Le Crépuscule d'Aesir - Elie Darco - E-Book

Le Crépuscule d'Aesir E-Book

Elie Darco

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Beschreibung

La dernière lignée atlante, cachée aux confins des monts de Thulé après un cataclysme, doit faire face à une attaque imprévue aux portes de leur citadelle de pierre et de glace nommée Æsir.

Deux siècles auparavant, un effroyable cataclysme a ravagé le monde et mis fin à la domination de l’empire colonial d’Atlantis. Aux confins des monts de Thulé, se dresse Æsir, une citadelle de pierre et de glace, qui défie les éléments et abrite la dernière lignée atlante. Hors d’atteinte des peuples barbares, les Æsirains voient soudain leur destin les rattraper. Des hordes menaçantes arrivent à leurs portes par les chemins des cols. Ce sont des hommes sauvages, étranges, surpuissants, tous vêtus de noir, esclaves d’un être malfaisant qui pratique une magie plus malfaisante encore. Aldéric, l’ambitieux gardien des cimes et Viviana, la jeune fille du commandeur, voient leurs espérances balayées par un vent de mort…

Les Æsirains pourront-ils faire face à ces êtres sauvages menés par une magie maléfique ? Découvrez cet univers fantastique sombre et envoûtant, peuplé de menaces et de dangers et guidé par l'espérance !

EXTRAIT

Aucun doute ne subsistait concernant les intentions belliqueuses de ces gens, ils venaient pour faire la guerre. Æsir s’en allait être assiégée, ou peut-être pire…
— Il est inutile et fort périlleux de lancer des forces à leur rencontre… Laissons-les approcher, avec le peu d’équipements qu’ils ont, ils ne pourront tenir un siège convenable. Ils ne disposent d’aucune machinerie pour enfoncer nos murs, ils seront dans le froid, entre la pierre et le vide.
Ainsi parlait Erkör. Ses jeunes lieutenants, tout comme ses vieux conseillers, secouaient le chef. Ils songeaient que l’Æsirain qui se trouvait à leur tête, en ces circonstances, avait la carrure d’un homme d’armes en plus de la sagesse d’un érudit.
Erkör avait le cheveu fin, presque blanc, qui nimbait ses traits anguleux d’une aura d’irréalité. Ses larges épaules et sa haute taille le gratifiaient d’une prestance que partageaient nombre de ses concitoyens bien qu’on ait remarqué que, sous les rigueurs du froid, les générations d’Æsirains allaient en gagnant de la robustesse au mépris de la stature. Leurs femmes étaient solides, girondes. Seuls l’éclat laiteux de leur peau et leurs longues tresses illustraient la délicatesse de leur féminité. On eût pu croire qu’en un élan mimétique les Æsirains avaient volé au cœur de la roche granitique, blanchie de givre, des cristaux d’améthyste, de fluorine ou de saphir pour en sertir leurs yeux. En eux, l’étincelle de l’intelligence brillait fort.

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Ähnliche


Le Crépuscule 
d'Æsir
ISBN : 979-10-9478657-4
ISSN : 2431-5923
Le Crépuscule d’Æsir
Copyright © 2019 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Tania Sanchez-Fortun
Copyright © Carte, Tiphs
Tous droits réservés
Maquette ebook : Anthony Barril
Correction : S. Lucas

Élie Darco

Le Crépuscule 
d'Æsir
(ROMAN)
La dark fantasy « désigne les œuvres dans lesquelles l’ambiance 
est très sombre et proche de l’apocalypse. Le bien laisse place au mal et les héros sont souvent fatigués et abattus par les épreuves 
qu’ils ont subies. »
DICTIONNAIRE, LEPARISIEN.FR
À Cyril,
dont l’existence prolonge mes rêves…
Prologue
L’aube dernière arrive. La nuit a refermé ses bras sur les cimes enneigées, maquillant de noir les plus hautes sculptures givrées de la citadelle. Année après année, se riant des débâcles, elles ont perduré, étincelantes sous le Soleil, stellaires sous la lumière lunaire, échos des flambeaux de nos torches, dans les murs, fichées. Maintenant, les toits couronnés de glace, en contrebas de la tour où je me suis réfugié, se travestissent des dépouilles de nos frères, leurs corps fracassés, empalés, tels des cimetières à ciel ouvert ou des mangeoires à charognards. Derrière les lamentations du vent, j’entends des plaintes plus déchirantes encore, celles des veuves et des mères, celles des hommes, mes concitoyens, qui savent comme moi que le jour qui s’en vient sera sans lendemains. 
Le jour dernier de notre peuple, le dernier pour Æsir, cité des nuages, s’épanouissant telle une fleur fantastique au berceau des pics les plus éminents des monts de Thulé. Enjambant les précipices, s’échelonnant sur des flancs abrupts érodés par les glaciers, elle se dresse, victorieuse des vents et de la gravité, dominant le monde connu. Je n’ai pas besoin de me pencher au balcon pour décrire les cinq bastions des cimes qui entourent la citadelle principale, la plus large, la plus haute, étagée au sommet d’une aiguille de pierre, colosse surgissant du fond du cratère. Cet univers de glace était, jadis, une bouche infernale vomissant des laves et des nuées qui s’en allaient voleter jusqu’aux rivages d’Atlantis. 
Le monstre de flammes est mort. Sur sa carcasse nous avons construit nos tours et nos remparts, fuyant ce monde où les terres sont l’enjeu de luttes inépuisables entre les peuples post-cataclysmiques. Nos ancêtres ont vu les domaines atlantes s’abîmer sous les flots, mais leur savoir, nous l’avons préservé dans l’essence même de notre existence, de notre survivance, dans ce royaume du froid. Appréciez ses résurgences dans l’architecture et l’ingénierie complexe de nos habitations, dans notre art du tissage et de la chasse ou encore à travers nos us agraires… Il nous a permis l’improbable : donner naissance à des cultures au cœur des frimas. Nous sommes partis de peu, sinon l’essentiel : du courage et un héritage de sagesse qui nous sera bientôt arraché au même titre que la vie. 
Je ne sais, au juste, pourquoi je dépose ces quelques lignes ainsi que le témoignage qui va suivre. Je suis sous l’emprise d’une autre volonté que la mienne. Une ombre s’est glissée derrière moi alors que je ne pouvais me résoudre à espérer plus longtemps que cessent les assauts et les hurlements. Une ombre et une main sur mon cœur qui serre, qui serre, tandis que je sens dans mon cou le souffle d’une charogne qui me force à relater les évènements. Lorsque je ne sais pas, lorsque je ne sais plus ou ne souhaite pas savoir, elle comble les blancs, m’assomme de sordides et sanglants détails. 
Ainsi va le récit de nos derniers instants, les miens, les leurs, à jamais perdus, mais comme marqués au fer rouge en ma conscience… Je ne puis réellement croire que ce manuscrit me survivra, pourquoi aurait-il de la valeur pour cet être des ténèbres ? Pourtant, qui d’autre me forcerait par quelques maléfices à noircir ces pages ?
Lorsqu’il viendra ici, en nouveau maître des lieux, il le découvrira et je soupçonne qu’il le brûlera, se réjouissant de détruire jusqu’à cette ultime trace de notre existence en ce monde. Me le faire consigner n’est qu’une ignominieuse torture, mais il me reste aussi le désir de livrer mes pensées une dernière fois, je n’ai pas d’autre secours pour résister à la folie qui m’étreint… Qu’importe ! Qui que vous soyez, vous qui tenez ces feuillets en mains, infâme ennemi qui a mûri notre perte ou fils des temps prochains, lisez ces quelques lignes et souffrez de croire qu’il puisse encore subsister un espoir…
Le jour dernier
Les rapports des éclaireurs faisaient mention de deux troupes de deux mille têtes grimpant armées, mais sans montures, à l’assaut de la passe d’Alcyon et du col d’Erin. Au plus haut du cœur d’Æsir, dans l’étude du commandeur Erkör, la carte des montagnes au tracé bleu et argenté s’était parée de petits cubes de pierre désignant des compagnies de mille ennemis. Face à cette force inquiétante, chaque pointe de flèche symbolisait des groupes de défenseurs dans les cinq bastions, les casernes de la citadelle et dans quelques avant-postes sur les crêtes du cratère portant la cité étoilée. Depuis la constitution de leur domaine sur le nid d’aigle d’un ancien volcan de Thulé, les Æsirains avaient rarement eu à frémir d’en être délogés. Des bandes de brigands attaquaient parfois les convois descendant une fois l’an dans la plaine pour commercer et se réapprovisionner. Quelques chefs de clan de Karmélie ou roitelets de Commoria étaient jadis venus mener un siège contre leurs murs, tenter une percée, mais la difficulté d’accès, la rigueur du climat, comme la vie quasi autarcique de la cité lui octroyaient la meilleure des protections contre l’impérialisme des nations éphémères et belliqueuses. Sans compter la superstition qui étreignait certaines peuplades des basses terres lorsqu’on faisait mention des Atlantes, de leurs connaissances et du pouvoir qui avaient permis aux Æsirains de vivre et prospérer dans un endroit si inhospitalier. 
