Le Journal d'Anton Gregory - Laura Emeline Gonthier - E-Book

Le Journal d'Anton Gregory E-Book

Laura Emeline Gonthier

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Beschreibung

Aux confins de notre système solaire, se trouve une planète nommée Piuma. Là-bas, la magie existe, les animaux parlent et marchent sur deux pattes, les habitants ont une pierre précieuse en guise de cœur, les héros sont nombreux et la nature extravagante. Elle a été façonnée par le dieu Tchitrec. Un oiseau aussi beau que vaniteux. Très fier de sa création et désireux que tout le monde apprenne son existence, il a choisi, sur chaque planète, une personne douée pour conter les histoires. Il a donné à chacune la possibilité de se rendre autant de fois qu’elle le voudrait à Piuma. En échange, les conteurs devaient rapporter dans leur monde d’origine tout ce qu’ils y avaient vu de plus beau et de plus extraordinaire, ainsi que les aventures les plus rocambolesques auxquelles ils avaient eu la chance d’assister. Sur la planète Terre, c’est l’illustre romancier Wilhem Gregory qui a été choisi en l’an 1718 pour réaliser cette prouesse. À sa mort, il a transmis ce droit à ses descendants masculins.

Je me nomme Anton Gregory et je suis l’un d’entre eux. Voici mon journal qui retrace mon premier voyage à Piuma. J’espère vous émerveiller autant que je le l’ai été et vous révolter autant que je le fus.


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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Gonthier Laura Emeline

Le journal d’Anton Gregory

La plume du dieu oiseau

A ma famille.

« L’imagination vaut bien des voyages et elle coûte moins cher »

Citation de George William Curtis.

Vendredi 25 juin 1920, 20 h 30Maison de Bari, Paris,Planète Terre

–Vous auriez dû tenir ce journal depuis une semaine, petit bon à rien ! cria madame Virginia Dubois tôt ce matin, de sa voix stridente.

Elle me hurla dessus, devant tous les autres garçons de l’étude et devant la belle, que dis-je… la magnifique Alice. Elle utilisa ensuite la brosse qui sert normalement à effacer le tableau, comme projectile en direction de ma tête. Prévoyant, je me baissai rapidement sur mon pupitre afin d’éviter l’objet. J’avais l’habitude des accès de colère de la professeure Dubois, ce n’était pas la première fois de l’année qu’elle me lançait un objet dessus, juste après m’avoir traité de «petit bon à rien». Étant parvenu à esquiver la brosse, je me crus pendant un moment plus malin qu’elle et laissai échapper un petit sourire amusé. Malheureusement, l’enseignante n’apprécia pas du tout mon expression, ni les éclats de rire des autres étudiants. D’un bond, elle se leva de son bureau, faisant valser sa chaise contre le mur et fit une grimace épouvantable. C’était une de ces grimaces terrifiantes, dont elle seule avait le secret de fabrication.

À ce moment-là, tout le monde se tut. Personne n’eut besoin de quelques secondes de plus pour se calmer.

La professeure avança d’un pas rapide jusqu’au fond de la classe où était tombée la brosse, faisant claquer ses talons au passage. Comme les autres, je ne me tournai pas pour voir ce qu’elle y allait faire. C’était inutile. Nous le savions tous. Je gardai le regard fixé vers le tableau, déglutis et attendis mon heure venir.

Je l’entendis ramasser l’objet que j’avais intelligemment réussi à éviter, puis ses pas se remirent à frapper le sol et s’arrêtèrent juste derrière ma chaise. Quelques secondes plus tard, la brosse s’abattit sur ma tête. Madame Dubois fut finalement plus maligne que moi. Comme d’habitude, une douleur intense se répandit dans mon crâne. Peu importe le nombre de fois où j’avais été frappé avec cet objet, la douleur ne s’atténuait pas avec le temps. Pour me punir de mon insolence, elle ajouta un deuxième coup. Je veillai toutefois à ne pas bouger, à ne pas vaciller. C’était la règle quand on se faisait cogner, sinon le châtiment était pire. Puis elle beugla pour la centième ou la millième fois de l’année (j’ai perdu le compte) :

–Inutile d’aller perdre votre temps à Piuma ! Tout comme votre père, vous n’avez pas votre place là-bas ! Quant aux autres, cessez de ricaner aux mascarades du bon à rien, ou vous finirez sur le banc des boulets qui font honte au grand Wilhem Gregory !

Je me rappelle avoir été profondément blessé la première fois qu’elle m’avait dit cela. Mais aujourd’hui, je ne le suis plus. J’ai entendu cette réplique beaucoup trop souvent pour m’en soucier encore. Et puis, la méchante professeure pouvait bien dire ce qu’elle voulait. Certes, mon père avait échoué au test pour devenir conteur de Piuma, mais, au moins, ma famille, elle, contrairement à celle de madame Dubois, a été choisie par le dieu de Piuma pour tenter sa chance. La famille Dubois, elle, n’aura jamais cette occasion. Elle ne pourra jamais passer le test…

Mais puisque madame Virginia Dubois tient énormément au fait que je raconte dans ce journal «tout» ce qui m’arrive dans mes journées ainsi que mes ressentis, et ce, sans me censurer le moins du monde, alors je le ferai. Je ne chercherai donc pas à cacher les paroles viscérales qu’elle a eues et qu’elle aura à mon encontre.

Si j’en crois les notes que j’ai prises lors du cours de Dubois ce lundi, expliquant la manière dont je devais tenir ce journal, je devrais commencer par me présenter…

Je m’appelle Anton Gregory, j’ai 17 ans (et demi, si je peux me permettre. Je sais que madame Dubois n’aime pas cette expression). Je suis né à Rouen le 25 décembre 1902. Je suis le fils unique d’Adaline et Paul Gregory. Il y a un an de cela, j’ai obtenu mon baccalauréat. Mais pour comprendre mon histoire, il faut d’abord connaître celle de Tchitrec et de mon illustre ancêtre Wilhem Gregory.

Tchitrec est un dieu. Dans un des livres de la bibliothèque de Bari (mon grand-père), j’ai vu que Tchitrec a l’apparence d’un grand oiseau. Il a créé une planète plate et rectangulaire qui s’appelle Piuma. Sur celle-ci, vivent apparemment de grands héros et des méchants terrifiants qui évoluent dans des paysages insolites. Porté par l’orgueil et la fierté de son monde, le dieu oiseau voulut que les incroyables histoires qui se passaient sur sa planète soient rapportées dans l’univers.

Pour cela, il vola de monde en monde (dont le nôtre). Dans chacun d’eux, il choisit une personne ayant un incroyable talent pour le chant, le conte et l’écriture. Il lui offrit l’opportunité de se rendre à Piuma autant de fois qu’elle le voudrait. En contrepartie, elle devrait rapporter dans son monde d’origine tout ce qu’elle avait vu de plus éblouissant, de plus mirifique et les histoires héroïques auxquelles elle avait assisté. Elle pouvait rapporter ces choses oralement, à travers une chanson, un poème ou un roman. La forme était libre. Tous les élus acceptèrent, ils s’envolèrent tous à Piuma et remplirent leur devoir. Tchitrec les nomma alors «Conteurs officiels de Piuma».

Dans notre monde à nous, ce fut mon arrière arrière arrière (en fait, je ne saurais dire combien d’arrière) grand-père qui fut choisi en 1718 : le grand Wilhem Gregory. Comme ce dernier n’était pas éternel et que Tchitrec avait été très satisfait par son travail, il donna la même chance à la descendance masculine de Wilhem. Ou du moins, c’est à peu près ce qu’il fit. Car dans la famille Gregory, les naissances de garçon ne manquaient pas. Pour éviter qu’il y ait trop de conteurs à Piuma, Tchitrec mit en place un test, une sélection : les descendants masculins de Wilhem devaient se rendre à Piuma durant un an, vivre au moins une grande aventure et ensuite venir la raconter ou la chanter au dieu oiseau. Si Tchitrec estimait le conteur assez talentueux, alors il acceptait que ce dernier revienne régulièrement à Piuma.

