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Au sein du tentaculaire Empire d'Helvarn, la guerre intestine menée contre les adorateurs païens des Anciens Dieux touche à sa fin. Dans la province de Perun, le légat Elgin Asver et ses légionnaires, éreintés par de trop longs mois de campagne, brûlent les derniers sanctuaires encore intacts et détruisent méthodiquement les ultimes poches de résistance. Exacerbées par ce conflit sanglant et la menace grandissante des insaisissables terroristes telkens qui sèment le chaos à travers l'Empire, les tensions entre sidhes et humains ont atteint leur paroxysme. Dans ce contexte explosif, la jeune impératrice Ren Velaska doit composer avec les intrigues et manigances des Matriarches qui gouvernent les Grandes Maisons nobles d'Helvarn et dont les intérêts semblent toujours plus éloignés des siens.
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Seitenzahl: 463
Veröffentlichungsjahr: 2024
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À ma mère, qui m’a transmis son caractère et son amour des livres, À mon père, qui m’a donné la passion de l’imaginaire, À Laura, ma muse, aujourd’hui et à jamais.
TRIGGER WARNINGS
Ce roman contient plusieurs scènes de violence physique ou psychique et aborde des thématiques sociales telles que le racisme et les persécutions religieuses susceptibles de heurter la sensibilité de certain·e·s lecteur·ice·s. Vous trouverez une liste détaillée de ces trigger warnings, que vous pourrez consulter, à votre discrétion, sur mon site internet via le QR code ci-dessous ou à l'adresse suivante :
https://frankhodiesne.com/books/avant-les-cendres
Chapitre 1: ELGIN ASVER
Chapitre 2: REN VELASKA
Chapitre 3: DRAJEN ISANKAR
Chapitre 4: ALIM ATHZABAI
Chapitre 5: ELGIN ASVER
Chapitre 6: SAHAR DAHYA
Chapitre 7: DRAJEN ISANKAR
Chapitre 8: ALIM ATHZABAI
Chapitre 9: REN VELASKA
Chapitre 10: MYRA OREL
Chapitre 11: SAHAR DAHYA
Chapitre 12: ALIM ATHZABAI
Chapitre 13: ELGIN ASVER
Chapitre 14: DRAJEN ISANKAR
Chapitre 15: REN VELASKA
Chapitre 16: MYRA OREL
Chapitre 17: ELGIN ASVER
Chapitre 18: SAHAR DAHYA
Chapitre 19: DRAJEN ISANKAR
Chapitre 20: REN VELASKA
Chapitre 21: SAHAR DAHYA
Chapitre 22: ALIM ATHZABAI
Chapitre 23: ELGIN ASVER
Chapitre 24: DRAJEN ISANKAR
Chapitre 25: ALIM ATHZABAI
Chapitre 26: ELGIN ASVER
Chapitre 27: DRAJEN ISANKAR
Chapitre 28: REN VELASKA
1
ELGIN ASVER
LES SIÈCLES PASSENT, mes souvenirs se fracturent. Des jours, des mois, des années entières se dérobent, glissent entre les doigts brisés de ma mémoire et j’assiste à leur fuite, impuissant. Je ne peux désormais plus me contenter que de fragments, de bribes éphémères qui, je le sais, finiront par disparaître elles aussi, emportées à jamais par la cruelle valse du temps. Peut-être est-ce pour le mieux, au fond. Mon esprit aurait-il pu supporter le poids de tant de vies accumulées, tant de rencontres, de chagrins et de joies ? Probablement pas. Sans doute aurais-je perdu la raison, submergé par cette multitude d’expériences, ces reliques innombrables de mes existences passées. Lorsque j’aurai tout oublié, que restera-t-il de moi ? Que restera-t-il d’Elgin Asver ? Elgin Asver… Ce nom me paraît déjà si étranger, si incongru. Il résonne à mes oreilles, comme un écho lointain.
Il y a tant de souvenirs, pourtant, auxquels je continue de m’accrocher. Un en particulier. Mon cœur se serre dans ma poitrine, comme à chaque fois que son image s’imprime dans mon esprit. Orfea. Encore aujourd’hui, après toutes ces années, elle demeure en moi comme un phare illuminé au milieu d’une nuit sans lune ; je me souviens de la musique de sa voix et de la lumière dans ses yeux. De la caresse de ses cheveux sur mes doigts, de la tiédeur de sa peau. De ses larmes et de ses éclats de rire. Je me souviens, en dépit du bon sens. Et je parcours le paysage sinistre de mon éternité dans la crainte du jour funeste, inévitable, où je l’oublierai. Tout ce qui restera d’elle, alors, sera ce creux au fond de mon cœur, cet espace vide, insondable, impossible à combler. Il n’y a pas pire folie que d’aimer, m’avait confié un grand sheikh isharite, à l’aube de son dernier souffle. C’était un poète, un sage, une âme trop belle et trop noble pour Estriel. Un ami très cher. Lui aussi disparaîtra, je le sais.
Et puis il y a ces évènements, ces jours et ces nuits, ces rencontres malheureuses, qu’il m’est impossible d’oublier. La mémoire a cela de cruel, elle avance inlassablement et se plaît à laisser derrière elle toutes nos joies, pour que seules demeurent nos douleurs, nos regrets et cette culpabilité sans bornes qui nous étreint comme un étau. Peut-être est-ce pour cela que je me souviens si clairement de cette nuit-là, de ce village insignifiant, perdu au fin fond de la campagne perunite. Peut-être était-ce la fois de trop. Peut-être que, cette fois-ci, nous étions allés trop loin et que nous avions franchi une frontière dont nous ignorions jusqu’alors l’existence. Tout ce que je sais, c’est que je me souviens de chaque détail, de chaque visage. Je me souviens de cette foutue bruine, fine et insidieuse, qui nous avait harcelés pendant des semaines ; je me souviens du vent glacial qui couchait par rafales les maigres buissons autour de nous, alors que nous chevauchions sous le couvert de la lune ; je me souviens des cris et des larmes.