Pourtant, dès le début de l’été, des hordes noires avaient franchi les premiers contreforts des monts de Thulé, ravageant les villages montagnards et forestiers karméliens, pillant les réserves, se nourrissant des bêtes de somme, du gibier et même de chair humaine, avait-on rapporté. Rage guerrière et sauvagerie avaient aidé plusieurs peuples à survivre au cataclysme qui avait fait disparaître Atlantis, leur permettant d’exister à nouveau en tant qu’hommes face à la violence des forces de la nature et des dieux. Néanmoins, il était impensable pour Erkör que ceux qui marchaient vers eux aient rejeté jusqu’à la moindre trace de leur humanité, moins que des animaux, tout comme des démons, en usant d’anthropophagie. Il n’était pas davantage explicable que ces troupes veuillent s’attaquer à leur cité coupée du monde, tournée vers l’étude, la sagesse et une existence paisible loin des tumultes et des rivalités de sang. Il n’y avait rien entre les murs d’Æsir qui pût intéresser l’hôte ombrageux des plaines. Nul trésor sinon celui d’un savoir à peine soupçonné, à jamais hors de portée de qui ne pourrait comprendre…
La vie de rigueur et d’austérité des Æsirains n’avait rien d’enviable, chaque effort, chaque pensée se devaient de tenter de contrecarrer le froid terrible, la faim et la soif dans ce désert de glace. Ni luxe ni chair grasse, la cité étincelait au soleil, comme une mince couche de givre à la surface d’un lac, la beauté ne concédant rien d’autre au danger qu’une apparence. Alors, pourquoi ? 
Aucun doute ne subsistait concernant les intentions belliqueuses de ces gens, ils venaient pour faire la guerre. Æsir s’en allait être assiégée, ou peut-être pire… 
— Il est inutile et fort périlleux de lancer des forces à leur rencontre… Laissons-les approcher, avec le peu d’équipements qu’ils ont, ils ne pourront tenir un siège convenable. Ils ne disposent d’aucune machinerie pour enfoncer nos murs, ils seront dans le froid, entre la pierre et le vide.
Ainsi parlait Erkör. Ses jeunes lieutenants, tout comme ses vieux conseillers, secouaient le chef. Ils songeaient que l’Æsirain qui se trouvait à leur tête, en ces circonstances, avait la carrure d’un homme d’armes en plus de la sagesse d’un érudit. 
Erkör avait le cheveu fin, presque blanc, qui nimbait ses traits anguleux d’une aura d’irréalité. Ses larges épaules et sa haute taille le gratifiaient d’une prestance que partageaient nombre de ses concitoyens bien qu’on ait remarqué que, sous les rigueurs du froid, les générations d’Æsirains allaient en gagnant de la robustesse au mépris de la stature. Leurs femmes étaient solides, girondes. Seuls l’éclat laiteux de leur peau et leurs longues tresses illustraient la délicatesse de leur féminité. On eût pu croire qu’en un élan mimétique les Æsirains avaient volé au cœur de la roche granitique, blanchie de givre, des cristaux d’améthyste, de fluorine ou de saphir pour en sertir leurs yeux. En eux, l’étincelle de l’intelligence brillait fort.
— Mais ils ne s’attendent pas, non plus, à ce que nous leur foncions dessus… Et s’ils avaient en leur possession quelques artifices secrets que nous nous trouverions bien ennuyés de découvrir au dernier instant ? Ne pourrions-nous pas ralentir leur marche au sommet des cols ? proposa un jeune homme blond du nom d’Aldéric.
Il arborait un teint doré, signe qu’il passait de longues heures en plein air, à s’entraîner, à surveiller et à chasser pour les habitants de la citadelle, comme les autres gardiens des cimes le faisaient pour ceux des bastions. Erkör songea qu’à la fougue et la force de la jeunesse, se mêlait chez cet homme l’ambition du pouvoir. Il intervenait autant pour avancer dans les débats que pour écouter sa propre voix et juger de son influence sur ses pairs.
— C’est leur octroyer plus d’entendement qu’ils n’en possèdent et faire prendre des risques inutiles à nos hommes. Laissons venir ces démons et ces chiens galeux. De leur position actuelle au premier bastion, ils perdront un bon tiers de leur effectif rien qu’à cause du froid et des éboulis, répondit Erkör.
Ses conseillers se rangèrent à son avis, mais parmi la garde des cimes, constituée d’hommes dans la force de l’âge, beaucoup souhaitaient recourir à l’action. En bon commandeur et pour toutes les décisions d’importance, Erkör se devait de s’inspirer autant de la prudence des vénérables que de l’élan de la jeunesse. Les uns, les autres représentaient Æsir. Sans les premiers, la tête de ses sujets ne serait que coque vide, sans les seconds, tous auraient le ventre creux. 
Aussi, Aldéric finit par décrocher l’assentiment du commandeur pour diriger le prochain groupe d’éclaireurs. L’escouade quitterait le premier bastion, qu’on appelait le Rockall, pour s’avancer sur la route des crêtes en direction du col d’Erin. Aldéric passa sous silence certains détails de son plan, mais comptait bien tenter quelque chose contre les cohortes d’ennemis, s’il en avait l’occasion… Le jeune homme prétendait avoir un bon instinct et chacun était près de le croire, considérant que nombre d’Æsirains disposaient, de par le sang et la coutume, des traits atlantes dont les capacités de précognition n’étaient pas des moindres. Sitôt sa requête acceptée, Aldéric quitta le bureau d’Erkör, songeant déjà aux compagnons dont il allait s’octroyer l’appui. 
Les habitants d’Æsir ne possédaient pas de véritable culture guerrière. Cependant, sous le commandement de ceux qui portaient le titre de gardien des cimes, ils pouvaient se battre, s’allier à la montagne et pister une proie. Depuis qu’on avait aperçu les hordes pour la première fois, deux lunaisons plus tôt, la cité s’était innocemment préparée à essuyer un siège. La chose n’était pas courante, mais le risque assez significatif pour qu’on s’y astreigne en plus des tâches coutumières. Les femmes avaient confectionné plus de vêtements, les hommes chassé davantage, quant aux enfants, ils avaient nettoyé les proches abords des cinq bastions de la corolle æsiraine, précipitant les pierres et les roches en contrebas, afin que l’envahisseur ne puisse les utiliser comme matériaux ou munitions.
Néanmoins, pour Aldéric, il semblait y avoir là quelque chose d’illusoire et de creux. Une certaine angoisse s’était insinuée dans son esprit et lorsque, au sortir de l’escalier, des doigts se nouèrent à son bras pour l’attirer dans une alcôve, il manqua de trébucher. Dans le nid de glace baigné de lueurs bleues tamisées, les mains qui avaient agrippé Aldéric épousèrent sa taille. Un corps juvénile et chaud se serra contre lui en déclarant :
— Il m’est venu l’idée que tu m’avais oubliée, cette réunion n’en finissait plus. Quelle qu’ait été la question débattue, ne perds pas de vue qu’on ne saurait, moi, Viviana, me faire attendre !
— Je le crois, ma douce. Nul homme ne doit jamais faire patienter une jolie dame… Il ne faudrait pas faire languir ton amie Joalën ou sa cousine, Oewyn, et puisque je dois avouer que j’ai rendez-vous avec les deux, tu ne m’en voudras certainement pas si je fais preuve envers elles de davantage de ponctualité…
— Goujat ! s’emporta la ronde jeune fille aux cheveux d’or blanc et aux yeux verts. 
Elle joua de ses petits poings sur le sayon doublé de cuir d’Aldéric en démentant par ses gestes ce qu’elle n’arrêtait pas de répéter :
— Cesse donc de me taquiner, je ne suis plus une enfant !
