Le juste grain du parfum - Claude Couliou - E-Book

Le juste grain du parfum E-Book

Claude Couliou

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Beschreibung

L'histoire d'une amitié entre deux personnes possédant un handicap qui vont se soutenir l'une l'autre afin d'en faire une force.

Une histoire de « nez », celui d’Inès.
Une rencontre fortuite dans une salle d’attente entre deux adolescentes Inès et Albane. Un lien puissant se crée.
Toutes les deux possèdent un handicap : Inès souffre d’hyperosmie, elle supporte très mal les odeurs, les parfums. Albane est albinos.
Un Pacte va les souder, celui de se jurer de métamorphoser leur handicap en force de vie en se soutenant l’une l’autre. Deux alter ego, deux destins.
La découverte de racines russes communes cimentera leur lien.
Une histoire d’amitié qui se serait voulue exclusive et durable mais qui va basculer du fait de l’ambition irrépressible d‘Inès à devenir « nez ».
Une rupture consommée où Albane fuit en Inde après plusieurs accidents qui l’empêcheront d’accomplir sa vocation de musicienne.
Pour Inès, dix ans après leur éloignement, la lente traversée d’un océan, la prise de conscience tardive des vraies valeurs dans la réalité d’une vie et la priorité à donner à la solidité des attachements.
Puis un don ultime « Le Violon Blanc » à travers le parfum unique et somptueux créé par Inès pour Albane.

Ce livre bouleversant, criant de vérité, vous fera sourire aussi bien que pleurer !

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Seitenzahl: 278

Veröffentlichungsjahr: 2021

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Claude Couliou

Le juste grain du parfum

Roman

ISBN : 979-10-388-0123-3

Collection : Blanche

ISSN : 2416-4259

Dépôt légal : avril 2021

© couverture Claude Couliou pour Ex Æquo

© 2021 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Éditions Ex Æquo

Ce récit existe grâce à la fiabilité de mes compagnes d’écriture de « La Belle Heure » et à la patience de mes relecteurs. Je les remercie vivement.

« Nora resta couchée dans les draps de Tenguiz jusqu’à ce que son odeur se soit presque complètement évaporée, seul l’oreiller exhalait parfois brusquement comme l’ombre de son corps. Et Nora en était submergée »…/…« C’est juste une molécule, une molécule de sa sueur, se disait-elle. Et je souffre d’une sorte de maladie, une hypersensibilité à cette odeur. C’est quoi ce fléau !? Pourquoi ces brèves décharges brûlent-elles à ce point, pourquoi laissent-elles une trace, une telle cicatrice ? » L’échelle de Jacob. Ludmila Ouletskaia

C’est par les odeurs que finissent les êtres, les pays et les choses. Toutes les aventures s’en vont par le nez. J’ai fermé les yeux parce que vraiment je ne pouvais plus les ouvrir. Alors l’odeur âcre d’Afrique nuit après nuit s’est estompée. Il me devint de plus en plus difficile de retrouver son lourd mélange de terre morte, d’entre-jambes et de safran pilé ». Voyage au bout de la nuit. Céline

« Les tilleuls sentent bon dans les beaux soirs de juin, l’air est parfois si doux qu’on ferme la paupière » Rimbaud.

1Vuelvo al sur

Ils sont collés. Ils virevoltent lascivement, fusionnels et hors du monde. Le corps gracile d’une femme comme une liane qui se love autour du torse, du ventre d’un homme. La découpe des visages de profil s’oriente à mesure des mouvements langoureux dictés par la musique. La sueur est tangible, la fatigue est sensible, mais ne semble pas les atteindre, sont-ils en transe ?

Quelques gouttes perlent aux fronts des deux partenaires, la robe s’enroule dans une pirouette élégante, les pieds sont souples, l’espace est dégagé, mais tous font cercle autour d’eux. Ils sont magnifiés par une lumière irréelle qui les nappe d’une auréole diaphane. Cette danse des talons qui se croisent et s’entrecroisent au gré du tempo rapide ou lent, semble d’une facilité et d’une aisance artificielles, elle fait des envieux dans les regards rivés sur le couple. La musique tape, l’accordéon envoûte, le rythme est lancinant. La robe blanche et fluide contraste avec le pantalon noir, petit gilet serré. Les reins se creusent sous le glissé du tissu où l’on devine les formes, la main tient fermement, les bras se lèvent et la jambe gauche libérée de la pesanteur décrit une arabesque aérienne, la figure dessinée ressemble à un cygne. Un sourire approbateur, mais vite réprimé naît sur les lèvres masculines, les yeux féminins s’inclinent noirs et fiers.

