Le gai savoir - Friedrich Nietzsche - E-Book

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Friedrich Nietzsche

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Beschreibung

Le Gai Savoir est un ouvrage de Friedrich Nietzsche, publié en 1882, sous le titre original Die fröhliche Wissenschaft, la gaya scienza. Le titre fait référence aux troubadours, l’expression Gai Saber de laquelle dérive la gaya scienza étant une façon de dénommer en occitan l’art de composer des poésies lyriques. Dans sa préface, Nietzsche contextualise son projet. Il parle de ses provenances, toutes des soupçons et des souffrances morales, faisant explicitement référence à une certaine appréhension de la psychologie en tant que libératrice des affres de la maladie. De l’antiquité grecque, qu’il affectionne particulièrement pour ce que les Grecs anciens auraient été, de son avis philologique, « superficiels… par profondeurs ! ». Il passe également par la conjecture que les personnes de sa trempe sont destinées à vivre une existence tragique, ressentie comme une délivrance, se mettant en opposition « au troupeau », qui se nourrirait de certitudes satisfaites. Les 5 livres forment un ensemble de 383 paragraphes. (Wikipédia)

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Le gai savoir

Friedrich Nietzsche

Traduction parHenri Albert

Table des matières

Friedrich Nietzsche

Le Gai Savoir

Avant-propos

Prologue

Livre I

1. La doctrine du but de la vie

2. La conscience intellectuelle

3. Noble et vulgaire

4. Ce qui conserve l’espèce

5. Devoirs absolus

6. Dignité perdue

7. Pour les hommes actifs

8. Vertus inconscientes

9. Nos éruptions

10. Une espèce d’atavisme

11. La conscience

12. Du but de la science

13. Pour la doctrine du sentiment de puissance

14. Tout ce que l’on appelle amour

15. À distance

16. Sur le passage

17. Motiver sa pauvreté

18. Fierté antique

19. Le mal

20. Dignité de la folie

21. À ceux qui enseignent le désintéressement

22. L’ordre du jour pour le roi

23. Les symptômes de la corruption

24. Différents mécontentements

25. Ne pas être prédestiné à la connaissance

26. Que signifie vivre

27. Le renonciateur

28. Nuire avec ce que l’on a de meilleur

29. Ceux qui ajoutent un mensonge

30. Comédie des hommes célèbres

31. Commerce et noblesse

32. Disciples que l’on ne souhaitait point

33. Au dehors des salles de cours

34. Historia abscondita

35. Hérésie et sorcellerie

36. Dernières paroles

37. De trois erreurs

38. Les explosifs

39. Goût changé

40. De l’absence des formes nobles

41. Contre le remords

42. Travail et ennui

43. Ce que révèlent les lois

44. Les motifs que l’on croit

45. Épicure

46. Notre étonnement

47. De la répression des passions

48. Connaissance de la misère

49. La générosité et ce qui lui ressemble

50. L’argument de l’isolement

51. Véracité

52. Ce que les autres savent de nous

53. Où le bien commence

54. La conscience de l’apparence

55. La dernière noblesse de sentiment

56. Le désir de souffrance

Livre II

57. Pour les réalistes

58. Comme créateurs seulement

59. Nous autres artistes

60. Les femmes et leurs effets à distance

61. À l’honneur de l’amitié

62. Amour

63. La femme dans la musique

64. Femmes sceptiques

65. Don de soi-même

66. La force des faibles

67. Simuler sa propre nature

68. Volonté et soumission

69. Faculté de vengeance

70. Les dominatrices des maîtres

71. De la chasteté féminine

72. Les mères

73. Cruauté sacrée

74. Sans succès

75. Le troisième sexe

76. Le plus grand danger

77. L’animal avec la bonne conscience

78. Ce pour quoi nous devons être reconnaissants

79. Attrait de l’imperfection

80. Art et nature

81. Goût grec

82. L’« esprit » n’est pas grec

83. Traductions

84. De l’origine de la poésie

85. Le bien et le beau

86. Au théâtre

87. De la vanité des artistes

88. Prendre la vérité au sérieux

89. Maintenant et autrefois

90. Les lumières et les ombres

91. Précaution

92. Prose et poésie

93. Mais toi, pourquoi écris-tu donc ?

94. Croissance après la mort

95. Chamfort

96. Deux orateurs

97. De la loquacité des écrivains

98. À la gloire de Shakespeare

99. Les disciples de Schopenhauer

100. Apprendre à rendre hommage

101. Voltaire

102. Un mot pour les philologues

103. De la musique allemande

104. De l’intonation de la langue allemande

105. Les Allemands en tant qu’artistes

106. La musique qui intercède

107. Notre dernière reconnaissance envers l’art

Livre III

108. Luttes nouvelles

109. Gardons-nous

110. Origine de la connaissance

111. Origine du logique

112. Cause et effet

113. Pour la science des poisons

114. Limites du domaine moral

115. Les quatre erreurs

116. Instinct de troupeau

117. Remords de troupeau

118. Bienveillance

119. Pas d’altruisme

120. Santé de l’âme

121. La vie n’est pas un argument

122. Le scepticisme moral dans le christianisme

123. La connaissance est plus qu’un moyen

124. Dans l’horizon de l’infini

125. L’insensé

126. Explications mystiques

127. Effet de la plus ancienne religiosité

128. Valeur de la prière

129. Les conditions de Dieu

130. Une résolution dangereuse

131. Le christianisme et le suicide

132. Contre le christianisme

133. Principe

134. Les pessimistes comme victimes

135. Origine du péché

136. Le peuple élu

137. Pour parler en images

138. L’erreur du Christ

139. Couleur des passions

140. Trop juif.

141. Trop oriental

142. Fumigations

143. La plus grande utilité du polythéisme

144. Guerres de religion

145. Danger des végétariens

146. Espoirs allemands

147. Question et réponse

148. Où naissent les réformes

149. Insuccès des réformes

150. Pour la critique des saints

151. De l’origine des religions

152. Le plus grand changement

153. Homo poeta

154. La vie plus ou moins dangereuse

155. Ce qui nous manque

156. Le plus influent

157. Mentiri

158. Qualité gênante

159. Chaque vertu a son temps

160. Dans les rapports avec les vertus

161. Aux amoureux du temps

162. Egoïsme

163. Après une grande victoire

164. Ceux qui cherchent le repos

165. Bonheur du renoncement

166. Toujours en notre société

167. Misanthropie et amour

168. À propos d’un malade

169. Ennemis sincères

170. Avec la foule

171. Gloire

172. Le gâte-sauce

173. Être profond et sembler profond

174. À l’écart

175. De l’éloquence

176. Compassion

177. Pour le « système d’éducation »

178. Pour l’émancipation morale

179. Nos pensées

180. Le bon temps des esprits libres

181. Suivre et précéder

182. Dans la solitude

183. La musique du meilleur avenir

184. Justice

185. Pauvre

186. Mauvaise conscience

187. Ce qu’il y a d’offensant dans le débit

188. Travail

189. Le penseur

190. Contre les louangeurs

191. Contre certains défenseurs

192. Les êtres charitables

193. Malice de Kant

194. « À cœur ouvert »

