Le grand silence blanc - Louis Fréderic Rouquette - E-Book

Le grand silence blanc E-Book

Louis Fréderic Rouquette

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Beschreibung

Le grand silence blanc – Roman vécu d’Alaska, publié en 1920 et 1921, est l’œuvre la plus connue de l’écrivain Louis-Frédéric Rouquette. Le cadre géographique du Grand nord et l’action de ce roman d’aventure ont contribué à la notoriété de l’auteur, salué comme le Jack London français.
Extrait
| Ai-je rêvé cette scène singulière ?
Pourtant, le manuscrit est là… L’écriture n’est pas très nette, nerveuse, presque illisible ; au diable soit l’animal !… S’il croit que je vais déchiffrer ces hiéroglyphes… il peut aller au bout du monde, lui et son manuscrit…
Et cependant, je l’ai lu et tel que je l’ai lu, je l’offre au public et je supplie les lecteurs de croire que je n’y ai pas changé une virgule ; j’ai, tout au plus, corrigé les épreuves…|

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SOMMMAIRE

I UNE VISITE EN MANIÈRE DE PRÉSENTATION

II LES TROIS RENCONTRES DE JESSIE MARLOWE

III LA SUPRÊME SAGESSE OU LE SECRET DU BONHEUR

IV LES « POURQUOI » DE KOTAK, ESQUIMAU INUIT

V LA CITÉ DES PHOQUES

VI DE L’UTILITÉ DU PARAPLUIE CHEZ LES THLINKITS

VII SUR LE TRAIL

VIII L’HOMME QUI PORTAIT UN CHAPEAU HAUT-DE-FORME

IX LA BÊTE SOCIABLE

X LA BÊTE QUI RONGE

XI L’HOMME QUI TROUVA UN MAMMOUTH

XII LA VALLÉE DU YUKON

XIII PUSCH, CHIEN D’ALASKA

XIV LA MACHINE À FABRIQUER LES DOLLARS

XV UNE FAMEUSE PÊCHE

XVI UNE BELLE CHASSE

XVII DANS LE SILENCE DE LA NUIT

XVIII LA DAMNATION

XIX MON CHIEN TEMPEST ET MOI

XX ADIEU, TEMPEST !

LE GRAND SILENCE BLANC

LOUIS FREDERIC ROUQUETTE

LE GRAND SILENCE BLANC

roman

J. Ferenczi & Fils, éditeurs, 1920

Raanan Editeur

Livre 30 | édition 3

I UNE VISITE EN MANIÈRE DE PRÉSENTATION

L’homme entra.

Il s’installa confortablement dans un fauteuil, posa son feutre à côté de lui, sur le tapis, croisa les jambes l’une sur l’autre et dit :

— Monsieur.

Il prononça : Mon Sieur, à la manière anglaise, puis il ajouta :

— Je suis Français.

Je lui présentai quelques paroles de bienvenue, mais il m’arrêta d’un geste brusque de la main.

— C’est moi qui vous remercie, vous êtes un homme très occupé et je vous dérange. Je sais, je sais. Je vous prendrai aussi peu de minutes. La littérature, qu’elle soit de France, d’Angleterre ou d’un autre pays, se vend pareillement à la moutarde, au cirage ou aux harengs du capitaine Cook. On met des affiches, on roule le tambour, et l’on crie, la main en porte-voix : « Holà ! vous qui passez, lisez le roman de Monsieur Chose. Monsieur Chose est un homme célèbre. Sa dernière production atteint cent éditions de mille exemplaires. »

Selon le public, on dit encore : « Le roman de Monsieur Chose est le meilleur des romans, les vieilles filles, les curés de campagne, les membres de la Y. M. C. A peuvent le lire », ou bien : « Ce roman-ci, les vieilles filles, les curés de campagne, les membres de la Y. M. C. A ne peuvent pas le lire. »

Dans les deux cas on achète, les uns pour avoir une littérature « saine, morale, ad usum pucellarum », les autres parce qu’ils s’attendent à trouver des situations graveleuses et des descriptions croustillantes.

Vous me pardonnerez, Mon Sieur, les ancêtres, je veux dire ceux qui sont arrivés, ont loué tous les panneaux-réclames, tous les emplacements en vue ; les jeunes ont le bas de la muraille que les autobus éclaboussent de crotte et que compissent souventes fois les chiens, errants malgré les décrets de police.