Parfois, ils sont statiques, telle la figure de cristal d’une boîte à musique. Parfois ils tournent sur eux-mêmes en se rejoignant brusquement autour de grandes enjambées fougueuses qui écartent leurs corps dans des diagonales inédites. Ils donnent à voir leur plaisir. Une paume effleure l’aisselle dégagée, les bouches se frôlent, décidées à s’unir puis se détachent d’un coup dans une frustration intolérable. Laisser monter la tension, ne pas tout offrir, polir et ciseler le dessein, anticiper sans finaliser. La jupe s’ouvre dans un ciseau inattendu et fend l’air en s’élevant. Il la guide et l’accompagne, la suit et la précède, il ne cherche pas, il invente et improvise, elle se révolte et ploie sous la poigne, elle ne veut pas et elle veut. Un tourbillon plus rapide fait tournoyer la femme sur l’épaule de l’homme dans le mouvement harmonieux et léger de deux gymnastes parfaits.

Olga est subjuguée, elle absorbe de tous ses sens, elle sent le sang battre dans ses veines, elle veut être cette femme, elle l’envie, c’est sûr, elle va apprendre, elle sait qu’elle éprouvera la sensualité impérieuse de cette danse, elle dansera le tango avec Ivan, elle va le convaincre qu’eux, Russes dans l’âme, sont capables de se départir de leur soi-disant froideur légendaire pour basculer vers l’exotisme et la volupté, portés par la chaleur d’une musique fascinante qui les dévore. L’âme slave doublée de la fougue sud-américaine.

Et elle sait aussi que si elle a un jour une fille, elle s’appellera Inès.

2L’odeur camphrée du romarin

La veille, elle a tressailli en sentant l’odeur camphrée du romarin quand elle a traversé la garrigue et de suite elle s’est sentie emportée très loin. Elle s’est arrêtée, s’est agenouillée devant le buisson, a fermé les yeux pour mieux humer le parfum de la plante. Le romarin, ce n’est pas forcément une odeur subtile ou recherchée, mais cela sent le sud et c’est attirant. Elle respire à longues goulées. Comme avaler de grandes gorgées d’eau quand on est assoiffé. Ah, la garder cette fragrance, la retenir, pouvoir la libérer à son gré une fois captive. Elle revoit toujours ce livre quand elle était enfant, sur la couverture colorée, le dessin d’une petite fille aux nattes blondes qui tient une boîte d’allumettes dans laquelle elle a emprisonné la lumière du soleil. Un conte ou un rêve.

Conserver et garder à l’envi les parfums, c’est son conte ou son rêve à elle, sa quête.

Elle préfère de loin ceux qui la narguent, ceux qui se pointent au tournant, ceux qui l’épatent, pourtant le camphre reste son benjoin à elle. Les inhalations de sa grand-mère, la buée devant les lunettes, la vapeur odorante qui guérit et débouche…le nez.

On dit d’elle qu’elle a un problème d’odorat. On ne sait pas si on dit, elle a ou elle est un « nez ». Étrange d’être réduite à un morceau de corps qui n’est en général pas la partie la plus représentative. Chez elle, si.

Olga sa mère, était sur le point d’accoucher. Elle se souvient et raconte :

Je vous parle d’un lieu de prières qui n’est plus très fréquenté, mais qui l’a été fortement à une époque où la dévotion et la flamboyance paraissaient inaltérables.

Un lieu où se mélangeaient avec magnificence, les odeurs, les parfums, l’éclat et la brillance, le rouge et l’or. Le cérémonial des personnages l’initiait comme une fascination qui dépassait le vécu et la rendait addictive.

Je vous parle d’un lieu où la splendeur rayonnait sur les choses et les êtres. La Sainte Trinité, le Christ Pantocrator, le faste des fresques. Les ciboires, les encensoirs, la beauté du patriarche et les chants. Oui, surtout les chœurs : gospodi pomiluj… Seigneur, prends pitié… La ferveur des incantations, le murmure des prières sur les lèvres, la sensation intense d’appartenir à une communauté, entièrement tournée vers la foi, yeux fermés et visages inclinés, à peine troublés par les fumées grises et vaporeuses de l’encens dont les volutes enveloppaient la scène avec délicatesse.

Le balancement hypnotique de la main parcheminée que je suivais des yeux, les narines frémissantes et l’air auréolé de bonté. Je sais la force impénétrable de la croyante que j’étais à l’époque. Une force pas assez impérieuse, pourtant, pour y entraîner Ivan, le futur père de mon enfant. Une déception, un regret que je ruminais sans en voir l’aboutissement. Ce père qui n’en était peut-être pas un.

