Les cimes proclamées - Claude Couliou - E-Book

Les cimes proclamées E-Book

Claude Couliou

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Beschreibung

Oscar, après un affrontement avec la bande de Virgile, se retrouve grièvement blessé et abandonné sur les pentes du Semnoz, non loin de la Basilique de la Visitation à Annecy. Cette confrontation laisse en lui des séquelles tant physiques que psychologiques, le plongeant dans une lutte intérieure contre ses propres démons, ses incertitudes et ses peurs. Malgré ces épreuves, sa passion pour la montagne et l’escalade devient un refuge, lui offrant un sentiment d’élévation et l’adrénaline nécessaire pour surmonter ses difficultés. Il s’efforce alors de repousser ses limites avec une détermination inébranlable, gardant les yeux rivés sur l’horizon, prêt à affronter l’avenir avec courage.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Auteure de "Entre les hommes… les murs" et "Le juste grain du parfum", Claude Couliou est passionnée de littérature et de photographie. Après avoir suivi une formation ALEPH à Paris, elle a fondé et anime depuis 2015 un atelier d’écriture près de Niort.

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Claude Couliou

Les cimes proclamées

Roman

© Lys Bleu Éditions – Claude Couliou

ISBN : 979-10-422-2400-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

La plante de tes pieds ancrée au sol, mais tout le reste de ton corps exposé à l’air : c’est là, dans ton corps, que toute l’histoire commence, et c’est aussi là, dans ton corps, que tout se terminera. Pour l’instant, tu penses au vent.

Paul Auster, Chronique d’hiver

La randonneuse, la découverte

Ce lundi matin, étincelant et pur incite Mathilde à enfiler rapidement ses chaussures de rando achetées pour l’occasion chez Décathlon avec la ferme intention de les tester très vite. Elle a loué le gîte sur un coup de tête, pressée de s’évader du brouhaha urbain pour se plonger dans la quiétude de la montagne. Savourer le temps, s’élever pas à pas en pesant sur son genou droit tout en évitant de trop appuyer sur le gauche encore trop douloureux. Et puis, cela lui ferait sa rééducation d’aller marcher.

Au réveil, le volet lui a échappé et a claqué contre le mur en découvrant la majesté du panorama. Arrivée la veille au soir de nuit, elle a été aussitôt subjuguée ce matin par la beauté du tableau encadré par la fenêtre, une nature morte et vivante à la fois grandiose et muette qui s’affiche dans la lumière.

Avaler son thé et s’élancer sans se hâter pour parfaire une remise en forme un peu chaotique après son opération. Oublier la salle du kiné avec ses poids et ses courroies, ses mouvements répétitifs. Gravir un sommet, seule, à son rythme en activant son corps, pousser les murs de son empêchement, éprouver les volumes et l’espace, ranimer la persévérance.

Décidée à s’échapper quelques jours, Mathilde s’est rééquipée, bâtons de marche, boussole et vêtements chauds. Après un choix technique avisé, elle a longuement hésité sur la couleur de ses chaussures – les bleues, les beiges – elle a finalement opté pour des vertes semi-montantes, teinte de la nature.

Elle commence l’ascension lentement, un sac à dos léger avec le minimum : gourde, K-Way, polaire et barres de céréales. L’équipement de base de la parfaite randonneuse.

Guidée par les 72 m de la flèche de la Basilique de la Visitation, les yeux rivés sur l’horizon, elle respire à pleines goulées, humant la fraîcheur de ce matin de septembre. L’air sent l’azur. Au début, l’ankylose de son genou gauche parasite l’alternance de ses enjambées, la douleur irradie ses muscles comme un poinçon mal aiguisé. Elle s’efforce de marcher sans penser ou plutôt en évitant d’évoquer mentalement les épreuves qui l’ont menée là au pied du Semnoz. Elle ne souhaite s’attacher qu’aux sensations, au physique, au corps.