195. A mourir de rire

196. Les bornes de notre faculté d’entendre

197. Attention !

198. Dépit de la fierté

199. Libéralité

200. Rire

201. Approbation

202. Un dissipateur

203. Hic niger est

204. Les mendiants et la politesse

205. Besoin

206. Pendant la pluie

207. L’envieux

208. Grand homme

209. Une façon de demander les raisons

210. Mesure dans l’activité

211. Ennemis secrets

212. Ne pas se laisser tromper

213. Le chemin du bonheur

214. La foi qui sauve

215. Idéal et matière

216. Danger dans la voix

217. Cause et effet

218. Mes antipodes

219. But du châtiment

220. Sacrifice

221. Ménagements

222. Poète et menteur

223. Vicariat des sens

224. Critique des animaux

225. Le naturel

226. Les méfiants et le style

227. Fausse conclusion

228. Contre les médiateurs

229. Entêtement et fidélité

230. Manque de discrétion

231. Les êtres « profonds »

232. Rêver

233. Le point de vue le plus dangereux

234. Paroles consolatrices d’un musicien

235. Esprit et caractère

236. Pour remuer la foule

237. « Il est si poli ! »

238. Sans envie

239. Sans joie

240. Au bord de la mer

241. L’œuvre et l’artiste

242. Suum cuique

243. Origine du bon et du mauvais

244. Pensées et paroles

245. Louanges dans le choix

246. Mathématique

247. Habitude

248. Livres

249. Le soupir de celui qui cherche la connaissance

250. Culpabilité

251. Souffrance méconnue

252. Plutôt devoir

253. Toujours chez soi

254. Contre l’embarras

255. Imitateurs

256. À fleur de peau

257. Par expérience

258. Les négateurs du hasard

259. Entendu au paradis

260. Une fois un

261. Originalité

262. Sub specie æterni

263. Sans vanité

264. Ce que nous faisons

265. Dernier scepticisme

266. Où la cruauté est nécessaire

267. Avec un but élevé

268. Qu’est-ce qui rend héroïque ?

269. En quoi as-tu foi ?

270. Que dit ta conscience ?

271. Où sont tes plus grands dangers ?

272. Qu’aimes-tu chez les autres ?

273. Qui appelles-tu mauvais ?

274. Que considères-tu comme ce qu’il y a de plus humain ?

275. Quel est le sceau de la liberté réalisée ?

Livre IV

276. Pour la nouvelle année

277. Providence personnelle

278. La pensée de la mort

279. Amitié d’étoiles

280. Architecture pour ceux qui cherchent la connaissance

281. Savoir trouver la fin

282. L’allure

283. Les hommes qui préparent

284. La foi en soi-même

285. Excelsior !

286. Digression

287. Joie de l’aveuglement

288. État d’âme élevé

289. Sur les vaisseaux !

290. Une seule chose est nécessaire

291. Gênes

292. Aux prédicateurs de la morale

293. Notre atmosphère

294. Contre les calomniateurs de la nature

295. Courtes habitudes

296. La réputation fixe

297. Savoir contredire

298. Soupir

299. Ce qu’il faut apprendre des artistes

300. Prélude de la science

301. Illusion des contemplatifs

302. Danger des plus heureux

303. Deux hommes heureux

304. En agissant nous omettons

305. L’empire sur soi-même

306. Stoïcien et épicurien

307. En faveur de la critique

308. L’histoire de chaque jour

309. De la septième solitude

310. Volonté et vague

311. Lumière brisée

312. Mon chien

313. Pas de tableau de martyr

314. Nouveaux animaux domestiques

315. De la dernière heure

316. Hommes prophétiques

317. Regard en arrière

318. Sagesse dans la douleur

319. Interprètes des événements de notre vie

320. En se revoyant

321. Nouvelle précaution

322. Symbole

323. Bonheur dans la destinée

324. In media vita

325. Ce qui fait partie de la grandeur

326. Les médecins de l’âme et la souffrance

327. Prendre au sérieux

328. Nuire à la bêtise

329. Loisirs et oisiveté

330. Approbation

331. Plutôt sourd qu’assourdi

332. La mauvaise heure

333. Qu’est-ce que c’est que connaître ?

334. Il faut apprendre à aimer

335. Vive la physique !

336. Avarice de la nature

337. L’« humanité » de l’avenir

338. La volonté de vie et les compatissants

339. Vita femina

340. Socrate mourant

341. Le poids formidable

342. Incipit tragœdia

Livre V

343. Notre sérénité

344. De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux

345. La morale en tant que problème

346. Notre point d’interrogation

347. Les croyants et leur besoin de croyance

348. De l’origine du savant

349. Encore l’origine des savants

350. À l’honneur des homines religiosi

351. À l’honneur des natures de prêtres

352. De quelle manière l’on peut à peine se passer de morale

353. De l’origine des religions

354. Du « génie de l’espèce »

355. L’origine de notre notion de la « connaissance »

356. De quelle manière l’Europe deviendra de plus en plus artistique

357. Sur le vieux problème : « qu’estce qui est allemand ? »

358. Le soulèvement des paysans dans le domaine de l’esprit

359. La vengeance sur l’esprit et autres arrière-plans de la morale

360. Deux espèces de causes que l’on confond

361. Le problème du comédien

362. Notre foi en une virilisation de l’Europe

363. Comment chacun des deux sexes a ses préjugés sur l’amour

364. L’ermite parle

365. L’ermite parle encore une fois

366. En regard d’un livre savant

367. Quelle est la première distinction à faire pour les œuvres d’art

368. Le cynique parle

369. Notre juxtaposition

370. Qu’est-ce que le Romantisme ?

371. Nous qui sommes incompréhensibles

372. Pourquoi nous ne sommes pas des idéalistes

373. La « science » en tant que préjugé

374. Notre nouvel « infini »

375. Pourquoi nous semblons être des épicuriens

376. Le ralentissement dans notre temps

377. Nous autres sans-patrie

378. « Et nous redevenons clairs »

379. Interruption du fou

380. « Le voyageur » parle

381. La question de la compréhension

382. La grande santé

383. Épilogue

Appendice

Notes

À propos de l’auteur

Couverture

Le Gai Savoir

traduction de l’édition de 1887 par Henri Albert

Friedrich Nietzsche

J’habite ma propre demeure,

Jamais je n’ai imité personne,

Et je me ris de tous les maîtres

Qui ne se moquent pas d’eux-mêmes.

Écrit au-dessus de ma porte

Avant-propos

1

Ce livre aurait peut-être besoin d’autre chose que d’un avant-propos, car en fin de compte un doute continuerait à subsister malgré tout, savoir si l’on pourrait rendre sensible par des préfaces, à quelqu’un qui n’a pas vécu quelque chose d’analogue, ce qu’il y a d’aventure personnelle dans ce livre. Il semble être écrit dans le langage d’un vent de dégel : on y trouve de la pétulance, de l’inquiétude, des contradictions et un temps d’avril, ce qui fait songer sans cesse au voisinage de l’hiver, tout autant qu’à la victoire sur l’hiver, à la victoire qui arrive, qui doit arriver, qui est peut-être déjà arrivée… La reconnaissance rayonne sans cesse, comme si la chose la plus inattendue s’était réalisée, c’est la reconnaissance d’un convalescent, — car cette chose inattendue, ce fut la guérison. « Gai Savoir » : qu’est-ce sinon les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue pression — patiemment, sévèrement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir, — et qui maintenant, tout à coup, est assailli par l’espoir, par l’espoir de guérison, par l’ivresse de la guérison ? Quoi d’étonnant si beaucoup de choses déraisonnables et folles sont amenées au jour, beaucoup de tendresse malicieuse gaspillée pour des problèmes hérissés d’aiguillons qui n’ont pas l’air de vouloir être caressés et attirés. C’est que ce livre tout entier n’est que fête après les privations et les faiblesses, il est la jubilation des forces renaissantes, la nouvelle foi en demain et en après-demain, le sentiment soudain et le pressentiment de l’avenir, des aventures prochaines et des mers nouvellement ouvertes, des buts permis de nouveau et auxquels il est de nouveau permis de croire. Et combien de choses avais-je derrière moi !… Cette espèce de désert d’épuisement, d’incrédulité, de congélation en pleine jeunesse, cette sénilité qui s’était introduite dans la vie, alors que je n’avais qu’en faire, cette tyrannie de la douleur, surpassée encore par la tyrannie de la fierté qui rejette les conséquences de la douleur — et c’est se consoler que de savoir accepter des conséquences, — cet isolement radical pour se garer contre un mépris des hommes, un mépris devenu clairvoyant jusqu’à la maladie, cette restriction par principe à tout ce que la connaissance a d’amer, d’âpre, de blessant, une restriction que prescrivait le dégoût né peu à peu d’une imprudente diète et d’une gâterie intellectuelles — on appelle cela du romantisme, — hélas ! qui donc pourrait sentir tout cela avec moi ! Mais celui qui le pourrait compterait certainement en ma faveur plus qu’un peu de folie, d’impétuosité et de « Gai Savoir », — il me compterait par exemple la poignée de chansons qui cette fois accompagneront le volume — des chansons où un poète se moque des poètes d’une façon difficilement pardonnable. Hélas ! ce n’est pas seulement sur les poètes et leurs « beaux sentiments lyriques » que ce ressuscité doit déverser sa méchanceté : qui sait de quelle sorte est la victime qu’il se cherche, quel monstre de sujet parodique le charmera dans peu de temps ? « Incipit tragœdia » — est-il dit à la fin de ce livre d’une simplicité inquiétante : que l’on soit sur ses gardes ! Quelque chose d’essentiellement malicieux et méchant se prépare : incipit parodia, cela ne laisse aucun doute…