Notre mission au cœur de la province de Perun, au nord-ouest de l’Empire, avait déjà duré presque deux mois et prélevé un lourd tribut sur les esprits et les corps. Nous étions éreintés, désireux de quitter au plus vite ce pays de grisaille, de bois sombres et de ciel bas. Je ne sais plus combien de villages et hameaux nous avions visités avant cette nuit. Des dizaines, des centaines peut-être. Dans chacun d’entre eux, conformément à nos ordres, nous avions éradiqué toute trace du culte hérétique des anciens dieux, incendié les sanctuaires, les livres et les parchemins, crucifié les prêtresses. Pour l’exemple. Au début, bien sûr, il en fut qui résistèrent. Des femmes et des hommes qui se dressèrent contre nous, dans l’espoir irrationnel de protéger leurs traditions séculaires. Ceux-là furent balayés d’un revers de main ; ces gens étaient des paysans pour la plupart, des bergers, des artisans. Pas des soldats. Comment auraient-ils pu lutter contre des légionnaires de l’Empire ? Puis, à mesure que les nouvelles de nos exactions se répandaient dans les campagnes, amplifiées, exacerbées par la peur et la superstition, la résistance s’étiola peu à peu, jusqu’à disparaître complètement. Il arriva quelquefois que les habitants terrifiés incendient leur chapelle, leurs idoles hérétiques et assassinent leur prêtresse ; d’autres se livrèrent d’elle-même, pour éviter un bain de sang. C’est ce qui arriva, cette nuit-là.
C’était un village perunite typique, avec ses habitations aux murs bas et aux grands toits de chaume, bâtie à flanc d’une colline si maigre qu’elle méritait à peine qu’on la qualifiât de la sorte. La pluie venait de reprendre lorsque nous passâmes la fine palissade de bois qui servait d’enceinte. D’une main, je resserrai ma cape humide autour de mes épaules. Myra chevauchait à ma droite et derrière nous allaient vingt légionnaires en armure. Les habitants nous observaient sur le seuil de leurs maisons ou aux fenêtres, le visage rougi par le froid. La peur seule les maintenait à distance, mais le mépris et la haine viscérale que nous leur inspirions transpiraient dans chacun de leurs regards. Ils savaient la raison de notre présence ici.
Nous traversâmes le village au pas, jusqu’à ce qui tenait lieu de place centrale. Là était bâtie une chapelle en pin noirci, aux toits étagés recouverts de bardeaux de bois et surmontée d’une unique tour, un clocher étroit, qui s’élançait telle une flèche vers les nuages lourds et gris. Quelque chose dans son architecture, dans sa silhouette, m’apparaissait comme résolument étranger au reste du village, comme si sa construction précédait de plusieurs siècles celle des autres bâtiments qui l’entouraient et s’articulaient autour d’elle à l’image d’un vaste réseau de plantes rampantes. Ce n’était pas la première fois que j’avais cette sensation ; tous les temples que nous avions incendiés jusqu’alors exsudaient cette même aura millénaire.
Très vite, les villageois s’amassèrent en une foule compacte tout autour de nous ; il y avait là quelques humains, mais la majorité était des Sidhes , comme c’était souvent le cas en Perun. Du regard, je balayai l’assemblée nouvellement formée. Aucun d’entre eux ne paraissait armé ou particulièrement menaçant, mais j’intimai néanmoins l’ordre à mes légionnaires de rester sur leurs gardes.
D’un mouvement leste, je descendis à bas de ma monture et fis quelque pas sur la place, avant de prendre la parole d’une voix forte, de sorte que tout le monde puisse m’entendre distinctement :
— Sur ordre de Sa Majesté, l’Impératrice d’Helvarn, avatar de la Dame en Estriel, nous sommes venus mettre un terme aux pratiques impies dont ce village est le théâtre. Par sa grâce, nous vous ramènerons dans les bras miséricordieux de la seule véritable Déesse.
Du doigt, je désignai la chapelle.
— La destruction de ce sanctuaire hérétique est la première étape nécessaire à votre juste pénitence. La seconde est l’exécution de la prêtresse qui en avait la charge.
Je marquai une pause. Un silence pesant régnait sur la grand-place, seulement interrompu par le hurlement du vent et le murmure régulier de la pluie.
— Nul besoin de violence inutile. Livrez-nous votre prê tresse, laissez-nous accomplir notre devoir et aucun d’entre vous n’aura à souffrir. Vous avez ma parole.
Il y eut un instant de flottement, comme si toutes et tous prenaient le temps d’assimiler mes paroles. Puis un homme se détacha de la foule et se dirigea vers moi d’un pas hésitant. C’était un Jengi, l’ethnie sidhe la plus représentée en Perun, aux cheveux d’argent et à la peau vert pâle. Une rumeur enfla soudain parmi les badauds. Par réflexe, j’approchais ma main droite de l’épée qui pendait à ma ceinture, quoique l’individu ne sembla pas présenter la moindre menace. Il s’immobilisa à deux mètres de moi et se laissa tomber à genoux dans la boue noirâtre.
— Nous ne résisterons pas, brûlez notre sanctuaire, mais épargnez notre prêtresse, je vous en supplie.
Il pleurait doucement et ses yeux m’imploraient plus encore que ses paroles. Je serrai les dents, soudain empreint d’une profonde lassitude.
— Nos ordres sont clairs. Nous ne faisons pas d’exception.
Les épaules du Sidhe s’affaissèrent et son regard se perdit dans le vide. D’un signe de tête, je donnai l’ordre à mes légionnaires de procéder. Je n’avais aucune intention de m’attarder plus que de raison. Si les villageois refusaient de coopérer, nous serions contraints de fouiller chaque maison jusqu’à dénicher leur prêtresse. Myra descendit de cheval et s’avança à mes côtés, tandis que Piaf, les jumeaux, Keren et Shae allumaient leurs torches. Ils fracassèrent les lourdes portes du sanctuaire et s’engouffrèrent à l’intérieur sous le regard terrifié des villageois impuissants. Il ne leur fallut guère plus que quelques minutes pour accomplir leur sinistre dessein et lorsqu’ils ressortirent, la structure commençait déjà à s’embraser ; très vite, des langues de feu mordorées se tordirent autour du clocher et s’élevèrent hautement dans la nuit noire. Les villageois s’écartèrent dans un même mouvement paniqué.
