Le Goéland - Jean Balde - E-Book

Le Goéland E-Book

Jean Balde

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  • Herausgeber: Jason Nollan
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

"Le Goéland" est un roman écrit par Jean Balde, un auteur français, et publié pour la première fois en 1959. L'histoire se déroule dans une petite ville côtière de Bretagne, en France, et est centrée sur un jeune homme nommé Pierre, qui est revenu dans sa ville natale après avoir servi dans l'armée française pendant la guerre d'Algérie.

Pierre est à la recherche d'un but et d'un sens à sa vie, et se trouve attiré par la beauté sauvage du littoral et la liberté des mouettes qui volent au-dessus de sa tête. Il devient obsédé par une mouette en particulier, qu'il nomme "Gaby", et commence à passer ses journées à observer l'oiseau et à essayer de capturer son essence dans ses croquis.

Au fur et à mesure que Pierre s'isole de sa famille et de ses amis, son obsession pour la mouette s'intensifie et il commence à s'identifier à la liberté et à l'indépendance de l'oiseau. Il se sent piégé par les attentes de sa société et aspire à se libérer et à vivre selon ses propres termes.

Tout au long du roman, Balde explore les thèmes de l'individualisme, de la liberté et de la lutte pour trouver sa place dans le monde. Le roman est également remarquable pour ses descriptions vivantes du littoral breton, qui servent de toile de fond au voyage existentiel de Pierre.

Dans l'ensemble, "Le Goéland" est un roman puissant et stimulant qui plonge au cœur de la psyché humaine et de la quête de sens dans un monde complexe et souvent déroutant.

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LE GOÉLAND

Jean Balde

Copyright

(2023) Le Goéland par Jean Balde. Images et édition par Jason Nollan.

All rights reserved.

No portion of this book may be reproduced in any form without written permission from the publisher or author.

Table des Matières

1.

I

2.

II

3.

III

4.

IV

5.

V

6.

VI

7.

VII

8.

VIII

9.

IX

10.

X

11.

XI

12.

XII

13.

Biographie

I

Le village d’Arès, posé sur le bord du bassin d’Arcachon, entre la grande nappe d’eau et les bois de pins, est habité par des pêcheurs et des résiniers. On y respire une odeur de mer et d’huîtres fraîches. A la marée basse, les longues pinasses des parqueurs jonchent une étendue désolée de vase qui rejoint l’horizon. Le ciel est parcouru de nuages marins et de grands triangles d’oiseaux qui le transpercent comme une flèche. Les couchers de soleil y sont beaux et mystérieux. Le globe rouge tombe derrière les ondulations des dunes boisées, dans l’océan invisible dont retentissent les jours de mauvais temps les coups lents et sourds.

Il y a cinquante ans, autour du château, une demeure massive et carrée, le village n’était qu’un ramassis de cabanes en planches et de miséreux. Aujourd’hui, de petites villas bordent le réseau des routes et des ruelles. Leurs galeries reposent sur des poteaux enguirlandés de glycine et de rosiers. Les maisons des pêcheurs mêmes, sous un toit en vieilles tuiles qu’on toucherait du front, sont d’une blancheur aveuglante au soleil d’été. La coutume veut que chacun les badigeonne à la chaux pour la Saint-Vincent. La parure d’une treille abrite la porte et le banc de bois posé sous un contrevent ; des grillages incrustés de coquilles, qui servaient autrefois dans les parcs aux huîtres, encagent les petits jardins où sèche la lessive et poussent dans un sable couleur de cendre quelques maigres choux.

Dans ce pays, les plus riches exploitations sont recouvertes par la mer. Il y a, au delà du chenal balisé de branches de pin, plus loin que la croix dressée en face du port, les parcs invisibles sur lesquels chacun reprend pied à la marée basse. Les huîtres y sont aussi nombreuses que les grains de blé dans un champ. Les travaux qu’elles réclament mettent en mouvement, d’un bout de l’année à l’autre, la fourmilière affairée des barques. Pour les pêcher, les transporter à terre et les rapporter, après le triage sur les chalands de la plage et dans les hangars, hommes et femmes, pareillement vêtus de vareuses et de caleçons, ne se lassent pas de prendre les rames ou de hisser sur leur pinasse une voile basse et comme besogneuse.

La pluie avait toute la nuit cinglé les maisons du côté de l’ouest et ce matin de février était gris et triste. Sylvain Picquey, sous un hangar, cherchait son ciré.

— Nous embarquons, dit-il à sa femme.

C’était un petit homme, alerte et sec, le fusil en bandoulière, une fourche sur l’épaule, enfoncé jusqu’aux cuisses dans de grandes bottes en caoutchouc. Son béret était baissé sur ses yeux perçants, un mouchoir noué autour de son cou. Il jeta sur son bras des poches en filet.

Devant la porte, sa fille Estelle allait et venait. Sylvain l’appela :

— Dis à ta mère qu’elle « s’en vienne ».