Le jeune homme en rit et vola un baiser à la fille puînée du commandeur. Un instant redevenu grave, il la serra contre lui. Si leur attachement à tous les deux n’était resté clandestin jusqu’à ce jour, il n’aurait certainement pas obtenu de partir en éclaireur. Erkör ne savait rien refuser à sa dernière-née et se montrait très protecteur ; il n’aurait point voulu qu’elle se fasse du souci pour son bien-aimé. Est-ce là une forme de trahison vis-à-vis de Viviana ? Aldéric n’aurait su le dire et ne souhaitait pas s’appesantir en la matière. L’amour n’a pas sa place en temps de guerre, songeait-il tout en sentant que cette sentence ne l’interpellait guère… Il était terriblement excité par la perspective de rejoindre les crêtes, d’approcher au plus près du danger. Cette envie le poussait bien davantage que son sens du dévouement ou du devoir. Mais jeune et impétueux, l’arrogance comme gantelet, il n’était pas prêt à l’admettre… 
Inopinément, elle l’interrogea sur son air sombre et il répondit :
— Plus tard, je te dirai… mais à présent, allons nous asseoir et nous servir un godet de vin mielleux tiédi près du foyer. Et tu me réchaufferas le cœur des perles de ton rire. Nulle n’en a de plus mélodieux ou d’important pour moi. 
Viviana lui sourit et acquiesça. 
Aldéric songea qu’il ne devrait pas trop différer l’annonce de son départ.
Les chants des femmes s’apaisèrent tandis qu’au-dehors, effleurant de ses derniers rayons la coupole de glace, la lumière commençait à disparaître derrière les crocs givrés des montagnes. Un instant, Viviana songea aux couleurs flamboyantes du couchant qui embrasaient les flancs neigeux, qui donnaient à la brume naissante des allures de mirages irisés. Son monde gelé, plein de mystères… de dangers. Elle s’inquiétait du retour d’Aldéric et de ses éclaireurs. La jeune fille attendit que l’une de ses compagnes se lève de son banc de glace rehaussé de bois et abandonne son ouvrage pour se précipiter la première en direction de l’extérieur.
— Attends-nous ! l’interpellèrent en chœur Joalën et Oewyn.
Mais elle n’écouta pas. Depuis que Viviana et Aldéric s’étaient voués à la même flamme, secrète et précieuse, elle ne goûtait plus autant la compagnie de ses amies, trop consciente des soupçons qu’elles entretenaient vis-à-vis d’elle. Pas question de m’épancher auprès de ces potinières ! songea-t-elle en pressant le pas dans les tunnels de glace. Elle et l’élu de son cœur garderaient leur liaison confidentielle jusqu’à ses prochains dix-sept ans. Ils se déclareraient alors officiellement devant son père et la communauté. Cela n’empêchait pas Viviana de se sentir profondément amoureuse, profondément singulière, plus femme que ne l’étaient ses jeunes compagnes qu’elle jugeait avec impudence un peu enfantines. Leurs rêvasseries permanentes au moment des travaux collectifs en témoignaient pareillement.
Dans les salles de confection de la citadelle, les femmes de toute condition cousaient les vêtements de leurs proches, des gardes, des miniers, des bûcherons et des chasseurs. Elles œuvraient aussi aux draperies utiles aux cultures. Les voiles des moulins qui, de jour comme de nuit, sauf en cas de tempête, renouvelaient l’air des conduits et des cavernes sous leurs pieds. D’autres actionnaient en permanence des meules qui broyaient la neige pour fournir de l’eau aux plantations et aux hommes. La simple friction de la pierre permettait, même au plus froid de l’hiver, de transmuer la glace en liquide recueilli dans des amphores de céramique émaillée par souci de pureté. Le moindre grain de poussière risquant à tout instant de précipiter une nouvelle cristallisation.
Viviana n’avait pas de passe-droits et s’acquittait de ses tâches quotidiennes avec le même esprit de dévouement que toutes les autres jeunes filles æsiraines. Nulle ne pensait jamais à se plaindre, la conscience aiguë de la précarité de leur situation, de la dangerosité de leur environnement, venait aux habitants d’Æsir dès leur plus jeune âge. De même, nombre de parents portaient très tôt dans leur cœur les blessures écarlates et profondes de la perte d’un enfant. Le savoir atlante leur permettait davantage de survivre que de vivre. Oui, leur cité était splendide et remarquablement bien pensée. Les salles souterraines de culture et de remisage, les chambres sous coupoles pour l’enseignement et le travail artisanal, les dédales de couloirs enterrés dans la neige qui desservaient les alvéoles familiales, les places à ciel ouvert, lieux de promenade, de jeux, de joutes et d’entraînements. Malgré ces aires solides, parfois confortables et agréables à vivre, l’existence des habitants d’Æsir ne tenait qu’à un mince fil recouvert de givre. L’homme n’était pas fait pour subsister à cette hauteur, dans ce froid et ce dénouement. Les Æsirains en avaient conscience, mais repousser leurs limites, c’était là un besoin culturel pour ces lointains cousins de l’empereur Kull. On disait que certains rejetons atlantes, retournés à la sauvagerie, ne considéraient leur héritage que comme quelque chose d’abject, à murer à jamais au cœur de ruines maudites, livrées à l’ensevelissement. 
Viviana, elle, s’interrogeait souvent sur ce qu’il y avait à l’extérieur. Elle n’avait jamais vu les basses terres. Si elle était clairvoyante concernant la différence qui existait entre son peuple et ces sauvages, elle n’y trouvait pas moins source d’intérêt et d’interminables questionnements. À quoi pouvaient donc ressembler des vallées de verdure, des étendues d’eau liquide, des journées chaudes où l’on ne supporte que de légers vêtements, des nuitées où l’on peut s’endormir de façon insouciante sans craindre de geler ? Elle espérait pouvoir un jour accompagner un convoi, bien que cette tâche fût d’ordinaire réservée aux hommes les plus aguerris aux armes. Ne disait-on pas que, dans les plaines, les hommes n’avaient pas davantage de raison que les bêtes fauves ?
Tout en descendant les interminables corridors de pierre et de glace de la cité, la jeune fille ne cessait d’imaginer leur apparence et leur mode de vie, puis elle frissonnait bien malgré elle, en songeant que de tels êtres marchaient en ce moment même sur eux et que l’élu de son cœur les avait épiés. Elle se réjouissait en pensant qu’il lui raconterait tout, une fois rentré, n’omettant aucun détail pour le plaisir de la voir prendre peur ou se jeter dans ses bras par l’habileté cruelle de son éloquence. Entre crainte et impatience, Viviana parvint bientôt à proximité du pont joignant le Rockall. Les bastions se faisaient miroir de la citadelle dans leur construction comme dans leur fonction, bien que de taille plus réduite et disposant de cavernes moins profondes. Ils avaient été édifiés rapidement, la population croissant de nouveau après le traumatisme du cataclysme et de l’exode. Le Rockall se trouvait être le berceau de leur peuple. 
Deux siècles plus tôt, lorsque leurs ancêtres étaient venus s’isoler dans la froidure, c’était là, sur ce palier à cheval sur les crêtes, qu’ils avaient dressé leur premier campement, de simples huttes de peaux nappées de neige. Puis on avait découvert les cavernes, et on avait porté les yeux sur le nid d’aigle inaccessible abritant aujourd’hui la citadelle. Les écrits disaient qu’il avait fallu plusieurs lunes pour construire un pont sûr et solide entre la crête et le futur cœur d’Æsir. On avait lancé des grappins encordés puis disposé des travées de bois avant que le gel ne renforce l’édifice par des couches de neige successives. Neuf cents pieds à parcourir au-dessus du vide, moitié moins si on souhaitait rejoindre les autres bastions : l’Orichalque, le Trident, l’Atlas et la Sauwastika, mais Viviana voulait se rendre là où elle avait le plus de chance de voir apparaître Aldéric. Les éclaireurs rentreraient du col d’Erin. Ce col qui allait frissonner et se déliter au passage des hordes noires. Il fallait être fou pour tenter l’ascension avec une telle armée. Viviana sentit son cœur se serrer : quel genre d’êtres pouvait ainsi risquer sa vie pour menacer leurs murs et leur quiétude ?
À l’entrée de la passerelle, on l’arrêta. Les allées et venues n’étaient pas vraiment réglementées, mais surveillées parce que les ponts restaient des structures primordiales et fragiles. L’oisiveté et les flâneries n’étaient pas permises. Par chance, on ne la détailla pas davantage qu’une autre et on la laissa passer après qu’elle eut prétexté visiter sa sœur aînée indisposée. En vérité, celle-ci vivait à la citadelle. Avant la mort de leur mère, elle occupait déjà l’une des loges supérieures, avec ses enfants et son époux, l’un des lieutenants de son père.