— Pas de trace de la prêtresse à l’intérieur, me dit Piaf.
Le brasier projetait des éclats fauves sur son visage et le nez proéminent qui lui avait valu ce sobriquet. Je hochai la tête à son adresse avant de reporter mon attention sur le Sidhe, qui demeurait agenouillé au milieu de la place. Je pris une longue inspiration et m’approchai de lui. Le vieil homme redressa la tête, dirigea vers moi un regard empreint de détresse. Je n’avais aucune envie de recourir à la force pour le faire parler, mais la fatigue entamait déjà lourdement ma patience.
— Où est votre prêtresse ?
— Je vous en supplie, répondit-il dans un souffle. Je vous en supplie.
Je mis un genou en terre pour me trouver à son niveau :
— Si vous ne me dites pas où elle est, nous serons contraints de vous exécuter un à un jusqu’à ce que l’un de vous se décide à parler.
— Pourquoi ? demanda-t-il doucement. Notre sanctuaire est détruit, pourquoi vous faut-il l’assassiner en plus ? Pourquoi ?
Je fronçai les sourcils.
— Crois-tu que j’en retire le moindre plaisir vieillard ?
Malgré moi, j’avais laissé s’imprégner des accents amers dans ma voix.
— Rien ne vous y oblige ! protesta le Sidhe, qui avait sans doute cru déceler dans ma question les signes d’une volonté émoussée.
À tort.
— Ce sont les ordres, tranchai-je.
Je me relevai et secouai la tête, agacé. Il ne me laissait pas le choix. Je m’apprêtais à donner l’ordre de fouiller les lieux lorsque quelqu’un se détacha de la foule et s’avança vers nous. C’était une petite fille sidhe, une Jengi, elle aussi, aux longs cheveux noirs et lisses qui encadraient un visage aux traits poupons et à la peau verte piquetée de taches brunâtres. Par la Dame, il ne manquait plus que ça… Que voulait cette gamine ? Puis je remarquai sa longue robe écarlate et mon sang se fit de glace à l’intérieur de mes veines. Les atours des prêtresses païennes. Se pouvait-il que cette enfant fût la prêtresse de ce village ? Non, impossible, impensable. Ce n’était qu’une gosse. Dans tous les villages que nous avions visités jusque-là, les prêtresses étaient généralement les doyennes de la communauté, des quarantenaires au pire. Jamais des enfants. Quelle ignoble farce nous jouaient ces gens ?
L’homme agenouillé se retourna brusquement.
— Non ! cria-t-il en la voyant approcher. Va-t’en, Keya !
Il essaya de se relever, mais Myra l’en empêcha d’une main ferme.
— Tout va bien, Père , dit la petite fille d’une voix calme. Je n’ai pas peur.
Myra et moi échangeâmes un regard. Nous refusions tous deux de croire à la scène qui se jouait devant nous. L’enfant s’arrêta devant moi, planta ses yeux dans les miens et je n’y lus qu’une résolution infaillible.
— Je suis la prêtresse de ce village. Épargnez les villageois, je vous en prie.
Elle ne devait pas avoir plus d’une dizaine d’années.
— Qu’est-ce qu’on fait, Elgin ? demanda Myra.
Je devinai au son de sa voix qu’elle partageait mon trouble. L’espace d’un instant, je sentis ma résolution faillir ; nos ordres étaient clairs et ne laissaient aucune place au doute : brûler les sanctuaires des Anciens Dieux et crucifier leurs prêtresses. Mais pourquoi avait-il fallu que ce soit une gosse ?
— Tu es bien jeune pour une prêtresse, fis-je remarquer, en m’efforçant de ne pas trahir par le son de ma voix les émotions contradictoires qui m’assaillaient.
— C’est vrai, acquiesça la petite fille. Ma mère tenait ce rôle, jusqu’à ce que la maladie l’emporte. Je n’aurais dû lui succéder que bien plus tard, mais c’est ainsi. Telle était la volonté du Diabbukr.
Je sentais sur nous le regard inquisiteur de la foule, j’entendais la rumeur qui enflait dans leurs rangs ; tous se demandaient si nous irions au bout, je le savais. Si nous faisions preuve de la moindre faiblesse, beaucoup y verraient une faille, le signe d’une résistance possible. Il nous fallait être inflexibles, impassibles. Nous devions placer toute notre foi en l’Empire et en la Dame et respecter les ordres. Mon regard glissa sur la petite prêtresse.
— Préparez la croix, ordonnai-je d’une voix atone.
— Non ! Laissez-la, sales chiens ! hurla son père en se relevant d’un bond dans ma direction.
Son cri perça le voile de ténèbres qui recouvrait le village. D’une main ferme, Myra le ramena au sol.
Piaf et Shae dressèrent la croix au centre de la grand-place en quelques minutes qui me parurent des fragments d’éternité. L’enfant-prêtresse en profita pour s’approcher de son père et lui murmura quelques mots à l’oreille. En finir, vite. Avant que ma noire résolution ne s’étiole tout à fait, lavée par la pluie, qui de simple bruine s’était faite averse. Lorsque la croix fut érigée, sa silhouette obscure se dessinant sur le brasier encore vivace de la chapelle hérétique qui continuait de se consumer, projetant des nuées d’escarbilles crépitantes dans les ténèbres de la nuit, je m’approchai de l’enfant-prêtresse.
— Il est temps.
Myra s’interposa et referma son poing sur mon bras.
— Elgin… commença-t-elle à voix basse, de sorte que je fus le seul à l’entendre.
— Ce sont les ordres, la coupai-je, avant de me détacher de sa poigne.
Ce fut son silence qui me hanta ; je crois que j’aurais préféré qu’elle se débatte, qu’elle hurle, qu’elle nous insulte, nous maudisse, mais elle ne fit rien de tout ça. Elle demeura parfaitement silencieuse, tandis que je clouai ses mains minuscules à la croix. Derrière elle, les flammes qui dévoraient la chapelle continuaient de s’élever dans l’encre de la nuit et l’auréolaient d’une lumière orangée ; il y eut un craquement soudain et le toit de la chapelle s’effondra dans un épais nuage de poussière, emportant avec lui une partie de la structure. La foule se fendit d’un cri d’effroi. Je reculai de quelques pas, comme pour contempler mon œuvre. L’enfant-prêtresse… L’enfant ne bougeait déjà plus, sans doute inconsciente, peut-être déjà morte. C’était fini.