Devant la cheminée, Elvina coulait le café fumant dans une bouteille. Elle ne finissait pas de préparer le panier et tout ce qu’il fallait ; la cuisine était petite et basse, la femme était large, épaissie encore par une triple enveloppe de flanelles et de paletots. Elle glissa au fond de la gamelle un morceau de lard arrosé de graisse chaude que la poêle avait rembrunie.

Elle recommanda :

— Surtout veille que Michel ne s’écarte pas. La sage-femme a écrit dimanche que sa mère viendrait cette semaine. J’ai dans l’idée que ce sera cet après-dîner. Si ton père avait voulu me croire, il m’aurait laissée à la maison… Mais il est si mal raisonnable !

Elle s’éloignait, lourde et geignante, son panier au bras. Près du portillon, elle se retourna vers sa fille debout sur le seuil.

— Commence par laver le carreau, cria-t-elle de sa voix aiguë, que tout soit bien propre.

Dans le petit port, la mer descendante avait découvert une bande de vase. Une charrette entrée dans l’eau était arrêtée près d’une pinasse. Un homme, debout, prenant à deux mains des poches lourdes d’huîtres, les jetait à l’arrière de l’embarcation. Chacune s’écrasait avec un bruit sourd.

Un petit cheval bai, les genoux dans la mer, s’impatientait.

Michel, caché derrière un tas de brandes, regarde le port. Il y a, pour un enfant, une amère tristesse à voir s’apprêter le départ des autres. Ce jour-là précisément, il aurait tant voulu s’en aller. Il voit Sylvain, botté jusqu’au ventre, qui marche dans l’eau. Sa pinasse flotte à quelques mètres de la plage. Il la prend par derrière et la fait virer ; le voici qui glisse contre la jetée.

« Il faut que tu restes, » lui a dit Elvina. Si sa mère vient, pour une de ces mystérieuses visites qui le troublent jusqu’au fond de l’être, il doit se trouver à la maison. Ce sera comme tant d’autres fois : elle arrivera dans l’après-midi pour repartir presque tout de suite. Déjà il se voit, derrière l’église, épiant avec anxiété sur la grand’route cette silhouette dont la vue lui cause un saisissement.

Plusieurs pinasses, noires sur la mer chatoyante d’un clapotis gris, se sont éloignées. Sylvain aménage son embarcation. Le calibre vingt-quatre au canon rouillé est couché à portée de sa main au-dessous du bordage. Elvina, debout sur la jetée, lance de vifs coups d’œil sur le port.

« Si elle me voit, pense Michel, elle me dira de rentrer tout de suite pour aider Estelle. » Et il se dissimule derrière les fagots. Puisqu’on le laisse, il veut être seul ! Il ferme les yeux et imagine la longue journée : le vent de la nuit a dû secouer les pins ; il prendra la brouette sous le hangar et ira dans les bois ramasser les pignes tombées.

Les Picquey partent maintenant, la femme derrière l’homme, chacun sur son banc. Déjà se rapetisse la pinasse ailée d’avirons.

Michel a traversé la terrasse herbeuse où sèchent les filets. Il n’y a personne au-dessous de la tour, devant la petite maison du douanier. C’est l’après-midi, quand le soleil donne, que se chauffent sous sa galerie les vieux et les vieilles.

Il a hâte d’être dans les bois et le voici poussant la brouette sur la grand’route droite que les plus bordent des deux côtés. Estelle, qui lavait le carreau de la cuisine, ne l’a pas vu partir. Mais la chienne Soumise, bondissante, a secoué pour le suivre le portillon.

Parfois, sur sa droite, il aperçoit au bout d’une percée la nappe du bassin.

Il a laissé à la maison, accrochés à un clou, son béret et sa pèlerine. C’est un vigoureux garçon qui paraît au moins seize ans, quoiqu’il en ait seulement quatorze. Tête nue, il marche le front au vent. Sa blouse noire d’écolier, bouclée d’un ceinturon, est souillée de vase. Ses sabots s’impriment sur le dos uni de la route.

Un oiseau qui se lève fait dans les arbres son bruit d’ailes. Michel tourne vivement la tête et le suit des yeux. Trrri… trrri… c’est cette sorte de grive que les paysans appellent une tride.