Sur terre, personne ne crut aux histoires que mes ancêtres avaient rapportées, ni même à l’existence de Piuma. Toutefois, tous ceux qui lurent ou entendirent une de ces histoires furent toujours ébahis, intrigués, passionnés ou enchantés. Cela satisfit grandement Tchitrec. Les femmes et les enfants des conteurs étaient également très satisfaits de leur succès, car ces histoires les avaient rendus riches.

C’est pour poursuivre ce destin que mes quatre cousins et moi-même (descendants directs de Wilhem Gregory), avons commencé notre formation chez notre grand-père Bari Gregory, il y a un an de cela, dans sa demeure à Paris. Tchitrec n’a jamais demandé que l’on soit formés, mais le vieux Bari tenait absolument à ce que tous ces petits enfants deviennent conteurs officiels de Piuma.

Durant cette longue année, Bari nous apprit l’histoire de la création de Piuma, celle des personnes importantes qui y vivaient, la nôtre, les coutumes de ce monde ainsi que sa faune et sa flore. Madame Dubois, quant à elle, nous a entraînés à écrire des histoires et des poèmes, à chanter, à jouer de certains instruments et à conter oralement des événements. Le vieux Bari nous a également appris à manier l’épée, pour que nous puissions nous défendre en cas d’extrême nécessité. En effet, Piuma, ne connaît pas les armes à feu et se situe à une époque moyenâgeuse.

Madame Virginia Dubois est une amie d’enfance du vieux Bari, en qui il met toute sa confiance. C’est également une femme qui n’est pas très douée en mathématiques. Cela ne fait pas une semaine que j’aurai dû commencer à écrire dans ce journal, mais seulement cinq petits jours ! Elle est toujours à tout dramatiser !

La professeure tient absolument à ce que mes cousins et moi tenions un journal, afin d’y noter tout ce que nous allons vivre à Piuma. Histoire de ne rien oublier et de pouvoir créer facilement notre chanson, notre poème ou notre roman à notre retour sur Terre. Il y a une semaine de ça, pour prendre de bonnes habitudes, elle nous a demandé de commencer à raconter nos journées dans ce journal, bien que nous soyons encore à Paris. Je ne l’ai pas fait, parce que ma semaine avait été très mauvaise et que je souhaitais par-dessus tout l’oublier. Mais puisque je dois le faire avant demain, au risque de ne pas accompagner mes cousins à Piuma, je le ferai. Eh oui, le grand jour c’est demain. J’ai hâte d’y être ! Dans quelques heures, mes cousins et moi allons nous envoler vers Piuma. Du moins, si je réalise mon exercice comme ma très chère professeure me l’a demandé. Elle m’a promis de se lever tôt pour le vérifier.

Lundi : madame Dubois nous remit à tous un journal et nous donna des «conseils» (pour ma part, j’utiliserai plutôt le mot «ordre») pour le tenir. Après quoi, elle nous donna une énième chanson héroïque à créer de toute pièce, sur laquelle nous nous penchâmes pendant deux heures d’affilée.

Je recopie ici ma note et l’appréciation que madame Dubois a marquée sur ma copie : « 03/20. Écriture naïve, sans profondeur, qui donne des maux de tête et obstrue les yeux. »

Mardi : ce fut la seule bonne journée de la semaine. Ce jour-là, madame Dubois, souffrante, resta au lit toute la journée. Elle annula donc tous les cours. Que Tchitrec en soit loué ! Je profitai de cette liberté pour aller me balader avec Lubin et Alice au parc.

Lubin est mon cousin germain, venu lui aussi suivre la formation de conteur chez le vieux Bari. C’est le seul et unique cousin que j’avais déjà rencontré avant ma venue dans la capitale. En effet, après un événement survenu entre mon père et ses frères un peu avant ma naissance, je n’ai pas eu la chance de rencontrer les autres plus tôt. D’ailleurs, je n’ai jamais eu le droit de fréquenter Lubin non plus, mes parents me l’ayant toujours interdit. Sauf qu’ils n’ont jamais pu m’en empêcher, mon cousin vivant également à Rouen et qui plus est, dans la maison située juste en face de la mienne. Une chose en ayant entraîné une autre, nous sommes devenus amis et inséparables, malgré les conflits de notre famille. Lubin a des cheveux châtains toujours bien coiffés et des yeux de la même couleur. Il est bon, loyal, drôle, maladroit et je lui accorde toute ma confiance.

Quant à Alice, il se trouve qu’elle est la fille de la femme qui me déteste le plus au monde : notre très chère professeure madame Dubois. Elle vit avec sa mère dans la très grande maison du vieux Bari. Parfois, comme ce lundi, elle assiste à nos cours. Alice est tout le contraire de sa mère : elle est belle (et non pas repoussante), souriante (et non pas aigrie), attentionnée et à l’écoute (et non pas méchante et bornée). Elle a des cheveux couleur des blés et des yeux noisette magnifiques. Elle possède un joli petit visage rond ainsi que des joues rebondies et toujours naturellement rosies. Je suis fou amoureux d’elle et elle est aussi folle amoureuse d’un autre garçon.

Le parc étant à quelques ruelles de la maison de Bari, Lubin, Alice et moi avons l’habitude de nous y rendre dès que nous avons du temps libre. Ce jour-là, une forte odeur de fleurs parvint à nos nez dès notre arrivée au grillage. Depuis le début de l’été, Alice adorait vagabonder entre les fleurs et sentir leur parfum. Et moi, j’adorais la regarder faire.

Comme d’habitude, nous allâmes faire une balade en barque sur l’étang. Cette fois, c’était au tour de Lubin de se charger de la rame. Comme à son habitude également, il faillit nous faire chavirer. Non seulement il n’est pas très doué pour pagayer, mais ce jour-là, il tenta de le faire en imitant le vieux Bari devant madame Dubois. Notre grand-père a en effet toujours une drôle de tête et un comportement ridicule quand il se retrouve face à la professeure. Nous savons tous qu’il est secrètement amoureux d’elle. J’en suis toujours à me demander comment une telle chose a pu arriver.

Lubin connaît mon amour pour Alice. Après la barque, il trouva donc une excuse pour nous laisser seuls, elle et moi. Je l’amenai sous un kiosque blanc qu’elle qualifia de très romantique. Elle me confia alors sa tristesse de nous voir tous partir, « surtout toi, Anton », dit-elle… C’est alors que, poussé par je ne sais quelle force, j’osai pour la première fois prendre sa main dans la mienne, le cœur près de se morceler sous des battements inhabituellement brusques. Elle était d’une douceur affolante…

–Je n’ai pas envie de vous dire au revoir, ajouta-t-elle.

–J’aimerais ne pas devoir te quitter, j’aimerais que tu viennes aussi avec moi là-bas, lui confiai-je, étonné de ma propre audace.

Alice se jeta à mon cou devant une dizaine de regards choqués par notre comportement inconvenant en ce lieu public. Néanmoins, je la laissai faire. Peu importait la pensée d’autrui, seule Alice comptait à ce moment précis. C’était elle qui comptait depuis un an.

Nous restâmes un moment serrés l’un contre l’autre avant de rentrer au manoir, ses bras enroulés autour de mon cou et les miens autour de sa taille. Une chaleur troublante irradia mon corps et pour une fois, ce ne fut pas le soleil brûlant d’été, ce fut la sensation de sentir Alice contre moi. Ce fut très dur de briser notre étreinte ou, du moins, ce le fut pour moi.

Une fois rentré, je ne pus m’empêcher de repenser à ce qui s’était passé au kiosque et à me demander si je pouvais déclarer ma flamme à Alice et lui demander de m’attendre un an, jusqu’à mon retour de Piuma. Depuis notre rencontre, je n’avais eu d’yeux que pour elle. Cependant, ma timidité était telle que je n’avais jamais osé lui dire mes sentiments. Je craignais d’être repoussé. Il faut dire qu’avec ma jambe boiteuse et ma canne, je suis loin d’être le plus beau garçon qui soit. Tandis qu’elle, elle est incroyablement magnifique et parfaite. Cependant, les paroles qu’elle avait eues à mon égard et notre étreinte m’avaient rempli de bonheur et d’espoir et j’avais maintenant très envie de lui déclarer mon amour.