Les alvéoles jouxtant la tour du commandeur revenaient tous à ses proches et à ses conseillers. C’était là la seule jouissance des puissants, le seul usage qui clamait l’existence d’une hiérarchie à Æsir. Les autres gens, qu’ils travaillassent dans les cavernes, chassassent ou entretinssent les murs, habitaient indifféremment dans les bastions ou la citadelle. Il n’y avait pas davantage de cour que de courtisans, et la notion même de caste se trouvait imprécise aux yeux de la jeune fille. On ne parlait que de corps de métiers que les Æsirains exerçaient pour le bien de leur communauté. Dix mille âmes vivaient au plus près du ciel tandis que les dieux en avaient laissé survivre au cataclysme à peine un millier. 
Viviana pressa le pas. Elle voulait contempler les crêtes jusqu’au noir complet. Sur le pont, elle ne glissait pas, portant comme ses semblables des bottines munies de crampons. Dès qu’elle en déboucha, elle gravit à pas rapides les marches inégales qui montaient à l’assaut du second rempart du bastion, le plus haut, celui qui jouxtait les alvéoles d’habitation. Au sommet, elle pouvait voir les crêtes se dérouler tout autour d’elle, en direction d’autres monts, de cols et de passes en contrebas. Le Soleil couchant effleurait, pour quelques instants encore, le dessin compliqué de ses tresses, tandis que derrière elle, le cratère ouvrait sa gueule de noirceur béante. Même lorsque l’astre diurne était au zénith, on n’en discernait pas le fond. La neige s’y précipitait en gros flocons, mais commençait certainement à fondre avant de toucher le sol, des geysers y maintenaient une forte chaleur. 
Cette même chaleur qui permettait d’avoir, dans les salles souterraines, des températures assez clémentes pour faire pousser des champignons et des végétaux peu exigeants. Végétaux dont on tirait subsistance ainsi que les fils des cordages et des tissages. On y avait creusé des mares, viviers des poissons capturés dans les torrents montagnards, et installé des élevages d’une grosse chenille à soie, particulièrement rustique. De la lumière, il y en avait aussi, car on avait percé des puits, disposé des lentilles de réfraction et des miroirs, en plus des conduits d’aération. Nombre de ces aménagements s’inspiraient du savoir atlante, conservé dans d’antiques parchemins qui avaient survécu à l’exode.
L’ingéniosité des Æsirains ne saurait souffrir de ces infâmes envahisseurs, songea Viviana crânement, mais au même instant, ne voyant toujours rien venir sur les chemins des crêtes, elle se sentit percluse d’angoisses. Jetant les yeux vers l’intérieur du bastion et les autres remparts, elle se rendit compte que beaucoup de ses concitoyens regardaient comme elle en direction du sud. Ils évoluaient le nez en l’air et la démarche rapide, telles des proies apeurées flairant l’odeur du prédateur. 
— Aldéric. 
Elle l’appela à voix basse comme pour se raccrocher à l’idée de son prochain retour.
— Aldéric.
Semblable à une prière de protection, rejetant ainsi l’image d’hommes sauvages, bardés de cuirs noirs et de métal, montant à l’assaut de ses montagnes. 
— Aldéric.
À l’instant où elle prononça son prénom une troisième fois, un cri perçant et cauchemardesque retentit derrière elle. Elle sentit, bien avant d’y faire face, qu’un terrible danger venait d’émerger des cieux.
Leur odeur fauve vous retournait le cœur. Leurs grognements et leurs palabres gutturaux semblaient naître de groins ou de museaux plutôt que de leurs bouches. Leur vue vous glaçait d’effroi, de ce genre de frayeur que l’on ressent enfant en s’imaginant des ombres crochues tapies au détour d’un sentier. Excepté que ces ombres-ci étaient bien réelles, accrochées au pas de créatures qui tenaient davantage de l’animal que de l’homme dans leur façon de se mouvoir, de s’opposer à tout propos, de humer l’air et de scruter les alentours comme à la recherche d’une agnelle égarée. Aldéric et sa quinzaine d’éclaireurs, rampant sur les hauteurs, avaient remonté la colonne de la horde s’étirant vers le col. Il les avait comptés deux fois : mille huit-cents hommes, mais leur nombre décroîtrait encore lorsqu’ils iraient par le chemin des crêtes. Une troupe pareille risquait d’effondrer des pans entiers des pistes que pratiquaient régulièrement les petits groupes d’Æsirains chassant à l’arc. S’il en arrivait autant par la passe d’Alcyon, cela amènerait plus d’ennemis aux portes d’Æsir que durant toute la brève histoire de leur cité. Et ce qui inquiétait Aldéric et ses hommes, c’était que, même sans béliers ou engins de siège, ils les croyaient capables, dans leur furie, leur sauvagerie démente, d’enfoncer à mains nues les vantaux immenses des bastions.
Les éclaireurs avaient été témoins d’un tel prodige lorsque, quelques heures plus tôt, une partie de la cohorte avait été confrontée à des éboulis qui lui bloquaient totalement l’accès. Le gros de la troupe était passé et le surpoids avait déstabilisé la corniche principale que suivaient les créatures à l’assaut des montagnes. Un roc en entraînant un autre, c’était bientôt tout le mince couloir qui s’était trouvé obstrué. L’avant-garde n’y avait guère prêté attention et avait continué sa route tandis qu’on entendait clairement les râles de souffrance de ceux qui avaient été écrasés. En queue de la horde, le silence s’était fait puis, comme puisant une énergie soudaine aux sources mêmes de la violence, les hommes vêtus de noir s’étaient jetés ensemble contre le mur de rochers qui leur bouchait le passage. Les muscles et les veines saillantes sous la puissance d’une volonté incroyable, leurs mâchoires se crispant, ils avaient fait basculer certains blocs dans le vide. Ils avaient poussé le reste, ne ménageant ni leur peine ni leur propre existence, car nombreux furent ceux dont les articulations craquèrent, dont l’échine se brisa sous l’effort, dont les membres furent broyés, ou qui glissèrent simplement dans le précipice à la suite de leur fardeau. Quelles que fussent les forces à l’œuvre au moyeu de ces êtres, les Æsirains ne parvenaient pas à les comprendre et les craignaient d’autant plus qu’elles semblaient inhumaines, indomptables, impensables, puisqu’elles amenaient les créatures à ne redouter ni la mort ni la douleur.
À présent, ils campaient sur un sinistre méplat, une sorte de chaos, à quelques centaines de pieds de la piste, un endroit rocailleux où s’effilaient vers les cieux les ramures biscornues de quelques résineux. La horde passerait le col dans la journée du lendemain, mais déjà ils pataugeaient dans la neige. Même à quelque soixante pieds au-dessus de leur casque hérissé de pics noirs, ils avaient l’air de titans échappés d’âges maudits. Ils étaient tous larges d’épaules, leurs cheveux couleur de nuit, leur peau noircie par le Soleil, la crasse ou par l’âpreté des cuirs et des armures de métal qui les ceignaient. Aldéric les observa une dernière fois puis recula en rampant, s’éloignant de l’extrémité de la terrasse dominant l’ensemble. Ses hommes s’étaient déjà mis à couvert d’un arbuste, emmitouflés dans la fourrure de leurs vêtements, grignotant les biscuits et la viande séchée de leurs besaces. Seulement éclairés par la Lune, ils conversèrent à voix basse. Le gardien des cimes sentit que ses compagnons étaient encore davantage apeurés que lui, car à ce qu’il proposait de faire, on lui répondit par un lourd silence d’incertitude. 
— Je ne pense pas que cela soit suffisant, finit par déclarer l’un des éclaireurs. Ces êtres sont des démons, ils n’auront aucun mal à passer le col, même si nous précipitons sur eux la moitié de la montagne. 
— Oui, mais beaucoup périront, renchérit Aldéric, et cela nous permettra de gagner un peu de temps, de prévenir Æsir de leur étrange nature comme de leur arrivée imminente. 
— Non. Partons de suite, le plus important est de rentrer faire notre rapport. À la faveur de la nuit, alors que ces monstres dorment, nous pourrons facilement les distancer et…
— Les distancer ? demanda Aldéric alors que la voix de son vis-à-vis prenait les accents de la panique. Mais ils ne savent même pas que nous les épions, nous sommes plus rapides qu’eux ! Il n’y a jamais eu à craindre qu’ils nous attrapent.
— Qui sait ? dit un autre d’un ton sec, les yeux s’écarquillant comme devant une chose grouillant de malice et d’appétit de sang.
