Le Golem - Gustav Meyrink - E-Book

Le Golem E-Book

Gustav Meyrink

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Beschreibung

Tous les trente-trois ans Le Golem, créature d'argile que certains rabbins doués de pouvoirs magiques savent transformer en sinistre automate, apparaît dans le ghetto de Prague afin d'y hanter ses habitants dans un but mystérieux. Lors d'une nuit tourmentée, le narrateur plonge dans un rêve qui va le faire vivre des événements qui se sont passés, il y a plus de trente ans, dans le vieux ghetto de Prague. Dans la peau d'un certain tailleur, Athanasius Pernath, il va errer dans le labyrinthe du ghetto, et va ainsi accéder à son propre passé... Le Golem est l'un des grands classiques de la littérature fantastique, l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature germanophone. Cet étrange roman, si mystérieux qu'on n'en devine pas toutes les richesses à la première lecture, marie la cabale et le folklore des ghettos, le fantastique et le policier, le psychologique et l'amour, alliant le rêve, la folie, les théories freudiennes, les fantômes, les brumes romantiques, les mystères égyptiens, la franc-maçonnerie et l'occultisme...

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Le Golem

Le GolemI. SOMMEILII. JOURIII. « I »IV. PRAGUEV. VEILLÉEVI. NUITVII. RÉVEILVIII. NEIGEIX. SPECTRESX. LUMIÈREXI. DÉTRESSEXII. ANGOISSEXIII. INSTINCTXIV. FEMMEXV. RUSEXVI. TOURMENTXVII. MAIXVIII. LUNEXIX. LIBREXX. CONCLUSIONPage de copyright

Le Golem

Gustav Meyrink

I. SOMMEIL

La lumière de la pleine lune tombe sur le pied de mon lit, lourde, ronde et plate comme une grosse pierre. Quand le disque commence à rétrécir et l’une de ses moitiés à se rentrer comme un visage vieillissant montre des rides et maigrit d’un côté d’abord, c’est alors que vers cette heure-là de la nuit, un trouble douloureux s’empare de moi.

Ni éveillé ni endormi, je glisse dans une sorte de rêve où ce que j’ai vécu se mêle à ce que j’ai lu et entendu, comme se mêlent des courants de teintes et de limpidités différentes.

Avant de me coucher, j’avais lu quelque chose sur la vie du Bouddha Gautama et sans cesse ces quelques phrases passaient et repassaient dans mon cerveau, identiques et fluctuantes :

« Une corneille vola jusqu’à une pierre qui ressemblait à un morceau de graisse, se disant : il y a peut-être là quelque chose de bon à manger. Mais comme elle ne trouva rien de bon à manger, elle s’en alla à tire-d’aile. Semblables à la corneille qui s’approche de la pierre, nous – les chercheurs – nous abandonnons l’ascète Gautama, parce que nous avons perdu le plaisir que nous prenions en lui. »

Et l’image de la pierre qui ressemblait à un morceau de graisse grossit monstrueusement dans mon cerveau.

Je traverse un lit de rivière à sec en ramassant des cailloux lissés.

Gris-bleu dans une poussière miroitante et légère que je ne peux m’expliquer, bien que je me creuse la tête à grand effort, puis noirs avec des taches jaune soufre comme les ébauches pétrifiées de lézards dodus et mouchetés faites par un enfant.

Et je veux les jeter loin de moi, ces cailloux, mais ils me tombent des mains et je ne peux les bannir de ma vue.

Toutes les pierres qui ont jamais joué un rôle dans ma vie se dressent autour de moi. Beaucoup s’efforcent péniblement de se dégager du sable pour arriver à la lumière, comme de gros crabes ardoisés à l’heure où monte le flot ; on dirait qu’ils font tout pour attirer mon attention sur eux et me dire des choses d’une importance infinie. D’autres, épuisés, retombent dans leur trou et abandonnent l’espoir de jamais placer un mot.

Parfois, j’émerge de la pénombre de mes rêveries et j’aperçois de nouveau, l’espace d’un instant, la lumière de la pleine lune sur le pied renflé de ma couverture, lourde, ronde et plate comme une grosse pierre, pour repartir en aveugle à la poursuite tâtonnante de ma conscience qui s’évanouit, cherchant sans trêve cette pierre qui me tourmente, qui doit se trouver cachée quelque part sous les décombres de mes souvenirs et qui ressemble à un morceau de graisse.

Je m’imagine qu’une descente pour l’eau de pluie a dû déboucher sur le sol à côté d’elle autrefois, coudée en angle obtus, les bords mangés de rouille, et je m’acharne à faire surgir de force son image dans mon esprit pour tromper mes pensées effarouchées et trouver l’apaisement du sommeil. Je n’y parviens pas.

Encore et toujours, avec une obstination imbécile, une voix bizarre répète en moi, infatigable tel un volet que le vent fait battre à intervalles réguliers contre un mur, ce n’était pas du tout cela, ce n’était pas du tout la pierre qui ressemblait à un morceau de graisse. Et impossible de me débarrasser de la voix. Quand j’objecte pour la centième fois que c’est en réalité très secondaire, elle s’arrête bien pendant un court instant, puis se réveille à nouveau sans que je m’en aperçoive et recommence, butée : bon, bon, entendu, mais ce n’est pas la pierre qui ressemblait à un morceau de graisse.

Lentement, un intolérable sentiment d’impuissance m’envahit.

Ce qui s’est passé après, je l’ignore. Ai-je volontairement abandonné toute résistance, ou mes pensées m’ont-elles subjugué, garrotté ? Je sais seulement que mon corps est allongé, endormi dans le lit et que mes sens ne sont plus liés à lui.

Tout à coup, je veux demander qui est « je » maintenant, mais je m’avise que je n’ai plus d’organe qui me permette de poser la question ; et puis j’ai peur d’éveiller de nouveau la voix stupide, de recommencer à entendre son rabâchage sans fin sur la pierre et la graisse. Alors je me détourne.

II. JOUR

Soudain, je me trouvai dans une cour sombre, regardant par l’encadrement d’une porte cochère rougeâtre, de l’autre côté de la rue étroite et crasseuse, un brocanteur juif appuyé à un éventaire dont les vieilles ferrailles, les outils cassés, les fers à repasser rouillés, les patins et toutes sortes d’autres choses mortes escaladaient le mur.