Toutefois, à l’heure où j’écris dans ce journal, je sais qu’elle ne m’a jamais aimé, ou du moins pas comme je l’espérais. Je me sens incroyablement bête d’avoir pensé lui demander de m’attendre. Qu’est-ce que je croyais ? Maudites soient les étoiles qui m’ont empêché de voir la vérité !

Mercredi : je passai la journée à essayer de joindre mes parents par téléphone. Je devais leur demander pour la millième fois s’ils allaient venir ou non à la fête organisée vendredi par Bari, en l’honneur de notre départ. Jusqu’ici, ma mère m’avait toujours répondu qu’elle ne savait pas, qu’elle et mon père avaient beaucoup de travail à la ferme. Mais ce mercredi, Bari avait besoin de leur décision définitive, ils devaient me répondre. Ce n’est qu’en début de soirée que ma mère a enfin répondu. Je me souviens de la conversation, de son intonation, de son hésitation et de sa gêne.

–Nous avons bien réfléchi et nous ne pouvons pas venir. Nous avons beaucoup à faire…

–Avec la ferme, complétai-je à sa place.

Durant la dernière année qui venait de s’écouler, chaque fois que Bari avait organisé une fête, elle m’avait sorti cette excuse. Je savais que c’était un mensonge. La ferme est bien modeste et notre voisin à qui nous rendons souvent des services aurait très bien pu s’en occuper un ou deux jours. Surtout que je n’avais pas revu mes parents depuis un an et que j’allais ne plus les voir pendant une année de plus. S’ils ne voulaient jamais venir, c’était parce que les parents de mes cousins étaient également invités et qu’ils ne voulaient pas les croiser.

Mon père avait cependant une raison en plus pour ne pas venir me voir ou même pour refuser de me parler au téléphone. Il ne voulait pas que je devienne un conteur. Comme j’ai refusé de l’écouter, il a décidé de ne plus jamais me parler.

–Est-ce je pourrais parler à mon père, s’il-te-plaît ? tentai-je pour la dernière fois avant de partir pour Piuma, monde dans lequel je n’aurais plus aucun contact avec lui durant encore un an.

Il y eut un moment de silence dans le combiné, puis j’entendis comme des chuchotements, mais ils étaient trop faibles pour que je puisse saisir la conversation, enfin quelqu’un claqua une porte.

–Il… il n’est pas là…, balbutia alors ma mère.

Deuxième mensonge que j’avais l’habitude d’entendre.

–Oh, je comprends, il a beaucoup de travail ! lançai-je d’un ton que je voulais désinvolte, pour montrer que cela ne me faisait rien. Malheureusement, l’effet contraire se produisit, car ma voix se brisa rapidement. Ma mère sembla le remarquer et elle s’empressa de me réconforter.

–Oui, mais tu sais… tu lui manques beaucoup ! À moi aussi, d’ailleurs !

Rien de tout ça ne me réconforta, ni ce qu’elle ajouta : le fait qu’elle m’aime, qu’un an passerait vite, qu’après je pourrais enfin rentrer à la maison et que nous nous retrouverions tous enfin. Une année ne passerait jamais aussi vite qu’elle le prétendait. De plus, j’avais vraiment besoin de parler à mon père. Lors de notre dispute la veille de mon départ à Paris, il m’avait fermement fait comprendre que je n’étais plus son fils.

Après le dîner, mon cousin Geoffrey eut l’idée de mettre de la musique pour me changer les idées. Lubin et lui me poussèrent à inviter Alice à danser. Alors que nous nous chamaillions sur la manière dont j’allais l’aborder, mon autre cousin Alfred s’invita dans la conversation.

–Cette dispute est complètement dérisoire. Quelle que soit la manière dont tu l’inviteras, Anton, elle refusera ! Qui aurait envie de danser avec un boiteux ? D’autant plus un boiteux dont le père a…

–La ferme ! crièrent en cœur Lubin et Geoffrey, anticipant ses propos perfides.

–Ton père aussi n’était pas capable de se défendre seul et je ne parle pas seulement de son procès à Piuma, osa-t-il.

Mon sang ne fit qu’un tour. Entendre des remarques sur mon père me déstabilisait et me faisait toujours perdre mes moyens. Je ne savais jamais comment réagir. Je voulus riposter, mais qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Critiquer son père qui a reçu pendant 15 années de suite la plume d’or des conteurs pour avoir ramené les plus belles histoires ? Qui a vécu et conté les meilleures aventures jamais entendues auparavant ? Ou bien critiquer Alfred, lui qui a terminé le lycée avec la mention excellence et qui a fait deux ans dans l’armée avant de rejoindre la formation de conteur ? Son parcours particulièrement brillant avait toujours attisé la curiosité d’Alice, qui ne cessait de l’interroger sur les expériences qu’il avait vécues dans l’armée. Alfred est le plus vieux d’entre nous, il a 20 ans, il est arrogant, moralisateur, blessant et il se mêle toujours de choses qui ne le regardent pas. S’il a un don pour m’énerver, il en a un tout aussi fort pour attirer les filles, avec son assurance, son comportement, sa musculature et ses longs cheveux noirs toujours attachés en queue de cheval.

–Ne parle pas de choses que tu ignores. Tu n’étais pas là pour le savoir, dis-je en serrant les dents.

–Mon père m’en a bien assez dit pour que je me forge ma propre opinion sur cette affaire.

–Ce n’est pas ta propre opinion, mais juste une pensée mauvaise que ton père t’a martelée dans le crâne, rétorquai-je en perdant quelque peu mon sang-froid. Tu comprends ? Ton comportement n’est que mimétique.

Il sourit. Mais son sourire était loin d’être sincère. Il se tut, puis se dirigea vers le couloir.

–Il va l’inviter à danser ! s’exclama Geoffrey tout en me poussant vers le couloir. Vas-y avant lui !

Un autre jour, j’aurais trouvé ce comportement enfantin, mais ce soir-là, à bout de nerfs, j’acceptai le défi et m’élançai. Quand Alfred vit que je le suivais, il accéléra le pas. Je ne me laissai pas devancer et fis de même. Puis il se mit à trottiner et je me mis à courir. Il se mit à courir également. Le couloir étant trop petit pour nous deux, nous nous bousculâmes et arrivâmes en trombe dans la cuisine où Alice était en train de faire la vaisselle.

–Alice ! avons-nous crié d’une seule voix.

Alice, surprise, faillit se couper avec le couteau qu’elle était en train de laver.

–Tu veux bien danser avec moi ? avons-nous presque hurlé en même temps.

Elle resta un moment à nous observer en faisant de gros yeux, puis elle se mit à rire. Alfred et moi ne sûmes pas comment prendre ce rire.

–Excusez-moi, les garçons, c’est juste…

Elle se remit à rire.

–C’est juste quoi, Alice ? l’aida Alfred avec un ton mielleux.

–C’est juste que vous avez déboulé ici comme une trombe ! J’ai cru qu’il s’était passé quelque chose de grave… or c’était seulement pour m’inviter à danser ! Excusez-moi d’avoir rigolé ! Je crois que c’était juste le stress qui redescendait !

Ces joues devinrent encore plus rouges qu’elles ne le sont d’ordinaire.

–Alors tu veux bien ? tentai-je à nouveau, ne voulant pas laisser Alfred me devancer.

–Oh, Anton… et ta jambe ?

Mon cœur manqua un battement et je sentis la tête d’Alfred se tourner vers moi. Du coin de l’œil, je vis un sourire se former sur son visage.

–Qu… quoi ? Euh, je veux dire… comment ça, ma jambe ?

–Eh bien, tu es boiteux et le docteur t’a dit de ne jamais faire d’effort sur ta jambe sans ta canne, or je ne te vois pas danser sans elle…

Ses propos me sidérèrent sur le moment.

–Mais enfin, c’est… c’est juste une danse… bégayai-je, gêné de me faire jeter devant Alfred.

–Je crois que c’est sa manière de te dire gentiment qu’elle ne veut pas de toi, le boiteux, souffla Alfred dans mon oreille.

Embarrassé, je devins tout rouge.

Alice sembla mal à l’aise aussi et esquissa un sourire qui, maintenant que j’y repense, ressemblait plutôt à une grimace.