Aldéric prit un instant de réflexion. La vision de ces êtres sauvages avait terriblement ébranlé le moral de ses hommes. Aucun d’entre eux n’était soldat, au sens le plus sérieux du terme, mais ils ne manquaient pourtant pas de courage, d’acquis en ce qui concernait la montagne, ses dangers ou le maniement de l’arc et de la hache. L’art du combat était resté une activité pratiquée tant pour des raisons culturelles et ludiques que pour améliorer leur condition physique, leur résistance au froid et aux chutes… mais de véritable expérience martiale, ils n’en possédaient pas. Ils réagissaient aux évènements avec la crainte et la mesure que l’on adopte lorsqu’on doit traverser un lac recouvert d’une fine couche de glace. 
— L’excès de prudence ne servira pas Æsir. Nous sommes les seuls à pouvoir enrayer au moins un peu l’avancée de cette horde. Nul ne savait qui ils étaient, ce qu’ils sont… lorsque nous fûmes envoyés ici. Maintenant, nous connaissons l’ampleur de la menace et il est de notre devoir vis-à-vis des nôtres, qui nous attendent, de faire quelque chose… Quelque chose qui compte, quelque chose qui nous donnera davantage de chances de leur résister le moment venu. 
Aldéric s’enflammait, redécouvrant en son cœur les vestiges d’une bravoure et d’une grandeur, d’une intrépidité qui n’avait pas manqué à ses ancêtres conquérants. 
— Mais s’ils se déjouent des éboulis comme aujourd’hui, quel avantage aurons-nous ? Et si certains nous apercevaient et nous prenaient en chasse ? intervint un troisième homme.
Sa frayeur était visible aux tremblements de ses mains, aux efforts qu’il déployait pour avaler sa salive. Le gardien des cimes, se sentant encore davantage dépositaire d’une assurance de meneur, d’une capacité supérieure à gérer ses peurs, répondit :
— Ce n’est pas en leur tournant le dos que nous les affronterons. Montrons dès lors que les montagnes sont contre eux. Montrons dès à présent aux nôtres comment il faut résister. L’honneur ne nous fait pas défaut, pas plus que l’endurance. Mes frères æsirains, notre volonté devra avoir la dureté de la glace. Cette fois, nous combattons des ennemis de chair et de sang, mais notre vie durant, nous avons lutté contre les éléments, ce n’est pas différent. 
Un silence pesant s’établit, puis ses comparses hochèrent la tête en signe d’assentiment. Aldéric savait que pour certains il s’agissait davantage d’une bravade que d’une profonde et raisonnable résolution. Il avait parlé d’honneur à dessein. Nul homme ne voulait perdre la face devant témoin. Il espérait aussi qu’avec une nuit de sommeil et les lueurs du jour, leurs doutes et leurs craintes les plus primaires fondraient comme neige au soleil.
Ils étaient arrivés au crépuscule, comme convoyés par les rets de la nuit. Des formes malsaines et contrefaites arrachées à l’essence même des plus terribles cauchemars. Des ailes titanesques, frappant l’air avec violence, d’une matière opaque et noirâtre, bordées d’amas rouges comme si du sang frais les emplissait. Un corps presque humain dans sa tournure, mais comme vidé de sa substance, sec comme une branche, noueux aux articulations et hérissé d’épines à l’allure de crochets. Les pieds se terminaient en serres si tranchantes qu’on pouvait les croire résulter du plus fin aciérage d’un maître armurier. Une extension caudale, longue et épaisse, véritable fléau d’armes, équilibrait leur vol et la difformité surnaturelle de leur être, car si leurs ailes étaient puissantes, si leur queue était grande, c’était sans nul doute pour compenser la démesure de leur gueule, abîme d’épouvante, ouverte sur des crocs hauts comme des sabres, plantés sur une mâchoire triple à la motilité fatale. Un organe comme doué d’un instinct propre, avide de sang, de chair, tout aussi adroit pour happer et suçoter que pour disloquer, arracher, dépecer, répandre biles et boyaux, mais sans jamais montrer les signes d’un début de satiété.
Ces créatures s’étaient jetées sur Æsir avec des hurlements à provoquer des avalanches. Stridents et résonnants comme prisonniers d’une caverne, ils paralysaient ceux qui, bienheureux quelques instants encore, n’avaient point posé les yeux sur elles. Elles étaient une dizaine, peut-être plus, difficiles à compter considérant leur vélocité, et la crainte qu’elles avaient inspirée. Tous les habitants avaient joué de vitesse pour se mettre à l’abri, mais la citadelle et ses bastions commençaient à peine à prendre leurs quarts de nuit. Il y avait du monde dans les couloirs, sur les ponts, les aires et les remparts. Partout où les monstres avaient piqué, la neige s’était teintée de rouge et leurs ailes, comme des soufflets, créaient des nuages de poudreuse qui masquaient leur arrivée. Les malheureux à découvert couraient sans voir davantage qu’à la distance d’un pas. Erkör, de sa tour, en avait perçu plus d’un se précipiter directement à portée des serres ou d’une gueule béante encore parées des lambeaux de chair d’une victime précédente. 
La surprise avait été telle qu’il ne restait plus guère de survivants à couvrir lorsque, depuis les remparts et les tours, on avait tiré des flèches sur les créatures. Les Æsirains étaient bons archers, quelques jets avaient porté, mais les monstres avaient continué à virevolter à pleine vitesse, comme poussés par un vent venu d’un autre monde. À l’issue d’une attaque qui n’avait duré que quelques centaines de battements de cœur, mais dont les instants vécus s’étaient enlisés dans l’horreur, les chimères avaient hurlé à l’unisson, frôlé et fait trembler les murs de pierre et de glace, avant de mettre cap à l’ouest pour disparaître dans l’obscurité. Dans Æsir, le silence avait déjà la profondeur du deuil. La cité d’opaline et de cristal, taillée comme un joyau au plus haut des montagnes, montrait des faces piquetées d’impuretés purpurines, constellations sanguines, piètres dépouilles à placer dans les linceuls et à brûler par les familles. 
Passés les moments d’hébétude, de terreur crue et d’abattement, on avait institué des tours de garde dans chaque bastion. Au sommet, mais à couvert des bâtiments les plus élevés, des hommes et des femmes scrutaient les cieux sans relâche, pour prévenir une nouvelle attaque. Nul ne voulait plus sortir en plein air, mais un fait important n’avait pas échappé aux Æsirains : les créatures, avec leur force, leur poids et leur nombre, pourraient détruire des sections entières de la cité, et venir jusqu’au cœur des glaces pour dénicher leurs proies. À part au plus profond des ca-vernes, personne n’était donc en sécurité. Et, pendant qu’on craignait de voir leurs sombres silhouettes apparaître, Erkör et ses conseillers discutaient de leurs moyens de défense. 
À proprement parler, ils n’en possédaient aucun. À l’origine, les fondateurs d’Æsir avaient dressé, autour des alvéoles d’habitation, des remparts, à l’image de ce qui se faisait partout ailleurs et plus encore dans leur berceau, en terre valusianne, vassale immémoriale de l’empire atlante. Ces murs de glace, très hauts et très épais, n’offraient que peu de prises. Barrés par de lourdes portes de bois fabriquées dans des fûts centenaires, ils avaient tenu en échec les troupes des quelques seigneurs des plaines qui avaient jadis tenté la conquête. Depuis que Erkör avait reçu de son oncle le sceau de commandeur, nul n’était venu faire siège contre les murs. Seuls les plus vieux Æsirains se souvenaient de temps guerriers, mais leur témoignage n’était d’aucun secours, car le danger surgissait des airs, sous la forme de monstres dont la création semblait ne rien devoir à la nature. 
Nul ne les avait aperçus auparavant, même à l’occasion de chasses lointaines vers le nord sauvage. Les peuples voisins n’en avaient jamais fait mention. Ces êtres chimériques possédaient des attributs qui n’avaient pu naître que dans l’esprit dérangé et malicieux de quelque mauvais sorcier. Aucun dieu, même Seth l’infâme, n’aurait pu donner vie à pareille engeance de ténèbres et de destruction. Ce n’était pas le besoin de chair fraîche du prédateur qui les avait fait se jeter sur les hommes et les femmes de la cité, mais une faim plus profonde, plus sauvage, visant autant à contenter un appétit de sang que de souffrances. Erkör avait vu l’une de ces créatures recracher sa victime sous forme d’une ignoble bouillie. Une pluie de sève vermeille dont elle avait aspergé d’autres Æsirains figés d’effroi. Elle avait aussi semblé fort aise d’en recouvrir son corps et ses ailes. Bien que les éclaireurs ne les aient jamais vues servir de garde ailée aux deux colonnes qui s’avançaient dans les montagnes, leur venue conjointe à celle des guerriers n’était clairement pas imputable au hasard. 