Cette image portait en elle la monotonie pénible propre à toutes les impressions qui franchissent si souvent jour après jour le seuil de nos perceptions comme des colporteurs : elle n’éveillait en moi ni curiosité ni surprise.

Je me rendais compte que ce cadre m’était depuis longtemps familier. Mais cette constatation, malgré le contraste qui l’opposait à ce que j’avais perçu peu de temps auparavant et la manière dont j’étais arrivé là, ne me produisait aucune impression profonde.

J’ai dû rencontrer autrefois dans une conversation ou un livre la comparaison curieuse entre un caillou et un morceau de graisse ; cette idée surgit dans mon esprit tandis que je gravissais l’escalier usé menant à ma chambre et notais distraitement l’aspect suiffeux des marches de pierre.

J’entendis alors des pas courir à l’étage au-dessus de moi et en arrivant à ma porte, je vis que c’était la Rosina du brocanteur Aaron Wassertrum, rouquine de quatorze ans.

Je dus la frôler pour passer et elle se rejeta en arrière voluptueusement, le dos arqué contre la rampe de l’escalier. De ses mains sales elle avait saisi les barreaux pour se retenir et je vis dans la morne pénombre luire le dessous blanc de ses bras nus.

J’évitai son regard.

Mon cœur se soulevait à la vue de ce sourire indiscret dans un visage cireux de cheval à bascule. Il me semblait qu’elle devait avoir une chair blanche et spongieuse comme l’axolotl que j’avais vu dans la cage des salamandres, chez le marchand d’oiseaux. Les cils des rouquins me dégoûtent, comme ceux des lapins.

J’ouvris ma porte et la refermai derrière moi.

De ma fenêtre, je voyais le brocanteur Aaron Wassertrum devant son échoppe. Appuyé au chambranle du réduit obscur, il se taillait les ongles avec une pince, à coups obliques. Rosina la Rouge était-elle sa fille ou sa nièce ? Il n’avait pas un trait de commun avec elle.

Parmi les visages juifs que je vois surgir jour après jour dans la ruelle du Coq, je distingue très nettement diverses souches dont la proche parenté des individus n’estompe pas plus les caractères que l’huile et l’eau ne se mélangent. Impossible de dire : ces deux-là sont frères, ou père et fils. L’un appartient à telle souche et l’autre à telle autre, c’est tout ce qu’on peut lire dans les traits du visage. Donc, qu’est-ce que cela prouverait, même si Rosina ressemblait au brocanteur ?

Ces souches nourrissent les unes envers les autres un dégoût et une répulsion qui franchissent même les frontières de l’étroite consanguinité, mais elles s’entendent à les dissimuler au monde extérieur comme on garde un secret dangereux. Pas une ne les laisse apparaître et dans cette unanimité sans faille, elle font penser à des aveugles haineux accrochés à une corde imprégnée de crasse : l’un des deux mains, l’autre à contrecœur, d’un seul doigt, mais tous hantés par la terreur superstitieuse d’aller à leur perte dès qu’ils lâcheront prise et se sépareront des autres.

Rosina appartient à une lignée dont le type à cheveux rouges est encore plus repoussant que celui des autres. Dont les hommes ont la poitrine étroite et un long cou de poulet avec une pomme d’Adam proéminente. Ils donnent l’impression d’avoir des taches de rousseur partout et souffrent toute leur vie d’échauffement, livrant en secret une lutte incessante et vaine contre leur lubricité, hantés par des craintes répugnantes pour leur santé.

Je ne voyais pas très clairement, d’ailleurs, comment je pourrais établir des liens de parenté entre Rosina et le brocanteur Wassertrum. Jamais je ne l’avais vue près du vieux, ni remarqué qu’ils se fussent adressé la parole. Elle était presque toujours dans notre cour, ou alors elle traînait dans les coins et les corridors sombres de la maison. Ce qui est sûr, c’est que tous mes voisins la tiennent pour une parente proche du brocanteur et pourtant je suis convaincu qu’aucun ne pourrait en apporter la moindre preuve.

Voulant arracher mes pensées de Rosina, je me mis à regarder la ruelle du Coq par la fenêtre ouverte de ma chambre. Comme si Aaron Wassertrum avait senti mon regard, il leva tout à coup le visage vers moi. Son affreux visage figé, avec ses yeux de poisson tout ronds et la lèvre supérieure béante, fendue par un bec-de-lièvre. Il me fit penser à une araignée humaine, qui sent les plus légers effleurements contre sa toile bien qu’elle paraisse s’en désintéresser tout à fait. De quoi peut-il vivre ? À quoi pense-t-il, que projette-t-il ? Je n’en sais rien.

Aux murs de son échoppe, jour après jour, année après année, les mêmes choses mortes et sans valeur restent accrochées, immuables. J’aurais pu les dessiner les yeux fermés : ici, la trompette de fer-blanc cabossée sans pistons, là, l’image peinte sur du papier jauni avec ses soldats si bizarrement disposés. Et devant, par terre, empilées les unes sur les autres si bien que personne ne pouvait les enjamber pour entrer dans la boutique, des plaques de foyer rondes.

Toutes ces choses restaient là, sans que leur nombre augmentât ni diminuât jamais et quand, parfois, un passant s’arrêtait et demandait le prix de l’une ou l’autre, le brocanteur était pris d’une agitation frénétique. Retroussant hideusement la lèvre au bec-de-lièvre, il éructait d’une voix de basse un torrent de gargouillements et de bredouillements incompréhensibles tels que l’acheteur perdait toute envie de se renseigner davantage et poursuivait son chemin, terrorisé.

Rapide comme l’éclair, le regard d’Aaron Wassertrum glissa pour fuir le mien et s’arrêta avec un intérêt extrême sur les murs nus de la maison voisine qui touchent ma fenêtre. Que pouvait-il bien y voir ? La maison tourne le dos à la rue et ses fenêtres regardent la cour ! Toutes sauf une.

À ce moment, les pièces situées au même étage que les miennes – je crois qu’elles appartiennent à un atelier biscornu – durent recevoir leurs occupants, car j’entendis soudain à travers le mur une voix d’homme et une voix de femme qui dialoguaient. Mais impossible que le brocanteur ait pu s’en apercevoir d’en bas !