Alfred tendit sa main vers elle et elle la prit. Il l’entraîna avec lui dans le couloir. Moi, je restai sur le pas de la porte de la cuisine. Je ne me tournai pas pour les regarder, je ne voulais pas les voir ensemble. Je me maudis alors d’avoir eu ce comportement enfantin et montai dans ma chambre. Quelques secondes plus tard, la musique s’arrêta et j’entendis des exclamations de voix.

–Mais enfin, qu’est-ce que tu fais ? cria Alfred.

–Désolé, mais j’ai envie de l’écouter à l’étage, rétorqua Lubin sur un ton agacé.

J’entendis deux personnes monter les escaliers en courant et peu de temps après, Geoffrey et Lubin ouvrirent la porte de ma chambre sans frapper. Lubin portait la radio sous le bras.

–Qu’est-ce qui s’est passé ? leur demandai-je, interloqué.

–On a entendu ce que cette mégère t’a dit ! clama Lubin.

–Ce n’est pas une…, tentai-je de répliquer pour la défendre.

–Si, c’en est bien une ! Et tu n’as pas à te morfondre pour elle. Laisse-la lui. Elle est aussi hautaine que lui. Ils font la paire ! poursuivit-il sur le même ton. Et ça, dit-il en pointant la radio qu’il portait sous le bras, c’est ma radio ! Et nous l’avions allumée pour te changer les idées, pas pour que ces gens odieux dansent dessus ! s’exclama-t-il assez fort afin qu’Alfred l’entende bien.

–Vous êtes de vrais amis ! leur dis-je, touché par leur réaction.

Lubin sourit, puis ralluma la radio, mais quelques minutes plus tard, ayant entendu des rires en bas, je l’éteignis pour écouter la conversation d’Alice et Alfred.

–Ne les écoute pas ! Laisse-les ! J’ai toujours su qu’elle ne te méritait pas. Elle mérite l’autre arrogant en bas ! s’exclama aussitôt Lubin.

Mais je lui demandai de se taire.

–Alice, depuis le jour où je t’ai rencontré, je suis tombé sous ton charme, dit Alfred. Si j’avais eu une bague en ma possession, là, tout de suite, je t’aurais déjà demandée en mariage. Mais vois-tu, j’attends d’être à Piuma pour t’y acheter la plus belle bague qui soit. Sauras-tu m’être fidèle jusqu’à ce que je revienne avec elle, te demander en mariage ?

Mon cœur s’accéléra et j’attendis la réponse d’Alice, très angoissé.

–Oui, répondit-elle. Oui, je le veux !

Je crus que tout mon univers était en train de s’effondrer. Lubin et Geoffrey n’en revinrent pas non plus. Quand ils tentèrent de me réconforter, je les rejetai. Je ne voulus plus écouter aucune musique, ni parler à qui que ce soit. Je pris la porte et fis une sortie nocturne dans le parc. Son oui faisait écho dans ma tête durant ma balade. Pour qu’elle donne sa réponse aussi rapidement, sans hésiter, c’est qu’elle avait toujours désiré cela. C’est qu’elle m’avait toujours vu uniquement comme un bon ami. Je flânai dans le parc pendant une heure, totalement abattu, puis rentrai à la maison.

À 23 heures, le son d’assiettes qui se brisent au sol nous réveilla tous. Ce bruit fut suivi par un grognement. Lubin et Geoffrey, avec qui je partageais ma chambre depuis maintenant un an, se pressèrent d’allumer deux bougies et de sortir de la chambre. Je les suivis en courant pour savoir également ce qui se passait. Nous nous penchâmes sur la balustrade de l’escalier et regardâmes le rez-de-chaussée. Mes autres cousins, Alfred et Christian, ne tardèrent pas non plus à sortir de leur chambre et nous rejoindre. Voir Alfred me pinça le cœur et je préférai reporter mon attention sur ce qui se passait dans la cuisine.

–Vous devriez rentrer dans vos chambres, je vais m’occuper de cela, chuchota Alfred.

Nous lui lançâmes tous un regard mauvais. Alors que Geoffrey ouvrait la bouche, prêt à riposter, d’autres objets tombèrent dans la cuisine, faisant encore plus de bruit qu’auparavant. Nous descendîmes les escaliers à toute vitesse, pensant à un voleur. Nous débarquâmes en trombe dans la cuisine, prêts à en découdre avec l’intrus. C’est là que nous vîmes un homme imposant, d’une quarantaine d’années, qui faisait au moins deux mètres de haut et qui avait les cheveux et la barbe noirs. Son visage était strié de cicatrices. Il portait de grosses bottes et une peau d’ours blanche sur le dos.

Je saisis immédiatement une casserole pour me défendre. Mes cousins s’armèrent de marmites et de couteaux. L’homme ne sembla toutefois aucunement intimidé et nous montra les crocs.

–Par les plumes du grand Tchitrec ! Gianni ! s’exclama Bari derrière nous, fou de joie.

Quand Bari prononça le nom de l’intrus, je compris immédiatement l’enthousiasme du vieil homme. Bari est un ancien conteur, un ancien romancier plus précisément et durant son premier voyage à Piuma il a suivi les aventures d’une bande de pirates dont Gianni était le dirigeant. L’histoire de Gianni et de ses compagnons est donc le premier récit rapporté par Bari. Mais pas seulement, car le pirate et mon grand-père ont vécu beaucoup d’autres aventures ensemble. Le vieux Bari a dû écrire au moins six livres sur le pirate. Aucun d’entre nous ne l’avait encore vu jusqu’ici, pour nous il était juste un personnage de conte de fées.

Gianni était exactement comme Bari l’avait décrit dans ses livres. Un homme imposant, costaud. J’avais tellement lu et relu les aventures de cet homme que j’aurais pu parfaitement dire quelle cicatrice lui avait valu quelle bataille. Nous fûmes tous en admiration devant lui. Mais ce ne fut pas réciproque, puisque dès qu’il nous vit, il empoigna son épée.

–Non, arrête ! Ce sont mes petits-enfants ! Ce ne sont que des conteurs ou du moins, de futurs conteurs ! Ils sont inoffensifs, s’empressa d’expliquer Bari.

Un grognement sortit de la bouche de l’homme et il refusa de baisser son épée.

–Des conteurs ? Justement, c’est bien de ce genre de personnes que l’on doit se méfier en ce moment à Piuma.

Sa voix avait quelque chose de hargneux et le regard plein de dégoût qu’il nous jeta nous fit ou du moins, me fit oublier un moment mon admiration pour lui.

–Mais enfin, comment ça ? demanda Bari, la voix tremblotante. Cela fait plusieurs siècles que les conteurs viennent dans votre monde et ils ne vous ont jamais causé de tort. Je fus l’un d’entre eux et… et l’on s’entendait bien, n’est-ce pas ?

La gêne de Bari pouvait se sentir à dix kilomètres.

–Oui, en effet, nous nous entendions bien. Je te fais confiance et c’est d’ailleurs pour cela que je suis venu vers toi. Comme tu le sais, j’ai des hommes dispersés partout dans le royaume du grand Tchitrec et certains d’entre eux ont entendu dire des choses horribles… très horribles… Si celles-ci se révèlent vraies, alors j’ignore ce qu’il adviendra, mais ce dont je suis sûr, c’est que le mal ne peut qu’arriver.

Mes poils se hérissèrent en entendant ses propos. Un habitant de Piuma ne vient jamais sur la Terre. Les moyens d’y arriver sont bien trop difficiles et dangereux. Uniquement des messagers entraînés pour ça peuvent le faire sans risquer leur vie. Ce n’était pas pour rien que l’on n’avait pas rencontré Gianni auparavant. D’ailleurs, si j’en crois les dires de Bari, ils ne s’étaient pas vus depuis une bonne dizaine d’années. Pour qu’il ait osé s’aventurer ici, c’est qu’il se passait quelque chose de très grave à Piuma.

–Mais cesse donc de tourner autour du pot et dis-moi ce qu’il se passe ! le pressa Bari.

–Pas en la présence de ces conteurs de fleurette, répondit l’homme, sur un ton aussi haineux qu’auparavant.

Cette parole eut pour effet de tous nous scandaliser, même Bari. Nous résumer à ce qualificatif était révoltant.

–Alors, allons dans mon bureau, dit Bari d’un ton las.