J’aimais l’orthodoxie du lieu, j’aimais que mes vêtements baroques et colorés y soient imprégnés des parfums dégagés par les encensoirs, je me plaçais toujours très près pour me sentir encore plus enivrée. Narines pincées sur une respiration qui voulait tout capter, je me revois caressant mon ventre dans un geste abandonné, mais instinctif. Inhaler, humer, ressentir la sagacité de l’instant pour mieux aspirer l’exhalaison de mes manches, de ma robe, des pans de mon manteau dès que j’étais sortie. Pénétrée.

Ce symptôme particulier lié aux odeurs, m’avait intriguée, j’avais cherché et trouvé : un peu curieusement, la majorité des femmes souffrant de ce type de trouble « passager » étaient enceintes. C’est pourquoi, du début à la fin de la grossesse, elles présentent une hypersensibilité olfactivedue, principalement à l’augmentation de la concentration d’œstrogènes et de progestérone dans leur sang. Tout était dit.

Mais quand donc tout cela avait-il basculé pour moi et faudra-t-il s’étonner de découvrir l’âme bordée d’effluves d’Inès et l’étrangeté qui allait la constituer ?

 Olga sait qu’elle va souffrir, tout le monde sait qu’une femme qui va mettre un enfant au monde va souffrir, elle pense à l’anathème : « Tu enfanteras dans la douleur ».

 Inspirez… soufflez ! Respirez…

Elle n’est pas tout à fait inquiète et elle sait que ce nouveau-né, qu’elle porte depuis presque neuf mois, s’appellera Inès et qu’elle sera unique.

Olga a respiré tous les parfums de la terre quand elle la portait dans son ventre. Elle a été pétrie d’odeurs éparpillées en mille feuilles et d’encens obsédants. Elle ne savait pas que l’odorat est le premier sens à se former dans la vie utérine. Elle ne savait pas non plus que les parois nasales sont tapissées de neurones olfactifs très nombreux, plusieurs millions. Elle apprendra au sujet de l’odorat des êtres humains et de celui de sa fille, un peu plus tard. Sans doute les odeurs ont traversé la peau, se sont infiltrées dans la chair, ont parcouru les vaisseaux, pénétré la poche contenant le liquide amniotique, enjambé les méandres du fœtus et se sont glissées subrepticement dans le cerveau en devenir. Sans doute oui, cet enfant a inconsciemment pris connaissance de l’environnement olfactif de sa mère et l’a intégré. Et c’est sans doute le meilleur apprentissage. Comme pour certains la musique des sons, celle des odeurs l’a façonnée in utero.

Quand elle est venue au monde, juste après le cri primal, Inès a vomi. Ses narines, habituées aux intérieurs protégés, n’ont pas supporté et leurs palpitations soudaines dans un élan de refus, ont précédé le jet libérateur. Elle vomit l’odeur organique qui l’assaille brusquement, celle du sang, des entrailles, sa propre odeur, celle de sa mère, elle est gênée par ces effluves inconnus. Elle naît au monde et Olga, sa mère, devient définitivement fébrile.

Car Inès grandit en faisant souvent la grimace, réitère un geste de rejet devenu le tic d’une main qui se porte instinctivement à son nez, détourne les yeux en détournant la tête. Elle exprime parfois une forte douleur. Ses sinus sont fragiles.

Elle est lente, met du temps, commence à parler tard. Elle a un besoin impératif d’exister à travers les sens.

Les deux premiers mots prononcés par Inès furent ouiiiiiii et non-non-non. L’un illumine ses yeux, l’autre lui fait froncer les sourcils de dégoût.

Sujette aux rhumes à répétition, quand elle est encombrée, donc totalement dépourvue d’odorat, elle panique en montrant son nez. Selon la prescription du médecin, ses parents lui font des lavages au sérum physiologique pour la soulager. Elle se débat, il ne faut pas approcher ni toucher cette partie de son visage.

Il faudra éradiquer. Quel mot ! Oui, mais docteur comment éradiquer et que faudra-t-il éradiquer ? Olga se souviendra de la laideur du terme et Inès de l’objet.

On ne peut pas avoir peur de ce qu’on ne connaît pas. On ira confiante, on se laissera faire entre ses deux parents.

Elle verra s’approcher le tube transparent et blanchâtre avec cette sorte de petit flacon métallique qu’Olga, obéissante et désireuse d’un mieux-être pour sa fille, fixera à l’embout.