Nous n’échangeâmes pas un mot sur le chemin du retour jusqu’aux ruines d’Oribas, où nous avions établi notre garnison. Murés dans un silence lourd de sens, nous chevauchâmes à vive allure, poussant nos montures dans leurs retranchements, comme dans l’espoir naïf que nous éloigner de ce village de malheur éloignerait de même cette culpabilité qui étreignait nos cœurs. Mais il n’en fut rien. Ce n’était pas la première fois que nous nous confrontions à l’horreur, bien sûr. La plupart d’entre nous servait au sein de l’armée impériale depuis des années, des décennies parfois. Mais cette fois-ci, il y avait quelque chose de différent. Je le sentais en mon for intérieur et je connaissais suffisamment les femmes et les hommes qui chevauchaient à mes côtés pour savoir qu’ils partageaient ce sentiment. Culpabilité, honte, colère, le terme précis importait peu au fond. Sans doute était-ce un mélange de tout cela à la fois. Et là encore, nous avions toutes et tous ressenti ces émotions au cours de notre carrière. Mais pas comme ça. Jamais comme ça.
Je ne parvenais pas à chasser de mon esprit l’image du corps inerte de cette enfant sur la croix. Quel crime avait-elle commis ? Toute ma vie, Bien et Mal, allié et ennemi, avaient toujours été des notions d’une absolue clarté, des certitudes impossibles à ébranler ni contester. Aujourd’hui, ces concepts se mélangeaient dans ma tête, leurs contours si troubles qu’il m’apparut comme impossible d’affirmer avec la même conviction que celle qui m’habitait autrefois de quel côté nous nous trouvions. Peut-être n’y avait-il plus ni Bien ni Mal. Quel sens donner à nos actions si tel était le cas ?
Le soleil pâle teintait le ciel de ses premiers rayons lorsque nous arrivâmes enfin à Oribas. Les sentinelles nous accueillirent d’un geste depuis la tour éventrée où elles étaient postées tandis que nous passions les portes du camp. Dès que nous eûmes mis pied à terre, des palefrenières accoururent pour prendre en charge nos montures éreintées par le rythme infernal que nous leur avions imposé. Mes légionnaires se dispersèrent dans le camp, la mine basse, sans un mot de plus. Qu’y avait-il à dire, de toute façon ? Myra et moi restâmes en arrière. À peine était-elle descendue de cheval qu’une jeune femme aux cheveux de feu s’était précipitée sur elle et lui avait sauté au cou pour l’embrasser. Selina. Myra la repoussa doucement, en se composant un simulacre de sourire qui ne trompait personne.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Selina, percevant le trouble de son amante.
— Rien, mentit Myra en baissant la tête. Laisse tomber.
Selina se tourna vers moi et m’interrogea du regard. Je pris une longue inspiration.
— La prêtresse était une gosse, expliquai-je.
— Merde… Et vous l’avez quand même…
— Oui.
Je n’avais pas envie de m’étendre sur le sujet. Ce qui était fait était fait. En disserter des heures ne changerait rien.
— On était pas obligé de la tuer, fit Myra d’un ton accusateur.
Nous échangeâmes un regard glacial.
— C’était les ordres. Depuis quand est-ce que tu discutes les ordres ? demandai-je, passablement agacé par la tournure que prenait cette conversation.
— Arrête tes conneries Elgin, c’était qu’une gamine !
— Et alors ? Est-ce que c’est de ma faute si ces sauvages ont choisi une gosse comme prêtresse de leur foutu culte ? Ils sav aient très bien à quoi s’en tenir, c’est à cause d’eux qu’elle est morte.
Myra secoua la tête et passa une main sur son crâne rasé. Elle ne répondit rien, mais je devinai sans peine ses pensées : elle n’était pas convaincue. Pire encore, elle savait que je ne l’étais pas davantage. Elle me connaissait trop bien, depuis trop longtemps, pour que je puisse la duper aussi facilement. Mais quelle importance, au fond ? Tout ce qui comptait, c’était que nous accomplissions notre devoir. Rien de plus. Selina prit son visage entre ses mains, dont la pâleur contrastait vivement avec la peau d’un noir profond de Myra.
— Reposez-vous, tous les deux. Vous êtes épuisés, essayez de dormir un peu.
— Il faut que j’aille faire mon rapport, répondis-je en me détournant du couple.
— Je viens avec toi, dit Myra d’un ton décidé. On se verra après, ajouta-t-elle à l’adresse de Selina.
Le quartier général avait été installé dans le dernier bâtiment d’Oribas encore intact. La ville avait été entièrement détruite et abandonnée plusieurs siècles plus tôt, au cours de la seconde guerre d’indépendance des Sidhes. Deux soldates en armure gardaient l’entrée et nous les saluâmes d’un geste bref en entrant.
Le bureau de la commandante était de taille modeste, mais il y régnait une chaleur agréable ; une grande fenêtre laissait entrer de trop rares rayons de soleil qui éclairaient la poussière en suspension dans l’air. Kaelyn Drev était assise à son bureau. C’était une femme massive, robuste, au visage carré et aux yeux froids. Ses cheveux gris étaient ramenés en un chignon bordélique au-dessus de son crâne. Myra et moi lui adressâmes un salut militaire.
— Légat Asver, lieutenant Orel, dit-elle. Quelles nouvelles ?
— La chapelle est détruite, selon vos ordres, répondis-je d’une voix égale.
Kaelyn acquiesça d’un air satisfait.
— Bien. Et la prêtresse ?
— Morte.
— C’était une gosse, ajouta Myra.
— Une gosse ? répéta Kaelyn, en haussant les sourcils.
Je lançai un regard noir à Myra avant de répondre :
— Oui, elle devait avoir une dizaine d’années. Mais nous avons fait ce que nous avions à faire.