Gianni sembla ne pas se rendre compte de notre malaise et suivit Bari.

Je n’entendis rien de plus. Je ne savais rien concernant la situation à Piuma. Mais depuis la visite de Gianni, Bari semble très soucieux et jette souvent des regards dans ma direction, beaucoup plus qu’avant. Il semble m’observer à chaque instant.

Je n’ai pas terminé mon récit, mais je suis épuisé et, fini ou pas fini, Dubois trouvera toujours quelque chose à redire sur mon journal. Je vais me coucher.

Demain, lorsque je me réveillerai, je prendrai mon sac et partirai pour Piuma ! Après quelques semaines au château de Corneut, dans le royaume des Mille Merveilles sur le continent de Kameri, je m’élancerai dans une grande aventure. Enfin, dans un an, accompagné d’un luth, je chanterai mon odyssée à Tchitrec. En effet, j’ai déjà choisi de raconter mon histoire en la chantant… il est un peu tôt pour cela… c’est vrai… mais voilà… tel est mon plus grand rêve : devenir troubadour.

Vendredi 25 juin 1920, 23 h 46,Maison de Bari, Paris,Planète Terre.

Je n’arrive pas à dormir. Cela est certainement dû à l’excitation causée par mon futur voyage ! Lorsque je ferme les yeux, je ne peux m’empêcher de m’imaginer à Piuma et me demander dans quelle aventure je vais m’embarquer ! Je ne fais que me retourner encore et encore dans mon lit. Il est bientôt minuit, bientôt samedi, le jour fatidique !

Puisque je ne parviens pas à m’endormir, autant finir mon travail !

Jeudi : il ne se passa rien d’extraordinaire. Comme chaque jeudi, Bari nous fit cours, quoique cette fois, il sembla plus mélancolique que d’ordinaire. Sans doute, notre départ lui causait chagrin.

Vendredi : ma matinée de vendredi, je l’ai déjà racontée plus haut en parlant de l’histoire de la brosse que j’ai reçu en pleine tête. L’après-midi, nous reçûmes les parents et les frères et sœurs de mes cousins pour la fête organisée en l’honneur de notre départ. Ce moment était très important pour mes cousins. Ils n’allaient plus voir leurs familles avant un an, pas même leurs pères ! En effet, mes oncles vont devoir arrêter leurs allées et venues à Piuma pendant un an. Tchitrec le leur a interdit pour qu’ils ne puissent pas apporter d’aide à leurs enfants durant leur année d’épreuve.

Comme je l’avais prédit, lors de mon arrivée dans le salon, il y eut un malaise. Tout le monde se tut et me fixa avec de gros yeux globuleux. Chaque fois qu’un membre de ma famille me voyait, il pensait irrémédiablement aux péchés de mon père et me regardait avec un air de dégoût. Je parvins à rester environ dix minutes dans cet environnement hostile. Mais à un moment, le silence devint trop pesant et je pris la décision de quitter la pièce afin que tout le monde puisse se remettre à parler et se dire au revoir convenablement. À peine avais-je mis un pied en dehors du salon que tout le monde se remit à parler. J’allai me promener au parc seul. Cela me fit du bien. J’eus l’impression de respirer à nouveau. Au bout d’une heure, je rentrai à la maison et vis Alfred en train de présenter Alice à ses parents. Ma gorge se noua et mon ventre fit un tour. Je préférai détourner le regard. Je pris un fauteuil et m’assis parmi les convives dans le salon et tâchai de regarder uniquement les fleurs du papier peint collé au mur.

Seuls Lubin et ses parents remarquèrent mon retour. Ils s’empressèrent vers moi. Olive (la mère de Lubin) me fit part de sa joie pour son fils et moi. Sa gentillesse me réchauffa le cœur, surtout en l’absence de ma propre mère. Elle ajouta que nous lui manquerions tous les deux et qu’elle n’avait aucun doute sur notre réussite. Elle me donna ensuite une tarte aux pommes qu’elle avait spécialement concoctée pour Lubin et moi. J’en fus très heureux, Olive était une excellente pâtissière.

Son mari, quant à lui, me fit une accolade avant de partir et me souhaita de vivre de bonnes aventures. Quant aux autres personnes, elles m’ignorèrent en partant, ne me disant même pas au revoir.

Je vais maintenant tâcher de retourner au lit et de dormir, afin d’être en pleine forme demain matin. Dans deux minutes, il sera minuit ! Mon excitation est à son comble !

Samedi 26 juin 1920, 21 h 00,Sur le toit du château de Corneut,Royaume des Mille MerveillesPiuma.

Quelle journée ! Quel monde ! Quelles merveilles ! Je ne tiens plus en place ! Pourtant je le dois ! Je ne veux absolument rien oublier de cette journée et pour ceci je dois me tenir tranquille et écrire… ne pas me laisser distraire par la vue que j’ai depuis le toit du château, là où je me tiens en ce moment même… ne pas me laisser distraire par cette envie de continuer mes découvertes au lieu de rester à écrire… La journée a effectivement été très riche en émotions et en découvertes.

Ce matin, comme prévu, Bari nous réveilla à trois heures du matin pour nous emmener à Piuma. Nous devions être sur le lieu de transfert à quatre heures, quatre heures trente au plus tard ! Inutile de préciser que je n’avais pas beaucoup dormi ! Mais comment l’aurais-je pu ? Ce lieu est encore plus merveilleux que je ne le pensais !

Mon sac était déjà prêt depuis une semaine. Je n’eus que ma toilette à faire, prendre mon chapeau haut de forme noir préféré ainsi que la superbe canne que Bari m’avait donnée, il y a quelques mois. Cette dernière était splendide, plus belle que toutes les cannes que j’avais eues jusqu’ici. Elle était noire, brillante et son pommeau était de couleur argentée. Mais ce qui la rendait si spéciale à mes yeux, c’était qu’il y avait une épée cachée à l’intérieur de la canne. Cette dernière était de couleur argentée, mon nom était gravé dessus avec le dessin d’un luth. Bari me l’avait offerte à l’occasion de mon dernier anniversaire. Je ne l’avais jamais utilisée jusqu’ici. Je la réservais pour mon départ à Piuma. Je m’accroupis une dernière fois près de mon luth et effleurais mes doigts sur les cordes de l’instrument. Je ne pouvais malheureusement pas l’emmener avec moi. J’étais contraint de l’abandonner ici à Paris. En effet, nous devions trouver nos supports pour nos histoires à Piuma même. Nous avions seulement droit à nos journaux.

Je me regardai ensuite une dernière fois dans le miroir de ma chambre. Car le garçon que je regardai dans ce miroir n’allait bientôt plus vraiment être le même. Ma tignasse noire bouclée sera toujours là quand je reviendrai dans un an, ma jambe boiteuse aussi, le bleu de mes yeux aussi évidemment, mais ce jeune homme inexpérimenté, maladroit et timide ne sera plus là, du moins je l’espère. J’ai l’intention de changer tout ça.

L’endroit pour passer de notre monde à Piuma change tout le temps. Il peut se trouver en France comme partout ailleurs dans le reste du monde. Mais pour notre premier voyage, Bari et Tchitrec se sont mis d’accord pour nous faciliter la tâche. Le lieu de transfert se trouvait donc cette fois à Paris même. Le passage devait rester ouvert qu’une trentaine de minutes.

Tout le monde fut prêt en moins de vingt minutes. Personne ne voulait être en retard pour un jour comme celui-ci. Madame Dubois ne se réveilla pas pour nous dire au revoir comme elle l’avait promis. Cela ne me dérangea pas le moins du monde ! Je pus échapper au contrôle de mon journal ! Pourtant, nous avons fait un vacarme énorme en traînant nos valises dans les escaliers et en courant partout dans la maison pour nous préparer rapidement. Je pense qu’elle n’avait pas envie de nous voir !