Je risquai :

— Je ne vois pas…

Énergique, l’homme me coupa la parole :

— Si, Mon Sieur, vous voyez et je suis venu parce que vous voyez et que vous savez faire une place sur le panneau aux camarades qui tirent la langue.

Vous me plaisez. Il y a dix minutes, je ne vous connaissais pas, mais l’idée que j’avais dressée dans mon cerveau était telle que je vous aperçois. Excusez, Mon Sieur, je ne sais plus parler le français… Je veux dire, vous êtes la représentation du type que je m’étais créé sur votre nom. Ça ne vous arrive pas, à vous, Mon Sieur, de mettre des… comme dites-vous ?… des physionomies sur des noms ?

Et sans attendre ma réponse, il poursuivait :

— Vos livres me plaisent. Vous ne posez pas à l’artiste, vous êtes un bourgeois qui n’avez pas honte de votre bourgeoisie, all right ! et vous la dépeignez comme elle est. Vous auriez pu, tout comme un autre, atteindre le « fort tirage » par des procédés outranciers, vous n’avez pas voulu. Les académies vous font sourire, vous ne monopolisez pas la vertu, vous ne jouez pas de l’adultère, c’est bien. Vous êtes secourable aux apprentis des lettres, cela est mieux. Je sais… je sais… Ne prenez pas votre air colonel, malgré votre masque froid, derrière vos bésicles, votre œil pétille. Malice ? non, bonté. C’est pourquoi je suis là.

Et comme pour prouver sa présence, l’homme se cala dans le fauteuil, changea ses jambes de place, puis il continua :

— Qui je suis ? Freddy.

Parbleu, oui, j’ai un autre nom, comme tout le monde, mais qu’importe ? J’ai trente-six ans depuis… (il regarda son bracelet-montre)… depuis deux heures trente-cinq minutes. Mais trente-six ans bien employés…

Il resta un moment silencieux, comme poursuivant un rêve. J’en profitai pour le dévisager à mon aise. La lampe éclairait en plein sa figure. Trente-six ans, pas possible ! je lui en aurais donné vingt-huit ou trente, tout au plus. Mais, en examinant bien, le visage est osseux, les joues creuses, ces rides qui guillochent les tempes… ce pli amer qui tire la bouche… cet être-là a souffert… Seules les lèvres sont jeunes, d’un rouge vif, plus rouge et plus vif de la pâleur des joues… Le front en pleine lumière découvre une intelligence éveillée et les yeux brillent d’un feu sombre, dans la cavité des paupières.

Mais l’homme a repris son discours.

— Je ne suis pas venu ici pour faire une confession. Je ne fouillerai pas avec le crochet de Jean-Jacques les épaves de ma jeunesse.

Ce que j’ai fait ? Mille métiers, mille misères, disait ma mère, et mon père ajoutait : « Oui, tu sais un tas de choses qui te permettront de crever de faim toute ta vie… » C’était sagesse !

En effet, je peignais, je sculptais, je mettais en vers de huit à douze pieds le soleil, les oiseaux, les fleurs, le printemps, comme si le soleil avait besoin de moi pour rayonner sa gloire, les oiseaux pour lancer leurs trilles éperdus, les fleurs pour enchanter nos yeux, le printemps pour faire croire au bonheur de notre âme !

Le cercle étroit de la petite ville était trop restreint. Paris, voilà le tréteau !

Vous n’attendez pas de moi que je vous dise les courses dans la grande ville. Il ne s’agissait plus de triomphes et de lauriers, mais plus simplement de manger. La course à l’écu ! C’est un championnat comme un autre !

Si j’ai mangé de la vache enragée ? Un troupeau, Mon Sieur, un fameux troupeau… Bah ! ces choses sont finies et les Arabes disent : le passé est un mort.

Les mille métiers, je les ai faits, les mille misères, je les ai connues.

J’ai été… voyons, que vous dirai-je ? J’ai couru les journaux pour placer « un papier ». J’ai fait des chansons (vous faites trop bien le vers, donnez-nous quelque chose de moins soigné… dans le goût populaire), et la chanson vendue (quinze francs, Mon Sieur), on touchait six centimes quand un chanteur voulait bien la mettre au programme.

Le théâtre, ce fut ma marotte ; n’avais-je pas eu une pièce primée, médaillée comme une bête au concours, lorsque j’avais seize ans ? « Vos actes, oui… très bien, portez-les donc à Monsieur Un Tel qui signera avec vous (moitié des droits d’auteur), plus une ristourne d’un quart pour le régisseur, un autre quart pour le directeur. » Je pose zéro et je retiens tout.