2

— Mais laissons là M. Nietzsche : que nous importe que M. Nietzsche ait recouvré la santé ?… Un psychologue connaît peu de questions aussi attrayantes que celles du rapport de la santé avec la philosophie, et pour le cas où il tomberait lui-même malade, il apporterait à sa maladie toute sa curiosité scientifique. Car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne : mais il existe là une différence sensible. Chez l’une ce sont les défauts qui font les raisonnements philosophiques, chez l’autre les richesses et les forces. Le premier a besoin de sa philosophie, soit comme soutien, tranquillisation, médicament, soit comme moyen de salut et d’édification, soit encore pour arriver à l’oubli de soi ; chez le second la philosophie n’est qu’un bel objet de luxe, dans le meilleur cas la volupté d’une reconnaissance triomphante qui finit par éprouver le besoin de s’inscrire en majuscules cosmiques dans le ciel des idées. Mais dans l’autre cas, plus habituel, lorsque la détresse se met à philosopher, comme chez tous les penseurs malades — et peut-être les penseurs malades dominent-ils dans l’histoire de la philosophie : — qu’adviendra-t-il de la pensée elle-même lorsqu’elle sera mise sous la pression de la maladie ? C’est là la question qui regarde le psychologue : et dans ce cas l’expérience est possible. Tout comme le voyageur qui se propose de s’éveiller à une heure déterminée, et qui s’abandonne alors tranquillement au sommeil : nous autres philosophes, en admettant que nous tombions malades, nous nous résignons, pour un temps, corps et âme, à la maladie — nous fermons en quelque sorte les yeux devant nous-mêmes. Et comme le voyageur sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et ne manquera pas de le réveiller, de même, nous aussi, nous savons que le moment décisif nous trouvera éveillés, — qu’alors quelque chose sortira de son repaire et surprendra l’esprit en flagrant délit, je veux dire en train de faiblir, ou bien de rétrograder, de se résigner, ou de s’endurcir, ou bien encore de s’épaissir, ou quelles que soient les maladies de l’esprit qui, pendant les jours de santé, ont contre elles la fierté de l’esprit (car ce dicton demeure vrai : « l’esprit fier, le paon, le cheval sont les trois animaux les plus fiers de la terre » —). Après une pareille interrogation de soi, une pareille tentation, on apprend à jeter un regard plus subtil vers tout ce qui a été jusqu’à présent philosophie ; on devine mieux qu’auparavant quels sont les détours involontaires, les rues détournées, les reposoirs, les places ensoleillées de l’idée où les penseurs souffrants, précisément parce qu’ils souffrent, sont conduits et transportés ; on sait maintenant où le corps malade et ses besoins poussent et attirent l’esprit — vers le soleil, le silence, la douceur, la patience, le remède, le cordial, sous quelque forme que ce soit. Toute philosophie qui place la paix plus haut que la guerre, toute éthique avec une conception négative de l’idée de bonheur, toute métaphysique et physique qui connaît un final, un état définitif d’une espèce quelconque, toute aspiration, surtout esthétique ou religieuse, à un à-côté, un au-delà, un en-dehors, un au-dessus autorisent à s’informer si ce ne fut pas la maladie qui a inspiré le philosophe. L’inconscient déguisement des besoins physiologiques sous le manteau de l’objectif, de l’idéal, de l’idée pure va si loin que l’on pourrait s’en effrayer, — et je me suis assez souvent demandé si, d’une façon générale, la philosophie n’a pas été jusqu’à présent surtout une interprétation du corps, et unmalentendu du corps. Derrière les plus hautes évaluations qui guidèrent jusqu’à présent l’histoire de la pensée se cachent des malentendus de conformation physique, soit d’individus, soit de castes, soit de races tout entières. On peut considérer toujours en première ligne toutes ces audacieuses folies de la métaphysique, surtout pour ce qui en est de la réponse à la question de la valeur de la vie, comme des symptômes de constitutions physiques déterminées ; et si de telles affirmations ou de telles négations de la vie n’ont, dans leur ensemble, pas la moindre importance au point de vue scientifique, elles n’en donnent pas moins à l’historien et au psychologue de précieux indices, étant des symptômes du corps, de sa réussite ou de sa non-réussite, de sa plénitude, de sa puissance, de sa souveraineté dans l’histoire, ou bien alors de ses arrêts, de ses fatigues, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de la fin. J’attends toujours encore qu’un médecin philosophe, au sens exceptionnel du mot, — un de ceux qui poursuivent le problème de la santé générale du peuple, de l’époque, de la race, de l’humanité — ait une fois le courage de pousser à sa conséquence extrême ce que je ne fais que soupçonner et de hasarder cette idée : « Chez tous les philosophes, il ne s’est, jusqu’à présent, nullement agi de « vérité », mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… »