On lui dira d’approcher son nez.

Chaque narine de chaque côté, la droite et la gauche et déjà un trouble s’emparera d’elle en voyant la forme adaptée en plastique souple, entrer dans son champ de vision. Un trouble opaque qu’elle ne pourra pas identifier, trop jeune pour être déjà dans la conscience des choses.

Il y aura un moment de flottement où elle détournera violemment cette partie du visage qu’on appliquera fortement sur l’appareil. Elle aura de prime abord l’odeur surprenante et nauséabonde du caoutchouc. Dégoût.

On lui précisera de bien souffler par la bouche puis d’inspirer fortement. Elle ne saura pas faire et il y aura plusieurs ratés. Elle se mettra à pleurer et la terreur la gagnera quand le parfum médicamenteux se dégagera. Elle aura très peur et se sentira piégée, les poignets fermement tenus par les mains de son père qui lui susurrera à plusieurs reprises : ça te fera du bien…Ça te fera du bien.

Elle ne voudra pas être consolée, elle ne voudra pas être conciliante et refusera catégoriquement de respirer. Elle se débattra de tout son corps dans une angoisse sourde, pétrie de la trahison parentale.

Fragile, elle détestera à jamais le mot Ventoline. Certains mots ont une odeur repoussante tout en arborant une consonance de prénom féminin.

Ambiguïté de la situation, au fil des mois, quand elle aura atteint quatre ou cinq ans, de plus en plus souvent, elle se bouchera volontairement les narines en mettant du coton dans chacune, comme pour se soulager de trop de parfums. Elle répétera : mais tu ne sens pas ? Elle n’acceptera pas d’aller n’importe où, tout dépendra de ce qu’elle perçoit. Et impossible d’insister quand elle trouve l’odeur repoussante.

Un buvard, Inès s’est vite avérée être un buvard olfactif qui s’imprègne de tous les arômes qui l’entourent et les catégorise immédiatement.

Dans leur vigilance, avant son troisième anniversaire, ses parents se sont alarmés. À ce point de la situation, son père décréta qu’il fallait consulter et sa mère fut d’accord.

3Révélation

Cette trace légèrement blanche et étirée sur le verre de la baie face à toi. Tu ne t’es pas aperçue du moment sans doute terrible où l’oiseau est venu se cogner dans la vitre, dès que tu as constaté la marque, tu es allée voir quatre mètres plus bas, mais tu n’as rien vu. Depuis cette empreinte t’intrigue et te poursuit. Car l’oiseau s’est cogné, les ailes déployées et sans doute assez violemment. Quelle explication donner à ce qui résulte en surimpression opaque de la rencontre entre le corps mou du volatile et la dureté de la paroi vitrée ? Un contact fracassant qui a laissé en décalcomanie la silhouette de deux rameaux de plumes écartées, celle d’une gorge abstraite et d’une vague tête, le tout faisant corps avec l’image qu’on se représente d’un oiseau qui vole. Le tout mesure presque vingt centimètres et l’étrangeté demeure. C’est ajouré, ténu, à peine perceptible selon la lumière, plus marqué quand il fait sombre, mais c’est la trace d’un oiseau vivant.

Indélébile, rendre indélébile. Tu as pris plusieurs clichés du stigmate, de l’empreinte miraculeuse. Pour toi cette marque a une odeur, odeur de choc, de craquement, de faille, d’organe, d’hémorragie, de cri. Tu as dix ans et tu es allée vomir. Mais avant, tu as noté au crayon tes sensations.

Les couleurs sont craquelées derrière tes paupières. Comme une terre qui a soif. Le silence. Le sans bruit sauf celui du crayon sur le papier. Tu regardes l’ombre de la mine. Le chuintement diffère en fonction des lettres… Tes yeux te piquent.

Épaisseur du silence. Embrayer la journée en faisant voler en éclats les murs de la cage du mutisme. Tu respires, tu éternues, tu exècres. Travaux en cours, interdit de pénétrer, danger.

Cette trace est une preuve de souvenir, une cicatrice qui t’a bouleversée. Pour mieux l’observer, tu as gardé la photo, devenue racornie à force de palpation. Mais où est l’odeur ?