Mathilde lève le nez, s’arrête, attirée par le son strident d’une buse puis retrouvant le rythme de ses pas, aperçoit au loin quelque chose qui pourrait être une silhouette allongée. Elle s’interroge et par moments très brefs discerne une forme que découvrent les linaigrettes dont les hampes cotonneuses virevoltent au gré du vent. Peut-être un promeneur matinal comme elle, fatigué et enclin à s’étendre en admirant ciel et cimes. Son regard dépasse ce qu’elle considère comme un intrus dans la perfection de son moment privé. Mathilde ne veut aucun faux pas au sens propre et figuré, déjà ses genoux la font moins souffrir, elle refuse tout obstacle, tout grain de sable susceptible d’enrayer son projet. Son désir ne vise qu’à le peaufiner, elle sait qu’il est idyllique, elle le sait mais…

Du temps de son enfance près d’Annecy, son père avait commencé par lui apprendre à nager dans le lac puis par l’entraîner dans ses courses montagnardes, partageant sa passion avec sa fille. Les a-t-elle fréquentées ces hauteurs au-dessus d’Annecy, la Tournette, le lac Blanc, les Dents de Lanfon, le mont Veyrier et autres cimes, en poussant plus tard jusqu’à la vallée de Chamonix quand elle s’était sentie plus experte.

Mathilde avait attrapé le virus, ce qui l’avait incitée à poursuivre sa découverte des sommets, à goûter la plénitude qu’apporte l’effort physique, savourer la récompense d’avoir réussi l’enjeu de départ quand on est en haut.

Ce n’est donc pas un hasard si elle est venue se réfugier dans cette région, non loin de Thônes où elle habite, la capitale des Aravis et surtout la capitale du reblochon. La situation ce lundi matin est un peu différente, elle est en convalescence après une opération du genou légèrement compliquée. Il lui faut rester prudente et vigilante dans ses projets de grimpette.

Mathilde avance, un pas après l’autre, en trouvant son rythme, régulier et fiable. Elle laisse de côté la vision lointaine de cette forme qu’elle n’a pas vraiment identifiée, bifurque à gauche à la croisée des sentiers et suit la trace qui s’élève à travers myrtilliers et bruyères, troués de part et d’autre par les vigies dressées des genévriers. Pourtant, une légère culpabilité lui enfreint de s’approcher car les questions jaillissent : un corps humain ? Un animal ? Un tas de vêtements oubliés ? Non ! Mathilde dit non et continue son chemin.

Elle lisse l’espace et le temps, se sent reine dans sa parenthèse choisie. Demain, elle grimpera plus loin si son genou continue de bien se comporter et lui fiche la paix.

Ce que Mathilde ne sait pas encore, c’est que le corps de cet homme – car c’est bien le corps d’un homme – allongé dans la pente herbue se trouvera immobile au même endroit le lendemain, quand elle réempruntera le sentier du Séminaire en voulant pousser plus haut sa randonnée.

Le corps de l’homme

La nuit fut agitée, la tempête hurla, le vent souffla, les éclairs zébrèrent le ciel, la foudre tomba et Mathilde eut du mal à fermer l’œil.

Le déroulement anticipé de ce que le matin du lendemain lui réservait, a résonné toute la soirée dans la tête de Mathilde et a même envahi ses rêves, devenus cauchemars, voire insomnies… Car quelque part, une ombre était restée prégnante à son esprit et préoccupante, celle de la silhouette dans l’herbe au loin. Entre ce qu’elle imaginait avoir à peine pressenti à grande distance sur le talus et la réalité qui l’attendait, entre ce qu’elle supposait n’être qu’une vision éphémère, anodine et un évènement plus grave, elle sentait un hiatus. Amplifiée par le déchaînement nocturne des éléments, quelle surprise allait se profiler ?

Avec son genou qui l’avait pas mal fatiguée lors de l’effort demandé la veille et avec les idées bizarres qui lui étaient venues dans la nuit, elle n’était plus aussi sereine. Aurait-elle dû s’approcher de cette forme allongée ? Elle n’avait pensé qu’à elle et à son bien-être d’avoir mené à bout et sans encombre son projet de randonnée.