Quelqu’un remua devant ma porte et je devinai que Rosina était toujours là, dehors, dans le noir, attendant avec avidité que je l’appelasse, peut-être. Et au-dessous, un demi-étage plus bas, l’avorton grêlé Loisa guette dans l’escalier en retenant son souffle pour savoir si je vais ouvrir la porte et je sens le souffle de sa haine, de sa jalousie écumante, monter jusqu’à moi. Il a peur de s’approcher davantage et d’être remarqué par Rosina. Il sait qu’il dépend d’elle comme un loup affamé de son gardien et pourtant quel désir fou il a de bondir, de lâcher la bride à sa fureur !

Je m’assis à ma table de travail, puis sortis pinces et poinçons. Mais je ne pus arriver à rien, ma main n’était pas assez ferme pour restaurer les fines gravures japonaises.

La vie ténébreuse et morne qui hante cette maison fait couler en moi un épais silence dans lequel, sans cesse, de vieilles images surgissent.

Loisa et son frère jumeau Jaromir n’ont guère qu’un an de plus que Rosina.

Je me rappelle à peine leur père, qui cuisait des pains azymes et je crois que maintenant c’est une vieille femme qui s’occupe d’eux. Je ne sais même pas laquelle, parmi toutes celles qui habitent la maison, cachées comme des crapauds dans leur trou. Elle s’occupe des deux jeunes gens : cela veut dire qu’elle les loge, en échange de quoi ils doivent lui remettre ce qu’ils ont volé ou mendié. Est-ce qu’elle leur donne aussi à manger ? J’en doute beaucoup parce qu’elle rentre très tard le soir. Elle est laveuse de cadavres.

J’ai souvent vu Loisa, Jaromir et Rosina, alors qu’ils étaient encore enfants, jouer tous les trois innocemment dans la cour. Ce temps-là est bien loin.

Maintenant, Loisa est toute la journée derrière la petite juive à cheveux rouges. Parfois, il la cherche interminablement en vain et quand il ne peut la trouver nulle part, il se glisse devant ma porte et attend, le visage grimaçant, qu’elle arrive en tapinois. Alors, quand je suis assis à mon travail, je le vois par la pensée, aux aguets dans le corridor tortueux, sa tête à la nuque efflanquée penchée en avant. Dans ces moments-là, un vacarme sauvage brise souvent le silence.

Jaromir, le sourd-muet, dont tout l’être n’est qu’un immense désir fou de Rosina, erre comme une bête dans la maison et les rugissements inarticulés qu’il pousse, affolé par la jalousie et la rage, sont si effrayants que le sang se fige dans vos veines. Il les cherche tous les deux, car il les soupçonne toujours d’être ensemble, cachés quelque part dans un des innombrables recoins crasseux, proie d’une frénésie démente, cravaché par l’idée qu’il doit être continuellement sur les talons de son frère pour que rien n’arrive à Rosina sans qu’il le sache. Et c’est précisément, à mon sens, ce tourment incessant de l’infirme qui la pousse à toujours retourner vers l’autre. Si le bon vouloir, l’empressement de la fille faiblissent, Loisa imagine immanquablement de nouvelles horreurs pour ranimer le désir de Rosina. Ils font alors semblant de se laisser attraper par le sourd-muet et attirent malicieusement le furieux à leur suite dans les corridors obscurs où ils ont disposé des cerceaux rouillés qui sautent en l’air quand on marche dessus, et des râteaux, dents tournées vers le haut, obstacles méchants contre lesquels il bute et tombe ensanglanté.

De temps à autre, Rosina a de son propre chef une idée diabolique pour donner le maximum d’intensité au supplice. Brusquement, elle change d’attitude envers Jaromir et fait comme si elle le trouvait plaisant. Avec sa mine éternellement souriante, elle glisse très vite à l’infirme des choses qui le mettent dans un état de surexcitation presque démente ; elle a inventé pour cela un langage par signes apparemment mystérieux, à demi incompréhensible, qui doit emprisonner le malheureux dans un filet inextricable d’incertitudes et d’espoirs dévorants.

Je l’ai vu un jour planté devant elle dans la cour et elle lui parlait avec des mouvements de lèvres et des gesticulations si violents que je croyais à chaque instant qu’il allait s’écrouler dans une crise de nerfs. La sueur lui ruisselait sur le visage tant il faisait des efforts surhumains pour comprendre le sens d’un message volontairement aussi obscur que hâtif. Pendant toute la journée du lendemain, il rôda, enfiévré d’impatience, dans l’escalier noir d’une maison à demi écroulée à la suite de l’étroite et crasseuse ruelle du Coq – jusqu’à ce que le moment fût passé pour lui de récolter quelques kreuzers en mendiant au coin du trottoir. Et quand il voulut rentrer au logis tard le soir, à moitié mort de faim et d’énervement, la vieille avait bouclé la porte depuis longtemps.

Un rire de femme joyeux traversa le mur de l’atelier voisin et parvint jusqu’à moi. Un rire, dans ces maisons, un rire joyeux ? Dans tout le ghetto, il n’y a personne qui puisse rire joyeusement. Je me souvins alors que quelques jours auparavant, Zwakh, le vieux montreur de marionnettes m’avait confié qu’un jeune homme distingué lui avait loué l’atelier pour un bon prix, assurément dans l’intention de retrouver l’élue de son cœur à l’abri des indiscrétions. Il fallait maintenant, chaque nuit, monter les meubles luxueux du nouveau locataire un à un afin que personne dans la maison ne remarquât rien. Le bon vieux s’était frotté les mains avec jubilation en me racontant cela, heureux comme un enfant d’avoir si habilement manœuvré qu’aucun des voisins ne pouvait se douter de l’existence du couple romantique. De plus, on pouvait parvenir à l’atelier en passant par trois maisons différentes. Il y avait même une trappe qui y donnait accès ! Oui, si l’on ouvrait la porte de fer du grenier – ce qui était très facile d’en haut – on pouvait tomber dans l’escalier de notre maison, en passant devant ma porte et utiliser celui-ci comme sortie…

De nouveau le rire joyeux tinte, éveillant en moi le souvenir confus d’un intérieur luxueux et d’une famille noble chez qui j’étais souvent appelé, pour faire de petites réparations à de précieux objets anciens.