J’ai été secrétaire… J’ai beaucoup été secrétaire dans ma vie, et à ma mort je ne désespère pas d’être embauché par M. Saint-Pierre, secrétariat, service des entrées !…

Secrétaire de théâtre (toujours !), cent cinquante francs par mois ; quatorze heures de travail par jour, un patron qui vomissait des injures comme un autre parle ou respire… une brute congestionnée qui avait une façon de mettre les pouces dans les poches de son gilet en disant : « Moi je travaille pour l’Art !  !  ! »

Secrétaire de vagues gazettes, puis secrétaire d’un abbé… oui, Mon Sieur, d’un bon abbé qui me faisait traduire saint Jean Chrysostome, et me payait quand il avait le temps. Il aimait à dire : « Il fait bon vivre sous la crosse. » Hélas ! sa crosse était dédorée ! Il n’avait pas d’argent cet homme, il ne pouvait pourtant pas en voler pour moi !

Puis, j’ai fait le trust des parlementaires d’un département : trois députés, deux sénateurs, cent quarante francs par mois, mais la paie était aussi irrégulière. Alors j’ai envoyé le Palais-Bourbon au diable, j’ai pris une blouse et je me suis embauché sur un chantier comme ouvrier peintre… oui, peintre… barbouilleur, quoi ! J’ai fait du faux bois dans une banque, j’ai passé au minium les fers à T d’un immeuble sur les boulevards, j’ai couvert d’une couche « ignifuge » les palissades de l’ascenseur du Métropolitain, station Barbès… Je travaillais de mes mains, je gagnais huit francs par jour… j’étais heureux… Hélas ! j’avais une marotte… oui, le microbe littéraire. Je lâchai les brosses pour le porte-plume et j’entrai comme nègre chez un de nos plus sympathiques auteurs qui… que… dont…

J’ai des diplômes aussi, si ça vous intéresse, comme tout le monde… j’en ai gagné que je n’ai même pas. J’ai fait deux thèses de doctorat économique, trois thèses de médecine. J’ai donné ma matière grise pour cinquante centimes la page, c’était bien payé pour un « nègre ».

Et puis, las de courir Paris, le ventre vide, j’ai couru le monde pour changer mes idées…

J’ai pris ma chance, comme nous disons en Amérique, je me suis promené de Rhadamès à Agadir, j’ai vu les oasis du Sud, empanachées de palmes, j’ai couché dans des bordjs et, sous la tente, j’ai écouté, le soir, la chanson du sokar saharien qui montait dans la pureté du ciel, droite comme une fumée aromatique, et j’ai commencé à saisir intuitivement toute la grandeur, toute la beauté mystérieuse des Simples…

Ah ! qu’on était loin de la course aux gros sous sous le ciel barbouillé d’encre de la Ville !

Je suis entré dans Marrakech, la cité rouge, trois fois ceinturée de remparts, et, du haut de la casbah d’Agadir, j’ai longuement regardé l’Océan qui berçait ses eaux vertes comme pour séduire l’ardente terre barbaresque…

L’Amérique ? J’y viens, Mon Sieur ; si je la connais ? Depuis Punta-Arenas, dans le détroit de Magellan, jusqu’à Point-Barrow, à l’extrême pointe de l’Alaska…

Ce que je faisais ? Hé donc ! toujours mille métiers, mille misères !

J’ai fait des conférences sur la littérature française, lorsque le microbe littéraire prenait l’offensive. Entre temps, j’étais mineur aux mines d’or, meneur de chiens et conducteur de traîneau.

J’ai même représenté officiellement le Gouvernement de la République dans une grande foire, quelque part, là-bas, dans l’extrême Far-West. C’était la guerre ; comme sept conseils de révision n’avaient pas voulu de moi pour les armées, je fis « de la propagande » ; c’était avant l’intervention américaine. Mais voilà, pour « la propagande », il y avait un tas de braves gens « service armé » à qui l’air de l’Amérique était favorable. Je fus « ce pelé, ce galeux, haro… » ! De quoi se mêlait-il, celui-là ? On me le fit bien voir… Le chœur des vieillards célébra sa victoire en dansant, sur le mode antique, la danse du scalp.