Les fûts espacés des pins se rapprochent dans les lointains violets du sous-bois que tachent de roux les taillis de chênes. Une odeur de pourriture monte des mousses et des fougères orange froissées par la pluie. Michel ramasse sur le tapis d’aiguilles les pommes de pin. Il en remplit le creux de son tablier relevé dans son ceinturon. Lentement, il avance dans les fourrés d’ajoncs et de genêts tout argentés d’eau, dans les ronces qui raient de filets rouges ses jambes mouillées. Un grand calme imprègne cette solitude où l’on entend à peine, hautbois chuchotant, l’égouttement léger des broussailles ; quelques cloches d’un troupeau épars dans le pignada se sont éloignées, mais le vent venu de l’océan, précipitant par bonds sa course fougueuse, enfle comme un orgue le murmure qui règne dans la cime agitée des pins. Michel lève par moments les yeux, s’arrête et écoute ; c’est tantôt un bruit de vague qui déferle, alternant avec la rumeur décroissante d’un chant qui s’en va. Peut-être aime-t-il mieux encore les voix de la forêt que celles de la mer. Il se sent trempé, rafraîchi, tout abreuvé d’air. Un nuage passe au-dessus de sa tête. Il lui semble que s’agrandit sa joie d’être seul. De temps en temps, il revient vider sa charge dans un sac en toile de marin, percé près de l’ourlet d’œillets en métal. Les gros œufs d’acajou foncé, taillés à facettes, sont enduits de pluie et de sable.

Michel a arrêté sa brouette à côté d’un petit cours d’eau encaissé où traînent des herbes submergées. Il s’est assis sur un tas de bois. Les résiniers ont entaillé ces jours derniers les pins près du pied. La pluie a collé ces copeaux clairs jaspés de cire. L’enfant ne regrette plus la course sur l’eau qui eût été pour lui une fuite. La tentation de ne pas rentrer avant la nuit envahit son cœur : dans cette vie du bois qui le pénètre, fraîcheur, aromes, harmonie plaintive du vent, il sent à nouveau se gonfler sa peine. C’est une poussée de forces obscures. La colère court de fibre en fibre, le faisant, comme un jeune arbre secoué, frémir tout entier. Quelle revanche de se cacher ici jusqu’au soir : ainsi introuvable et inaccessible, si sa mère vient, il ne la verra pas.

Le ciel qui s’assombrit annonce une averse. Il ne craint pas d’être mouillé. Son estomac commence à crier la faim. Mais est-ce la peine de s’être enfui pour céder si vite ? Entêté, cherchant dans sa rancune un surcroît de force, il s’impose de dominer l’appétit qui bâille, bête tapie, au fond de son être.

L’ondée s’abat soudain sur ce pays comme un immense filet tiré jusqu’au sol. Michel s’est réfugié dans une hutte de brande qui semble une rousse pèlerine de berger, abritée de l’ouest. A l’entrée, deux pierres calcinées sont enfoncées dans un tas de cendres ; sous le chuchotement infini de la pluie, seul, assis sur la terre sèche, la tête penchée sur ses genoux joints, il se repaît de son amertume.

Les gens du peuple ne se gênent pas pour tout dire devant un enfant. Jamais Elvina, quand elle raconte l’histoire de son nourrisson, ne s’est demandé s’il pouvait l’entendre. En réalité, sans qu’il comprenne les choses jusqu’au fond, le sentiment qu’il en a est obscur et lourd. A l’école, dans les bousculades de la cour, quand a éclaté pour la première fois à sa face le nom de bâtard, il a seulement senti le feu de l’insulte. Quelle était cette honte ? Il ne savait pas. Mais au lieu de crier : « Ce n’est pas vrai, » il avait foncé et donné des coups comme si seule lui restait la force.

Aujourd’hui, sous le capuchon de brande où il se tapit, c’est tout le bois qui le protège. La longue pluie oblique l’enveloppe d’un cercle infranchissable. Il n’y a eu, pour le rejoindre, que la chienne dont il voit le dos couleur de blaireau aller et venir dans les ajoncs.

— Soumise, appelle-t-il.

Il jette ce nom deux ou trois fois, d’une voix qui s’irrite. La chienne, dressant ses oreilles, plonge dans ses yeux un regard presque humain ; affairée, le museau bas, dans les taillis ruisselants liés par les ronces, elle semble humer une piste invisible.

A cette heure, Estelle inquiète, bravant le grain, le cherche sur le port. C’est son lot d’être tourmentée. Il y a bien, entre ces enfants, une sorte de pacte, d’entente tacite, mais qui n’empêche pas Michel d’être souvent dur et injuste comme s’il prenait sur la petite compagne qu’il s’est asservie une sourde revanche.

Il ne voit pas cette fille de quinze ans, mince et gracieuse, coiffée d’un fichu croisé sur sa gorge, qui court de porte en porte.

— Michel… Michel…

Mais personne ne l’a vu passer.

Elle tourne la tête à droite, à gauche, jette de grands regards sur les prairies fouettées par la pluie :

— Mon Dieu, où est-il ?

Lui, cependant, couché en travers de la hutte, les coudes dans la terre, s’entête de loin dans sa révolte. Le temps s’éclaircit. Dans la céruse enfumée du ciel, une fissure se creuse, grotte d’argent vierge, d’où tombent des rayons blancs comme des feux de phare. Michel a passé sa tête dans l’ouverture de l’abri. Une ondée de vent filtré par les pins rafraîchit sa face. Le sous-bois respire. Mais comment la brise atlantique imprégnée de sel et d’un goût de larmes, passant et repassant sur lui depuis son enfance, n’a-t-elle pas encore lavé son sang de sa souillure !