À l’avenir, tu auras toujours horreur des taches, des traces anormales, elles te révulsent, il te faut les effacer, les laver, les faire disparaître, c’est une question de respect, de dignité. Ne jamais porter un vêtement taché sauf la blouse blanche du travail créatif qui, elle, est autorisée à être maculée, bariolée et souillée. C’est au-dessus de tes forces, le constater chez l’autre te fait abomination et pourtant, cette unique fois, tu veux garder la marque de la tache sur la vitre. C’est antinomique et illogique. Tu veux absolument conserver la silhouette ornithologique chaperonnée de son odeur organique.

Au fil des ans, tu as eu de plus en plus conscience de tes cinq sens si précieux, fenêtres sur le monde. Tu cherches l’étymologie du verbe sentir. À la fin du XIe siècle du latin sentire « percevoir par les sens », puis « être d’un certain avis, penser » et dans la langue juridique et politique, « décider ». Tu réfléchis et tu sais que ce qui relève du visuel et de l’auditif peut facilement s’écrire, se photographier, s’enregistrer; pour ce qui est du toucher, c’est déjà plus difficile, seule la fidélité de la mémoire aura le privilège de restituer. Le goût résiste à se laisser ligoter s’il n’est pas accompagné. Quant aux parfums… Tu tentes d’imaginer un arrangement qui trouvera le moyen de conserver, figer, classer, préserver. Tu viens de tomber sur une pépite qui t’encourage dans ta voie intuitive. C’est ça qui te révolutionne.

Tu te cherches encore. Tu souffres de ton handicap. La quête d’une vie, la vie est une quête. Association immédiate, la quête du Graal, chevaliers, armures, batailles, sacré. Et toi, quelle est donc ta quête ? Tu ne sais pas, tu es en chasse. Tu apprivoises tes inclinations, te penches doucement sur tes préférences pour ne pas les effaroucher, tu tentes de détecter tes désirs et d’identifier tes goûts. Tu doutes de toi. Tu admires, en fait admires-tu vraiment celles qui sont sûres de tout, celles qui font des choix délibérés et n’ont pas de regrets.

Façade, apparence, artifice ou sincérité, authenticité, vérité. La vie prend vite un faux pli à cause d’un mensonge.

Être soi, là où l’existence vous a placé et apprendre à savoir où se trouve sa ligne de vie. Une phrase naît dans la tête d’Inès : une viecomme le film au ralenti du bourgeon qui étale lentement ses pétales et sous l’effet du soleil, déploie ses étamines, sa corolle et le centre nerveux de son pistil. Une phrase ridicule, pompeuse et maniérée. Et toi, tu ferais mieux de le chercher ton centre nerveux, où se trouve-t-il ?

Une certitude dans le tourbillon incessant de tes réflexions, la primauté de tes sens pour appréhender le monde, décrypter l’alphabet qui le constitue et pouvoir développer au-delà de tout ce qui est ta quintessence, l’odorat. À ce point de ta pensée, tu te ne peux pas conjecturer qu’un jour, plus tard, en t’engouffrant sur le siège arrière d’une voiture qui t’emporte, tu capterais au passage en fermant la portière, le regard espiègle, mais concentré de la dame en noir sur le trottoir escorté du parfum capiteux qui l’auréole. Une passante d’un jour dont le sillage embaumé deviendra un temps, ton obsession, ton ornière, ton sillon. Tu fermes les yeux pour concevoir ce qui n’est pas encore un souvenir et le garder précieusement dans tes neurones, mais pas seulement.

Tu as 15 ans et deux pistes s’offrent à toi ou plutôt trois. Celle de ta mère Olga, celle de ton père Ivan et la tienne à toi, encore sous forme d’embryon. Ambivalence. Fourche. Embranchement. Aiguillage. Tous les mots sont là pour dire ton désarroi. Il faut opter, il faut choisir et tu es au pied du mur. Comment faire face à ce qui se présente comme un engagement de vie et la perspective d’un avenir.

Je suis le père parfois mis de côté. Celui qu’on ne consulte pas toujours, celui qui pour compenser la perte a depuis longtemps trouvé une nouvelle passion qui l’éloigne par séquences choisies, du nœud sculpté malgré lui, au centre du foyer familial. Le père fuyant la ville mouillée, parfois acide et sans nom, le père qui cherche la sérénité de la nature à travers les feuilles écrasées et la vitalité des arbres sans oublier la musique.

Je suis le père situé à l’angle droit devenu bancal. Celui qui se sent entraîné par le vertige de l’abandon, celui qui ne peut rien, là maintenant et qui préfère l’éclipse momentanée.

Je m’appelle Ivan et je suis le père qui ne veut plus faire ni obstacle ni entrave, qui pense parfois que sans lui, le monde n’irait pas plus mal. Je devrais être celui qui n’enfermera pas sa fille dans l’asepsie sanitaire de l’existence, quitte à la préserver de l’odeur douce des marécages.