Mathilde s’est réveillée de bonne heure et n’y tient plus, elle saute du lit accompagnée d’un léger étourdissement qui heureusement disparaît aussitôt – cela lui apprendra à se lever si vite – il lui faut aller vérifier derechef si elle n’a pas eu une hallucination. Un pressentiment la taraude en enfilant ses chaussures, elle n’a rien pu avaler qu’un verre de jus d’orange mais prévu une défaillance genre hypoglycémie et son sac est garni au cas où.

Penchée en avant pour finaliser les nœuds de ses lacets, elle sent le sang battre dans ses veines et anticipe l’image inquiétante d’une scène inédite. Heureusement, son genou, reposé de ses peines de la journée passée, s’est fait oublier. Par mesure de précaution, elle prend ses bâtons de marche.

Le temps s’est rétabli. La pente est la même que la veille, la montagne identique en ses sommets et pourtant différente car le panorama a changé, plus âpre, empli de ses propres doutes décalqués sur les cimes. La beauté, elle, est toujours aussi surprenante. Mathilde marche, Mathilde avance.

Au bout de deux heures, au virage du sentier où elle avait entre-aperçu la forme, elle voit de loin que l’herbe est restée foulée. Elle accélère son rythme, le cœur battant, et prête à tout. La vision se fait plus nette quand elle se trouve à une distance moindre.

Mathilde s’approche plus près et découvre le corps d’un homme à moitié dénudé, inanimé, blessé et recroquevillé sur lui-même comme pour se protéger. Elle tombe assise dans l’herbe, angoissée devant ce spectacle. Elle regrette, elle se morigène, elle se déteste, elle aurait dû ! Tout de suite, appeler les secours, téléphoner au Samu, aux pompiers, aux gendarmes, avertir, sauver cet homme le plus vite possible, lui qui a passé la nuit dans des conditions horribles, qui a dû souffrir atrocement avec en plus cette tempête. Autre chose que sa petite nuit inconfortable à elle…

Mais qui lui a pu lui faire ça, à cet homme, se demande-t-elle en faisant successivement le 15, le numéro du secours en montagne, tous les portables de la vallée pour apporter de l’aide, vite, vite, très vite.

Allo, le 112 ?

Oui, allo, qui êtes-vous ?

Peu importe, il me faut des secours immédiatement, j’ai découvert dans la montagne au pied du Semnoz, le corps d’un homme évanoui et blessé en très mauvais état, il faudrait vite intervenir !

Donnez-moi des précisions sur l’endroit exact de votre position, je vais vous géolocaliser, restez en ligne. Le terrain est-il très accidenté, à votre avis l’hélico est-il préférable ?

Oui, oui, je pense, l’hélico, je ne peux rien faire pour lui et n’ose pas le toucher de peur d’aggraver les choses !

Ne le touchez pas, restez sur place, nous arrivons dès que possible.

Mathilde ne sait pas si l’homme peut l’entendre, par moments, il grogne, se plaint, gémit. Lui parler et le rassurer pourrait lui faire du bien : ne vous inquiétez pas, j’ai prévenu les secours, vous allez être pris en charge, le 112 arrive avec l’hélico. Sont-ce des paroles de réconfort ? Mathilde, choquée, ne sait pas, ce qu’elle vit est totalement nouveau, elle réagit intuitivement, espère apporter un peu de douceur, un peu de consolation. Elle décide de caresser sa main en se disant qu’elle ne lui fait pas mal et que son geste ne peut pas entraîner de complications à la situation car le pire est déjà là. La main de l’homme est glacée, violette et sans réaction. Mathilde persiste. Elle compte les minutes, espère que la batterie de son portable va résister, le temps lui paraît long, très long, les secondes s’étirent, les minutes se rallongent et elle a froid, immobile à veiller l’homme blessé. Elle fouille son sac et avale des fruits secs, il ne s’agit pas qu’elle flanche !

Allo ? Vous êtes toujours là ? Pouvez-vous nous préciser un peu mieux où vous vous trouvez ?