Une voiture approche sur la route, cette carriole du boulanger qui cahote chaque jour son chargement de miches dans des chemins de sable et de bruyère. Michel, affamé, ne désarme pas. Il y a trop longtemps que sa mère le traite comme un enfant qui ne comprend rien. Il essaie de l’imaginer dans cette ville qu’il ne connaît pas. Où demeure-t-elle ? Comment se représenter sa vie puisqu’elle dissimule avec tant de soin ? Péniblement il rapproche des mots entendus, les bribes tombées sur sa route d’enfant égaré dans ces mystères impénétrables. Mais toutes ces parcelles se défont dans sa tête. L’aime-t-elle ? Ne l’aime-t-elle pas ? A-t-elle honte de lui ? Il sait qu’elle se cache pour le venir voir. Il y a donc une menace qui plane sur leurs têtes comme ces orages que l’on voit fondre, l’été, sur le clapotis moucheté d’écume.

Le ciel se fonce de nouveau au-dessus des cimes tordues par le vent. Il n’entend plus le grondement de la lande tant il est assourdi d’impressions confuses, submergé par des eaux amères qui remontent du fond de sa vie d’enfant, comme si tout ce qu’il a éprouvé, souffert, détesté, à se découvrir différent des autres, marqué d’une peine inexorable, cette âcre injustice déposée en lui s’éclairait d’une lueur d’angoisse. Pourquoi n’a-t-elle pas assez de confiance pour dire son nom ? Un mouvement de haine le soulève contre cette femme qui ne lui a jamais parlé de son père. Qu’est-ce que ces baisers, ces mots fuyants, quand il sent grandir la soif de son cœur ? A quatorze ans, poussé en plein vent, sauvage et épineux comme un chardon de la dune, comment se douterait-il que sa révolte n’est qu’un sursaut d’amour étouffé !

Quand elle est là, il baisse la tête et ne trouve rien à lui dire. Entre elle et lui, il devine tant de gêne, de silence, une convention muette de déguisement. O misère d’un exil obscur ! L’enfant qui n’a pas connu la tiédeur du nid en sent monter dans ses hérédités inconscientes la chaleur lointaine. Cette femme qui vient à de longs intervalles, quand elle l’embrasse, faisant bouger en lui tout un monde enfoui, le laisse agité d’un tumulte sourd qui ne s’apaise que peu à peu comme s’éloigne dans le gémissement des pins l’haleine de la mer.

Son humiliation, c’est aussi la crainte de lui paraître ignorant et mal élevé. A l’école où il s’isolait dans son mutisme, fermant son esprit et son cœur aux cris de la cour, il s’est toujours mis par le travail au-dessus des autres. Il lui semblait se hausser vers elle. Maintenant encore, s’il va chez le curé, l’abbé Danizous, qui lui apprend même le latin, peut-être espère-t-il, à force de savoir, changer quelque chose.

Dans la demi-torpeur qui le gagne, il revoit ce visage velouté de charme. Mais le temps est loin où ces visites lui laissaient une impression d’éblouissement. Il se souvient d’avoir senti à son approche un radieux orgueil, et quand elle l’embrassait, c’était comme une impression très lointaine de bonheur plus profond que toutes les joies.

Ah ! qu’il était alors ignorant, intact ! Les choses qui lui ont fait depuis tant de mal ne l’avaient pas touché. Maintenant encore, à travers ces nuées d’angoisse et de rancune que des jours plus proches ont amassées, il est des moments où le passé remonte, rayonnant, comme si renaissait en lui l’enfant qu’enchantait la grâce de sa mère. Vis-à-vis d’elle, combien les gens qui l’entourent paraissent grossiers ! Quelle différence entre le fausset d’Elvina et sa voix qui vous pénètre comme une musique ! Mais elle est lointaine, inconnue. Il semble que la faute qui l’entache, lui, ne l’ait pas touchée.

A plusieurs reprises, il s’est retourné au fond de l’abri. La faim pâlit un peu sa joue enfoncée dans les feuilles sèches. Le repos de l’enfance entr’ouvre ses lèvres. Soumise, lasse de tourner dans les genêts comme un tourbillon au pied d’une dune, a flairé son visage d’un museau humide. Puis elle s’est couchée en rond à ses pieds.

II

La gare d’Arès approchait. Laure baissa la vitre du compartiment : une rafale d’air pluvieux entra, le train s’arrêtait, ce petit chemin de fer économique qui traîne comme une chenille le long du bassin quatre ou cinq roulottes forées d’étroites fenêtres.

Près du hangar des messageries, aux abords encombrés de poteaux de mine et de futailles de résine, un vieil homme, le menton carré entre deux bajoues, balayait le plancher de sa charrette souillé de coquilles.