Mais pourtant moi, le père, je vise la sécurité et l’intangibilité, je l’encourage à passer des concours pour assurer une carrière, horrible mot, de fonctionnaire zélé ou pas zélé. Je ne veux pas douter. Entrer dans l’avenir lui enlève sa part de fiction, or, on est toujours en train d’entrer dans l’avenir, privilégier le présent est vital, or sauvegarder l’avenir est rassurant.

Je suis la mère Olga, l’aventureuse, la danseuse de salsa et de tango malgré nos origines très russes, la papillonneuse, butineuse curieuse, qui, elle, s’est essayé à tout, répète à sa fille que la vie n’est que ce qu’on décide d’en faire et que le ici et maintenant si galvaudé reste l’essentiel. Donc je proclame que toi, ma fille, tu dois te laisser porter à vue par ton plaisir et tes envies, célébrer ta liberté et suivre ce que te dicte ton nez. C’est une phrase que tu ne devras pas oublier.

Tu feras ton choix, malgré nous.

Ivan et Olga, couple improbable sans recette de longévité, alternant les périodes de crises aiguës où les jurons russes jaillissent comme des feux d’artifice avec des temps apaisés plutôt inquiétants, car augurant de prochains orages.

Tu sais que d’un côté, celui de ton père, se profile peut-être un ennui insondable et lénifiant, de l’autre le sautillement pétillant d’une fauvette aussi évaporée que ta mère. Et toi, au milieu, comme le nez sur la ligne médiane du visage. Le souffle, l’ancrage, la confiance, ton nez, ton mentor, cet organe proéminent aux ailes palpitantes qui t’apporte les plus grandes joies, mais aussi les plus grandes afflictions. Ton cinquième sens, celui qu’on oublie souvent, car non vital, celui qu’on néglige, mais qui habite et habille ta vie depuis toujours.

Pour oublier tes hésitations et te délasser, tu as souvent besoin d’eau, de te tremper, de plonger dans une piscine malgré le parfum horrifiant et tellement désagréable du chlore. Tu te testes. Ta nage est action et après tu te sens lavée. Tu te mets entre parenthèses. Tu as pincé tes narines et refuses de laisser la goulée d’air donc d’odeur se hisser le long des parois.

Tu es en dessous et te laisses engloutir pour mieux apprécier l’environnement aqueux qui te berce. Hop, tu surgis à la surface tel un phoque ébouriffé pour mieux replonger dans les remous tourbillonnants. Tu navigues entre deux eaux en t’allongeant de l’extrême bout de ton nez jusqu’au bout de ton dernier orteil. Tu es sans cesse aux aguets quand un nageur se profile, tu ne veux pas de collision.

Puis à un moment que tu as choisi, tu te gonfles de l’odeur de chlore, tu trouves ça puant, mais tu décides de faire face, là maintenant, tu veux souffrir pour t’éprouver et de provoquer. Tu ouvres les yeux à travers ton masque et pour compenser l’odeur honnie, pour la mettre à distance et apprendre à discipliner ton nez ou plutôt ton cerveau, tu te réjouis des rayons de soleil qui miroitent et cisaillent l’eau bleu-vert et tu essaies de maîtriser ton corps récalcitrant en le trompant. C’est un exercice que tu viens répéter trois fois par semaine dans le bassin, pour t’adapter, t’habituer à déjouer le vertige et endurcir ton mental.

Tu quêtes ces séances pour te ressourcer physiquement. Tu sais que tu vas ensuite aller te décontracter dans les bulles du jacuzzi, t’allonger au soleil derrière la vitre, couchant ton oreille sur ton coude en fermant les yeux pour mieux sentir le plaisir et la mollesse bienveillante. Puis tu te gargariseras de buée, de vapeur, de mille gouttelettes infimes qui brouillardent l’espace dans le hammam. Là ton nez sera humidifié, ta peau expectorera les toxines en ruisselets chauds, tes yeux seront mouillés, tu essuieras l’eau qui sourd de partout sur ton corps. Tu deviendras cotonneuse. Tu te seras reposée en attendant la douche froide qui te revigorera. Est-il possible que tu puisses finir par trouver que cet univers serait sans odeurs identifiables ? Peu envisageable.

En sortant, odeur de pneus brûlés, de goudron, odeur sucrée de la phacélie bleue, odeur de foin et d’arbustes coupés mélangée à celle du bois et de l’essence de l’engin qui coupe les haies, odeur du vent. C’est violent dès l’ouverture de la porte vitrée.