Au-delà et en haut de la Basilique, j’aperçois son clocher de loin mais elle doit être à deux heures de marche environ en montant vers le Semnoz. Faites vite !

Au bout d’un temps qu’elle n’a pas mesuré, Mathilde entend enfin le vrombissement de l’hélicoptère. Soulagée de passer le témoin aux hommes de l’art, elle se lève, regarde, répond aux questions comme elle peut, on lui propose de la redescendre avec eux. Un médecin est déjà au chevet du blessé, établit les premiers constats, les gendarmes arrivent eux aussi et bientôt, beaucoup de personnes se pressent autour de lui. Mathilde se sent inutile et épuisée d’un coup.

Elle refuse l’aide proposée, la marche de retour lui fera du bien et videra sa tête… Peut-être.

Je vous laisse mes coordonnées, je prendrai des nouvelles mais s’il vous plaît, avertissez-moi dès que possible de la suite.

Ne vous en faites pas, il va être héliporté vers l’hôpital d’Annecy. C’est certainement cet homme disparu signalé dans la presse.

Plus tard, Mathilde fut avertie « de la suite », du long et ardu séjour de l’homme à l’hôpital où elle décida de se rendre moult semaines après l’accident, ayant pris la précaution de se renseigner sur le désir de celui dont elle ne connaissait pas encore le prénom : Oscar, d’accueillir ou pas des visiteurs.

Elle fut l’exception.

Une amitié germa.

Dauphiné Libéré

Haute-Savoie : parti randonner dans le massif du Semnoz, un trentenaire porté disparu.

Vu dans la Presse, un appel à témoins a été lancé récemment par la gendarmerie d’Annecy, dans le cadre de la disparition d’un randonneur, relate France Bleu.

Un homme de 34 ans, parti randonner dans le massif du Semnoz, en Haute-Savoie, le 10 septembre, est porté disparu. Une enquête judiciaire a été ouverte à Annecy. Le randonneur aurait quitté son domicile à pied.

Le 10 septembre, O.P. (34 ans) a quitté son domicile d’Annecy-le-Vieux (Vieugy). L’horaire de son départ reste inconnu, précise la gendarmerie, dans un message relayé par France Bleu. Il n’a pas été revu depuis cette date et sa famille, inquiète, n’a plus de nouvelles. Il est susceptible d’être parti en randonnée pédestre dans le massif du Semnoz.

A priori, le trentenaire est vêtu de vêtements de couleur sombre. C’est un homme de corpulence fine et de type européen, qui mesure 1m85 et a les cheveux courts et foncés. Il présente des cicatrices sous les genoux.

Les gendarmes de la brigade d’Annecy-Seynod, en charge de l’enquête, sont à la recherche de témoignages qui pourraient aider à le retrouver. Si vous pensez détenir des informations, vous pouvez contacter la brigade.

Oscar

Mon nom, c’est Oscar, c’est comme ça que je m’appelle.

Mon corps est là, à moitié nu, allongé dans la pente. S’ils étaient conscients, les yeux de mon corps admireraient la beauté de la barre rocheuse qui déchiquette le ciel pervenche dans une série d’aigus acérés et inégaux. Elle barrerait le regard en l’empêchant d’apercevoir complètement la Basilique. Celle de la Visitation qui érige son clocher pointu avec fierté et prétention dans sa concurrence aux sommets environnants. J’ai souvent visité la Basilique de la Visitation, c’est un lieu qui m’aimante.

Un jour, il faudrait que j’analyse pourquoi. Comme il faudrait que j’écrive mon histoire ou ce que j’en sais, celle qui a amené là mon corps inconscient et lourd, aux jambes brisées, allongé dans cette pente herbue et mouillée de la rosée du matin.

Si mon corps était conscient, mes doigts, entiers et mobiles, eux, tâteraient l’humidité, froisseraient la pelouse de l’alpage dans un geste instinctif mais réconfortant.

Si mon corps était conscient, moi Oscar, je souffrirais. Les questions surgiraient en rafales, en vagues monstrueuses et noires, bordées d’écumes vengeresses.