Néanmoins, Alice nous attendait sur le pas de la porte, en robe de chambre, les yeux à moitié endormis et les cheveux ébouriffés. Bien qu’en tenue négligée pour une fois, elle était toujours aussi belle. Je pensai alors que je n’aurai jamais plus l’occasion de la revoir ainsi, car je n’aurai jamais plus l’honneur de vivre avec elle. Alfred, en revanche, pourra la voir ainsi autant de fois qu’il le voudra, après leur mariage…

Alfred fut le premier à la rejoindre et il lui parla tout bas. Malgré tous mes efforts, je ne réussis pas à entendre leur conversation. Il la prit ensuite dans ses bras et déposa un baiser sur ses lèvres. Mon cœur se serra et je détournai les yeux. Alice rougit puis se tourna vers nous et nous ordonna de bien nous porter. Elle nous adressa ensuite un doux sourire que je ne pus le lui rendre à cause du chagrin causé par son union avec mon pire ennemi. Elle comprit immédiatement ma rancune, car son sourire s’évanouit. Ses yeux exprimèrent ensuite de la tristesse.

En passant à côté d’elle pour sortir dans le jardin, elle me retint par la main :

–Mon meilleur ami part sans me dire au revoir ?

Ses paroles n’eurent pour effet que de me blesser encore plus. Après avoir dégluti, je lui répondis simplement :

–Au revoir.

Le cœur lourd, je lâchai doucement sa main et descendis les marches menant au jardin. Lubin, Geoffrey et Christian lui firent tous une accolade pour lui dire au revoir. Je me promis alors de tout faire pour arrêter de penser à elle et de vivre pleinement les fabuleux moments qui m’attendaient à Piuma. J’avais sacrifié tellement de choses pour pouvoir devenir un jour un troubadour de Piuma qu’il était hors de question que je laisse mon chagrin m’empêcher de réaliser mon rêve. Je voulais à tout prix devenir un de ses hommes qui se balade un luth à la main en chantant des chansons héroïques.

–Oh, Christian ! Tu as bien avec toi le cadeau que je t’ai confié pour Dame Lérivia ? N’oublie surtout pas de le lui donner ! dit Bari.

Christian leva les yeux au ciel et rigola :

–Oui, grand-père, pour la millième fois, oui !

–Alors, en route ! renchérit le vieux en tapant dans ses mains.

Sans me retourner vers Alice, je me mis en route avec mes cousins et Bari, à pied, vers la tour Eiffel. Les rues de Paris étaient désertes et très sombres malgré les lampadaires. Aucune habitation n’était éclairée, nous semblions les seuls à être éveillés, ce qui eut pour effet de me sentir comme un vagabond. Au milieu du trajet, Lubin me donna un coup de coude dans les côtes et me fit comprendre de regarder discrètement derrière nous. Je m’exécutai et découvris Alfred et Bari loin derrière nous. Ils marchaient très lentement et semblaient chuchoter comme s’ils ne voulaient pas qu’on entende leur conversation. Leurs regards étaient graves. Cela dura jusqu’à notre arrivée à destination.

Bari nous fit entrer dans la tour Eiffel par la porte des visiteurs. J’ignore comment il s’est procuré la clé. Puis nous montâmes les escaliers (pour ma part en courant) jusqu’au dernier étage. Lorsque je fus arrivé en haut, j’étais très essoufflé et Bari ne manqua pas de me le faire remarquer.

–Reprends bien ton souffle, mon garçon, ou tu ne verras jamais Piuma !

Nous rigolâmes tous, mais reprendre mon souffle ne fut pas une tâche facile, car la tour Eiffel offrait une vue incroyable sur Paris. Si d’en bas, les ruelles par lesquelles nous étions passés m’avaient paru ternes, d’en haut, Paris brillait de mille lumières ! C’était fascinant ! Je ne m’étais jamais trouvé à une telle hauteur.

Quand je m’approchai de la balustrade pour mieux regarder la vue, mes mains se mirent à trembler et mon cœur s’accéléra. Geoffrey m’informa que c’était l’adrénaline qui provoquait cela.

Quoi que ce fût, mes yeux ne purent plus se détacher de la vue. Je fus encore plus étonné quand Bari nous annonça que ce que l’on voyait n’était que Paris. Je ne m’étais jamais rendu compte que cette ville était aussi grande.

Les lumières de la ville projetaient sur la Seine une couleur orange éclatante, presque fluorescente, de ce fait, le fleuve brillait également… et nous pouvions suivre sa traversée dans Paris.

–Les garçons, je vous ai dit que pour aller à Piuma, il fallait monter jusqu’au dernier étage de la tour Eiffel, mais je ne vous ai pas dit ce qu’il fallait faire ensuite.

Ça, nous le savions, Bari en avait fait tout un mystère depuis le début. Je croyais que c’était pour garder un peu de suspense, mais je compris ce matin-là que c’était pour qu’on ne se décourage pas avant le jour fatidique et qu’on aille jusqu’au bout.

–Vous allez devoir monter encore plus haut que le dernier étage.

Je ne compris pas sur le moment, car nous étions déjà au dernier étage, comment aurait-on pu monter encore plus haut ? Je levai les yeux vers le haut de la tour, cherchant un autre niveau, mais je ne découvris que la pointe de la tour Eiffel munie du drapeau français.

–Oui, Anton, m’annonça Bari, les yeux pleins de malice. Vous allez devoir monter jusqu’à la pointe de la tour.

Les cousins et moi échangeâmes un regard incrédule ! Bari était devenu fou. La vieillesse ne l’arrangeait décidément pas.

–Il n’y a pas d’escalier ou d’ascenseur pour monter jusque là-haut, Bari, fit remarquer Christian.

–En effet ! Vous allez devoir grimper !

–Sans assurance ? marmonna Lubin, comme s’il pensait à voix haute. Il écarquilla les yeux et grimaça.

–Oui, mon cher Lubin ! répondit le vieux Bari avec un grand sourire.

À ce moment-là, je me posai de sérieuses questions. Je commençai à avoir des doutes sur la santé mentale de Bari. Je me demandai s’il fallait vraiment écouter le vieil homme de 70 ans.

–Je crois qu’il n’a plus toute sa tête… chuchota Lubin.

–Mais que va-t-on faire arrivés là-haut ? demandai-je à notre grand-père.

–À quatre heures pile-poil, Piuma projettera une lumière vers la tour Eiffel, vous n’aurez qu’à vous jeter à l’intérieur ! D’ailleurs, mon cher Lubin, c’est toi qui passeras en premier !

–Jeter ? m’exclamai-je, choqué.

–Pourquoi c’est moi qui devrais y aller en premier ? se plaignit Lubin.

Mon meilleur ami déglutit. Puis, tout tremblant, il se mit à gravir les barres de fer de la tour. Nous le regardâmes tous faire dans le plus grand silence. De là où j’étais, je l’entendais maudire les excentricités de Bari. Lorsqu’il arriva en haut, il prit la pointe de la tour avec ses deux mains et ne se leva pas, il resta accroupi. La lumière n’était pas encore arrivée.

–Et maintenant ? cria-t-il de là-haut.

Je tirai ma montre à gousset de ma poche.

–Dans trente secondes, il sera quatre heures, dis-je.

Ce furent les trente secondes les plus longues de ma vie. Mais l’attente en valait la peine. À 4 heures, un gros tube de lumière doré, scintillant, jaillit dans le ciel et descendit jusqu’à la tour Eiffel. Mon cœur s’accéléra, le moment fatidique arrivait enfin !

–Mais, Bari ! cria de nouveau Lubin.

–Qu’est-ce qu’il y a ? demanda notre grand-père.

–Il y a au moins un mètre cinquante d’écart entre la tour Eiffel et la lumière !

Nous regardâmes tous Bari, choqués, attendant sa réaction, mais celui-ci ne cilla pas. Il le savait déjà. Il ne nous l’avait tout simplement pas encore dit !

–Oui, c’est pour ça que tout à l’heure, j’ai dit que vous vous « jetterez » dans la lumière, dit-il d’une voix incroyablement calme.

–Est-ce que je dois descendre plus bas ? questionna encore Lubin.

–Non ! Ce n’est pas pour rien que je vous ai dit de monter là-haut. C’est pour pouvoir faire un grand saut et atteindre la lumière sans tomber dans le vide.

Inutile de dire que j’étais loin d’être rassuré.

–Lance toi, mon garçon ! insista le vieil homme.