J’insistai sur cette dernière phrase en fixant Myra droit dans les yeux. Kaelyn se leva et se gratta la mâchoire distraitement avant de hausser les épaules.
— Bon. Tant mieux.
Elle fit le tour de son bureau et nous invita à nous rapprocher. Une carte de Perun piquetée d’une multitude de pions en bois s’y trouvait, représentant tous les villes et villages que nous avions visités jusque-là. Kaelyn en plaça un nouveau sur le hameau dont nous revenions.
— Nous touchons au but, dit-elle, avant de pointer du doigt un autre point sur la carte, au nord d’Oribas.
— Il ne reste plus que Delreb à présent.
Delreb. La capitale de Perun, fief de la Maison Isankar qui régnait sur ces terres depuis des siècles. Je serrai les dents. C’était une chose d’incendier les chapelles de villages perdus dans la campagne profonde, mais c’en était une autre que d’attaquer la demeure ancestrale d’une Grande Maison noble de l’Empire, dont la Matriarche avait longtemps siégé au Conseil des Mères.
— Jandra Isankar a choisi de se murer dans le silence. Elle n’a répondu à aucun des messages envoyés par l’Impératrice pour exiger que leur prêtresse nous soit livrée et que leur sanctuaire soit détruit. J’attends une confirmation de la Citadelle, mais il est probable qu’on nous demande d’intervenir directement.
— Ça paraît risqué, fit remarquer Myra.
Kaelyn secoua la tête.
— Il n’y a rien que Jandra puisse faire. Et elle le sait. Elle ne fait que retarder l’inévitable.
Une moue sceptique étira mes lèvres, que je m’empressai de réprimer. Il était évidemment peu probable que la Matriarche mobilise ses propres troupes contre nous ; cela constituerait un acte de haute trahison incontestable auquel une politicienne aussi habile ne se risquerait jamais. L’Impératrice aurait tout loisir de la déchoir de son titre et de ses terres, voire même de la faire exécuter. Mais des civils à sa main pouvaient opposer une résistance féroce sans engager directement sa responsabilité ; une émeute déclenchée stratégiquement nous placerait dans une situation tout aussi délicate. Je pris une longue inspiration, les yeux rivés sur le point à l’encre représentant Delreb sur la carte. Une dernière mission. Puis je pourrais rentrer, quitter définitivement ces contrées de malheur et retrouver Orfea. Mon amour.
2
REN VELASKA
LA PROCESSION PÉNÉTRA EN SILENCE dans la basilique, l’Impératrice Ren Velaska à sa tête. En dépit des sentiments contrastés que lui inspirait ce lieu, cette dernière devait bien reconnaître qu’il offrait un spectacle pour le moins saisissant. Bâtie par son arrière-grand-mère en plein centre de la ville haute, sur les ruines de l’ancien sanctuaire païen dédié à la déesse Lilith, la basilique déployait avec faste ses arches innombrables, ses colonnes monumentales et ses dômes obèses ; elle était précédée d’un vaste péristyle arboré, au cœur duquel se trouvait une fontaine circulaire surmontée d’une statue de la Dame en bronze. Seul le palais impérial la dépassait en hauteur dans le ciel de la Citadelle. En matière de superbe, l’intérieur n’était pas en reste avec son sol de marbre blanc décoré de céramiques bigarrées, ses tentures et ses fresques grandioses. Deux rangées de colonnes en porphyre bordaient la nef principale, la séparant des deux bas-côtés éclairés par une batterie de chandeliers ouvragés. Un parfum d’encens flottait à l’intérieur de la basilique. Non sans un certain amusement, Ren songea que la demeure de la Dame jurait quelque peu avec l’ascétisme forcené que prônaient ses disciples. Ce n’était pas là leur seule contradiction, d’ailleurs.
De l’autre côté de la nef, à moitié caché derrière l’immense autel de pierre, la hiérophante de la Dame se tenait debout, les bras largement ouverts et la tête renversée en arrière en une posture aussi théâtrale que grotesque. C’était une femme roide et sévère, de ces personnes qui semblaient n’avoir jamais été jeunes ; de longs cheveux gris acier, qui lui descendaient presque jusqu’en haut des genoux, entouraient son visage aux traits acérés. Elle portait une longue robe blanche immaculée, rehaussée d’un manteau de pourpre et d’or.
Ren réprima un soupir. Tout ce cérémoniel l’agaçait plus que de raison, mais elle n’avait pas le choix : il était attendu d’elle qu’elle s’y plie de bon cœur. Son rang l’exigeait. Elle venait tout juste de fêter son douzième anniversaire lorsqu’elle avait dû prendre la succession prématurée de sa mère. Loin à l’est, sur les rives de la Mer Intérieure, l’Impératrice Dryane Velaska était tombée sur le champ de bataille. Une belle mort, une mort de conquérante, qui avait achevé d’inscrire en lettres d’or son nom dans la glorieuse et si longue histoire de l’Empire d’Helvarn. Ren aurait dû être heureuse pour elle ou éprouver une quelconque forme de fierté, mais en vérité, il n’en était rien. Non, ce qu’elle ressentait s’apparentait davantage à une vive et inextinguible colère. Sa mère l’avait abandonnée. Pire encore, elle l’avait précipitée dans un maelström d’intrigues, de complots et de trahisons. Elle était si jeune alors, si peu préparée à régner ; quatre ans plus tard, il lui semblait toujours qu’elle passait davantage de temps à faire semblant, à jouer le rôle de l’Impératrice, qu’à véritablement être la maîtresse de son destin. Une belle mort. Non, sa mort n’avait rien de beau. C’était une mort stupide, imbécile, égoïste, pas plus ou moins louable que celle de toutes les femmes anonymes dont les corps s’étaient empilés dans la boue pour qu’on chante à sa gloire.
