans sa cabane d’écorce ».

Cette bâtisse était du reste, l’événement de la contrée ; on ne construisait guère à cette époque, et quand par hasard quelqu’un se lançait dans une telle entreprise, ce n’était pas sans avoir retourné maintes fois ses écus de six livres. Dans le cas actuel, au contraire, le lieutenant Duvanel ne liardait pas, il payait largement et n’épargnait rien. Aussi, le dimanche, chacun quittait son moulin, sa scierie, sa clouterie pour donner un coup d’œil à la maison neuve et porter un jugement sur l’ensemble et sur les détails. Il n’était pas jusqu’aux charbonniers, contraints de monter la garde auprès de leur four, qui ne fussent pris à la gorge par la curiosité ; ils désertaient le fond des bois pour faire leur visite obligée et en ruminaient durant leurs veilles nocturnes. On avait peine à croire que ce petit Perrin, sans père ni mère, sans feu ni lieu, que la commune, pour s’en débarrasser, avait envoyé en Italie où il avait un parent, fut en état de faire une si énorme dépense et de remuer tant de capitaux. Un revirement de fortune aussi inouï tenait du miracle, et tout le monde se promettait bien de demander à ce petit Jonas le secret qui l’avait fait riche.

IV

Jonas Perrin et sa jeune femme passèrent une heure délicieuse à la source de la Noiraigue.

Quand ils redescendirent chez Duvanel, le foin était déchargé et le souper sur la table. Il ne se composait pas de café comme aujourd’hui, mais de soupe, de viande salée et de légumes, ou de laitage qu’on mangeait dans de la vaisselle d’étain. Pour fêter une si heureuse journée, on avait ajouté au menu ordinaire quelques truites de l’Areuse, que le fameux pêcheur Daniel Ducommun, avait apportées pour régaler son ami. Puis, sous prétexte de faire une petite promenade pour respirer l’air frais du soir et le parfum des sapins, la société se dirigea vers le hameau de Rosières.

La nuit tombait pendant qu’ils cheminaient doucement le long des prairies planes où serpente l’Areuse ; la lune montrait son disque lumineux au-dessus de la cime dentelée du Creux-du-Van et envoyait au fond du val paisible ses rayons argentés.

— Faites-moi le plaisir de monter ce sentier à votre droite, j’ai un mot à dire dans cette maison dont les fenêtres sont éclairées, dit le lieutenant Duvanel ; je vais vous montrer le chemin.

Ils gravirent en silence le petit sentier parmi les arbres ; on entendait çà et là les grillons qui se répondaient dans l’herbe, et dans l’ombre des buissons brillaient des vers luisants. L’un d’eux, plus phosphorescent que les autres, s’était établi sur le seuil de la demeure vers laquelle ils se dirigeaient.

— C’est un bon présage, dit le lieutenant, en ramassant avec précaution le frêle vermisseau et en le déposant au pied d’un massif de groseilliers. Suivez-moi, ajouta-t-il en poussant la porte.

Ils traversèrent un corridor éclairé, et une cuisine où brûlait un bon feu ; de là, ils passèrent dans une chambre où Mme Duvanel et Domeniga, la domestique de Mme Perrin, arrangeaient des lits et mettaient en ordre du linge dans les armoires. Dans la pièce contiguë, les malles des voyageurs étaient ouvertes ; ces préparatifs annonçaient une installation commencée, mais les hôtes pour lesquels ils étaient faits ne se montraient pas.

— Comment trouves-tu ce chalet de montagne ? dit Perrin à sa femme d’une voix légèrement tremblante.

— Il me plaît beaucoup, dit-elle avec transport, c’est ainsi que je rêvais pour toi une demeure pendant l’été.

— Tes souhaits sont accomplis, dit-il en l’embrassant, les yeux pleins de larmes, cette maison et tout ce qu’elle contient est à toi.

— Comment ! Explique-moi ce mystère.

— Remercie M. Duvanel, c’est lui qui a eu la bonté de la construire pour nous.

— Ah, les sournois ! Voilà pourquoi vous échangiez une correspondance si active ! Pour dire vrai, je me doutais de quelque chose. Je me déclare parfaitement heureuse.

— C’est tout ce que je demandais, dit le brave Duvanel en serrant les petites mains que lui tendait la gracieuse jeune femme.

Elle voulut tout voir et se fit tout expliquer ; elle courait et bondissait avec une joie d’enfant dans cette habitation créée comme par magie, et Perrin put se dire avec satisfaction que jamais surprise n’avait mieux réussi.

Cependant, lorsque les Duvanel se furent retirés, et que Mme Perrin fatiguée voulut prendre possession de son lit, elle poussa un cri d’effroi…

— « Dio, Dio », disait-elle, qu’est-ce donc cela ?

Perrin accourut et trouva sa femme bien embarrassée. Elle ne savait comment se coucher dans un lit dont le matelas était une épaisse couette de plume et qui n’avait pour couverture qu’un duvet sous lequel elle frémissait de s’abriter.

— Impossible de me coucher là-dedans, j’y serai ensevelie et calcinée avant que le soleil se lève, disait-elle d’un ton lamentable ; n’a-t-on pas un matelas de crin et une couverture de coton à me donner ?

— Tiens, voilà une chose à laquelle je n’ai pas songé, dit Perrin en se frappant le front. Prends patience pour cette nuit, ma chère amie, demain on verra si l’on peut se procurer autre chose.

— N’est-ce pas une folie de se coucher dans la plume ?

— Tu as raison, mais c’est l’habitude du pays.

— Comment ne périssent-ils pas dans de pareilles fournaises ? Je vais remplacer cet édredon par mon manteau.

— En hiver, lorsque toute la vallée est couverte d’un ou deux pieds de neige et que les rivières sont gelées, les montagnards ne pourraient pas se contenter de nos lits d’Italie.

Table des matières

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

Guide

Couverture