Soudain j’entends, tout près, un hurlement strident. J’écoute, effrayé.

La porte de fer grince violemment et l’instant d’après une dame se précipite dans ma chambre. Les cheveux défaits, blanche comme un linge, un morceau de brocart doré jeté sur les épaules nues.

– Maître Pernath, cachez-moi, pour l’amour de Dieu, ne me demandez rien, cachez-moi ici !

Avant que j’aie pu répondre, ma porte est de nouveau ouverte et aussitôt claquée.

Pendant une seconde, le visage du brocanteur Aaron Wassertrum s’est avancé, tel un horrible masque grinçant.

Une tache ronde et lumineuse surgit devant mes yeux et à la lumière de la lune je reconnais de nouveau le pied de mon lit.

Le sommeil pèse encore sur moi comme un lourd manteau de laine et le nom de Pernath est écrit en lettres d’or sur le devant de mes souvenirs.

Où l’ai-je donc vu ? Athanasius Pernath ?

Je crois, je crois qu’il y a bien, bien longtemps, je m’étais trompé de chapeau, quelque part, et j’avais été étonné alors qu’il m’allât aussi bien car j’ai une forme de tête très particulière. J’avais regardé à l’intérieur du chapeau inconnu et… oui, oui, il y avait écrit, en lettres dorées sur la doublure blanche :

ATHANASIUS PERNATH

J’avais eu très peur de ce chapeau à l’époque, sans savoir pourquoi.

Soudain la voix que j’avais oubliée et qui voulait toujours savoir où était la pierre ressemblant à de la graisse fond sur moi comme une flèche.

Vite, j’évoque le profil aigu de Rosina la Rouge avec son sourire doucereux et parviens ainsi à détourner le projectile qui se perd aussitôt dans l’obscurité. Oui, le visage de Rosina ! Il est plus fort que la voix stupide qui ne sait pas s’arrêter et tant que je resterai caché dans ma chambre de la ruelle du Coq, je serai tranquille.

III. « I »

Si je ne me suis pas trompé en croyant entendre monter derrière moi dans l’escalier à une certaine distance, toujours la même, quelqu’un qui a l’intention de venir me voir, il doit se trouver entre les deux derniers étages. Il tourne maintenant le coin où l’archiviste Schemajah Hillel a son logement et quitte les dalles de pierre usées pour passer sur le palier de l’étage supérieur qui est recouvert de briques rouges. Il suit le mur à tâtons et maintenant, exactement maintenant, il doit être en train d’épeler non sans peine mon nom sur la plaque de la porte, dans l’obscurité.

Je me postai bien droit au milieu de la pièce et regardai l’entrée. Alors la porte s’ouvrit et il entra.

Il ne fit que quelques pas dans ma direction et n’ôta son chapeau ni ne prononça la moindre formule de politesse. J’eus l’impression qu’il se comportait ainsi chez lui et trouvai tout naturel qu’il fît ainsi et pas autrement.

Plongeant la main dans sa poche, il en sortit un livre. Puis il le feuilleta longuement. La couverture était en métal ornée de rosaces et de sceaux gravés en creux, puis remplis de couleurs et de petites pierres.

Ayant enfin trouvé la place qu’il cherchait, il me la montra. Je déchiffrai le titre du chapitre : « Ibbour », « la Fécondation des âmes ».

La grande capitale or et rouge tenait presque la moitié de la page que je parcourus involontairement des yeux et son bord était abîmé. Il me fallait le réparer. L’initiale n’était pas collée sur le parchemin comme dans les livres anciens que j’avais vus jusqu’alors, mais paraissait bien plutôt faite de deux feuilles d’or mince soudées en leur milieu et ses extrémités se retournaient sur les bords de la page. Donc, le parchemin avait dû être découpé à la place de la lettre ? Si oui, le I devait se trouver, inversé, de l’autre côté de la page ? Je la tournai et constatai que ma supposition était exacte.

Involontairement, je lus aussi cette page et celle qui lui faisait face. Et puis je lus plus loin, toujours plus loin. Le livre me parlait comme le rêve, seulement beaucoup plus clair, beaucoup plus net. Et il touchait mon cœur comme une question.

Les paroles s’échappaient en torrent d’une bouche invisible, prenaient vie et s’approchaient de moi, tournoyant et pivotant sur elles-mêmes comme des esclaves aux vêtements bariolés, puis s’enfonçaient dans le sol ou disparaissaient dans l’air en vapeurs miroitantes pour faire place aux suivantes. L’espace d’un instant, chacune espérait que je la choisirais et renoncerais à examiner les autres. Nombre d’entre elles passaient en se pavanant dans de somptueux atours, à pas lents et mesurés. Beaucoup comme des reines, mais vieillies et décrépites, les paupières fardées – avec une bouche de putain, les rides recouvertes d’un maquillage affreux. Je regardais celles qui passaient, celles qui arrivaient et mon regard glissait sur de longues files aux visages si ordinaires, si dépourvus d’expression qu’il semblait impossible de les graver dans la mémoire.

Puis elles traînèrent vers moi une femme absolument nue et gigantesque comme une divinité de la terre. Pendant une seconde, elle s’arrêta devant moi et s’inclina très bas. Ses cils étaient aussi longs que mon corps tout entier et elle montrait, sans un mot, le pouls de son poignet gauche. Il battait comme un séisme et je sentais qu’elle avait en elle la vie de tout un monde.

Un cortège de corybantes arriva des lointains à une allure folle.

Un homme et une femme s’étreignaient. Je les vis venir de loin, cependant que le vacarme du cortège se rapprochait de plus en plus.

Maintenant, j’entendais les chants sonores des extatiques, tout contre moi et mes yeux cherchaient le couple enlacé. Mais il s’était métamorphosé en une figure unique, mi-homme, mi-femme – un hermaphrodite – assis sur un trône de nacre. Et la couronne de l’hermaphrodite s’achevait en une tablette de bois rouge dans laquelle le ver de la destruction avait rongé des runes mystérieuses.

Dans un nuage de poussière, un troupeau de petits moutons aveugles arriva au trot : animaux nourriciers que l’hybride gigantesque emmenait à sa suite pour garder ses corybantes en vie.