J’avais la bouche amère, comme après boire ; j’aurais pu me fâcher, raconter les petites fripouilleries qui sont monnaie courante… Bah ! À quoi bon !

Je me suis enfoncé dans les solitudes vierges du Grand Nord. Là, j’ai goûté vraiment le repos de ma chair et le repos de mon âme. La vie était rude, mai j’avais la santé physique et morale.

Au fait, c’est pour cela que je suis ici. Voici, Mon Sieur, quelques papiers (eh ! oui, toujours le fameux microbe), j’ai noté là, par à-coup, les heures de paix et de solitude, les heures mornes aussi où la désespérance agrippe le cerveau.

Vous lirez ces choses… oui, merci, mais je voudrais plus encore.

Moi, voyez-vous, Paris, ses combinaisons, ses truquages, c’était bon pour ma carcasse de vingt ans ; aujourd’hui, non… je lâche tout… oui, Mon Sieur, je m’en retourne vers le Grand Silence Blanc de ma terre qui paye. Vous lirez, vous verrez ; une fois qu’elle vous tient, c’est pour toujours…

Je voudrais…

Pour la première fois ? mon interlocuteur s’arrêta ; il hésita, puis se décidant :

— Je voudrais que vous le fassiez paraître… si cela est possible… quelque part… Je ne le saurai pas, mais ça me fera plaisir tout de même.

À moins que vous trouviez la chose insuffisante, auquel cas je vous demanderai de ne pas tenir compte de ma démarche et de jeter au feu ces feuillets inutiles. »

L’homme se leva, prit son manuscrit, le posa sur la table, se baissa pour prendre son chapeau et dit encore :

— Je vous salue… Mon Sieur !

Arrivé à la porte, il se retourna, fit trois pas en avant :

— À propos, si la chose paraît, excuse me, encore un service : je voudrais que vous mettiez un nom sur la première page… Tempest… Qui c’est ? mon chien, parbleu ! Croyez-vous que je dédie mon bouquin à un homme !

Il leva les épaules et sortit…

Ai-je rêvé cette scène singulière ?

Pourtant, le manuscrit est là… L’écriture n’est pas très nette, nerveuse, presque illisible ; au diable soit l’animal !… S’il croit que je vais déchiffrer ces hiéroglyphes… il peut aller au bout du monde, lui et son manuscrit…

Et cependant, je l’ai lu et tel que je l’ai lu, je l’offre au public et je supplie les lecteurs de croire que je n’y ai pas changé une virgule ; j’ai, tout au plus, corrigé les épreuves…

II LES TROIS RENCONTRES DE JESSIE MARLOWE

Un garçon, que j’avais rencontré dans un bar de Montgomery-street, à San Francisco, m’avait assuré qu’on trouvait de l’or dans une des îles de l’archipel de la Reine-Charlotte. « Mais, ajoutait-il, confidentiellement, on tenait la chose cachée pour éviter un rush, une poussée formidable. »

Ayant payé le tuyau de nombreuses tournées de whisky, il ne m’en fallut pas davantage pour boucler mon maigre bagage et me mettre en route vers les pays du Nord.

Je fis la chose en plusieurs étapes. N’avais-je pas dans ma ceinture quelques centaines de dollars que j’avais arrachés à la terre du côté d’Alhégany, dans le Nevada-County ?

Je musai plusieurs jours à Portland, la ville des roses. Puis, un matin, je pris le train pour Seattle où je m’arrêtai deux fois vingt-quatre heures pour échanger un cordial shake-hand avec ma bonne amie, Marcelle de J…, dont l’âme est fleurie de poésie comme un églantier de France à l’avril.

 

 

La coquette villa où s’abrite, à Seattle, le consulat de France. Devant la porte, au milieu d’un jardinet, un mât avec, à la cime, la flamme tricolore.

À l’intérieur, deux petits salons où la volonté de l’hôtesse a su faire revivre la grâce de la patrie lointaine.

Aux murs, quelques gravures d’un goût rare ; sur un chiffonnier Louis xvi, le Mercure de France fait une tache mauve, et Farrère est présent avec ses Petites Alliées.

J’ouvre le livre, distrait, et ma pensée vagabonde.

Une voix prononce, derrière moi :

— Vous devez aimer Farrère ?

— Beaucoup.

L’hôtesse m’observe et dit avec un anglicisme :

— Je pensais ainsi.  

— J’aime les gens de mer. Tout ce qui vient de la mer m’attire. J’aurais tant voulu être marin !