3

— On devine que je ne voudrais pas prendre congé avec ingratitude de cette époque de malaise profond, dont l’avantage persiste pour moi aujourd’hui encore : tout comme j’ai très bien conscience des avantages que me procure, en général, ma santé chancelante, sur tous les gens à l’esprit trapu. Un philosophe qui a parcouru le chemin à traversplusieurs santés, et qui le parcourt encore, a aussi traversé tout autant de philosophies : car il ne peut faire autrement que de transposer chaque fois son état dans la forme lointaine plus spirituelle, — cet art de la transfiguration c’est précisément la philosophie. Nous ne sommes pas libres, nous autres philosophes, de séparer le corps de l’âme, comme fait le peuple, et nous sommes moins libres encore de séparer l’âme de l’esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, nous ne sommes pas des appareils objectifs et enregistreurs avec des entrailles en réfrigération, — il faut sans cesse que nous enfantions nos pensées dans la douleur et que, maternellement, nous leur donnions ce que nous avons en nous de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de fatalité. La vie consiste, pour nous, à transformer sans cesse tout ce que nous sommes, en clarté et en flamme, et aussi tout ce qui nous touche. Nous ne pouvons faire autrement. Et pour ce qui en est de la maladie, ne serions-nous pas tentés de demander si, d’une façon générale, nous pouvons nous en passer ? La grande douleur seule est la dernière libératrice de l’esprit, c’est elle qui enseigne le grand soupçon, qui fait de chaque U un X, un X vrai et véritable, c’est-à-dire l’avant-dernière lettre avant la dernière… Ce n’est que la grande douleur, cette longue et lente douleur qui prend son temps, où nous nous consumons en quelque sorte comme brûlés au bois vert, cette douleur nous contraint, nous autres philosophes, à descendre dans nos dernières profondeurs et à nous débarrasser de tout bien-être, de toute demi-teinte, de toute douceur, de tout moyen-terme, où nous avions peut-être mis précédemment notre humanité. Je doute fort qu’une pareille douleur rende « meilleur » ; — mais je sais qu’elle nous rend plus profonds. Soit donc que nous apprenions à lui opposer notre fierté, notre moquerie, notre force de volonté et que nous fassions comme le peau rouge qui, quoique horriblement torturé, s’indemnise de son bourreau par la méchanceté de sa langue, soit que nous nous retirions, devant la douleur, dans le néant oriental — on l’appelle Nirvana, — dans la résignation muette, rigide et sourde, dans l’oubli et l’effacement de soi : toujours on revient comme un autre homme de ces dangereux exercices dans la domination de soi, avec quelques points d’interrogation en plus, avant tout avec la volonté d’interroger dorénavant plus qu’il n’a été interrogé jusqu’à présent, avec plus de profondeur, de sévérité, de dureté, de méchanceté et de silence. C’en est fait de la confiance en la vie : la vie elle-même est devenue un problème. — Mais que l’on ne s’imagine pas que tout ceci vous a nécessairement rendu misanthrope ! L’amour de la vie est même possible encore, — si ce n’est que l’on aime autrement. Notre amour est comme l’amour pour une femme sur qui nous avons des soupçons… Cependant le charme de tout ce qui est problématique, la joie causée par l’X sont trop grands, chez ces hommes plus spiritualisés et plus intellectuels, pour que ce plaisir ne passe pas toujours de nouveau comme une flamme claire sur toutes les misères de ce qui est problématique, sur tous les dangers de l’incertitude, même sur la jalousie de l’amoureux. Nous connaissons un bonheur nouveau…

4

Que je n’oublie pas, pour finir, de dire l’essentiel : on revient régénéré de pareils abîmes, de pareilles maladies graves, et aussi de la maladie du grave soupçon, on revient comme si l’on avait changé de peau, plus chatouilleux, plus méchant, avec un goût plus subtil pour la joie, avec une langue plus tendre pour toutes les choses bonnes, avec l’esprit plus gai, avec une seconde innocence, plus dangereuse, dans la joie ; on revient plus enfantin et, en même temps, cent fois plus raffiné qu’on ne le fut jamais auparavant. Ah ! combien la jouissance vous répugne maintenant, la jouissance grossière, sourde et grise comme l’entendent généralement les jouisseurs, nos gens « cultivés », nos riches et nos dirigeants ! Avec quelle malice nous écoutons maintenant le grand tintamarre de foire par lequel l’« homme instruit » des grandes villes se laisse imposer des jouissances spirituelles, par l’art, le livre et la musique, aidés de boissons spiritueuses ! Combien aujourd’hui le cri de passion du théâtre nous fait mal à l’oreille, combien est devenu étranger à notre goût tout ce désordre romantique, ce gâchis des sens qu’aime la populace cultivée, sans oublier ses aspirations au sublime, à l’élevé, au tortillé ! Non, s’il faut un art à nous autres convalescents, ce sera un art bien différent — un art malicieux, léger fluide, divinement artificiel, un art qui jaillit comme une flamme claire dans un ciel sans nuages ! Avant tout : un art pour les artistes, pour les artistes uniquement. Nous savons mieux à présent ce qui pour cela est nécessaire, en première ligne la sérénité, toute espèce de sérénité, mes amis ! aussi en tant qu’artistes : — je pourrais le démontrer. Il y a des choses que nous savons maintenant trop bien, nous, les initiés : il nous faut dès lors apprendre à bien oublier, à bien ignorer, en tant qu’artistes ! Et pour ce qui en est de notre avenir, on aura de la peine à nous retrouver sur les traces de ces jeunes Égyptiens qui la nuit rendent les temples peu sûrs, qui embrassent les statues et veulent absolument dévoiler, découvrir, mettre en pleine lumière ce qui, pour de bonnes raisons, est tenu caché. Non, nous ne trouvons plus de plaisir à cette chose de mauvais goût, la volonté de vérité, de la « vérité à tout prix », cette folie de jeune homme dans l’amour de la vérité : nous avons trop d’expérience pour cela, nous sommes trop sérieux, trop gais, trop éprouvés par le feu, trop profonds… Nous ne croyons plus que la vérité demeure vérité si on lui enlève son voile ; nous avons assez vécu pour écrire cela. C’est aujourd’hui pour nous affaire de convenance de ne pas vouloir tout voir nu, de ne pas vouloir assister à toutes choses, de ne pas vouloir tout comprendre et « savoir ». « Est-il vrai que le bon Dieu est présent partout, demanda une petite fille à sa mère, mais je trouve cela inconvenant. » — Une indication pour les philosophes ! On devrait honorer davantage la pudeur que met la nature à se cacher derrière les énigmes et les multiples incertitudes. Peut-être la vérité est-elle une femme qui a des raisons de ne pas vouloir montrer ses raisons ! Peut-être son nom est-il Baubô, pour parler grec !… Ah ! ces Grecs, ils s’entendaient à vivre : pour cela il importe de rester bravement à la surface, de s’en tenir à l’épiderme, d’adorer l’apparence, de croire à la forme, aux sons, aux paroles, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels — par profondeur ! Et n’y revenons-nous pas, nous autres casse-cous de l’esprit, qui avons gravi le sommet le plus élevé et le plus dangereux des idées actuelles, pour, de là, regarder alentour, regarder en bas ? Ne sommes-nous pas, précisément en cela — des Grecs ? Adorateurs des formes, des sons, des paroles ? À cause de cela — artistes ?

Ruta près Gênes, automne 1886.

Prologue

Plaisanterie, ruse et vengeance

1. INVITATION

Goûtez donc mes mets, mangeurs !

Demain vous les trouverez meilleurs,

Excellents après-demain !

S’il vous en faut davantage — alors

Sept choses anciennes, pour sept nouvelles,

Vous donneront le courage.

2. MON BONHEUR

Depuis que je suis fatigué de chercher

J’ai appris à trouver.

Depuis qu’un vent s’est opposé à moi

Je navigue avec tous les vents.

3. INTRÉPIDITÉ

Où que tu sois, creuse profondément !

À tes pieds se trouve la source !

Laisse crier les obscurantistes :

« En bas est toujours — l’enfer ! »

A. Ai-je été malade ? suis-je guéri ?

  Et qui donc fut mon médecin ?

  Comment ai-je pu oublier tout cela !

B. Ce n’est que maintenant que je te crois guéri.

  Car celui qui a oublié se porte bien.

5. AUX VERTUEUX

Nos vertus, elles aussi, doivent s’élever d’un pied léger :

Pareilles aux vers d’Homère, il faut qu’elles viennent et partent.

6. SAGESSE DU MONDE

Ne reste pas sur terrain plat !

Ne monte pas trop haut !

Le monde est le plus beau,

Vu à mi-hauteur.

7. VADEMECUM — VADETECUM

Mon allure et mon langage t’attirent,

Tu viens sur mes pas, tu veux me suivre ?

Suis-toi toi-même fidèlement : —

Et tu me suivras, moi ! — Tout doux ! Tout doux !

8. LORS DU TROISIÈME CHANGEMENT DE PEAU

Déjà ma peau se craquelle et se gerce,

Déjà mon désir de serpent,

Malgré la terre absorbée,

Convoite de la terre nouvelle ;

Déjà je rampe, parmi les pierres et l’herbe,

Affamé, sur ma piste tortueuse,

Pour manger, ce que j’ai toujours mangé,

La nourriture du serpent, la terre !