Tu penses odeurs, tu vis parfums. Le trio infernal, odeurs, émotion, mémoire.

Comme un ressort tendu trop longtemps qui supporte, supporte et d’un coup se lâche dans un bruit métallique. Comme la tapette de la souris qui ne bouge pas, ne bouge pas et que le frôlement à peine sensible du rongeur fait soudain exploser.

Tu es dans le déclic, tu aimes ce mot court, deux syllabes bien consonnées, un bruit chantant, une dentale qui aide à donner un peu de rondeur avant le i. Puis le « clic » qui s’enclenche et c’est trop tard, il faut passer à autre chose.

Le résultat du déclenchement : tu seras une « nez », car tu as accumulé et collectionné depuis ta naissance tellement d’expériences rhinencéphales, ton odorat est trop incontournable pour être contourné. Il va être temps d’exploiter ton matériau. Mais tu veux investiguer toutes les facettes, toutes. Un travail de recherche avant tout pour traquer le hors normes, le border line. Tu as même appris qu’en prison l’introduction des parfums aide parfois à libérer la parole des détenus.

Tu vis odeurs, tu penses parfums.

Un silence ouaté et presque inodore. La veille, tu as déclaré que le pain acheté, dit « l’authentique », sentait l’oreiller et tout le monde a souri. Ils sont habitués à tes saillies fréquentes et à la perception insolite dont tu fais état en permanence de ton environnement olfactif.

Ce matin, à l’ouverture timide de tes paupières, à mi-persiennes, l’oreiller ne sent pas le pain. La sueur de la nuit ne se dégage pas des draps que tu agites en te tournant. Tu refermes les yeux et tu attends. Tu es inquiète et tentes de respirer à grandes rasades. Peut-être l’odeur de l’oreiller est-elle partie se loger dans le pain, s’est-elle transmise à la mie et tu vas la humer tout à l’heure en grillant tes tartines. Tu vérifies en approchant ton livre de tes narines, t’attendant à trouver l’odeur du papier, de la colle ou du marque-page imbibé qui te poursuit. Rien, le vide, le néant, le plat, l’absence. Angoisse et panique. D’un coup, tu te souviens que tu t’es enrhumée et t’en trouves soulagée. Plus d’odorat, chez Inès à la fois terreur et bonheur…

Tu reprends ton livre, tombes sur cette phrase et tu souris de la coïncidence :

« L’odeur vaseuse des tourbières proches et celle de la mer se mêlaient à des effluves de cuisine, de poisson et de bananes frites, et au parfum de pain frais sorti du four. »

Même si tu es devenue persuadée qu’il n’existe ni coïncidences, ni hasards, ni destin, ni déterminisme, tu te poses la question malgré tout du sens de ta quête, du pourquoi devenir « nez », de ton addiction, répulsion aux odeurs et de tes certitudes au sujet de la voie que tu n’as pas encore tout à fait choisie.

Tu découvriras le moment beaucoup plus tard, quand tu te trouveras engoncée dans le fauteuil du café où tu as atterri en baguenaudant de-ci de-là à travers ce quartier que tu ne connais pas. Un quartier qui t’inspire au gré des odeurs de cuisine, des parfums d’épices, des couleurs chatoyantes qui font écho aux effluves si divers et si connotés : la Goutte d’Or. Déjà le nom te fait rêver — une goutte d’or — l’image est là, insistante, mais pure, colorée, mais lisse avec le désir de la recueillir au creux de ta main pour la porter à tes narines avec mille précautions et d’en tester le parfum. L’or a-t-il un parfum ?

Juste avant, c’en était trop, submergée par le trop-plein, tu as senti venir le malaise habituel. Tu as repéré le café, le havre qui allait t’extraire du brouhaha de la foule et t’apporter la senteur rafraîchissante du seul thé à la menthe et encore, après ta PNO : Pause Neutre Obligatoire. Tu as adopté un rituel qui repose ton odorat de tout, enfouir ton nez longuement dans le petit carré de fil blanc, doublé d’une épaisseur de coton conséquent que tu conserves dans une petite boîte hermétique et étanche, garantissant une neutralité sans faille. L’appliquer, le respirer.

Te laver de tout ce qui brouille ton odorat et retrouver l’état originel.