— C’est un regret ?

— Oui, le grand regret de ma vie.

— Diable, quel amour !

— C’est un amour, aussi pour le satisfaire, j’ai tourné la difficulté : ne pouvant être matelot, je suis voyageur !

— Je rends grâce à cette vocation qui nous permet de vous avoir. C’est si rare que nous ayons quelqu’un qui vient de France.

— Ne comptez pas sur moi pour la dernière mode ou l’ultime potin. J’arrive de France, si vous voulez, mais après un sérieux crochet dans le Texas, l’Arizona et la Californie. Demain, je pars pour les Îles.

Avec une pointe d’émotion, Mme de J… me parle alors de Paris, du Paris qu’elle aime, du Paris littéraire et théâtral. J’écoute la musique de sa voix. Des noms frappent mon oreille peu accoutumée. De Max, Lavallière, Bartet, Robinne, c’est comme un doux ronronnement qui berce mon âme, la calme et l’endort.

Le nom d’un théâtre ou le titre d’un livre accroche de-ci, de-là, ma pensée… c’est un film qui se déroule, je vois nettement les tableaux et les scènes… Mais alors ? L’Arizona brûlant que je viens de parcourir à cheval, les Indiens Opi, hospitaliers et primitifs, la Californie et les bons camarades qui travaillent avec moi dans la mine ?

Qui est dans le vrai ?

Elle ou moi ?

Mais le consul s’approche, souriant :

— Prendrez-vous un cocktail, cher ?

Un cocktail, by Jove ! Je suis bien à Seattle, dans l’État de Washington, là-bas, à tous les diables, sur la côte du Pacifique.

 

 

J’allai par mer à Victoria et de Victoria à Vancouver, où j’eus la chance de trouver le jour même de mon arrivée un vieux cargo, l’Abraham-Lincoln, qui faisait le service de la poste à travers le méandre des îles.

La traversée ? Un peu mouvementée, comme cela se doit dans ces parages où l’on navigue dans des couloirs étroits, où le vent de la mer s’engouffrent avec un bruit d’orgue.

Tant bien que mal, plutôt mal que bien, nous avons franchi le détroit de Georgie que longe l’île de Vancouver.

On danse fortement lorsque, après les îles Scott, on pénètre dans le Pacifique ; mais, crachant, soufflant, faisant un bruit de vieille quincaillerie, l’Abraham-Lincoln double enfin la pointe du cap Saint-James. Et notre cargo contourne l’île Prévost, laisse sur la gauche l’Houston-Stewart-channel et le Skincuttle-inlet.

Nous avons encore quelques coups de mer dans le Juan-Perez Sound où s’égrène un chapelet d’îlots abrupts et sauvages.

On jette quelques sacs de dépêches à Lydie, nous doublons l’île Louise, après avoir fait escale à Skedans. Je débarque enfin à Cumshewa, dans la grande île de Moresby, tandis que mon vieil Abraham-Lincoln poursuit sa route vers Skidegate, dans Graham Island, la plus importante des îles de l’archipel de la Reine-Charlotte.

 

 

À Cumshewa, pas plus d’or que sous le sabot d’un âne. Je vis quelques jours sur mes économies et je serais mort d’ennui si je n’étais embauché dans une fabrique de conserves de saumon.

Temps passé, douze jours. Un indigène haïda qui part à Skidegate me propose de l’accompagner. Tope-là, en route vers le nord, et me voilà mécanicien dans l’usine où l’on extrait l’huile des chiens de mer.  

Je regagne quelques dollars que j’ai la chance de doubler au poker et je reprends mon bâton de voyageur, ce qui est une façon de parler lorsqu’on saute de cargo sur steamer et de steamer sur paquebot.

Il est plus facile d’entrer dans Graham Island que d’en sortir. Les Abraham-Lincoln n’assurent, sur la côte, qu’un service postal très approximatif, mais j’ai la chance de franchir l’Hecatestrait avec des compagnons qui vont à Port-Essington, dans la British Columbia, afin de renouveler leur provision de whisky, opération de la plus réelle importance.

« Bonne chance, camarade », et me voilà seul sur le pier en bois de Port-Essington, cependant que, courbés sur leurs rames, mes amis gagnent la haute mer.

Je prends une décision : le premier bateau, cargo à vapeur ou à voile, qui passera dans un sens ou dans l’autre, j’embarque.