Comme la jeune femme passait près de lui, elle s’inclina légèrement.

Le vieux la regardait, les épaules pliées, relevant une tête massive coiffée d’un béret, une face romaine, couleur de cuir, aux orbites mangées par de gros sourcils, où des yeux de gélatine verdâtre étaient embusqués.

Au même instant deux hommes, qui transportaient une cage à claire-voie remplie de brebis, sortirent du hangar. C’était un employé du chemin de fer, marchant à reculons, et Laurent Biscosse qui fit sonner sa voix éclatante :

— Le voilà, ton colis !

La cage embarquée sur la charrette, le vieux tendit une tabatière en corne aussi veinée qu’une agate grise. Tout en parfumant son nez, Laurent pérorait :

— Ah ! bon Dieu, quand j’étais plus jeune !

Les trois hommes regardaient Laure qui s’éloignait sur la route bordée de platanes. Sa toque baissée couvrait ses cheveux. Elle marchait avec précaution, choisissant parmi la boue et les flaques d’eau la place de ses petits souliers qu’aucune tache n’avait maculés.

Laurent, sec et droit, qui avait à soixante-seize ans passés le coffre solide, haussait les épaules en parlant des femmes : « Celle-là, disait-il, était mignonne. » Avec son teint de poire duchesse et sa démarche un peu balancée, elle lui rappelait Fort-de-France, l’escale rêvée, où les belles créoles, une corbeille sur la tête, portaient elles-mêmes le charbon à bord. Le soir, on les revoyait en robe de mousseline blanche, faisant la salade d’ananas avec les marins. Les orangers et les citronniers étaient si épais qu’on ne pouvait les traverser. Ces souvenirs, accompagnés de mille vanteries, rallumaient le feu de ses yeux roux.

— Je disais, moi, à mon commandant, qui était un pauvre malade : tant que je suis bien portant, je veux m’amuser !

Laure n’entendait pas les grossièretés que son passage soulevait parmi les marins. Chaque fois qu’elle croisait quelqu’un, elle saluait avec un sourire. Sous la voilette, son regard rapide et doux surprenait comme une caresse. Il était bien vrai que ses yeux gardaient l’éclat des pays chauds et aussi la pulpe du visage, parsemée de taches duvetées, d’un brun de miel, qui rappelaient des rousseurs de fruit.

— C’est tout de même fort, disaient les gens, qu’on n’ait jamais su qui elle est !

— Moi, renchérissait à chaque occasion le père Milos, son menton de galoche tourné vers Picquey, je t’aurais cru plus fin !

C’était un vieux bonhomme, le béret tiré sur ses besicles, avec un nez de rapace encadré par une paire de favoris blancs. Comme il nourrissait pour Sylvain, soupçonné de lui avoir soustrait jadis une paire d’avirons, et encore une bouée avec sa cloche, de vieilles rancunes, sa bouche incisée sur des gencives dépourvues de dents laissait tomber des mots sarcastiques.

Sylvain faisait virer sa petite tête sur son cou d’oiseau :

— Je sais ce que je sais.

Autant dire qu’il ne savait rien. Curieux, sans doute, mais lâche au fond, et craignant de se compromettre, il n’avait jamais joué serré avec cette femme. Que lui importait ! quant à monter un soir dans le même train que l’inconnue, la suivre et voir où elle habitait, quelqu’un d’habile aurait pu le faire. L’idée en était venue plus d’une fois aux gens avisés ; mais Bordeaux semblait loin, et les marins, fort affairés sur leurs parcs en toutes saisons, ayant aussi en tête la pêche et la chasse, ne perdaient pas de vue leurs pinasses.

Tout le village répétait cent contes sur l’enfant. Ce n’était pas que les bâtards fussent rares dans ce petit pays, mais leur histoire n’intéressait pas : quelque retour de fête, l’aventure brutale que le peuple classe parmi les choses inévitables.

Il en allait tout autrement pour le nourrisson d’Elvina. Chacun flairait un roman d’amour comme on en lit dans les feuilletons. Les précautions de la sage-femme, Mme Chautard, qui pinçait sa bouche à chaque question, il ne faut pas demander si cela fit parler. Cette accoucheuse établie à Bordeaux plaçait des enfants dans le pays. Mais elle ne s’était jamais entourée d’un si grand mystère. Elle-même avait un matin de novembre apporté le petit. On la regarda descendre du train, le paquet blanc couché dans ses bras. Puis le bruit courut que l’épicière, Mme Lalande, l’avait mise en rapport avec Elvina.

C’était, comme chacun s’en souvenait, l’hiver où un terrible raz de marée ravagea la côte. Mais il y eut un malheur pire. Les pluies gonflaient ces filets d’eau douce qui filtrent vers le bassin au milieu des pins. On commença de dire que les « doussains » allaient faire mourir les huîtres. Elles étaient devenues belles et grasses ; puis, tout à coup, les pauvres, les voilà mortes ! Il en périssait des milliers par jour. Les pêcheurs, rassemblés sur le port au retour des parcs, se lamentaient chacun avec ses jurons ; mais, entre tous, Sylvain s’emportait et criait misère comme si on lui eût retiré le pain de la bouche.