Que faire contre la magie et des êtres dont on ignorait même s’ils pouvaient mourir ? Longtemps, on parla des équipements dont on pourrait disposer, des flèches, des arcs à réquisitionner, des hommes et des femmes doués pour la chasse à mobiliser en permanence au sommet des remparts. Nombre d’idées furent lancées, chacun songeait à des détails insignifiants, se précipitant de travestir la peur panique sous les traits d’une saine réaction aux problèmes. On pensa à camper pour toujours au plus profond des salles souterraines, omettant cependant quelques principes d’importance : l’entretien des cultures, l’épuisement des réserves et les troupes ennemies laissées à leurs murs sans surveillance ni réplique d’aucune sorte. Et s’ils réussissaient à entrer ? Et si les créatures ailées parvenaient à creuser leurs coursives et à les rejoindre ? Et si elles détruisaient les moulins, quelle eau boiraient-ils ? Ils manqueraient rapidement de bois à brûler pour faire fondre la glace. 
Alors, à bout de force, soucieux comme jamais et fourbu par une nuit sans sommeil, le commandeur finit par s’esclaffer et leur fit la liste de leurs nombreuses vulnérabilités. Leur seule possibilité était d’entrer en guerre activement contre les créatures, puis contre les troupiers quand ils seraient sous leurs murs, car ils ne pourraient ni attendre qu’ils se lassent du siège, ni se terrer bien longtemps. Ces êtres-là, quelles que fussent leur origine ou leur chef, n’étaient venus que pour détruire, ils ne feraient machine arrière que si on les poussait à bas des montagnes. 
De son fauteuil en bout de table, Erkör se leva et s’en fut par les galeries de la citadelle, une planche à écrire à la main. Suivi par ses lieutenants intrigués, il ouvrit chaque porte afin de noter la présence de la moindre pièce de bois, de métal, de tissu, ainsi que la taille des alvéoles, des alcôves, l’orientation des fenêtres ou des balcons recouverts de glace dans laquelle creuser. Et il héla les Æsirains, leur ordonnant de l’imiter, puis de gagner la plus grande salle souterraine lorsque le Soleil émergerait des profils montagneux. Enfin, il demanda que lui fussent amenés les cinq plus rapides chasseurs que comptait la citadelle. Il leur remit un texte à lire dans la place la plus vaste de chaque bastion, pour que le nouveau jour se levât et vît tous les Æsirains rassemblés. Ils relèveraient la tête après le massacre de la veille et les frayeurs nocturnes, rassérénés par les tâches à réaliser pour leur sauvegarde à tous, par un plan de résistance qu’il détaillait dans son discours. 
Erkör n’ignorait pas que l’éloignement des bastions, la difficulté à communiquer avec tous les Æsirains, s’en allait constituer leur plus grande faiblesse, car les créatures pouvaient survenir à tout moment et tuer les messagers. Elles reviendraient bientôt, il le savait. Quelque chose en lui, s’éveillant à grands cris prophétiques, lui ramenait à l’esprit d’anciennes histoires, des témoignages de temps révolus, de périodes troublées, de guerres perpétuelles dont les habitants d’Æsir finiraient aussi par retrouver souvenance. Leurs veines charrieraient des flots rageurs, avivant leur corps au maniement des armes, muant leur âme en l’abîme de froideur du guerrier. Ils feraient honneur aux intrépides aventuriers de leur lignage : rois, coupeurs de tête, mercenaires ou pirates… Leurs cris de défi se propageraient dans cette ère, celle d’avant et celle qui viendrait… du moins, il l’espérait.
Lorsque le commandeur rejoignit les Æsirains dans la plus vaste des galeries, il gardait ses sentiments mêlés de « presque souvenirs » au fond de son cœur et tenta de les partager avec son peuple des glaces. Nul ne trouva à redire sur ce qu’il prévoyait, tous voulaient se battre, beaucoup souhaitaient se venger. Erkör voyait les yeux caves de parents, de femmes et d’époux qui avaient perdu l’un des leurs dans l’attaque s’emplir d’une haine farouche à mesure qu’il parlait. Ils y puiseraient de l’énergie si on leur donnait seulement l’occasion d’affronter les créatures, mais rien ne valait pourtant la froide et sage résolution des combattants de métier.
À l’issue de sa harangue, Erkör s’accorda quelques moments de solitude dans son étude. Dans un long soupir qui ressemblait à un sanglot, il laissa enfin l’inquiétude le submerger. Il avait résisté jusqu’alors, parce que c’était ce qu’on attendait de lui. À regarder les murs de granit bleu comme figés d’angoisse, il pensa un instant les voir scintiller pour composer en notes rieuses le profil d’un visage. Sa plus jeune fille, si belle et un peu rebelle, comme l’était sa mère. Il était sans nouvelles. Viviana ne se trouvait nulle part dans la citadelle. Ses deux plus proches amies, Joalën et Oewyn, ignoraient où elle s’en était allée peu avant l’attaque. Il avait demandé à ses messagers de rapporter des cinq bastions la liste des morts avérés et des disparus, il ne lui restait plus qu’à espérer…
Le vent était contre eux. Soufflant en rafales, masquant les congères et les crevasses de tourbillons neigeux, gelant leurs extrémités et, qui savait ? … si ces êtres avaient du flair, la brise entraînait leur odeur vers la horde. Bien avant l’aube, les éclaireurs s’étaient mis en mouvement dans le plus grand des silences, escaladant plus que cheminant le plus rapidement possible vers la brèche d’Erin, dernière porte avant la route des crêtes en direction d’Æsir. Depuis peu, même avec les sifflements puissants des bourrasques, ils entendaient nettement la marche des noirs guerriers, cliquetis d’armes, grognements, et les milliers de pieds faisant crisser la neige, rouler les gravats… l’enfer en approche. Aldéric craignait de manquer de temps et les coups d’œil inquiets de ses compagnons sur leurs arrières signifiaient qu’ils pensaient de même. Sans compter qu’ils n’avaient nulle certitude concernant la réussite de leur entreprise. Il faudrait que la montagne fût avec eux… 
Presque au but, ils se scindèrent en deux sections. Aldéric mènerait la sienne par le chemin le plus escarpé, celui du flanc ouest, tandis que ses comparses grimperaient en direction de l’arête de l’est. Face à face, les deux groupes d’éclaireurs seraient séparés par le vide et la cassure abrupte du profil montagnard qui ménageait le col. Un couloir, d’une centaine de pas de large et long du triple, dominé par l’échine acérée, mais friable de géants de granites, altérés de plans de faille et de filons quartzites en pleine érosion. Les avant-coureurs connaissaient bien les faiblesses de ces voies. Certains chasseurs n’hésitaient pas à en faire l’ascension pour s’emparer d’œufs de rapaces ou d’oisillons à même d’être dressés pour la chasse. Leur savoir et leur expérience allaient cette fois leur servir, non pas à déjouer les pièges de la montagne, mais bien à les déclencher au-dessus des guerriers ennemis. 
Lorsqu’ils furent au faîte, Aldéric et ses hommes ne perdirent pas un instant à contempler la masse mouvante de la horde déjà visible en contrebas. Se défaisant de leurs paquetages, ils mirent à jour avec précaution les quatre ballonnets de souffle-feu, les mèches et la longue corde qu’ils comptaient utiliser pour redescendre. Trois hommes partirent l’installer. Au vue de la faible largeur et de l’instabilité du sommet sur lequel ils se trouvaient, il leur faudrait décamper très rapidement s’ils ne voulaient pas être emportés avec l’éboulis. L’autre équipe prendrait ses jambes à son cou, sitôt les étoupilles allumées ; là-bas, les voies étaient plus sûres et ne risqueraient pas de s’ouvrir sous leurs pieds. Porteurs d’un ballonnet explosif chacun, ceux qui restaient choisirent avec soin des failles profondes pour les y enfoncer. Du côté opposé, leurs amis opéraient de même, déroulant derrière eux, les filaments qu’ils rassembleraient à la fin en un seul point de mise à feu. Les déflagrations n’auraient pas lieu toutes en même temps, mais Aldéric espérait qu’elles seraient assez rapprochées pour causer le maximum de dégâts, que le piège de roches s’abattrait sur le plus gros de la cohorte sans lui donner la chance de se mettre à couvert. 