Parfois, parmi les figures qui jaillissaient de la bouche invisible, certaines venaient de la tombe, un linge devant le visage. Et elles s’arrêtaient devant moi, laissaient soudain tomber leurs voiles et leurs yeux de carnassiers se fixaient sur mon cœur avec des regards si affamés qu’une terreur glacée m’envahissait le cerveau et mon sang refluait comme un torrent dans lequel des blocs de rocher sont tombés du ciel, brusquement et au beau milieu de son lit.

Une femme passa devant moi, légère comme une nuée. Je ne vis pas son visage. Elle se détourna et son manteau était fait de larmes ruisselantes.

Des masques filaient, dansant et riant, sans se soucier de moi.

Seul un Pierrot se retourne d’un air pensif et revient sur ses pas. Il se plante devant moi et me regarde les yeux dans les yeux, comme si j’étais un miroir. Il fait des grimaces si bizarres, lève les bras et gesticule, tantôt hésitant, tantôt rapide comme l’éclair, qu’une envie mystérieuse me saisit de l’imiter, de cligner des yeux, de hausser les épaules et de tordre les coins de la bouche.

Puis d’autres figures impatientes le poussent de côté qui toutes veulent passer sous mon regard. Mais aucune n’a de consistance. Ce sont des perles qui glissent enfilées sur un cordon de soie, notes isolées d’une mélodie qui jaillit de la bouche invisible.

Ce n’était plus un livre qui me parlait. C’était une voix. Une voix qui voulait de moi quelque chose que je ne saisissais pas, si grands que fussent mes efforts. Qui me tourmentait de questions brûlantes, incompréhensibles. Mais la voix qui prononçait ces paroles visibles était morte et sans résonance.

Tout son qui retentit dans le monde du présent a de nombreux échos, de même que tout objet a une grande ombre et beaucoup de petites, mais cette voix-là n’avait plus d’échos, depuis longtemps, longtemps, ils s’étaient évanouis, dissipés.

J’avais lu le manuscrit jusqu’au bout, je le tenais encore entre les mains et l’on eût dit que j’avais feuilleté dans mon cerveau, non pas dans un livre !

Tout ce que la voix m’avait dit, je le portais en moi depuis que je vivais, mais enfoui, oublié et caché à ma pensée jusqu’à ce jour.

Je levai les yeux.

Où était l’homme qui m’avait apporté le livre ? Parti ? Viendra-t-il le chercher quand j’aurai fini ? Ou faudra-t-il que je le lui porte ?

Mais impossible de me rappeler s’il m’avait dit où il habitait.

Je voulus me remettre son apparence en mémoire et n’y parvins pas. Comment était-il habillé ? Était-il vieux, était-il jeune ? Quelle couleur avaient ses cheveux et sa barbe ? Rien, je ne pouvais plus rien me représenter. Toutes les images de lui que j’évoquais se fondaient et s’évanouissaient avant même que je les eusse assemblées dans mon esprit. Je fermai les yeux et appuyai la main sur les paupières pour ressaisir fût-ce une minuscule parcelle de son aspect.

Rien, rien.

Je me replaçai au milieu de la pièce, regardai la porte comme je l’avais fait avant, au moment où il était venu, et reconstituai la scène : maintenant il tourne le coin, maintenant il marche sur les briques rouges, maintenant il lit sur la plaque « Athanasius Pernath » et maintenant il entre. En vain. Pas la moindre trace de souvenir, ne voulut s’éveiller en moi.

Voyant le livre posé sur la table, je tentai d’évoquer la main qui l’avait tiré de la poche pour me le tendre. Jamais je ne pus me rappeler si elle avait porté un gant ou non, si elle était jeune ou fripée, ornée de bagues ou nue.

À ce moment, j’eus une idée étrange. Comme une inspiration que l’on n’oserait repousser. J’enfilai mon manteau, mis mon chapeau, sortis dans le corridor et descendis l’escalier. Puis je remontai lentement vers ma chambre. Lentement, très lentement, comme lui lorsqu’il était venu. Et en ouvrant la porte je m’aperçus que toute la pièce était dans la pénombre. Ne faisait-il pas grand jour quand j’étais sorti ? J’avais donc rêvassé là bien longtemps pour n’avoir pas remarqué comme il était tard ! Je m’efforçai d’imiter la démarche et l’attitude de l’inconnu, mais ne pus rien me rappeler d’elles. D’ailleurs, comment réussir à l’imiter alors que je ne disposais plus d’aucun point de repère qui pût m’indiquer l’aspect qu’il avait eu !

Mais les choses se passèrent autrement. Tout autrement que je l’avais pensé. Ma peau, mes muscles, mon corps se souvinrent tout à coup, sans avertir le cerveau. Ils se mirent à faire des mouvements que je ne souhaitais ni ne prévoyais, comme si mes membres ne m’appartenaient plus. Ayant fait quelques pas dans la pièce, je m’aperçus que d’une seconde à l’autre ma démarche était devenue lourde et tâtonnante, étrangère. C’est l’allure d’un homme sur le point de tomber en avant, me dis-je. Oui, oui, oui, il marchait comme cela.

Je le sus tout à coup très nettement : il est ainsi.

Je portais un visage étranger, sans barbe, aux pommettes saillantes, aux yeux obliques. Je le sentais sans pouvoir me voir.

Horrifié, je voulais hurler que ce n’était pas le mien, le tâter, mais ma main n’obéissait pas à ma volonté et s’enfonçait dans la poche pour en sortir un livre. Exactement comme il l’avait fait.

Et puis soudain je me retrouve assis, sans chapeau, sans manteau, à ma table et je suis moi, moi, moi. Athanasius Pernath.

Terreur et affolement me secouèrent, mon cœur battit à se rompre, et je sentis que les doigts fantomatiques qui un instant auparavant tâtaient encore ici et là dans mon cerveau m’avaient lâché. Seules les traces froides de leurs effleurements étaient encore perceptibles vers la nuque.

Désormais, je savais comment était l’étranger et j’aurais pu de nouveau le sentir en moi à n’importe quel moment si je l’avais voulu ; mais son image, celle que j’avais vue en face de moi, je ne pouvais toujours pas me la représenter et ne le pourrais jamais. C’est comme un négatif, un moule en creux invisible dont je ne peux distinguer les lignes, dans lequel il faut que je me glisse moi-même si mon propre moi veut prendre conscience de sa forme et de son expression.