Pourquoi dans un interstice temporel inattendu, mon cerveau à moi, Oscar, a-t-il eu cet éblouissement, ce bouquet de souvenirs qui n’a duré que très peu mais s’est révélé puissant. Mon corps abîmé s’est resitué dans un lieu concret comme s’il avait un fort besoin de retracer un contexte, se reprojeter dans un environnement pour mieux ressentir ses contours, sa position, les frontières de sa peau.

Je le dis haut et fort : je suis un montagnard.

Où, quand, comment ?

Le « où », je pourrais le rayer de ma liste. Le « quand » et le « comment » viendraient après… Ou pas…

Car le précipité d’images avait fait surgir une même barre rocheuse ou similaire, un même corps désarticulé, un gisant, la statue presque funéraire d’un personnage couché.

Moi, Oscar, le grimpeur, une fois, une seule fois, la bascule, le faux pas, l’accroche hasardeuse, la prise qui s’effrite et le grand saut. La montagne se venge du trop hardi présomptueux. Le vent siffle, le rocher écorche, taillade, zèbre, fissure la peau et laisse s’écouler le liquide existentiel. Les craquements pas vraiment infimes des os dans un son vertigineux et angoissant. On n’a pas le temps d’avoir peur. L’odeur écœurante du sang quand on balaye sa vie d’un clin d’œil et qu’elle vous empoigne encore. Et soudain, la perte de tout. Le spectacle d’un corps qui n’entend plus, qui ne ressent plus, un corps qui chute en attente du choc. Une unique fois où seule responsable, la concentration qui a lâché. L’accident, un corps qui dévisse. Un corps habillé ce jour-là.

D’abord, dans l’émergence malhabile du néant, la violence de l’accident vous anéantit, la peur vous perce, l’incompréhension vous submerge, un atterrissage, une très brève perte de conscience. Puis se tâter, ouvrir les yeux, respirer, avoir mal mais être vivant et dire : ouf, pas pour cette fois.

Pourquoi après la réminiscence subite, le souvenir de l’imprudence fatale, pourquoi à nouveau, ici et maintenant, ce corps aux jambes rompues, ce torse cette fois dénudé au pied d’une autre barre rocheuse, allongé dans la pente herbue, comme la répétition inexorable d’un premier traumatisme…

Un recommencement ? Nul ne sait. Car le corps est inconscient. Seule trace mémorielle et c’est loin d’être une pépite dans le creux du tamis, avant de sombrer sous la douleur, j’ai su, moi, Oscar, que cette deuxième fois, ce n’était pas moi le responsable.

On m’a trouvé ainsi, enfin, c’est ce qu’on m’a raconté, le quand : un matin de septembre, le où : non loin de la montagne Semnoz, à peu près latitude 458667, longitude 61 333, dans un secteur boisé abrité des regards, à flanc de mont, le comment : par le hasard d’une rencontre avec une randonneuse.

Celle qui marchait sur le sentier menant à la Basilique et avait poursuivi son ascension au-delà. Elle a aperçu un gisant et a donné l’alerte. Il paraît qu’elle s’appelle Mathilde.

Par intermittences, par éclats de souvenirs, par petites touches, l’esprit dudit gisant reprend son cours, repart puis disparaît de la réalité pour replonger dans un doux marasme ou une apathie bienfaitrice.

Seul, un prénom revient et m’appelle avec insistance : Marcus.

Marcus

L’inquiétude

Oui, Oscar, moi Marcus, je t’appelle. Sans nouvelles de toi, je me morfonds. Je te guette car tu as disparu. Je te quête et je te hèle. Je mène l’enquête.

La cabane n’a pas changé, perdue sous les futaies. Si. Elle a changé car ton absence la leste d’un poids colossal. Elle paraît dépeuplée et vacante d’un vide abyssal. Comme moi. Gricha se lamente la nuit durant en hurlant au loup. Nous trompons notre peine en arpentant la montagne, en ciblant l’œil acéré des vautours pour mieux repérer leur concentration. Je cours. Je sillonne. Je patrouille. J’ai peur.