La horde commençait à avancer dans la passe. Alors qu’il parachevait son propre dispositif, Aldéric leva la tête. Il discerna sur l’autre flanc de curieux scintillements et des bruits confus. Craignant une ignition prématurée, il se hâta vers les siens. Eux-mêmes se tenaient prêts, des briquets à la main, mais leur attention était entièrement tournée vers le versant opposé. Un hurlement trancha le silence de son sinistre écho et, à la faveur de la froide bise matinale évacuant les dernières brumes, le gardien des cimes vit la seconde section se faire littéralement tailler en pièces par des guerriers en noir. Pris par surprise, leurs compagnons n’avaient offert qu’une faible résistance. Une fois leur œuvre funeste perpétrée, les sauvages, des éclaireurs eux-mêmes sans doute, dressèrent leurs lames sanglantes dans leur direction, en guise de défi. Ils les avaient vus. D’autres peut-être escaladaient la montagne dans leurs dos. La panique, après l’effarement et la colère, se peignit sur les traits de ses comparses. Aldéric ne parvint pas à les empêcher de courir ventre à terre en direction de la corde tendue au-dessus du vide. « Viens ! tout est perdu ! » lui cria-t-on, mais le jeune gardien des cimes ne bougea pas. Même sans la deuxième série d’explosions, il espérait pouvoir se tailler un lourd tribut de sang dans les rangs de leurs ennemis et, avec ce qu’il venait de voir, il avait l’impression de jouer sa dernière carte au nom d’Æsir tout entière. En face, les noirs guerriers avaient disparu. Peut-être tentaient-ils de prévenir la horde d’une possible embuscade ? Mais ils arriveraient trop tard…
Aldéric compta encore quelques battements de cœur, le temps de craindre pour ses hommes, de s’imaginer cent fois apercevoir l’ombre épaisse d’un guerrier derrière lui, d’appréhender un défaut dans la mise à feu. Puis ce fut le moment. Il s’agenouilla, frotta la pierre du briquet et fit naître la flamme qui irait sublimer les poudres. Elle prit instantanément sur les mèches et se mit à filer le long de celles-ci, mais Aldéric attendit pour s’en assurer, avant de faire volte-face et de courir à son tour à la rencontre de la corde qui l’emmènerait très rapidement en contrebas. Tout en allongeant ses foulées, manquant de glisser dans les gravats, il se défit de sa ceinture qui lui servirait pour descendre. Mais lorsqu’il arriva à l’endroit choisi par ses frères, il n’y avait plus rien à quoi se pendre, la corde coulait dans le précipice. Essoufflé et tremblant d’effroi, il dirigea son regard vers le bas, en direction de la plateforme qu’ils avaient élue pour point d’amarrage. Un instant, il crut y discerner des formes ensanglantées… puis tout explosa. 
La déflagration lui blessa les tympans. Elle lui causa un tel choc qu’il bascula dans le vide. Il dut à la chance de pouvoir se raccrocher à une saillie et se glisser sous un surplomb. Il était en équilibre, collé contre la paroi, des vagues compactes de poussières l’assaillaient, des débris lui grêlaient la peau tandis qu’il sentait rebondir autour de lui des masses rocheuses de différentes tailles et n’osait espérer qu’aucune ne l’atteindrait. Il n’entendait plus rien qu’un terrible bourdonnement, mais s’empêcha de tousser alors qu’il lui semblait étouffer. La montagne trembla longuement. Quand Aldéric se risqua à ouvrir un œil, puis à bouger les doigts, il ne vit qu’un rideau blanc traversé régulièrement par une chute de caillou. À tâtons, il fit connaissance avec son abri. Au-dessus de lui : une saillie modeste, mais à sa gauche, la paroi contre laquelle il avait posé sa joue disparaissait soudain dans une anfractuosité. Ses pieds cherchèrent des prises, rencontrèrent une saignée profonde ; il y avait là comme une petite grotte. Aldéric s’y glissa, s’éraflant les épaules et se cognant. Les lieux lui permettaient de se tenir aisément assis, mais il ramena ses genoux contre lui pour y appuyer sa tête. Alors seulement, il se risqua à prendre conscience des derniers évènements, de la mort de ses compagnons… de la menace qui s’avançait toujours vers Æsir.
Le ciel plus clair que jamais, comme une voile bleue tendue entre les monts de Thulé, restait source de la plus profonde angoisse. Dans les cours du Rockall, sur les remparts et les coursives, on n’avançait plus qu’à petits pas rapides, les yeux rivés sur l’azur au-dessus. Viviana affolait ses jupes, les bras chargés de ballots de longues hampes de tissus enroulées sur elles-mêmes, fruit du labeur des femmes dans les chambres d’ouvrages. Dépendus les rideaux et les tentures, découpés le linge et les courtepointes, assemblées bien serrées les bandes de plusieurs empans qui s’en allaient rejoindre les éminences du bastion en un maillage inextricable. C’était l’une des mesures de son père, révélées par le messager qui les avait tous rameutés dans une grande salle du Rockall après l’attaque. Depuis, on n’avait pas même aperçu de loin les monstres, mais on se préparait avec toute l’énergie du désespoir à leur résister. Ce tissu qu’elle portait, aussi solide qu’il fût, issu de l’artisanat ancestral atlante, le serait-il assez pour bloquer ou ralentir le vol des créatures près de leurs murs ? 
Viviana affronta une autre série de marches. À chaque fois qu’elle se trouvait à couvert, mais à moins d’une épaisseur de glace de l’air libre, elle frissonnait encore davantage qu’à l’extérieur. Ici, elle ne pourrait voir arriver les êtres de cauchemars. Ils pourraient l’atteindre pour la dévorer en un instant ; il n’y aurait personne pour la défendre… Aldéric n’était pas rentré. Elle regrettait souvent de n’être point restée à la citadelle, ce soir-là, en lieu et fait de l’attendre sur les remparts. Elle avait pu, par quelque miracle et la robustesse de ses jambes, redescendre et, s’égarant dans les plus profonds couloirs, se mettre à l’abri. Depuis, Viviana avait bien trop peur pour emprunter le pont. Son père en avait de toute façon interdit l’accès, craignant de nouvelles pertes humaines tout autant que d’attirer les créatures sur les frêles édifices au-dessus du précipice.
Parfois, Viviana était près d’en vouloir aux deux hommes de sa vie, c’était puéril, mais cette saine colère avait l’avantage de la maintenir debout et de lui faire refouler ses larmes d’inquiétude. Si elle songeait à tancer le jeune homme, c’est qu’elle le croyait vivant et bien proche de la rejoindre. Elle espérait de toutes ses forces qu’il arrivât avant la prochaine attaque et prît le commandement des opérations sur le Rockall. Le représentant de la citadelle suivait scrupuleusement les ordres de son père, mais Viviana, en contemplant les hommes à pied d’œuvre dans une cour, se sentit soudain nauséeuse devant l’insuffisance de leurs défenses. Seul le mur d’enceinte les garantirait de la troupe lorsqu’elle aboutirait sur la route des crêtes. 
Elle atteignit le sommet du rempart au zénith. Certains hommes de garde se réchauffaient les mains à la chaleur de leur écuelle et elle n’eut pas le cœur de les interrompre dans leur repas pour qu’ils l’aidassent à installer les dernières franges de ce côté-ci du bastion. Elle n’était pas assez bonne archère pour envoyer les extrémités vers d’autres points du mur où les hommes les amarreraient solidement, mais elle pouvait déjà les dérouler. Les tresses de tissu seraient fixées au roc ou aux anneaux de métal fichés dans les glaces qui, d’ordinaire, servaient à tendre les auvents protégeant leurs pavillons glacés durant l’été. 
Lorsqu’on la rejoignit finalement dans sa besogne, ce fut pour l’attirer vers une tourelle. Les trompes résonnaient en tout point d’Æsir. Viviana comprit que les fléaux des airs allaient fondre sur eux. En un instant de pur égarement, tandis qu’elle gagnait l’intérieur surpeuplé de la tour, prise en remorque par un garde, elle s’étonna d’être, pour la seconde fois, au plus près du ciel et du danger quand les créatures s’en venaient. Le planton la poussa vers les escaliers. Viviana eut à peine le temps de les voir se munir d’arbalètes avant que la trappe ne se ferme au-dessus de sa tête. Dans leur précipitation, les gardes ne lui avaient pas confié de torche, alors elle commença à descendre avec prudence, en se guidant de la pointe du pied. Dehors, les trompes ne cessaient d’envoyer leurs notes puissantes comme pour conjurer un mauvais sort, mais bientôt elles se turent. Dans le noir et la solitude, Viviana entendit les premiers cris. Elle se mordit les lèvres et ferma les yeux, tremblante, prête à faire demi-tour et rejoindre la présence rassurante des gardes, mais son instinct la poussait à atteindre les salles souterraines au plus vite. Elle s’élança, craignant moins une chute que les crocs des monstres ailés. 