Ren traversa la nef et s’installa sur le trône qui lui était réservé, à gauche de l’autel. La hiérophante lui adressa un signe de tête discret, tandis que les membres de l’assemblée prenaient place sur les rangées de bancs en chêne. Lorsqu’ils furent toutes et tous assis, la cérémonie put commencer. Ren se composa un masque d’attention poli, un art qu’elle avait dû très vite apprendre à maîtriser à la perfection ; les prières, déclamées d’une voix monocorde par la hiérophante, se succédèrent les unes après les autres comme autant de vagues venues se fracasser sur les rivages de son ennui. La Dame est amour. La Dame est miséricordieuse. Sauf avec celles et ceux qui refusaient d’entendre sa divine parole, bien sûr ; mais cela, la hiérophante préférait le garder sous silence. Le regard de Ren glissa sur l’assemblée. Tasya se trouvait au premier rang ; celle qui avait été sa préceptrice autrefois était depuis devenue sa plus fidèle conseillère et confidente. Les années semblaient ne pas avoir d’emprise sur elle. Elle avait conservé des traits fins et délicats, éclairé par ces yeux bleus délavés qui vous sondaient comme s’ils étaient capables de lire dans votre âme. Seul l’éclat terni de ses cheveux blonds, déjà presque entièrement gris, trahissait son âge véritable. Tasya était assise à côté d’Ema, la sœur de Ren, de six ans sa cadette. Ses belles boucles noires étaient ramenées au-dessus de son crâne en un chignon serré, dégageant un visage qui commençait déjà à perdre ses rondeurs d’enfant. Elle ressemblait tellement à leur mère, jusqu’aux fossettes qui creusaient ses joues lorsqu’elle souriait. La fillette jouait distraitement avec un pan de sa robe de velours émeraude, le regard vissé sur le plafond, qu’elle trouvait de toute évidence plus passionnant que la liturgie insipide de la hiérophante. Ren ne pouvait pas lui en vouloir : elle-même luttait depuis de longues minutes contre l’envie irrépressible de bâiller à s’en décrocher la mâchoire. D’un geste, Tasya lui intima l’ordre muet de se concentrer sur ce qui se passait et Ema sursauta comme si on venait de la tirer d’un rêve profond. Ren ne parvint pas à réprimer un léger sourire.
Fort heureusement, la cérémonie prit fin avant qu’elle ne succombe aux assauts répétés et toujours plus vindicatifs de son ennui. La hiérophante déclama la prière de clôture, implorant le pardon de la Dame pour des péchés qu’ils n’avaient pas encore commis, d’une voix qu’elle espérait sans doute, à tort, empreinte d’une ferveur communicatrice avant de libérer son audience apathique.
Ren dut consentir un effort surhumain pour ne pas se précipiter hors de la basilique dès qu’elle en eut l’occasion. Au lieu de cela, elle suivit le mouvement général, entourée par les solides femmes de sa garde personnelle, accompagnée de Tasya et Ema. Les cloches de la basilique sonnèrent trois fois pour marquer la fin de la messe. Ren traversa le péristyle et alors qu’elle passait la voûte qui le séparait du parvis de la basilique, un cri perça soudain le vacarme de la foule. Un vent de panique glissa sur le cortège. Ren se raidit, tandis que des mains fermes l’empoignaient :
— Protégez l’Impératrice !
Il y eut des cris de terreur. Dans sa poitrine, Ren sentit son cœur s’emballer. Des gens se mirent à courir frénétiquement, en se poussant les uns les autres. Que se passait-il ? Un assassin ? Les corps en armure des femmes de sa garde lui bloquaient la vue, l’étouffaient. Elle suffoquait. Instinctivement, elle se retourna pour chercher Ema du regard ; Tasya la tenait dans ses bras, blottie contre sa poitrine. Son visage fermé ne laissait transparaître aucune émotion.
— Avancez, Votre Majesté, aboya l’une des femmes de sa garde.
Des larmes commençaient à perler au coin de ses yeux. Elle essayait d’inspirer, mais sa poitrine semblait lui refuser ce droit. Puis soudain, elle l’aperçut, à travers la foule qui se dispersait sur l’esplanade comme une nuée d’étourneaux face à un prédateur. Il y avait un Sidhe, agenouillé au milieu du parvis de la basilique. C’était un homme d’un certain âge, aux traits émaciés et aux cheveux gris et rares. Des flammes entouraient son corps immobile, s’enroulaient autour de ses bras maigres, dévoraient son visage. L’homme se trouvait à plusieurs mètres d’elle, mais elle pouvait sentir la chaleur des flammes sur sa propre peau ; un parfum âcre de chair carbonisée lui parvint, emplit ses narines. Elle fut prise d’un violent haut-le-cœur, sans toutefois parvenir à détourner les yeux de ce spectacle sordide. L’espace d’un instant, pas plus d’une seconde, leurs regards se croisèrent et c’est à ce moment précis que le Sidhe hurla :
— Mort à la Fausse Déesse ! Libérez nos sœurs et nos…
La fin de sa supplique se perdit dans un cri de douleur inhumain, un cri bestial qui lui perça les tympans. Puis son corps sans vie s’affaissa sur le parvis.
Une atmosphère pesante régnait à l’intérieur du petit salon privé attenant à la salle du trône où s’étaient réfugiées Ren, Ema et Tasya. Installées dans un confortable canapé de soie écarlate surmontée d’une montagne de coussins bariolés, les deux sœurs s’efforçaient, en vain, de reprendre leurs esprits. Tasya se trouvait à droite de Ren, lui parlait tout bas et lui caressait les cheveux en un geste apaisant, mais sa voix lui parvenait étouffée, lointaine, comme si elle se trouvait de l’autre côté d’un voile impénétrable. Le regard perdu dans le vide, Ema pleurait doucement, blottie contre sa sœur ; Ren se sentait coupable de ne pas pouvoir la réconforter, mais elle-même ne parvenait pas à faire cesser la symphonie frénétique que jouait son cœur à l’intérieur de sa poitrine. Elle prit une nouvelle longue inspiration, expira lentement. Rien à faire. Impossible de sortir de son crâne l’image sordide de ce corps dévoré par les flammes, l’odeur de la chair carbonisée. Et ce hurlement ! Il résonnait en elle, la hantait.
— Tout va bien, vous êtes en sécurité, Votre Altesse, répétait Tasya. Tout va bien.
Ren hocha doucement la tête. Peu à peu, elle eut la sensation étrange que son esprit se réunissait avec son corps ; son rythme cardiaque ralentit, sa respiration se fit plus profonde, plus régulière. Les larmes refluaient. L’étreinte de son amie devint soudainement tangible, son parfum aussi : une odeur de jacinthe, riche et agréable. Elle était en sécurité. Tout irait bien.