Il y avait dans le tiroir de ma table une cassette de fer ; je voulais y enfermer le livre et ne l’en sortir pour réparer la capitale abîmée qu’une fois dissipé mon état de déséquilibre mental. Et je pris le livre sur la table. J’eus l’impression de n’avoir rien dans la main. Je pris la cassette : même absence de sensation. Tout se passait comme si le toucher devait parcourir un long chemin plein de ténèbres épaisses avant de déboucher à nouveau dans ma conscience, comme si les objets étaient séparés de moi par une durée de plusieurs années et appartenaient à un passé depuis longtemps dépassé !

La voix qui tourne autour de moi dans le noir, fureteuse, pour me tourmenter avec la pierre de graisse est passée à côté de moi sans me voir. Et je sais qu’elle vient de l’empire du sommeil. Mais l’expérience que j’ai connue était la réalité vivante, c’est pour cela que la voix n’a pu me voir et me cherche en vain, je le sens.

IV. PRAGUE

L’étudiant Charousek se tenait à côté de moi, le col de son mince paletot élimé largement ouvert et j’entendais ses dents claquer de froid. Je me dis qu’il risquait d’attraper la mort sous la voûte de cette porte cochère glaciale, en plein courant d’air, et l’invitai à venir en face, chez moi. Mais il refusa.

– Je vous remercie, maître Pernath, murmura-t-il en frissonnant, malheureusement, je n’ai plus le temps ; il faut que j’aille de toute urgence en ville. D’ailleurs nous serions trempés jusqu’aux os, si nous voulions traverser la rue maintenant, quelques pas y suffiraient ! Cette averse ne veut pas se calmer.

La pluie dévalait des toits et coulait sur le visage des maisons comme un torrent de larmes.

En avançant un peu la tête, j’apercevais ma fenêtre, au quatrième étage, ruisselante, au point que les vitres semblaient avoir fondu, opaques et grumeleuses comme de la colle de poisson.

Un torrent de boue jaune coulait dans la rue et la porte cochère se remplit de passants qui tous voulaient attendre la fin de l’averse.

– Tiens, voilà un bouquet de mariée, dit tout à coup Charousek en montrant une gerbe de myrtes fanés qui passait, emportée par l’eau sale.

Derrière nous quelqu’un éclata de rire. En me retournant, je vis que c’était un vieux monsieur à cheveux blancs, très bien mis, avec un visage de crapaud, tout boursouflé. Charousek jeta comme moi un regard en arrière et marmonna quelque chose à part lui.

Le vieillard produisait une impression désagréable. Je détournai mon attention de lui et passai en revue les maisons vilainement décolorées qui s’accotaient les unes contre les autres sous la pluie, telles de vieilles bêtes rechignées. Comme elles avaient l’air lamentable et déchu, toutes ! Plantées là au hasard, elles faisaient penser à de mauvaises herbes jaillies du sol. On les a appuyées à un muret de pierre jaune, seul vestige encore debout d’un ancien bâtiment en longueur, il y a de cela deux ou trois siècles, au petit bonheur, sans tenir compte des autres. Là-bas, une maison en retrait, la façade de biais et une autre à côté, proéminente comme une canine. Sous le ciel morne elles avaient l’air endormies et l’on ne décelait rien de cette vie sournoise, hostile, qui rayonne parfois d’elles quand le brouillard des soirées d’automne traîne dans la rue, aidant à dissimuler leurs jeux de physionomie à peine perceptibles.

Depuis une génération que j’habite ici, l’impression s’est ancrée en moi, indestructible, qu’il y a des heures de la nuit et de l’aube à peine grisonnantes, où elles tiennent un mystérieux conseil muet. Souvent un faible tremblement que l’on ne saurait expliquer traverse alors leurs murs, des murmures courent sur leurs toits, tombent dans les gouttières et nous les percevons distraitement, les sens enrouillés, sans chercher leur origine.

Souvent j’ai rêvé que j’épiais leur manège spectral, apprenant ainsi avec une stupeur angoissée que ces maisons étaient les vraies maîtresses de la rue, capables de manifester leur vie et leurs sentiments, puis de les enfouir à nouveau en elles, les dissimulant la journée à ceux qui habitent là pour les faire resurgir à la tombée de la nuit, avec un intérêt usuraire.

Et si je fais défiler dans mon esprit les êtres étranges qui y logent, tels des schèmes qui ne sont pas nés d’une mère, leurs pensées et leurs actes apparemment assemblés au hasard, je suis plus enclin que jamais à croire que ces rêves recèlent de sombres vérités qui couvent dans mon âme à l’état de veille comme des impressions de contes colorés.

C’est alors que resurgit secrètement en moi la légende du Golem, cet être artificiel qu’un rabbin cabaliste a créé autrefois à partir de l’élément, ici même, dans ce ghetto, l’appelant à une existence machinale, sans pensée, grâce à un mot magique qu’il lui avait glissé derrière les dents.

De même que le Golem se figeait en une figure de glaise à la seconde où le mystérieux verbe de vie lui était retiré de la bouche, il me semble que tous ces humains tomberaient privés de leur âme si l’on faisait jaillir dans leur cerveau n’importe quel microscopique concept, un désir subalterne, peut-être une habitude sans motif ni but chez l’un, voire simplement chez l’autre la sourde aspiration à quelque chose de tout à fait indéterminé, dépourvu de consistance.

Quelle effrayante, quelle incessante attente est tapie dans ces créatures ! Jamais on ne les voit travailler et pourtant elles s’éveillent dès les premières lueurs du jour pour guetter en retenant leur souffle, comme on guette une proie qui ne vient pas. Et si parfois il semble vraiment qu’un être sans défense, qui pourrait faire leur fortune, pénètre dans leur domaine, une terreur paralysante s’empare d’elles, les chasse tremblantes dans leurs trous et les empêche de profiter des moindres avantages. Personne ne semble assez faible pour qu’il leur reste la force de le dominer.

– Des bêtes de proie dégénérées, édentées, à qui l’on a pris la force et les armes, dit Charousek en me regardant d’un air hésitant.