Sa femme et lui avaient du mal à élever leurs deux enfants. Quand ils s’étaient mariés, ils n’avaient qu’une pièce d’argent blanc en poche ; et Elvina une seule chemise qu’elle lavait les jours de soleil et faisait sécher sur-le-champ. En ce temps-là, le boulanger inscrivait encore sur son ardoise le pain à crédit. Le monde, disait Elvina, n’était pas dur comme aujourd’hui. Sylvain se fût contenté de se louer au jour le jour pour la pêche et de braconner dans la forêt : il était au fond fantaisiste comme un Gascon. L’âpreté ne lui vint qu’avec les écus.

On disait de lui qu’il savait parler aux « messieurs ». Un jour, à Arcachon, le prince de Monaco le reconnut : Sylvain l’avait un soir servi à table, dix ans avant, alors qu’il achevait son service sur le Travailleur, un vieux bateau venu pour l’inauguration des docks de Bordeaux. Le prince, qui était bel homme, pas plus fier qu’un autre, et ami du peuple, l’avait amené au casino, tout mal ficelé qu’il était, pieds nus, son vieux jersey troué au coude, et avait même exigé que Sylvain fût seul à le servir dans un grand banquet que le Yachting Club lui offrait le soir. « Mais, mon prince, je suis trop sale ! — Cela me plaît comme cela. » Tout au moins Sylvain s’en vantait, et aussi de ne s’être laissé manquer de rien, au point d’avoir bu avant le petit jour quatre ou cinq bouteilles de Cliquot sans se douter qu’il était traître, parce que le champagne n’est pas comme ces vins qui noient l’estomac.

C’était un petit homme desséché, plus vif que le feu, leste d’allure, la bouche insidieuse et tordue comme une vipère, et qui avait autant de tours dans son sac que de vieilles cordes dans sa voilerie. Actif, à la manière des marins qui dorment d’un œil, se règlent sur le ciel et sur la marée, et n’ont jamais deux journées pareilles, il passait volontiers une nuit blanche pour poser un piège. Si une loutre mangeait le poisson dans les réservoirs du château, il était à parier que Sylvain, et seulement en deux ou trois jours, saurait au juste d’où venait la bête et sur quelle écluse il fallait l’attendre : en toutes choses un Gascon renforcé, sec et léger comme un oiseau, la langue dorée, les rancunes longues, flattant les riches et amassant contre eux sa bile et son fiel.

— S’il ne m’avait pas écoutée, nous n’aurions pas de pain à manger, disait Elvina.

Cette grosse femme, la face ronde comme une lune, poussait les affaires. Leur voisin, le père Milos, qui aimait les cartes, le cabaret, et tétait sa pipe sur le port du matin au soir, laissait se perdre deux ou trois parcs. Le meilleur se trouvait à gauche de la croix. Elle lui en avait sous-loué un morceau. Il avait fallu acheter sou par sou les tuiles, la chaux et le matériel. C’était à ce moment qu’Elvina qui nourrissait sa petite Estelle avait pris Michel.

Il y avait quatorze ans que ces choses s’étaient passées. On racontait encore qu’Elvina touchait des mille et des mille. Chacun sait que l’imagination populaire voit souvent des bœufs là où il n’y a pas même un œuf. En réalité, à force de travailler nuit et jour et d’user leurs mains sur les rames, les Picquey s’étaient tirés de la misère. Ils posaient maintenant huit mille tuiles dans le parc qu’ils venaient d’obtenir, près de l’île-aux-Oiseaux ; et ils avaient aussi leur maison, deux embarcations effilées, une vieille et une neuve, passées au goudron, avec le mât, la voile, les grands avirons et le grappin au bout d’un fort câble : tous ces appareils s’accumulant la nuit dans la voilerie, sorte de hangar près du bassin, où les paquets de filets étaient accrochés aux cloisons de planches. Leur fils aîné, Justin, achevait son service sur un croiseur. La petite Estelle, qui avait fait sa communion avec Michel, restait maintenant à la maison. Mais la vie et les choses s’étaient transformées sans qu’Elvina en sût davantage que le premier jour sur la mère de son nourrisson.

— Pourvu qu’elle paie ! disait Sylvain.

Il se moquait pas mal du reste, en homme qui ne voulait connaître, quoi qu’il arrivât, que la figure des pièces de cent sous.

Elle allait, la tête baissée, luttant avec peine contre la bourrasque, un grand vent souple qui l’enlaçait de la tête aux pieds. Des deux côtés de la route, on ne voyait que des pacages et la lisière des bois de pins. Comme elle avait une démarche pleine de grâce, avec des arrêts, des hésitations, il lui fallait deux ou trois fois plus de temps pour arriver jusqu’au village que n’en aurait mis une Arésienne au pas rapide.