Un peu assoupie dans le moelleux de la pénombre et ta pause terminée — en général trois à cinq bonnes minutes à respirer calmement le carré en fermant les yeux suffit à dissiper ton mal-être — tu attends ton thé, tu as d’abord refusé la cardamome trop prégnante pour décider d’aller vers la simplicité, le vert tendre de la petite feuille poilue, froissée entre les doigts qui gardent longtemps l’empreinte de sa fragrance.

Toi pour qui le doute a presque toujours envahi le parcours de ton vécu, qu’il soit familial, relationnel, expérimental, tu sais que dans le devenir olfactif qui te traverse, tout est vrai, authentique, impérieux et que doit s’accomplir ta destinée de nez après les prémices de ta fascination primitive.

C’est tout ton corps qui s’y reconnaît, ton sang, ton souffle, ta peau, tes réactions tremblées et c’est cela qui te met en mouvement.

Tu n’es pas une marionnette dont les fils sont tirés par un grand architecte supposé et confortable, tu es Inès, la petite fille taxée d’hyperosmie devenue jeune fille qui se réalisera grâce à sa particularité et en sera comblée.

4Le docteur Rubens

Le docteur Rubens a un cabinet privé rue des Feuillants et aussi une consultation ORL au CHU. Olga et Ivan ont pris rendez-vous à son cabinet, c’est plus cher, mais plus rapide, car l’état d’Inès leur pose problème.

C’est une petite fille un peu solitaire, pas toujours très sereine et la plupart du temps très perturbée par son environnement sensoriel. Ils ont l’impression qu’Inès est née avec des sens surdéveloppés qu’il lui faudrait dompter ou canaliser, mais dont elle semble en même temps se gargariser. Il lui faut voir, écouter, humer, goûter, toucher longuement en exprimant son plaisir ou son déplaisir par moult cris ou onomatopées. Elle réclame tout le temps de la musique et n’est jamais plus heureuse que de détecter le parfum du gâteau qu’Olga fabrique, elle s’approche, touche la pâte, la caresse en la respirant, ferme les yeux pour mieux ressentir. En entamant un sourire qui se déploie, elle paraît aux anges. Elle dira plus tard : je voudrais pouvoir sourire plus. Je ne peux sourire que jusque-là. Je souris comme je peux. Je veux sourire au-delà des oreilles. Mais Inès ne sourit pas toujours et pique des colères imprévisibles et gigantesques quand le contexte la révulse.

Dans certains domaines, Inès est en retard par rapport aux enfants de son âge, mais dans d’autres, quel phénomène…

Elle refuse certains aliments catégoriquement et ferme la bouche, lèvres serrées pour manifester son désaccord et tourne la tête dès qu’elle aperçoit une couleur inhabituelle dans son assiette ou sent un parfum nouveau qui ne lui plaît pas. Si on insiste, elle vomit. Et si on n’insiste pas, parfois elle vomit.

Inès a des difficultés à apprendre la propreté, elle rejette tout ce qui sort de son corps et crie violemment, elle se retient et devient constipée. Elle veut garder ses couches nuit et jour et se détourne quand on les lui change, ni regarder ni respirer. Ses propres odeurs corporelles continuent de la dégoûter et elle vomit. Olga ne sait plus quoi faire.

Le docteur Rubens a quarante-cinq ans environ, porte une blouse blanche, et sent très légèrement le vétiver, Olga l’a identifié tout de suite, elle redoute, mais Inès fort heureusement semble apprécier ce parfum. Il commence par poser une série de questions :

— Pour quelle raison venez-vous consulter ?

— Inès nous inquiète par sa réactivité extrême aux odeurs et aux goûts

— Cela se manifeste comment ?

— Elle pleure, bouche ses narines avec du coton ou sa chemise, trépigne et surtout vomit dès qu’elle est contrariée. Elle n’est pas encore propre à trois ans passés et réagit de façon très étrange à ses propres odeurs. Elle possède une propension à vomir qui rend le quotidien invivable.

— Comment s’est passée votre grossesse, madame ?

— Très bien, docteur, Inès a été un bébé très remuant qui me donnait beaucoup de coups de pieds et m’empêchait souvent de dormir à la fin. Elle a écouté beaucoup de musique, car mon mari est instrumentiste et j’ajoute qu’elle a baigné dans beaucoup de parfums.

— Et la naissance ?

— Un peu laborieuse, mais je n’ai pas eu peur. Juste un détail auquel je pense maintenant et qui ne m’avait pas vraiment frappé à l’époque. Inès a vomi plusieurs fois dès qu’elle est sortie de mon ventre et a beaucoup pleuré.

— A-t-elle souvent de la fièvre ?

— Pas vraiment, mais elle est parfois enrhumée.