— Merci, Tasya, dit-elle d’une voix encore lourde de chagrin.
Elle enroula son bras autour des épaules de sa sœur et la serra contre elle avec tendresse.
— Allons, Ema, ça va aller. Ça va aller.
La petite fille continuait de pleurer, mais se laissa aller à cette étreinte et bientôt, ses sanglots se firent moins sonores, jusqu’à disparaître tout à fait.
— Est-ce qu’il est mort ? demanda-t-elle finalement.
Ren se tourna vers sa conseillère, ne sachant pas ce qu’il convenait de répondre à sa sœur.
— Oui, répondit Tasya après un temps d’hésitation. Je suis désolée que vous ayez eu à voir cela, Princesse. Mais vous êtes en sécurité maintenant.
— Je n’ai pas eu peur pour moi, je suis triste pour le monsieur, dit Ema d’une voix étouffée.
Ren et Tasya échangèrent un regard interloqué. Au même moment, quelqu’un frappa trois coups secs à la porte du salon et Tasya se leva pour aller voir de qui il s’agissait.
— La commandante Tena souhaite faire son rapport, Votre Altesse.
— Fais-la entrer, dit Ren en essuyant d’une main une ultime larme qui perlait au coin de son œil.
Sans rien dire, Ema se dégagea de l’étreinte de sa sœur et alla s’installer dans un fauteuil isolé, près de la cheminée ; elle savait que Ren détestait les marques d’affection publiques, craignant qu’elles puissent nuire à l’image qu’elle souhaitait renvoyer à ses sujets. Jacin Tena, la commandante de la garde impériale, entra d’un pas assuré et s’inclina avec déférence devant l’Impératrice. Autant par la taille que par l’aura, Jacin était une femme imposante ; elle avait des traits abrupts, qu’on aurait pu croire taillés dans un bloc de basalte, les yeux comme deux obsidiennes étincelantes, un nez escarpé. Une masse de tresses noires surplombait son crâne aux tempes rasées.
— Nous n’avons pas trouvé de complices, Votre Majesté. Pour l’heure, tout porte à croire qu’il s’agissait d’un acte isolé, mais nous n’excluons aucune possibilité.
— Pensez-vous qu’il s’agissait d’un Telken ? demanda Tasya, qui s’était installée dans un fauteuil à gauche de Ren.
En voyant le Sidhe agenouillé sur le parvis, Ren avait immédiatement songé à cette possibilité elle aussi. Il lui fallut un effort surhumain pour que cette vision de malheur ne prenne pas une nouvelle fois son esprit d’assaut.
Les Telkens étaient un groupe de terroristes sidhes qui vouaient une haine sans faille à l’Empire et aux humains plus largement. Leur existence précédait de beaucoup le règne de Ren, même si leur nombre et leur influence n’avaient cessé de grandir depuis son accession au trône. Les premières traces de leur mouvement remontaient à l’époque de l’édit de Sarun, promulgué presque dix ans auparavant par l’Impératrice Dryane Velaska, la mère d’Ema et Ren, qui avait désigné l’Église de la Dame comme religion officielle de l’Empire d’Helvarn et interdit de fait le culte des anciens dieux païens, majoritaires chez les Sidhes.
Jacin fit la moue :
— Peut-être, mais c’est peu probable. Ça ne ressemble pas vraiment à leur mode opératoire et nous n’avons pas trouvé le moindre signe d’appartenance sur le corps.
— Les flammes auraient pu les faire disparaître, intervint Ren. Il a crié « Mort à la fausse déesse » avant de mourir. Les Telkens sont farouchement opposés à notre campagne sainte en Perun, cela pourrait tout à fait expliquer son geste.
— C’est possible, Votre Altesse, admit la commandante, sans grande conviction.
— Et quelle est votre hypothèse ? demanda Tasya.
Jacin hésita un instant, visiblement prise au dépourvu.
— Il pourrait s’agir d’un simple déséquilibré, suggéra-t-elle. Nos gardes en arrêtent régulièrement dans le ghetto sidhe. Celui-là nous aura échappé.
— Ou un sympathisant pas directement affilié à leur groupe, dit Tasya en haussant les épaules. En somme, nous n’en savons rien et je crains que nous n’en sachions jamais davantage.
La commandante lui jeta un regard sombre, mais ne répondit rien.
— Eh bien si le doute est permis, partons du principe qu’il était des leurs, proposa Tasya dans un sourire. Faisons circuler la rumeur d’une tentative d’assassinat à l’encontre de l’Impératrice par les Telkens, au sein même de la capitale. Que ce regrettable incident serve au moins à nourrir la peur plus que légitime à leur égard.
Ren lui jeta un regard admiratif, quoique teinté d’un soupçon de crainte ; l’esprit de son amie l’effrayait, parfois. Tasya était une politicienne hors pair, une fine stratège qui avait passé sa vie au service de l’Empire d’Helvarn. D’abord auprès de sa mère, puis à ses côtés lorsqu’elle avait dû lui succéder. Sa loyauté ne faisait pas l’ombre d’un doute, mais Ren ne pouvait s’empêcher de redouter son pragmatisme glacial.
Du regard, la commandante interrogea Ren, qui hocha distraitement la tête en signe d’assentiment. Jacin s’inclina respectueusement et prit congé.
— Ne crains-tu pas que cela n’empire les choses ? demanda Ren au bout d’un moment.
— Avec les Telkens ?
Tasya eut un petit rire.
— Il y a de grandes chances pour que ces barbares revendiquent le geste avant que nous n’ayons pu leur imputer de toute façon.
Elle se leva et se servit une coupe de vin.
— Souhaitez-vous que je repousse le conseil de cet après-midi, Votre Altesse ?
Ren prit un instant pour réfléchir.
— Non, maintenez-le. Cela enverrait un mauvais signal à ces vieilles harpies.
Le visage de sa conseillère s’éclaira d’un large sourire où perçait une pointe de fierté.
— Très bien, Votre Altesse, dit-elle en s’inclinant.