Pourtant, à la première occasion, elle se précipita pour voir comment se présentaient les choses. On avait creusé les voûtes glacées des balcons pour ménager des meurtrières horizontales et permettre le tir à l’arbalète. L’homme en charge de cette position n’avait pu y parvenir. La respiration soufflante, Viviana scruta le dehors. Au-dessus, elle percevait le ciel, barré des maillages de tissu solidifiés par le gel. Elle se mit sur la pointe des pieds et tenta d’apercevoir la cour. Un engin défensif encore en construction avait été abandonné, mais Viviana savait que deux balistes supplémentaires étaient prêtes à être actionnées à d’autres endroits des remparts, camouflées sous des préaux. Viviana craignait pour les balistaires plus que pour aucun autre ; si une créature parvenait à se poser près d’eux, ils n’auraient aucune chance. À l’instant où elle formait cette pensée, une immense ombre noire déchira le ciel et un trait d’une incroyable puissance fut décoché à sa rencontre. Si les balistes étaient conçues à l’identique d’une arbalète géante, leurs carreaux ressemblaient aux harpons utilisés, disait-on, par leurs ancêtres pour la pêche en haute mer. Toutefois le projectile manqua sa cible et la créature piqua, alors qu’une deuxième obscurcissait les cieux de sa silhouette démoniaque. Le monstre ralentit sa chute à l’approche du maillage et, aussitôt, des volées de flèches survinrent de toutes les directions pour la frapper. Plusieurs traits portèrent et Viviana ne put s’empêcher de sourire en entendant mugir la bête qui retrouvait de l’altitude. Ainsi donc, elles pouvaient souffrir, et peut-être même mourir ! La jeune fille abandonna son poste d’observation et reprit sa descente. Ici, elle ne servait à rien, en bas, elle pourrait aider à abriter les enfants, les vieillards ou tenter de se trouver une arbalète pour tirer à son tour. 
Lorsqu’elle déboucha dans la coursive au pied de la tourelle, elle réalisa qu’il lui faudrait courir à découvert pendant plusieurs mètres, mais quelque chose la poussait à aller de l’avant. Elle s’élança donc, zigzaguant comme un lièvre et se jeta sur le battant de l’accès aux salles souterraines. Elle le referma précipitamment et croisa alors le regard d’un garde attendant de barrer la porte si les choses venaient à se compliquer. 
— Combien au-dehors ? demanda-t-il.
— Je ne sais. Je n’ai vu personne, mais il y a une dizaine d’hommes dans la tour de l’ouest. Et l’une des créatures a été blessée, ajouta-t-elle. 
Mais son vis-à-vis ne sembla pas s’en réjouir. Il hocha la tête avant de lui désigner la direction à prendre pour rejoindre les souterrains. Viviana prétexta qu’elle escomptait aider, mais il lui signifia que tout le monde, dans cette section, avait été évacué vers les profondeurs. 
L’homme de garde avait été inspiré. À peine avait-elle repris sa marche, que des craquements inquiétants commencèrent à résonner au-dessus d’elle. Elle pressa à nouveau le pas, les yeux tournés vers la voûte ou sur ses arrières. Avant peu, elle se mit à courir de toutes ses forces. L’image des créatures creusant à même leurs murs venait d’éclore dans son esprit. Soudain, elle sentit un souffle de forge lui cuire le dos alors qu’un bruit assourdissant naissait derrière elle. Elle ne voulut pas savoir ce qui la poursuivait, elle fut bien assez renseignée par le hurlement qu’elle entendit ensuite. Pour son malheur, elle pensa reconnaître la voix du garde et trébucha. 
Autour d’elle, des blocs de glace s’étaient détachés des plafonds, des sculptures et des parements, comme autant d’écueils à son avance. Elle se roula en boule un moment, se protégeant la tête de ses bras serrés, respirant à grandes goulées. Elle retenait ses larmes qu’elle craignait de voir geler, car un vent glacé soufflait dans le couloir jadis bien isolé. Elle se releva malgré tout et relança sa course, prenant systématiquement les chemins de gauche, sachant qu’ils s’enfonçaient toujours plus loin dans les entrailles du Rockall. D’autres bruits d’éboulements et des hurlements encore plus rapprochés la renseignaient sur les drames qui se jouaient tout autour d’elle. Leurs défenses ne suffisaient pas… elles ne suffiraient jamais. Viviana accéléra davantage et lorsqu’elle se trouva devant le lourd battant de bois de la salle souterraine la plus profonde, elle tambourina des deux mains, mugissant de rage et de frayeur. On lui ouvrit. Puis on la guida sanglotante vers un siège, tandis que la porte était barrée de nouveau. Viviana crut un instant avoir perdu l’esprit. Elle entendait encore les cris, les grognements d’agonie de leur bastion, mais c’était bien en ces lieux qu’ils résonnaient et non pas sous son crâne. 
La salle était comble, les enfants gémissaient. Ici, on était peut-être à l’abri, mais on n’ignorait pas ce qui devait se passer au-dehors. Il fallait attendre, résister à la panique au moins pour les plus jeunes. Attendre, ne pas bouger, par dignité ou par soumission à la destinée. Par vagues successives, se brisant sur les défenses de leurs cœurs et de leurs âmes, les hurlements retentissaient longuement, provenant de toutes les directions. Les conduits d’aération en véhiculaient une grande part. Mais le pire, c’était lorsqu’ils s’éteignaient, car alors, on pouvait craindre d’être les suivants. 
Il y avait quelque chose d’obscène à voir comme le Soleil s’emparait des couleurs purpurines de leurs ailes pour les sertir d’éclats de lumière. On ne pouvait ignorer ni leur ballet macabre au-dessus du Rockall, ni leurs piqués ravageurs entre ses murs. Les créatures dédaignaient de s’en prendre à la citadelle ou aux autres bastions, restant bien au-delà de la portée de leurs flèches et de leurs harpons. On avait allumé des torches, fait de courtes sorties sans attirer leur attention. Des alvéoles de sa tour, le commandeur avait d’abord entendu monter les vivats de ses concitoyens à chaque fois que, du côté de leurs frères du Rockall, une foëne s’envolait vers sa proie. Deux créatures avaient ainsi été touchées, montrant quelques faiblesses. Quant aux pièges des filins de glace, ils freinaient les monstres, les empêchaient de fondre dans les cours aussi facilement qu’à la première attaque, mais même piquetés de traits, barrissant de souffrance, ils ne s’arrêtaient pas.
Puis le moment était venu où six de ces êtres de ténèbres s’étaient posés pour de bon sur le Rockall. On avait entendu des bruits de cercueils qu’on entrouvre, les gémissements des glaces et des rocs violés dans leur matière et leur cohérence, on avait vu trembler puis s’effondrer des murs. Alors, un concert de cris humains déchirants avait pris naissance et n’avait plus cessé. Entouré de ses lieutenants, Erkör osait à peine croire que ces monstres s’étaient mis à fouir dans les entrailles du Rockall pour dénicher leurs proies. Il avait donné l’ordre de tenter à nouveau de les attirer. Parmi les plus courageux des Æsirains, certains avaient fait de nouvelles sorties, se rendant jusqu’à l’entrée du pont menant au premier bastion, avec leurs flèches pour tirer sur les créatures. On avait touché au but. L’une de ces choses était venue chercher bataille vers la citadelle. À peine avait-elle survolé la zone, les hommes s’éparpillant sous son ombre dans les caches et les coursives, qu’elle avait fait demi-tour pour s’en aller, cette fois, dominer de son envergure le rempart où était percée l’une des portes ouvrant sur les crêtes. D’autres la rejoignaient en silence, sans qu’un seul cri eût été poussé. 
Et alors que l’après-midi sanglant s’étirait doucement, qu’Erkör touchait à travers sa longue vue la cruelle agonie de toute une partie de son peuple, entachant la corolle d’Æsir d’un moignon rougeoyant, les monstres s’attaquèrent aux murailles et à leurs huis. 
Impuissants ! Ils l’étaient à défendre le Rockall, à défendre Æsir ! Tous, dans l’étude du commandeur, comprenaient que ces créatures n’avaient maintenant qu’un seul objectif : faciliter l’entrée des hordes noires dans leur cité.