9. MES ROSES

Oui ! mon bonheur — veut rendre heureux !

Tout bonheur veut rendre heureux !

Voulez-vous cueillir mes roses ?

Il faut vous baisser, vous cacher,

Parmi les ronces, les rochers,

Souvent vous lécher les doigts !

Car mon bonheur est moqueur !

Car mon bonheur est perfide ! —

Voulez-vous cueillir mes roses ?

10. LE DÉDAIGNEUX

Puisque je répands au hasard

Vous me traitez de dédaigneux.

Celui qui boit dans les gobelets trop pleins

Les laisse déborder au hasard —

Ne pensez pas plus mal du vin.

11. LE PROVERBE PARLE

Sévère et doux, grossier et fin

Familier et étrange, malpropre et pur,

Rendez-vous des fous et des sages :

Je suis, je veux être tout cela,

En même temps colombe, serpent et cochon.

12. À UN AMI DE LA LUMIÈRE

Si tu ne veux pas que tes yeux et tes sens faiblissent

Cours après le soleil — à l’ombre !

13. POUR LES DANSEURS

Glace lisse,

Un paradis,

Pour celui qui sait bien danser.

14. LE BRAVE

Plutôt une inimitié de bon bois,

Qu’une amitié faite de bois recollés !

15. ROUILLE

Il faut la rouille aussi : l’arme aiguë ne suffit pas !

Autrement on dira toujours de toi : « il est trop jeune » !

16. VERS LES HAUTEURS

« Comment gravirais-je le mieux la montagne ? »

Monte toujours et n’y pense pas !

17. SENTENCE DE L’HOMME FORT

Ne demande jamais ! À quoi bon gémir !

Prends, je t’en prie, prends toujours !

18. ÂMES ÉTROITES

Je hais les âmes étroites :

Il n’y a là rien de bon et presque rien de mauvais.

19. LE SÉDUCTEUR INVOLONTAIRE

Pour passer le temps, il a lancé en l’air une parole vide,

Et pourtant à cause d’elle une femme est tombée.

20. À CONSIDÉRER

Une double peine est plus facile à porter

Qu’une seule peine : veux-tu t’y hasarder ?

21. CONTRE LA VANITÉ

Ne t’enfle pas, autrement

La moindre piqûre te fera crever.

22. HOMME ET FEMME

« Enlève la femme, celle pour qui bat ton cœur ! » —

Ainsi pense l’homme ; la femme n’enlève pas, elle vole.

23. INTERPRÉTATION

Si je vois clair en moi je me mets dedans,

Je ne puis pas être mon propre interprète.

Mais celui qui s’élève sur sa propre voie

Porte avec lui mon image à la lumière.

24. MÉDICAMENT POUR LE PESSIMISTE

Tu te plains de ne rien trouver à ton goût ?

Alors, ce sont toujours tes vieilles lubies ?

Je t’entends jurer, tapager, cracher —

J’en perds patience, mon cœur se brise.

Écoute, mon ami, décide-toi librement,

D’avaler un petit crapaud gras,

Vite, et sans y jeter un regard ! —

C’est souverain contre la dyspepsie !

25. PRIÈRE

Je connais l’esprit de beaucoup d’hommes

Et ne sais pas qui je suis moi-même !

Mon œil est bien trop près de moi —

Je ne suis pas ce que je contemple.

Je saurais m’être plus utile,

Si je me trouvais plus loin de moi.

Pas aussi loin, certes, que mon ennemi !

L’ami le plus proche est déjà trop loin —

Pourtant au milieu entre celui-ci et moi !

Devinez-vous ce que je demande ?

26. MA DURETÉ

Il faut que je passe sur cent degrés,

Il faut que je monte, je vous entends appeler :

« Tu es dur ! Sommes-nous donc de pierre ? » —

Il faut que je passe sur cent degrés,

Et personne ne voudrait me servir de degré.

27. LE VOYAGEUR

« Plus de sentier ! Abîme alentour et silence de mort ! »

Tu l’as voulu ! Pourquoi quittais-tu le sentier ?

Hardi ! c’est le moment ! Le regard froid et clair !

Tu es perdu si tu crois au danger.

28. CONSOLATION POUR LES DÉBUTANTS

Voyez l’enfant, les cochons grognent autour de lui,

Abandonné à lui-même, les orteils repliés !

Il ne sait que pleurer et pleurer encore —

Apprit-il jamais à se tenir droit et à marcher ?

Soyez sans crainte ! Bientôt, je pense,

Vous pourrez voir danser l’enfant !

Dès qu’il saura se tenir sur ses deux pieds

Vous le verrez se mettre sur la tête.

29. ÉGOÏSME DES ÉTOILES

Si je ne tournais sans cesse autour de moi-même,

Tel une tonne qu’on roule,

Comment supporterais-je sans prendre feu

De courir après le brûlant soleil ?

30. LE PROCHAIN

Je n’aime pas que mon prochain soit auprès de moi :

Qu’il s’en aille au loin et dans les hauteurs !

Comment ferait-il autrement pour devenir mon étoile ?

31. LE SAINT MASQUÉ

Pour que ton bonheur ne nous oppresse pas,

Tu te voiles de l’astuce du diable,

De l’esprit du diable, du costume du diable.

Mais en vain ! De ton regard

S’échappe la sainteté.

32. L’ASSUJETTI

A. Il s’arrête et écoute : qu’est-ce qui a pu le tromper ?

    Qu’a-t-il entendu bourdonner à ses oreilles ?

    Qu’est-ce qui a bien pu l’abattre ainsi ?

B. Comme tous ceux qui ont porté des chaînes,

    Les bruits de chaînes le poursuivent partout.

33. LE SOLITAIRE

Je déteste autant de suivre que de conduire.

Obéir ? Non ! Et gouverner jamais !

Celui qui n’est pas terrible pour lui, n’inspire la terreur à personne :

Et celui seul qui inspire la terreur peut conduire les autres.

Je déteste déjà de me conduire moi-même !

J’aime, comme les animaux des forêts et des mers,

À me perdre pour un bon moment,

À m’accroupir ; rêveur, dans des déserts charmants,

À me rappeler enfin, moi-même, du lointain,

À me séduire moi-même — vers moi-même.

34. SENECA ET HOC GENUS OMNE

Ils écrivent et écrivent toujours leur insupportable

Et sage larifari

Comme s’il s’agissait de primum scribere,

Deinde philosophari.

35. GLACE

Oui parfois je fais de la glace :

Elle est utile pour digérer !

Si tu avais beaucoup à digérer,

Ah ! comme tu aimerais ma glace !

36. ÉCRIT POUR LA JEUNESSE

L’alpha et l’omega de ma sagesse

M’est apparu : qu’ai-je entendu ?…

Maintenant cela résonne tout autrement,

Je n’entends plus que Ah ! et Oh !

Vieilles scies de ma jeunesse.

37. ATTENTION !

Il ne fait pas bon voyager maintenant dans cette contrée ;

Et si tu as de l’esprit sois doublement sur tes gardes !

On t’attire et on t’aime, jusqu’à ce que l’on te déchire.

Esprits exaltés — : ils manquent toujours d’esprit !

38. L’HOMME PIEUX PARLE

Dieu nous aime parce qu’il nous a créés ! —

« L’homme a créé Dieu ! » — C’est votre réponse subtile.

Et il n’aimerait pas ce qu’il a créé ?

Parce qu’il l’a créé il devrait le nier ?

Ça boite, ça porte le sabot du diable.

39. EN ÉTÉ

Nous devrons manger notre pain

À la sueur de notre front ?