Elle avait porté plusieurs fois la main à sa toque, retenu les pans de son long manteau battant les chevilles. Loin de s’alarmer des regards qui, tout à l’heure, la dévisageaient, elle ne pensait qu’à l’averse proche, tournant vers l’ouest, où de grands nuages bas absorbaient le jour, son visage à moitié caché dans les fourrures.

Le charreton du commissionnaire passa près d’elle. L’homme, assis sur la cage à claire-voie, sa blouse blanchie par les lavages pavoisée de pièces gros bleu, conduisait un vieil âne habillé de bourre. Il frappa avec les cordes les reins misérables rayés de la croix :

— Hup, hup…

Un petit trot saccadé secoua dans la charrette le lot de brebis : les unes couchées en travers dont dodelinait la tête busquée ; deux autres debout, écrasées contre les barreaux, leur toison tremblant sur les jambes grêles.

Maintenant elle était de nouveau seule sur la route : « Quel temps ! » pensait-elle. Mais elle n’avait pas le choix des jours. Puisque son mari était à Paris, pour un de ces voyages d’affaires où elle se refusait à l’accompagner, il n’y avait qu’à marcher contre pluie et vent. Aussi allait-elle, poussée par une force que son cœur même ne connaissait pas. Où était la créole indolente qui restait parfois étendue sur un divan des journées entières, et que son mari, quand il rentrait, enveloppait d’un sourire presque paternel comme si elle eût été une enfant. Il y a une honte secrète pour les femmes dans l’aveuglement de ceux qui les aiment. Elle revoyait les yeux de Marc : dans ce visage brûlé par le surmenage, et qui, jeune encore, lui avait toujours paru vieux, la vie du cœur concentrait sa flamme voilée. On lui disait, à l’époque de son mariage, qu’elle avait un bonheur extraordinaire d’épouser un homme d’élite. Elle en était alors excédée. Maintenant l’idée de le perdre faisait courir en elle un frisson. N’était-il pas son refuge et son seul appui ? Elle ne voyait pas la corruption profonde du mensonge. Il n’y avait à ses yeux qu’un mal : celui de souffrir ; elle en avait pour elle et les siens une horreur instinctive qui étouffait toutes les autres voix, lui inspirant des efforts cachés dont personne ne l’eût crue capable. Ce jour-là encore, à mesure qu’elle avançait dans le grand vent, elle avait l’impression confuse d’accroître un mérite qui l’élevait à ses propres yeux.

Tout à l’heure, bercée par les secousses amorties du train, elle avait longuement songé à Michel. Que ce petit était difficile ! Mère, elle entrevoyait l’instant redoutable où l’enfant commence à comprendre. Ce que l’instinct réclamait en elle, c’était une sorte d’union muette ; un amour sans yeux, sans voix, sans oreilles, refoulé dans l’ombre qui lui fut assignée par la destinée. Elle songeait à la petite maison des Picquey ; à la voir si chétive, avec le plafond d’une treille sur sa galerie, qui aurait pu croire que c’était là le but de son voyage, l’asile qui cachait son secret tragique ? Qu’une étincelle s’en fût échappée, l’incendie aurait ravagé sa vie tout entière comme court, dans l’étendue haletante de la lande, le fléau du feu.

Elle se souvint que, toute jeune femme, elle rêvait la nuit de lettre anonyme. Mais, au fond même de ce cauchemar, elle se réfugiait dans un sentiment de confiance étrange. Les illusions d’un esprit puéril répandaient aussi sur l’avenir un jour favorable : le petit grandissait ; il serait un homme. Quelle mère, pensant à son fils, l’admirant d’être grand, fort, beau d’intelligence, ne se sent portée par une foi aveugle en son étoile ? N’était-ce pas un prodige que toutes les circonstances se fussent rencontrées pour le doter d’un fonds de santé et d’instruction ? Elle croyait entendre les recommandations de la sage-femme. « Faites-lui d’abord un tempérament. Les gens qui se portent bien sont toujours heureux. » Cela avait été la chance de Michel, en même temps qu’il grandissait chez de braves gens, d’être pris en affection par le curé, l’abbé Danizous. Que l’enfant fût instruit par ce jeune prêtre, distingué, savant, qui avait montré tant de réserve, n’était-ce pas d’un heureux augure ? Tout en évitant de le rencontrer, parce qu’elle éprouvait vis-à-vis de lui des sentiments mélangés de honte, de pudeur et d’inquiétude, gardant d’ailleurs de l’unique visite qu’elle lui avait faite une impression lourde et pénible, Laure se reposait dans la pensée que l’abbé pousserait son fils. Pourquoi cet enfant, aussi bien qu’un autre, ne pourrait-il atteindre aux places les plus hautes ? Combien d’hommes étaient simplement fils de leurs œuvres, pour reprendre une expression qu’elle méditait naïvement, en tirant la jouissance d’être rassurée. En un temps où il est convenu de dire que l’intelligence peut atteindre à tout, il n’est guère de gens sans expérience, de femmes surtout, qui ne vivent dans l’espoir du miracle ; rien n’étant plus propre d’ailleurs à entretenir cette illusion que l’incertitude même d’une destinée difficile, obscure, dont on ne peut sortir que par un mérite extraordinaire.