Dix-sept jours après, la Princess-Sophia, de la British Columbia Coast Service, jette l’ancre de l’autre côté de Port-Essington, sur la rive droite de la Skeena, à Prince-Rupert.

La destinée me pousse au Nord. En route donc pour la terre du silence, terre du mystère, terre de la neige et de l’or : n’est-ce pas la pay-dirt, la terre qui paye ? Qui paye quoi ? La volonté ? La résistance ? Qui paye comment ? Avec l’or arraché aux roches dures ? Avec la rigide beauté des paysages ou l’émerveillement des aurores boréales ?

Avec de l’or ou avec de la mort. L’une ou l’autre, plus souvent l’une et l’autre. L’or conquis ruisselant entre les doigts comme l’eau du torrent. La mort paisible qui vous couche, sur le linceul des neiges polaires. Le corps s’enfonce et fait un trou, la neige pèse, pèse, pèse. Le gel la durcit. Les traîneaux y tracent leur piste. La vie va vite. Il y a des morts dessous. Qui le sait ? Et l’âme s’en va, errante, dans l’immense nuit sans étoiles, avec la chanson du Grand Nord qui la berce, en faisant craquer les branches, tandis que, là-bas, brament les cariboos affolés par le rire aigu des loups, dont le vent vient, soudain, de rabattre l’odeur.

Je pense à toutes ces choses sur le pont du Princess-Sophia, assis sur mon bagage, les coudes sur les cuisses, les poings aux tempes. L’hélice bat l’eau rythmiquement. Une brume grise enveloppe la côte cependant toute proche. Le steamer suit le long labyrinthe des îles et la côte déchiquetée. À droite, l’île du Prince-de-Galles, entourée de sapins, sommeille et la nuit tombe à gauche sur Ketchikon dont les feux rouge et vert trouent avec peine la brume.

Princess-Sophia. La Princesse Sagesse ! Est-ce folie de suivre cette route ? L’hélice bat comme un cœur, « flouk, flouk, flouk, flouk ». Est-ce oui ? est-ce non ? Une vie nouvelle s’ouvre devant moi et le vers de Térence vient sur mes lèvres : « Ce jour qui t’apporte une vie nouvelle réclame, en toi, un homme nouveau. »

— Vous avez tort de rester là, garçon, la brume est mauvaise.

Je lève les yeux et rencontre le regard d’une femme, gainée dans un chandail gris.

Elle est debout, solidement plantée sur ses jambes, les mains dans les poches de son chandail, le col lui cache le cou, le menton et la bouche, et le polo, rabattu, barre le front à la hauteur des yeux.

— Je suis Jessie Marlowe, et vous ?

— Moi, Freddy.

— Freddy qui ?

— Freddy rien, Freddy tout court.

— Ah !

La femme prend un temps et ajoute :

— Vous ne devriez pas rester immobile, c’est toujours mauvais dans ces régions. Marchez plutôt avec moi.

Et nous voilà, tous deux arpentant le « deck » du navire comme de vieux camarades.

— Vous venez pour la première fois ?

— Oui, et vous ?

— Moi, je suis déjà une vieille Yukoner. J’ai fait cinq fois le passage.

— Et vous allez ?

— À Dawson, rejoindre mon mari…  

— Ah ! vous êtes mariée.

Le ton sur lequel j’ai prononcé cette phrase fait rire Jessie d’un rire qui sonne clair.

— Oui, j’ai marié Harry Marlowe, le sergent de la police montée.

La police montée canadienne ! Le corps splendide qui n’aurait pas son pareil si la Légion n’existait pas. On s’engage dans la police montée comme dans la Légion, par coup de tête ou amour d’aventures.

Les magnifiques bêtes humaines, aventureuses et folles, qui, de l’Hudson à l’Alaska, à travers l’immensité silencieuse du Grand Nord représentent la loi de Sa Majesté Britannique.

Depuis j’en ai rencontré, groupés ou solitaires, plusieurs centaines au hasard de mes pérégrinations polaires et j’ai toujours trouvé chez eux les qualités qui font les hommes forts : la générosité, la droiture, la bonté et le courage.

Et cependant de la savoir, cette Jessie, à un autre, cet autre fût-il sergent de la police montée, cela me crispe.

Hé là, hé là ! À quoi vais-je penser ! Jessie Marlowe, il y a deux quarts d’heure je ne soupçonnais même pas son existence… alors…

Alors, maintenant, je la connais. Voilà.