Il vaut mieux ne rien manger lorsqu’on est en sueur,

D’après le sage conseil des médecins.

Sous la canicule, que nous manque-t-il ?

Que veut ce signe enflammé ?

À la sueur de notre front

Nous devons boire notre vin.

40. SANS ENVIE

Son regard est sans envie et vous l’honorez pour cela ?

Il se soucie peu de vos honneurs ;

Il a l’œil de l’aigle pour le lointain,

Il ne vous voit pas ! – il ne voit que des étoiles !

41. HÉRACLITISME

Tout bonheur sur la terre,

Amis, est dans la lutte !

Oui, pour devenir amis

Il faut la fumée de la poudre !

Trois fois les amis sont unis :

Frères devant la misère,

Égaux devant l’ennemi,

Libres — devant la mort !

42. PRINCIPE DES TROP SUBTILS

Plutôt marcher sur la pointe des pieds

Qu’à quatre pattes !

Plutôt passer à travers le trou de la serrure,

Que par les portes ouvertes !

43. CONSEIL

Tu aspires à la gloire ?

Écoute donc un conseil :

Renonce à temps, librement,

À l’honneur !

44. À FOND

Un chercheur, moi ! — Garde-toi de ce mot ! —

Je suis lourd seulement — de tant de livres !

Je ne fais que tomber sans cesse

Pour tomber, enfin, jusqu’au fond !

45. POUR TOUJOURS

« Je viens aujourd’hui parce que cela me plaît » —

Ainsi pense chacun qui vient pour toujours.

Que lui importe ce que dit le monde :

« Tu viens trop tôt ! Tu viens trop tard ! »

46. JUGEMENTS DES HOMMES FATIGUÉS

Tous les épuisés maudissent le soleil :

Pour eux la valeur des arbres — c’est l’ombre !

47. DESCENTE

« Il baisse, il tombe » — vous écriez-vous moqueurs ;

La vérité c’est qu’il descend vers vous !

Son trop grand bonheur a été son malheur,

Sa trop grande lumière suit votre obscurité.

48. CONTRE LES LOIS

À partir d’aujourd’hui je suspens

À mon cou la montre qui marque les heures :

À partir d’aujourd’hui cessent le cours des étoiles.

Du soleil, le chant du coq, les ombres ;

Et tout ce que le temps a jamais proclamé,

Est maintenant muet, sourd et aveugle : —

Pour moi toute nature se tait,

Au tic tac de la loi et de l’heure.

49. LE SAGE PARLE

Étranger au peuple et pourtant utile au peuple,

Je suis mon chemin, tantôt soleil, tantôt nuage —

Et toujours au-dessus de ce peuple !

50. AVOIR PERDU LA TÊTE

Elle a de l’esprit maintenant — comment s’y est-elle prise ?

– Par elle un homme vient de perdre la raison,

Son esprit était riche avant ce mauvais passe-temps :

Il s’en est allé au diable — non ! chez la femme !

51. PIEUX SOUHAIT

« Que toutes les clefs

Aillent donc vite se perdre,

Et que dans toutes les serrures

Tourne un passe-partout ! »

Ainsi pense, à tout instant,

Celui qui est lui-même — un passe-partout.

52. ÉCRIRE AVEC LE PIED

Je n’écris pas qu’avec la main,

Le pied veut sans cesse écrire aussi.

Solide, libre et brave, il veut en être,

Tantôt à travers champs, tantôt sur le papier.

53. « HUMAIN, TROP HUMAIN », UN LIVRE

Mélancolique, timide, tant que tu regardes en arrière,

Confiant en l’avenir, partout où tu as confiance en toi-même :

Oiseau, dois-je te compter parmi les aigles ?

Es-tu le favori de Minerve, hibou ?

54. À MON LECTEUR

Bonne mâchoire et bon estomac —

C’est ce que je te souhaite !

Et quand tu auras digéré mon livre,

Tu t’entendras certes avec moi !

55. LE PEINTRE RÉALISTE

« Fidèle à la nature et complet ! » — Comment s’y prend-il :

Depuis quand la nature se soumet-elle à un tableau ?

Infinie est la plus petite parcelle du monde ! —

Finalement il en peint ce qui lui plaît.

Et qu’est-ce qui lui plait ? Ce qu’il sait peindre !

56. VANITÉ DE POÈTE

Donnez-moi de la colle, et je trouverai

Moi-même le bois à coller !

Mettre un sens dans quatre rimes insensées —

Ce n’est pas là petite fierté !

57. LE GOÛT QUI CHOISIT

Si l’on me laissait choisir librement

Je choisirais volontiers une petite place,

Pour moi, au milieu du paradis :

Et plus volontiers encore — devant sa porte !

58. LE NEZ CROCHU

Le nez s’avance insolent

Dans le monde. La narine se gonfle —

C’est pourquoi, rhinocéros sans corne,

Hautain bonhomme, tu tombes toujours en avant !

Et réunies toujours, on rencontre ces deux choses :

La fierté droite et le nez crochu.

59. LA PLUME GRIBOUILLE

La plume gribouille : quel enfer !

Suis-je condamné à gribouiller ?

Mais bravement je saisis l’encrier,

Et j’écris à grands flots d’encre.

Quelles belles coulées larges et pleines !

Comme tout ce que je fais me réussit !

L’écriture, il est vrai, manque de clarté —

Qu’importe ! Qui donc lit ce que j’écris ?

60. HOMMES SUPÉRIEURS

Celui-ci s’élève — il faut le louer !

Mais celui-là vient toujours d’en haut !

Il vit même au-dessus de la louange,

Il est d’en-haut !

61. LE SCEPTIQUE PARLE

La moitié de ta vie est passée,

L’aiguille tourne, ton âme frissonne !

Longtemps elle a erré déjà,

Elle cherche et n’a pas trouvé — et ici elle hésite ?

La moitié de ta vie est passée :

Elle fut douleur et erreur, d’heure en heure !

Que cherches-tu encore ? Pourquoi ? — —

C’est ce que je cherche — la raison de ma recherche !

62. ECCE HOMO

Oui, je sais bien d’où je viens !

Inassouvi, comme la flamme,

J’arde pour me consumer.

Ce que je tiens devient lumière,

Charbon ce que je délaisse :

Car je suis flamme assurément !

63. MORALE D’ÉTOILE

Prédestinée à ton orbite,

Que t’importe, étoile, l’obscurité ?

Roule, bienheureuse, à travers ce temps !

La misère te paraît étrangère et lointaine !

Au monde le plus éloigné tu destines ta clarté ;

La pitié doit être péché pour toi !

Tu n’admets qu’une seule loi : sois pur !