Maintenant encore, dans la solitude de cette route vide, des idées heureuses l’accompagnaient. Michel, du moins, n’aurait pas souffert. Quel reproche pourrait-il lui faire, alors qu’elle avait de loin veillé sur lui, le sauvant de l’abandon, de la misère et des duretés qui sont le lot des enfants que nul ne veut reconnaître. Son fils, même sans foyer, exilé de son milieu naturel, était celui qu’elle avait porté ! Il restait au centre de cette vie secrète où sommeillent les tendresses engourdies et les vieux remords. Le sourire au coin de sa bouche s’approfondissait, creusait un pli triste.

— Qu’il réussisse ! qu’il soit heureux !

La demeure des Picquey se trouvait à une centaine de mètres du port, derrière des cabanes entre lesquelles s’enchevêtraient des ruelles et de minces jardins grillagés. La jeune femme chercha le loquet du portillon.

L’endroit formait une cour avec un entour de hangars où l’on rangeait le bois et triait les huîtres. Le figuier d’un jardin voisin penchait par-dessus la clôture un bras vigoureux sur la petite aile en planches où logeait Michel, et qui avait été ajoutée en équerre au bout de la galerie. Une odeur de mer imprégnait le vent. La dépouille rousse d’une macreuse se balançait à un clou contre la maison.

C’était une masure crépie à la chaux, encapuchonnée de son toit de tuiles, rabattu très bas, rapiécé et feutré de mousses, que précédait le plafond ensellé d’une treille posée sur des perches. Quand Laure frappa, Soumise, jaillissant du bûcher avec des bonds, des abois de colère, l’encercla d’une ronde de jeune chienne. Elle se pencha pour la caresser : « Là, là, laisse-moi. » Mais Estelle entr’ouvrait la porte.

— Michel ?

— Il est là, madame, il vient de rentrer.

Comme il ne s’était pas levé tout de suite, elle le surprit, devant la table nappée d’une toile cirée, avalant en hâte une bouchée de pain qui gonflait sa gorge. Il recula sa chaise et se mit debout. Sous le plafond bas, elle eut un léger saisissement à le voir si grand. Il avait maigri. Son visage, creusé par la croissance, rapportait des courses en plein air un reflet de vie sauvage et de liberté. Elle eut l’impression que ses yeux s’étaient élargis.

— Tu ne m’attendais pas ?

Les deux enfants restaient interdits comme si son entrée venait d’interrompre une explication. Estelle, gênée, détournait la tête dans le demi-jour pour cacher ses yeux enfiévrés et ses joues brûlantes. Qu’avait fait Michel ? Pourquoi s’était-il caché dans le bois ? Quand il avait ouvert la porte, à le voir paraître affamé, le visage ruisselant de sueur et de pluie, haletant d’avoir couru deux ou trois kilomètres avec la brouette, elle n’avait pu se contenir. Tout en posant sur la table une soupière couverte qu’elle gardait chaude au milieu des cendres, ses petites mains brunes tremblaient de colère.

— Oui, je le dirai.

— Laisse-moi tranquille.

La mauvaise humeur de Michel ajoutait encore aux griefs accumulés depuis le matin. Adolescente, elle sentait vibrer des nerfs de femme qui a attendu, battu le pays, inventé le pire et qui, prête à sangloter de joie, éclate en reproches. Laure ne paraissait pas s’en apercevoir. Elle avait attiré Michel près de l’humble fenêtre et mis ses deux mains sur ses épaules. Il baissait le front. Elle lui souriait.

— Embrasse-moi.

Elle le regardait avec un mélange de joie, de crainte et d’étonnement. Il avait les cheveux mouillés et sentait le bois. Quand elle le serra dans ses bras, avec son tablier tout souillé de boue, elle crut respirer un âcre parfum de terre et de feuilles mortes.

Comme les Picquey n’étaient pas rentrés, Laure accompagnée de Michel alla sur le port avant de repartir. Le flot approchait, sans qu’on pût distinguer les barques, et le lit du chenal n’était encore qu’un sillon de vase. Un vol de bernaches errait au-dessus de ce désert, volant bas, rasant de leurs ailes les boues irisées. Le ciel gardait la couleur des bourrasques grises. Mais une étroite lagune d’un jaune de soufre, étirée au couchant par-dessus les dunes, glaçait la vase d’un reflet fragile et phosphorescent.