Je priai alors pour que mon cousin atteigne la lumière sain et sauf. Quand il lâcha la pointe de la tour et se jeta dans le vide, nous retînmes tous notre souffle. À notre grand soulagement, Lubin atteignit la lumière (non sans hurler de terreur). Il se retrouva en position allongée dans le tube lumineux et nous le vîmes glisser dans celui-ci jusque vers une étoile. C’était comme s’il montait un toboggan en étant allongé. Ce fut très rapide. Cela dura moins d’une minute.

–Bien ! À ton tour, Anton ! déclara Bari en me prenant dans ses bras. Cet imbécile de Lubin est parti sans me dire au revoir !

–Ne le prends pas mal. C’est sans doute à cause de l’émotion, expliquai-je au vieil homme.

Lubin oublie toujours les bonnes manières lorsqu’il est stressé.

Pour toute réponse, Bari me sourit en me donna une tape amicale dans le dos.

–Merci pour tout ce que tu nous as apporté cette année, Bari, le remerciai-je.

–Inutile de me remercier. Surtout, amuse-toi là-bas ! Et ne laisse personne te dire que tu échoueras ton test comme ton père l’a fait. Je sais que tu es capable de devenir un grand troubadour, comme tu l’as toujours souhaité.

Ses paroles me réchauffèrent le cœur. Cela me fit du bien de savoir qu’une personne croyait en moi.

Je le pris à nouveau dans mes bras.

–Oui, c’est compris… Merci, lui dis-je.

Je rangeai ma canne dans mon sac et m’élançai ensuite vers la pointe de la tour Eiffel.

En grimpant, je fus surpris de ne plus avoir peur. J’étais bien trop excité par l’aventure. J’eus un peu de mal à enjamber les barres de fer avec ma jambe boiteuse, mais je pris mon temps et réussis tant bien que mal.

Arrivé au niveau de la pointe de la tour, je découvris une vue encore plus incroyable que celle à laquelle j’avais eu droit à l’étage en dessous. Je fus vraiment au sommet de la tour cette fois. Le vertige me prit un peu, mais c’est justement ça qui fut merveilleux. À ce moment-là, l’aventure pointa le bout de son nez. Je ne me fis pas prier pour sauter et je me jetai dans le vide. Lorsque mes pieds effleurèrent le faisceau lumineux, une force invisible tira sur mes jambes et je me retrouvai allongé dans le tube, la tête en bas. Sans aucun effort de ma part, mon corps monta à toute vitesse vers le ciel.

Paris défila à toute vitesse devant mes yeux et l’altitude augmenta fortement et rapidement. Au moment où je me rapprochai des nuages, l’allure s’intensifia encore et je ne pus plus bouger du tout. Autour de moi, tout devint d’abord flou. Je ne distinguai plus aucune forme. Puis tout devint blanc et je sentis mon corps chuter avant de s’abattre sur quelque chose de dur comme un plancher.

Ma vue ne revint pas immédiatement. J’entendis d’abord un long sifflement grinçant et horrible dans mes oreilles, puis des voix lointaines qui se rapprochèrent petit à petit. Quelques secondes plus tard, je vis de nouveau.

La première chose que je vis fut le plancher marron sur lequel j’avais atterri. Des chaussures de cuir noir s’approchèrent ensuite, et s’arrêtèrent à hauteur de mon visage. Puis des mains me soulevèrent du sol.

–Comment vous sentez-vous ? demanda l’homme qui m’avait littéralement « ramassé » sur le plancher.

C’était un homme qui en apparence ne devait avoir qu’une vingtaine d’années. Il avait des cheveux châtains, plaqués sur son crâne et des yeux vert très clair.

Pour toute réponse, mes jambes furent prises de convulsions soudaines et je manquai de retomber au sol ! Heureusement, cela ne dura que quelques secondes, le temps que je reprenne mes esprits. Le jeune homme me rattrapa à temps et me désigna une place dans un fauteuil vert, au fond de la pièce où Lubin se trouvait déjà assis.

–Mes jambes ont réagi pareil en arrivant ! C’est la retombée de l’adrénaline ! s’écria Lubin, le sourire aux lèvres, quand je le rejoignis.

Je fus soulagé de nous voir tous les deux sains et saufs. Je me pinçai toutefois à plusieurs reprises pour vérifier que j’étais bel et bien vivant. Je pris ensuite le temps de regarder le lieu dans lequel nous avions débarqué.

Nous nous trouvions dans une salle circulaire de taille moyenne. Il y avait des vitres partout autour de nous, à la place des murs. Cela me permit de comprendre que nous étions encore dans une pièce se situant à une hauteur vertigineuse.

Au milieu de la pièce, il y avait un bureau en bois. Sur ce dernier, reposait une statue de cristal géante représentant le dieu oiseau Tchitrec. Des fauteuils et des étagères remplies de livres étaient dispersés dans toute la salle.

–Je m’appelle Marky. Nous sommes actuellement à la tour centrale des histoires de Piuma. Je suis chargé d’intercepter les conteurs qui débarquent dans notre monde par cette tour. Je me présenterai davantage lorsque tous vos amis nous auront rejoints. En attendant, je vais vous demander de rester assis dans ces fauteuils et de garder votre calme pour votre sécurité et celle des autres, expliqua le jeune homme.

–D’accord. Ne vous en faites pas, nous allons bien nous tenir, répondis-je à Marky.

Je jetai ensuite un coup d’œil à Lubin qui semblait avoir du mal à contenir son excitation. Le fauteuil ne cessait de rebondir sous ses gesticulations.

Après nous avoir gratifiés d’un sourire chaleureux, Marky alla se poster bien droit au centre de la pièce, tout près du bureau, et leva la tête vers le plafond. Il leva ensuite les bras vers celui-ci. Une peinture que je n’avais pas encore remarquée s’étendait sur toute la surface du plafond. Cette fresque représentait la tour Eiffel en temps réel. En effet, la scène n’était pas figée, elle était mouvante, comme vivante. On pouvait y voir clairement Bari, Alfred et Christian, debout au dernier niveau de la tour Eiffel, endroit où je les avais laissés. Quant à Geoffrey, il se trouvait au sommet de celle-ci, comme Lubin et moi-même quelques instants plus tôt, tenant fermement la pointe de la tour. Je vis Geoffrey sauter dans le tube de lumière et ce dernier l’amena jusqu’à nous. C’est avec les yeux grand ouverts que nous le regardâmes sortir du tableau et s’abattre sur le sol avec autant de grâce que moi.

Geoffrey eut besoin d’un peu plus de temps que moi pour reprendre ses esprits. Marky dut lui tapoter le visage pendant un moment avant qu’il ne se réveille et c’est en titubant que mon cousin vint prendre place près de nous dans les fauteuils. Marky nous laissa le soin de répéter au « nouvel arrivant » les consignes à respecter. La peinture nous transmit ensuite Alfred et Christian, avant de disparaître en un claquement de doigts. Le plafond devint alors tout blanc, estompant toute trace de magie.

La magie… c’est une chose très courante à Piuma. Nous l’avons vue beaucoup de fois aujourd’hui et je la trouve fantastique !

Quand nous fûmes tous réunis et assis bien sagement, Marky s’appuya contre le bureau en face de nous et commença à nous donner des explications.

–Vous êtes à la tour centrale des histoires de Piuma, dans la cité de Bélaveurne.

Belaveurne est la capitale du royaume des Mille Merveilles, lui-même se situant sur le continent de Kameri (le continent en forme de croissant de lune).

–C’est ici que sont gardés et classés tous les romans, les poèmes et les chansons rapportés par les conteurs.

Je trouvai fantastique de me trouver dans un tel lieu. Cette tour ne comportait pas uniquement les histoires rapportées par mes ancêtres, mais aussi celles des conteurs venus d’autres planètes. J’adorerais entendre ou lire une histoire provenant d’un conteur extérieur à ma famille !

–Quant à moi, je suis Marky. Je suis un apprenti passeur.

Le jeune homme déboutonna sa chemise et sous sa peau blanche presque transparente, nous vîmes une grosse pierre turquoise là où il aurait dû y avoir un cœur.

–Un passeur ! Vous avez le pouvoir de voyager de planète en planète sans aucun problème ! s’exclama Lubin, les yeux écarquillés.

Nous fûmes tous bouche bée en voyant sa pierre ! Les passeurs, aussi appelés les messagers, qui venaient chez Bari de temps en temps, ne nous avaient jamais montré la leur !