Comment a-t-il pu savoir à quoi je pensais ?

Parfois, on attise avec tant de force ses pensées qu’elles peuvent jaillir et retomber sur le cerveau d’une personne proche, comme des étincelles.

– De quoi peuvent-ils vivre ? dis-je au bout d’un moment.

– Vivre ? De quoi ? Mais beaucoup sont millionnaires !

Je regardai Charousek. Que voulait-il dire par là ? Mais l’étudiant se tut, les yeux fixés sur les images.

Pendant un instant le murmure des voix s’était arrêté sous la porte cochère et seul le sifflotis de la pluie se faisait entendre.

Qu’avait-il donc voulu dire avec ses millionnaires ?

Une fois encore, on aurait cru que Charousek avait deviné mes pensées. Il me montra du doigt la boutique du brocanteur devant laquelle la pluie qui lessivait la rouille des ferrailles faisait déborder des flaques brun-rouge.

– Aaron Wassertrum, par exemple ! Il est millionnaire, il possède presque un tiers du quartier juif. Vous ne le saviez pas, monsieur Pernath ?

J’en restai le souffle littéralement coupé.

– Aaron Wassertrum ! Le brocanteur Aaron Wassertrum, millionnaire ?

– Oh, je le connais bien, reprit Charousek avec une sourde irritation, comme s’il n’avait attendu que ma question. Je connaissais aussi son fils, le Dr Wassory. Vous n’avez pas entendu parler de lui ? Du Dr Wassory, le célèbre ophtalmologiste ? Il y a un an encore toute la ville le portait aux nues, lui et son savoir. Personne ne savait alors qu’il avait changé de nom et qu’il s’appelait auparavant Wassertrum. Il jouait volontiers à l’homme de science fuyant le monde et si jamais la conversation en venait à la question de son origine, il laissait entendre à demi-mot, ému et modeste, que son père venait du ghetto, qu’il avait dû s’élever à force de travail, au milieu de soucis de toutes sortes et de peines indicibles, depuis les débuts les plus humbles jusqu’à la lumière de la notoriété. Oui, au milieu des soucis et des peines !

« Seulement les soucis et les peines de qui, et quel genre de moyens ? Cela, il ne l’a jamais dit !

« Mais moi je sais comment les choses se sont passées dans le ghetto.

Charousek me saisit le bras et le secoua violemment.

« Maître Pernath, je suis si pauvre que j’ai peine à m’en rendre compte. Je suis obligé d’aller à moitié nu comme un vagabond, vous le voyez et pourtant je suis étudiant en médecine, je suis cultivé.

Il ouvrit son paletot d’un geste brutal et je vis avec horreur qu’il n’avait ni chemise ni gilet en dessous ; il le portait à même la peau.

« Pourtant, si pauvre que je sois, c’est moi qui ai causé la perte de ce monstre, ce Dr Wassory tout-puissant, si bien considéré, et aujourd’hui encore personne ne s’en doute.

« En ville on croit que c’est un certain Dr Savioli qui a exposé ses pratiques au grand jour et qui l’a poussé au suicide. Mais moi je vous le dis, le Dr Savioli a été mon instrument, rien de plus. C’est moi seul qui ai conçu le plan, rassemblé les éléments, fourni les preuves, descellé sans bruit, imperceptiblement, pierre après pierre, l’édifice du Dr Wassory, jusqu’au jour où tout l’or du monde, toute la ruse du ghetto n’auraient pu empêcher l’écroulement, l’écroulement qui ne nécessitait plus qu’une imperceptible poussée.

« Vous savez, comme… comme au jeu d’échecs. Exactement comme au jeu d’échecs.

« Et personne ne sait que c’était moi !

« Bien sûr, un affreux soupçon empêche souvent le brocanteur Aaron Wassertrum de dormir ; il se doute que quelqu’un, qu’il ne connaît pas, qui est toujours dans son voisinage et sur qui il ne peut pas mettre la main, quelqu’un qui n’est pas le Dr Savioli, a dû tremper dans l’affaire.

« Il a beau avoir des yeux qui voient au travers des murs, il n’a pas encore compris que certains cerveaux sont capables de calculer comment on peut transpercer les mêmes murs de longues aiguilles empoisonnées, invisibles, que n’arrêtent ni les moellons, ni l’or, ni les pierres précieuses, afin de frapper l’artère vitale cachée.

Et Charousek se frappa le front avec un rire sauvage.

« Aaron Wassertrum l’apprendra bientôt, précisément le jour où il voudra prendre le Dr Savioli à la gorge ! Précisément ce jour-là !

« La partie d’échecs aussi, je l’ai calculée jusqu’au dernier coup. Cette fois ce sera un gambit avec le fou du roi. À partir de ce moment, il n’y a pas une manœuvre, pas une seule, jusqu’à la fin amère, contre laquelle je n’aie une parade fatale.

« Celui qui se laisse acculer à un gambit comme celui-là avec moi, je vous le dis, il est suspendu telle une marionnette à des fils que moi je tire – vous entendez bien – que moi je tire et c’en est fini de sa libre volonté.

L’étudiant parlait comme s’il avait eu la fièvre. Je le regardai, épouvanté.

– Qu’est-ce que Wassertrum et son fils vous ont donc fait pour que vous soyez si plein de haine ?

Charousek brisa violemment.

– Laissons cela. Demandez-moi plutôt ce qui a perdu le Dr Wassory. Ou préférez-vous que nous en reparlions une autre fois ? La pluie s’est arrêtée, vous voulez peut-être rentrer chez vous ?

Il avait baissé la voix comme quelqu’un qui retrouve soudain son calme. Je secouai la tête.

« Est-ce que vous avez entendu parler de la manière dont on guérit aujourd’hui le glaucome. Non ? Alors, il faut que je vous explique cela, pour que vous puissiez tout comprendre clairement, maître Pernath !

« Écoutez bien : le glaucome est une affection du globe oculaire qui entraîne la cécité et il n’y a qu’un moyen d’arrêter les progrès du mal : pratiquer l’iridectomie, c’est-à-dire exciser un minuscule fragment circulaire de l’iris. Les séquelles inévitables sont des éblouissements terribles qui persistent la vie durant, mais enfin la cécité est la plupart du temps évitée.