Livre I

1

La doctrine du but de la vie

J’ai beau regarder les hommes, soit avec un regard bienveillant, soit avec le mauvais œil, je les trouve toujours occupés, tous et chacun en particulier, à une même tâche : à faire ce qui est utile à la conservation de l’espèce humaine. Et ce n’est certes pas à cause d’un sentiment d’amour pour cette espèce, mais simplement puisque, en eux, rien n’est plus ancien, plus fort, plus inexorable, plus invincible que cet instinct, — puisque cet instinct est précisément l’essence de notre espèce et de notre troupeau. Quoique l’on arrive assez rapidement, avec la vue basse dont on est coutumier, à séparer nettement, selon l’usage, à une distance de cinq pas, ses prochains en hommes utiles et nuisibles, bons et méchants, lorsque l’on fait un décompte général, en réfléchissant plus longuement sur l’ensemble, on finit par se méfier de cette épuration et de cette distinction et l’on y renonce complètement. L’homme le plus nuisible est peut-être encore le plus utile au point de vue de la conservation de l’espèce ; car il entretient chez lui, ou par son influence sur les autres, des instincts sans lesquels l’humanité serait amollie ou corrompue depuis longtemps. La haine, la joie méchante, le désir de rapine et de domination, et tout ce qui, pour le reste, s’appelle le mal : cela fait partie de l’extraordinaire économie dans la conservation de l’espèce, une économie coûteuse, prodigue et, en somme, excessivement insensée : — mais qui, cela est prouvé, a conservé jusqu’à présent notre race. Je ne sais plus, mon cher frère en humanité, si, en somme, tu peux vivre au détriment de l’espèce, c’est-à-dire d’une façon « déraisonnable » et « mauvaise » ; ce qui aurait pu nuire à l’espèce s’est peut-être éteint déjà depuis des milliers d’années et fait maintenant partie de ces choses qui, même auprès de Dieu, ne sont plus possibles. Suis tes meilleurs ou tes plus mauvais penchants et, avant tout, va à ta perte ! — dans les deux cas tu seras probablement encore, d’une façon ou d’une autre, le bienfaiteur qui encourage l’humanité, et, à cause de cela, tu pourras avoir tes louangeurs — et de même tes railleurs ! Mais tu ne trouveras jamais celui qui saurait te railler, toi l’individu, entièrement, même dans ce que tu as de meilleur, celui qui saurait te faire apercevoir, suffisamment pour répondre à la vérité, ton incommensurable pauvreté de mouche et de grenouille ! Pour rire sur soi-même, comme il conviendrait de rire — comme si la vérité partait du cœur — les meilleurs n’ont pas encore eu jusqu’à présent assez de véracité, les plus doués assez de génie ! Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire ! Ce sera lorsque, la maxime : « l’espèce est tout, l’individu n’est rien », se sera incorporée à l’humanité, et que chacun pourra, à chaque moment, pénétrer dans le domaine de cette délivrance dernière, de cette ultime irresponsabilité. Peut-être alors le rire se sera-t-il allié à la sagesse, peut-être ne restera-t-il plus que le « Gai Savoir ». En attendant il en est tout autrement, en attendant la comédie de l’existence n’est pas encore « devenue consciente » à elle-même, en attendant c’est encore le temps de la tragédie, le temps des morales et des religions. Que signifie cette apparition toujours nouvelle de ces fondateurs de morales et de religions, de ces instigateurs à la lutte pour les évaluations morales, de ces maîtres du remords et des guerres de religion ? Que signifient ces héros sur de pareilles planches ? Car jusqu’à présent, ce furent bien des héros ; et tout le reste qui, par moments, était seul visible et très proche de nous, n’a jamais fait que servir à la préparation de ces héros, soit comme machinerie et comme coulisse, soit dans le rôle de confident et de valet. (Les poètes, par exemple, furent toujours les valets d’une morale quelconque.) — Il va de soi que ces tragiques, eux aussi, travaillent dans l’intérêt de l’espèce, bien qu’ils s’imaginent peut-être travailler dans l’intérêt de Dieu et comme envoyés de Dieu. Eux aussi activent la vie de l’espèce, en activant la croyance en la vie. « Il vaut la peine de vivre — ainsi s’écrie chacun d’eux — la vie tire à conséquence, il y a quelque chose derrière et au-dessous d’elle, prenez garde ! » Cet instinct qui règne d’une façon égale chez les hommes supérieurs et vulgaires, l’instinct de conservation, se manifeste, de temps en temps, sous couleur de raison, ou de passion intellectuelle ; il se présente alors, entouré d’une suite nombreuse de motifs, et veut, à toute force, faire oublier qu’il n’est au fond qu’impulsion, instinct, folie et manque de raisons. Il faut aimer la vie, car… ! Il faut que l’homme active sa vie et celle de son prochain, car… ! Et quels que soient encore tous ces « il faut » et ces « car », maintenant et dans l’avenir. Afin que tout ce qui arrive, nécessairement et toujours par soi-même, sans aucune fin, apparaisse dorénavant comme ayant été fait en vue d’un but, plausible à l’homme comme raison et loi dernière, — le maître de Morale s’impose comme maître du but de la vie ; il invente pour cela une seconde et autre vie, et, au moyen de sa nouvelle mécanique, il fait sortir notre vie, ancienne et ordinaire, de ses gonds, anciens et ordinaires. Oui, il ne veut à aucun prix que nous nous mettions à rire de l’existence, ni de nous-même — ni de lui. Pour lui l’être est toujours l’être, quelque chose de premier, de dernier et d’immense ; pour lui il n’y a point d’espèce, de somme, de zéro. Ses inventions et ses appréciations auront beau être folles et fantasques, il aura beau méconnaître la marche de la nature et les conditions de la nature : — et toutes les éthiques furent jusqu’à présent insensées et contraires à la nature, au point que chacune d’elles aurait mené l’humanité à sa perte, si elle s’était emparée de l’humanité — quoi qu’il en soit, chaque fois que « le héros » montait sur les planches quelque chose de nouveau était atteint, l’opposé épouvantable du rire, cette profonde émotion de plusieurs à la pensée : « oui, il vaut la peine que je vive ! oui, je suis digne de vivre ! » — la vie, et moi et toi, et nous tous, tant que nous sommes, nous devînmes de nouveau intéressants pour nous. — Il ne faut pas nier qu’à la longue le rire, la raison et la nature ont fini par se rendre maîtres de chacun de ces grands maîtres en téléologie : la courte tragédie a toujours fini par revenir à l’éternelle comédie de l’existence, et la mer au « sourire innombrable » — pour parler avec Eschyle — finira par couvrir de ses flots la plus grande de ces tragédies. Mais malgré tout ce rire correcteur, somme toute, la nature humaine a été transformée par l’apparition toujours nouvelle de ces proclamateurs du but de la vie, — elle a maintenant un besoin de plus, précisément celui de voir apparaître toujours de nouveau de pareilles doctrines de la « fin ». L’homme est devenu peu à peu un animal fantasque qui aura à remplir une condition d’existence de plus que tout autre animale : il faut que, de temps en temps, l’homme se figure savoir pourquoi il existe, son espèce ne peut pas prospérer sans une confiance périodique en la vie ! Sans la foi à la raison dans la vie. Et, toujours de nouveau, l’espèce humaine décrétera de temps en temps : « Il y a quelque chose sur quoi l’on n’a absolument pas le droit de rire ! » Et le plus prévoyant des philanthropes ajoutera : « Non seulement le rire et la sagesse joyeuse, mais encore le tragique, avec toute sa sublime déraison, font partie des moyens et des nécessités pour conserver l’espèce ! » — Et par conséquent ! par conséquent ! par conséquent ! Me comprenez-vous, ô mes frères ? Comprenez-vous cette nouvelle loi du flux et du reflux ? Nous aussi nous aurons notre temps !