S’il y a une chose à savoir sur les Piumiens, c’est bien la couleur de leur cœur… ou plutôt de leur pierre, car ils n’ont pas de cœur. C’est la première chose que Bari nous a enseignée. À la place d’un cœur qui bat, tous les Piumiens ont une pierre précieuse et celle-ci leur confère un pouvoir magique. Par exemple, ceux qui naissent avec un rubis ont le pouvoir de créer et maîtriser le feu. Ceux qui possèdent une pierre de lune peuvent prédire l’avenir et ceux qui ont une améthyste peuvent absorber les forces des autres pierres. Je pourrai en citer d’autres, mais la liste est bien trop longue. Ce que je peux dire de plus, c’est que, en revanche, il faut se méfier des gens qui ont une émeraude pour cœur, car c’est la pierre du malin, une pierre maléfique qui rend son propriétaire très malfaisant. Bari nous a mis en garde à plusieurs reprises contre ce genre de personne. Il nous a formellement interdit de nous en approcher.

À la différence de nos fragiles cœurs, une pierre est robuste, les Piumiens ne meurent donc pas facilement et peuvent vivre des milliers d’années.

–Oui, enfin, je n’ai pas encore beaucoup voyagé jusqu’à présent. Je débute tout juste dans le métier, je n’ai que 500 ans. Pour le moment, on ne m’attribue que de simples tâches comme faire traverser les conteurs depuis leur planète jusqu’à la nôtre.

–Il n’a «que» 500 ans, chuchotai-je à Lubin.

–Bari a seulement 70 ans, et il est plus ridé que ce type, me répondit mon cousin.

–J’ai également été chargé de vous emmener au château de Corneut. Toutefois, aujourd’hui est un jour spécial. Nous commémorons la victoire de Tchitrec sur le mal qui s’est emparé de notre monde, il y a cent ans de cela. Un défilé commémoratif commencera dans quelques minutes. Vous pouvez aller le regarder si vous le souhaitez.

Mes cousins et moi criâmes de joie.

–À condition que vous soyez au pied de cette tour dans quatre heures ! ajouta Marky, le doigt en l’air et le regard très sérieux.

Nous le remerciâmes et comme des malpolis, nous nous précipitâmes vers la seule porte de la pièce et l’ouvrîmes. Nous descendîmes ensuite un grand escalier qui tournait encore et encore. Nous avions l’air d’enfants courant vers leurs cadeaux de Noël, le matin du 25 décembre. Madame Dubois nous aurait sûrement déjà crié dessus pour notre comportement puéril, mais il n’y avait pas de madame Dubois et il n’y aura plus jamais de madame Dubois !

Nous finîmes par tomber sur une porte. Mes cousins et moi posâmes tous notre main sur sa poignée et nous l’ouvrîmes ensemble. Nous débarquâmes sur un long pont qui rejoignait une autre tour. Des piliers en marbre blanc sur lesquels grimpaient des roses rouges le longeaient. De là, nous eûmes une vue incroyable sur la ville. Je vis beaucoup de grandes habitations en briques s’élevant sur plusieurs étages et, au bout de la cité, une plage de sable jaune devant un océan d’eau turquoise. La cité de Belaveurne est la ville la plus riche de Kameri. Le soleil commençait juste à se lever, mais une foule de gens était déjà amassée au pied des tours.

–Tu crois que c’est la tour impénétrable ? me demanda Lubin en désignant la tour à l’autre bout du couloir.

–Sûrement ! lui répondis-je.

La tour impénétrable est l’endroit où sont gardées des histoires que des conteurs ont rapportées, mais que Tchitrec a refusé de propager en raison de leurs sujets délicats. Seules certaines personnes haut placées ont le droit d’entrer dans cette tour. Un charme de protection empêche les personnes non habilitées d’y pénétrer.

Inconsciemment, je me dirigeai vers celle-ci, mais Lubin me rappela vite à l’ordre.

–Anton, nous n’avons pas le droit de nous y rendre. Il y a un autre escalier par ici. Les autres l’ont déjà pris, dépêchons-nous ou nous allons rater le début du festival !

Je me retournai alors vers lui et vis qu’il désignait un escalier que je n’avais pas encore remarqué. Ce dernier était très peu engageant. Il se trouvait sur le flanc de la tour qu’on venait de quitter et tournait autour de celle-ci jusqu’en bas, dans la ville. Les marches n’étaient pas très larges, elles étaient espacées et en plus il n’y avait aucun garde-corps.

Cette fois, c’est en prenant mon temps que je m’engageai dans cet escalier, tout en collant ma main au mur de la tour.

En bas, des tambours retentirent et les Piumiens applaudirent le début du festival. Je vis des nobles, des chevaliers, des têtes couronnées, des paysans et des personnes ne portant que des feuilles de bananiers en guise de vêtements. Beaucoup de gens avaient fait le déplacement pour assister à la commémoration. Il n’y avait pas que les riches habitants de Bélaveurne. À mon grand étonnement, des femmes portaient également des armures de chevaliers.

Les battements des tambours provenaient des balcons et des toits des maisons. Des hommes bronzés et torse nu tapaient sur les instruments décorés de feuilles vertes et de fleurs blanches. Le bruit de leurs tambours accompagna d’abord le début du festival, mais petit à petit, les gestes des musiciens devinrent plus lourds comme s’ils annonçaient une menace. Je ne me trompai pas. À quelques kilomètres de nous, dans le ciel, une énorme bête bleue et ailée fit son apparition et fonça droit sur nous à toute vitesse avec un air féroce. Je n’aurai jamais cru crier une telle chose un jour et pourtant…

–Dragon ! Cachez-vous ! criai-je de toutes mes forces. Allez tous vous mettre à l’abri !

Mais les tambours et les cris de la foule déchaînée couvrirent le son de ma voix et seuls mes cousins entendirent ma mise en garde. La foule ne sembla pas remarquer l’arrivée du dragon.

Alfred nous ordonna de courir tous ensemble vers la tour des histoires et de nous y réfugier. Mais nous n’en eûmes pas le temps. En deux battements d’ailes, le dragon se retrouva juste au-dessus de nos têtes. C’est avec horreur et impuissance que je le vis ouvrir sa grande gueule et cracher des flammes sur nous. Instinctivement, j’attrapai comme je le pus les bras qui se trouvaient autour de moi et les entraînai avec moi au sol pour tenter de les protéger. Les flammes s’abattirent sur la foule. Cependant, à mon grand étonnement, aucun Piumien ne cria d’horreur ou de douleur. Et au lieu de s’enfuir, ils applaudirent et sourirent. Pourtant, tous les Piumiens savent que les dragons sont des bêtes agressives, violentes, antipathiques, haineuses et mauvaises dans l’âme.

Je restai un moment allongé par terre, complètement désorienté, à regarder la foule. Mes cousins, qui étaient également affalés au sol, semblèrent aussi perdus que moi. Que diable faisaient-ils encore tous là ? me demandai-je.

Je me relevai tant bien que mal en m’aidant de ma canne et pris le temps d’examiner la foule. Aucun d’entre eux ne présentait une trace de brûlure alors que j’avais clairement vu les flammes s’abattre sur eux. C’est là qu’une idée me vint à l’esprit. Une telle chose ne pouvait avoir qu’une seule explication ! Je m’approchai d’un buisson soi-disant en feu qui, à mon goût, prenait beaucoup trop de temps pour se réduire en cendres. Je posai ma main sur le buisson et ne me brûlai pas. Aucune chaleur ne se dégageait de l’arbuste ! Je regardai ensuite les toitures des maisons et vis que bien qu’elles fussent couvertes de flammes, elles ne se désagrégeaient pas.

–C’est une illusion ! criai-je alors à mes cousins pour les rassurer.

Quand je me retournai, je vis que nous étions le centre d’attention des Piumiens. Ils nous regardèrent avec un air choqué, avant d’exploser de rire. Le dragon faisait partie du spectacle et comme des imbéciles, nous étions tombés dans le panneau.

–Je suppose que vous êtes des apprentis conteurs qui viennent juste de débarquer dans notre monde ! lâcha un homme en habit de boulanger.