« Seulement le diagnostic du glaucome présente certaines particularités. Il y a des périodes, surtout au début de la maladie, où les symptômes les plus nets sont en régression très marquée, si bien qu’à ces moments-là, un médecin, tout en ne décelant aucune anomalie, ne peut affirmer avec certitude que son prédécesseur qui en avait jugé autrement, s’est nécessairement trompé. Mais une fois l’iridectomie pratiquée – ce qui peut évidemment se faire aussi bien sur un œil sain que sur un œil malade – on ne peut plus prouver qu’il y a eu ou non glaucome avant l’intervention.

« C’est sur ces données et d’autres encore que le Dr Wassory avait échafaudé un plan abominable.

« Dans des cas sans nombre – sur des femmes surtout – il diagnostiquait un glaucome là où il n’y avait que des troubles visuels bénins, uniquement pour être amené à pratiquer une intervention qui ne lui donnait aucune peine et lui rapportait beaucoup d’argent. Par ce procédé, il avait sous la main des gens absolument sans défense et ses extorsions ne nécessitaient plus la moindre trace de courage.

« Vous comprenez, maître Pernath, ce rapace dégénéré se trouvait placé dans des conditions telles qu’il pouvait lacérer sa victime sans faire usage d’armes ni de force. Sans rien risquer ! Vous saisissez ? Sans être obligé de courir le moindre danger !

« Grâce à une foule de communications habiles dans les revues spécialisées, le Dr Wassory était arrivé à se poser en spécialiste éminent et à jeter de la poudre aux yeux à ses confrères eux-mêmes, beaucoup trop droits et trop honorables pour démasquer son infamie. La suite toute naturelle : un afflux de malades venant chercher secours auprès de lui.

« Désormais, dès que quelqu’un le consultait pour le plus bénin des troubles visuels, il se mettait à l’œuvre avec une perfidie méthodique. D’abord, il interrogeait le malade, comme toujours, mais prenant bien soin, pour se couvrir, de ne noter que les réponses qui pouvaient permettre de penser à un glaucome. Il se renseignait également avec prudence pour savoir si quelque confrère n’avait pas déjà posé un diagnostic.

« Dans le courant de la conversation, il glissait qu’il avait reçu un appel pressant de l’étranger au sujet de très importantes décisions scientifiques à prendre et qu’il devait partir dès le lendemain. Lors de l’examen de l’œil, il s’arrangeait pour faire souffrir le patient le plus possible en braquant vers lui des rayons lumineux violents. Le tout avec préméditation ! Avec préméditation !

« L’examen terminé, quand le malade en arrivait à la question habituelle et demandait si son cas était dangereux, Wassory jouait son premier coup d’échecs. Il s’asseyait devant le patient, laissait passer une minute, puis prononçait d’une voix sonore :

– La cécité totale est inévitable dans un très proche avenir.

« Bien entendu, il s’ensuivait une scène affreuse. Souvent les gens s’évanouissaient, pleuraient, hurlaient et se jetaient par terre, en proie à un désespoir frénétique.

« Perdre la vue, c’est tout perdre.

« Et quand arrivait le moment, inévitable lui aussi, où la malheureuse victime s’accrochait aux genoux du Dr Wassory et lui demandait, suppliante, si vraiment il n’y avait pas quelque chose à faire, le monstre jouait son deuxième coup et se distribuait le rôle du Dieu secourable.

« Tout, tout dans le monde est une partie d’échecs, maître Pernath !

« Après mûre réflexion, le Dr Wassory déclarait que seule une opération dans les plus brefs délais pourrait peut-être apporter le salut, puis soudain emporté par une vanité folle, il se mettait à décrire avec des torrents d’éloquence tel et tel cas qui tous présentaient des ressemblances étonnantes avec celui en question – comment d’innombrables patients lui devaient la préservation de leur vue, et autres considérations de ce genre. La sensation d’être pris pour un être supérieur tenant entre ses mains le bonheur et le malheur des autres hommes l’enivrait littéralement.

« Mais pendant ce temps la victime sans défense restait brisée devant lui, le cœur plein de questions brûlantes, la sueur de l’angoisse au front, n’osant pas l’interrompre de peur de l’irriter : lui, le seul qui pouvait encore l’aider.

« Et le Dr Wassory terminait son discours en annonçant qu’il ne serait malheureusement en mesure de procéder à l’intervention qu’une fois revenu de son voyage, dans quelques mois. Peut-être – en pareil cas, il fallait toujours garder bon espoir – peut-être ne serait-il pas trop tard. Bien entendu, le malade bondissait, terrorisé, déclarait que sous aucun prétexte il ne voulait attendre, fût-ce un jour, et l’implorait de lui indiquer lequel des autres oculistes de la ville pourrait être envisagé pour l’opération. Le moment était venu où le Dr Wassory poussait sa pièce maîtresse.

« Il se plongeait dans une profonde méditation, posait les plis de l’affliction sur son front, et finissait par murmurer, soucieux, que l’intervention d’un autre praticien exigerait malheureusement un nouvel examen de l’œil à la lumière électrique, ce qui ne pourrait manquer d’avoir des conséquences fatales en raison de la force des rayons, le patient avait pu constater par lui-même combien cette exploration était douloureuse. Par conséquent, un autre spécialiste, indépendamment du fait que nombre d’entre eux n’avaient pas une expérience suffisante de l’iridectomie, ayant été obligé de se livrer à un nouvel examen, devrait attendre que les nerfs oculaires se fussent cicatrisés avant d’opérer, ce qui prendrait plusieurs mois.

Charousek serra les poings.

« En terme d’échecs, c’est ce que nous appelons un coup forcé, cher maître Pernath ! Ce qui suivait en était un autre, d’ailleurs. À moitié fou de désespoir, le malade conjurait alors le Dr Wassory d’avoir pitié de lui, de repousser son départ d’un jour et de pratiquer lui-même l’intervention. C’était plus qu’une question de vie ou de mort rapide, rien ne peut être pire que la peur torturante de perdre la vue d’un instant à l’autre. Et plus l’abominable individu se défendait et geignait que tout retard pouvait lui causer un préjudice incalculable, plus le malade augmentait la somme qu’il lui offrait de son plein gré !