2

La conscience intellectuelle

Je refais toujours à nouveau la même expérience, et, toujours à nouveau, je regimbe contre mon expérience ; je ne veux pas y croire, malgré son évidence : la plupart des hommes manquent de conscience intellectuelle ; il m’a même semblé parfois qu’avec les revendications d’une telle conscience on se trouvait solitaire, comme dans un désert, dans les villes les plus populeuses. Chacun te regarde avec des yeux étrangers et continue à manier sa balance, appelant telle chose bonne, telle autre mauvaise ; personne ne rougit lorsque tu laisses entendre que les unités dont on se sert n’ont pas leur poids trébuchant, — on ne se révolte pas non plus contre toi : tout au plus rira-t-on de tes doutes. Je veux dire : la plupart des hommes ne trouvent pas méprisable de croire telle ou telle chose et de vivre conformément à ces choses, sans avoir au préalable pris conscience des raisons dernières et certaines, pour ou contre elles, et sans même s’être donné la peine de trouver ces raisons ; les hommes les plus doués et les femmes les plus nobles font encore partie de ce grand nombre. Mais que m’importent la bonté de cœur, la finesse et le génie, lorsque l’homme qui possède ces vertus tolère en lui des sentiments tièdes à l’égard de la foi et du jugement, si le besoin de certitude n’est pas en lui le désir le plus profond, la plus intime nécessité, — étant ce qui sépare les hommes supérieurs des hommes inférieurs ! Chez certains hommes pieux j’ai trouvé une haine de la raison dont je leur ai été reconnaissant : ainsi se révélait du moins leur mauvaise conscience intellectuelle ! Mais se trouver au milieu de cette rerum concordia discors et de toute cette merveilleuse incertitude, de cette multiplicité de la vie, et ne point interroger, ne point trembler du désir et de la joie de l’interrogation, ne pas même haïr l’interrogateur, peut-être même s’en amuser jusqu’à l’épuisement — c’est cela que je trouve méprisable, et c’est ce sentiment de mépris que je commence par chercher chez chacun : — et une folie quelconque finit toujours par me convaincre que chaque homme possède ce sentiment en tant qu’homme. C’est là de l’injustice à ma façon.

3

Noble et vulgaire

Aux natures vulgaires tous les sentiments nobles et généreux paraissent impropres et, pour cela, le plus souvent invraisemblables : ils clignent de l’œil quand ils en entendent parler, et semblent vouloir dire : « il doit y avoir là un bon petit avantage, on ne peut pas regarder à travers tous les murs » : — ils se montrent envieux à l’égard de l’homme noble, comme s’il cherchait son avantage par des chemins détournés. S’ils sont convaincus avec trop de précision de l’absence d’intentions égoïstes et de gains personnels, l’homme noble devient pour eux une espèce de fou : ils le méprisent dans sa joie et se rient de ses yeux brillants. « Comment peut-on se réjouir du préjudice qui vous est causé, comment peut-on accepter un désavantage, avec les yeux ouverts ! L’affection noble doit se compliquer d’une maladie de la raison. » — Ainsi pensent-ils, et ils jettent un regard de mépris, le même qu’ils ont en voyant le plaisir que l’aliéné prend à son idée fixe. La nature vulgaire se distingue par le fait qu’elle garde sans cesse son avantage en vue et que cette préoccupation du but et de l’avantage est elle-même plus forte que l’instinct et le plus violent qu’elle a en elle : ne pas se laisser entraîner par son instinct à des actes qui ne répondent pas à un but — c’est là leur sagesse et le sentiment de leur dignité. Comparée à la nature vulgaire, la nature supérieure est la plus déraisonnable — car l’homme noble, généreux, celui qui se sacrifie, succombe en effet à ses instincts, et, dans ses meilleurs moments, sa raison fait une pause. Un animal qui protège ses petits au danger de sa vie, ou qui, lorsqu’il est en chaleur, suit la femelle jusqu’à la mort, ne songe pas au danger de la mort ; sa raison, elle aussi, fait une pause, puisque le plaisir que lui procure sa couvée ou sa femelle et la crainte d’en être privé le domine entièrement, il devient plus bête qu’il ne l’est généralement, tout comme l’homme noble et généreux. Celui-ci éprouve quelques sensations de plaisir ou de déplaisir avec tant d’intensité que l’intellect devra se taire ou se mettre au service de ces sensations : alors son cœur lui monte au cerveau et l’on parlera dorénavant de « passion ». (Çà et là on rencontre aussi l’opposé de ce phénomène, et, en quelque sorte, le « renversement de la passion », par exemple chez Fontenelle, à qui quelqu’un mit un jour la main sur le cœur, en disant : « Ce que vous avez là, mon cher, est aussi du cerveau. ») C’est la déraison, ou la fausse raison de la passion que le vulgaire méprise chez l’homme noble, surtout lorsque cette passion se concentre sur des objets dont la valeur lui paraît être tout à fait fantasque et arbitraire. Il s’irrite contre celui qui succombe à la passion du ventre, mais il comprend pourtant l’attrait qui exerce cette tyrannie ; il ne s’explique pas, par contre, comment on peut, par exemple, pour l’amour d’une passion de la connaissance, mettre en jeu sa santé et son honneur. Le goût des natures supérieures se fixe sur les exceptions, sur les choses qui généralement laissent froid et ne semblent pas avoir de saveur ; la nature supérieure a une façon d’apprécier qui lui est particulière. Avec cela, dans son idiosyncrasie du goût, elle s’imagine généralement ne pas avoir de façon d’apprécier à elle particulière, elle fixe au contraire ses valeurs et ses non-valeurs particulières comme des valeurs et des non-valeurs universelles, et tombe ainsi dans l’incompréhensible et l’irréalisable. Il est très rare qu’une nature supérieure conserve assez de raison pour comprendre et pour traiter les hommes ordinaires en tant qu’hommes ordinaires : généralement elle a foi en sa passion, comme si chez tous elle était la passion restée cachée, et justement dans cette idée elle est pleine d’ardeur et d’éloquence. Lorsque de tels hommes d’exception ne se considèrent pas eux-mêmes comme des exceptions, comment donc seraient-ils jamais capables de comprendre les natures vulgaires et d’évaluer la règle d’une façon équitable ! — Et ainsi ils parlent, eux aussi, de la folie, de l’impropriété et de l’esprit fantasque de l’humanité, pleins d’étonnement sur la frénésie du monde qui ne veut pas reconnaître ce qui serait pour lui « la seule chose nécessaire ». — C’est là l’éternelle injustice des hommes nobles.

4

Ce qui conserve l’espèce

Les esprits les plus forts et les plus méchants ont jusqu’à présent fait faire les plus grands progrès à l’humanité : ils allumèrent toujours à nouveau les passions qui s’endormaient — toute société organisée endort les passions, — ils éveillèrent toujours à nouveau le sens de la comparaison, de la contradiction, le plaisir de ce qui est neuf, osé, non éprouvé, ils forcèrent l’homme à opposer des opinions aux opinions, un type idéal à un type idéal. Par les armes, par le renversement des bornes frontières, par la violation de la piété, le plus souvent : mais aussi par de nouvelles religions et de nouvelles morales ! La même « méchanceté » est dans l’âme de tous les maîtres et de tous les prédicateurs de ce qui est neuf, — cette méchanceté qui jette le discrédit sur un conquérant, même lorsqu’elle s’exprime d’une façon plus subtile, et ne met pas de suite les muscles en mouvement, ce qui d’ailleurs fait diminuer le discrédit ! Ce qui est neuf, cependant, est de toute façon le mal, étant ce qui conquiert et veut renverser les vieilles bornes et les piétés anciennes ; et ce n’est que ce qui est ancien qui puisse être le bien ! Les hommes de bien de toutes les époques ont été ceux qui ont approfondi les vieilles idées pour leur faire porter des fruits, les cultivateurs de l’esprit. Mais toute terre finit par être épuisée et il faut que toujours revienne le soc de la charrue du mal. Il y a maintenant une doctrine de la morale, foncièrement erronée, doctrine surtout très fêtée en Angleterre : d’après elle les jugements « bien » et « mal » sont l’accumulation des expériences sur ce qui est « opportun » et « inopportun » ; d’après elle ce qui est appelé bien conserve l’espèce, ce qui est appelé mal est nuisible à l’espèce. Mais en réalité les mauvais instincts sont opportuns, conservateurs de l’espèce et indispensables au même titre que les bons : — si ce n’est que leur fonction est différente.

5

Devoirs absolus

Tous les hommes qui sentent qu’il leur faut les paroles et les intonations les plus violentes, les attitudes et les gestes les plus éloquents, pour pouvoir