Oscar ! Je crie, Oscar ! Partout et tout le temps.

Mais tu sais, la montagne c’est grand, même si c’est beau tout le temps.

Alors je gamberge…

On se rencontrerait à nouveau, on grimperait comme à nos débuts l’arête de La Pointe de Bois brûlé, on remonterait le temps, on redeviendrait des jeunots écervelés, tu me provoquerais, on aurait les mêmes fous rires, les mêmes enthousiasmes, je t’exciterais, on se roulerait dans les gentianes mais surtout on ferait abstraction des autres. On ressentirait l’amitié comme une évidence. Et on soignerait nos songes, on bichonnerait nos chimères, on chercherait nos mirages et on rêverait de gravir l’arête des Papillons, l’aiguille du Peigne, celle du Doigt Pointe Percée, on s’envolerait, légers et aériens, binôme d’escalade éternel, solidaire et étonné. J’assure, tu grimpes, tu assures, je grimpe.

Et on ferait en sorte que ta chute, ce jour-là, aux Grandes Suites, n’ait jamais existé car la corde n’aurait pas lâché. Tu n’aurais pas culbuté dans le vide en lançant un grand cri de silence hébété. Le son de ton corps, loin, en bas, n’aurait pas prononcé ce bruit sourd en heurtant la terre et tu n’aurais pas souffert d’un dos meurtri. Heureusement, où que tu sois, je te le rappelle, tu t’en étais bien sorti, la volonté de ta patience et ton investissement dans ta rééducation avaient fait le reste.

Et on aurait continué de grimper et d’inaugurer des voies de plus en plus ardues.

Surtout, on ne s’occuperait pas des autres. Elle, Gina ou lui, Virgile. Lui, Vani ou elle, Isis. Ils n’existeraient plus.

On habiterait une cabane au Canada, non, une cabane juste à côté, en bois bien d’ici et pas d’ailleurs, en arbres choisis par nous, bûcheronné par nos bras, taillé par nos mains, une cabane avec vue plongeante quatre étoiles sur la vallée, juste à l’orée de la forêt, vie sauvage et retour à la nature authentique comme ils disent dans les catalogues emplis de belles photos léchées pour appâter le chaland des villes et lui vendre de l’illusion à prix d’or.

Oscar a disparu, je le dis à voix haute pour en éprouver la réalité. Il n’est plus avec moi. Nous ne sommes plus ensemble. Cassé, fendu en deux, le tandem. Il reste un morceau du duo, moi Marcus, maintenant plein d’aspérités rugueuses et de béances alors que je me sentais si fluide et douillet dans ce morceau musical à deux instruments construit de concert.

Je le répète : moi, Marcus sans toi, je suis amputé. Et toi Oscar, où en es-tu ?

Il faut agir, je vais en parler mais je ne veux pas que les autres sachent. Ils ont fait assez de mal. À galvauder leurs mensonges, à éparpiller leurs querelles, leurs jalousies et à creuser leurs vilenies en se repaissant de leurs trouvailles malsaines. Le village d’en bas, la vacuité des esprits, les secrets qui planent et les médisances qui rôdent.

Mais aussi, c’est ta faute Oscar…

Le violet des ombres gagne peu à peu les cimes. La forêt bruit du vent dans les sapinières dont les rameaux se boursouflent et retombent en ondulations incertaines. Des volées d’aiguilles mordorées s’abattent quand les rafales se font plus incisives. Les rochers se teintent de noirceur et attendent la mer de nuages qui monte lentement de la combe. Le pays d’en haut se sent supérieur au pays d’en bas. La montagne fait la nique à la plaine avec vigueur. Gricha tourne en rond et flaire l’orage.

Tu n’as pas compris, tu étais insouciant et peu enclin à modifier ton comportement.

Je t’appelle parce que tu as disparu de mon horizon et que ton absence me pollue la tête. Surtout que je ne sais pas pourquoi tu n’es plus là. Fronde, fuite, fugue ? Je me répète tous ces F qui résument mes interrogations et je n’avance pas.