Le reste de la journée s’écoula dans une ambiance morose. Ema demeura cloîtrée dans sa chambre jusqu’au soir et n’en sortit que pour dîner dans un mutisme qui ne lui ressemblait guère. Ren se trouva incapable de se concentrer sur la moindre tâche et finit par se réfugier dans les jardins qui jouxtaient la façade nord du palais en attendant l’heure du conseil. Une brise légère faisait frémir les feuilles des arbres en un bruissement agréable qui accompagnait à merveille le trille mélodieux des oiseaux. Seules quelques nobles aux riches habits arpentaient comme elle les allées bordées de haies touffues, de fleurs en robes bigarrées et d’arbres dont les branches ployaient sous le poids des fruits qu’elles portaient, de belles prunes mauves, des abricots précoces et des oranges grosses comme le poing. La cour, dans sa plus grande majorité, s’était toujours désintéressée de ce lieu, lui préférant les parcs bien entretenus à l’avant du palais. En vérité, Ren entendait bien à ce que cela reste ainsi : elle tenait à son havre de paix éloigné des manières doucereuses des courtisanes et nobliaux apprêtés. D’instinct, elle prit la direction de son recoin préféré, une petite terrasse excentrée, dotée d’un unique banc de pierre patinée par le temps et les intempéries, qui offrait un panorama saisissant sur les gorges et sur la ville basse. Elle s’accouda au parapet qui la séparait du vide et s’abandonna dans la contemplation de sa capitale, bâtie sur les flancs abrupts du canyon, au centre duquel serpentait le fleuve Kiam. Ses eaux vertes disparaissaient presque sous une multitude de navires ventrus venus des quatre coins d’Estriel et de bateaux-échoppes aux étals chargés d’une profusion de marchandise en tous genres. Il y avait quelque chose de fascinant à observer cette effervescence depuis son perchoir secret ; par contraste, il semblait à Ren que sa propre vie était paisible et calme. Il n’en était rien, bien sûr. Le poids de ses responsabilités l’étouffait au moins autant que celui de ses illustres ancêtres et imprimait à son quotidien un rythme effréné.
Lorsque vint l’heure du conseil, c’est à grand regret que Ren s’arracha à sa contemplation. Ces regrets ne firent que grandir à mesure qu’elle s’approchait de la salle du conseil, jusqu’à atteindre leur paroxysme lorsqu’elle en poussa la porte.
— Sa Majesté l’Impératrice Ren Velaska, Mère des Peuples Libres, Commandante des Armées d’Helvarn et Avatar de la Dame en Estriel, annonça Tasya d’une voix claironnante, comme l’exigeait le protocole, lorsque Ren entra.
La pièce était richement décorée. Des tapis d’Ishara jonchaient le sol et des statues de marbre dans le style antique encadraient la porte ; une série de fenêtres oblongues ouvraient sur un patio arboré en contrebas, d’où s’élevaient le parfum capiteux de fleurs exotiques venues des îles du Levant, le glougloutement timide d’une fontaine et le trille mélodieux des oiseaux.
Autour de la table du Conseil, qui disparaissait littéralement sous un amoncellement absurde de parchemins écornés, d’en criers, de plumes, de cartes hérissées de jetons de bois et d’ouvrages poussiéreux, les cinq Matriarches des Grandes Maisons nobles d’Helvarn l’attendaient en observant un silence respectueux. Une véritable torture pour elles, songea Ren avec une pointe d’amusement. En dehors de l’Impératrice, elles étaient les femmes les plus puissantes de l’Empire. Elle s’installa à la place qui lui était réservée, en bout de table, et Tasya s’assit à sa droite. À côté de son amie se trouvait Imbar Ruthean ; Ren l’avait toujours trouvé un peu trop grande, trop longiligne, avec ses membres tortueux, décharnés, ses mains aux longs doigts acérés, comme les branches d’un arbre sans fleurs ni feuillage. Sa Maison gouvernait depuis des siècles les régions côtières au sud-ouest de l’Empire, ce qui expliquait son teint hâlé et sa peau tannée qui la vieillissait plus que son âge.
À sa droite était assise la discrète Fay Telurel. Morose aurait sans doute été un terme plus juste, avec ses grands yeux tristes, d’un bleu délavé, perdus au milieu de son visage ridé et comme crispé dans une perpétuelle expression de douleur contenue. Ren avait de la peine pour elle ; Tasya lui avait expliqué qu’elle avait perdu trois enfants au cours d’une épidémie de peste qui avait ravagé Juthuan, la capitale de la Maison Telurel, il y a plus de vingt ans. D’après Tasya, elle ne s’en était jamais vraiment remise et avait depuis renoncé à donner naissance à une héritière. Son heure venue, sa jeune nièce prendrait sa place de Matriarche de la Maison Telurel.
De l’autre côté de la table se trouvait Hekla Eburo, une femme replète et rougeaude, aux petits yeux porcins et au nez évasé ; en fait, Ren ne pouvait s’empêcher de lui trouver une certaine ressemblance avec un sanglier, l’emblème de la Maison Eburo. Même ses courtes oreilles pointues évoquaient vaguement celle de l’animal. Depuis que Jandra Isankar, qui gouvernait la province de Perun, avait quitté ce conseil, Hekla était la seule Sidhe à y siéger.
À la gauche d’Hekla était assise Marja Drev, la plus jeune du groupe, quoique de quarante ans l’aînée de Ren ; la seule à avoir conservé quelques reliques de sa beauté d’antan. D’après Tasya, elle avait été une guerrière renommée autrefois, comme la mère de Ren. Sa musculature s’était progressivement transformée en graisse à mesure qu’elle s’éloignait des champs de bataille, mais dans ses yeux verts, presque gris, luisait toujours ce même éclat conquérant que Ren devinait enfant dans ceux de sa mère.
La dernière des Matriarches à siéger au conseil était aussi celle que Ren haïssait le plus. Atrya Oledrin, la doyenne du groupe, une femme minuscule et austère, au visage engoncé dans un voile sombre qui faisait ressortir ses petits yeux noirs. Une langue de vipère qui ne reculait devant rien pour défendre les intérêts de sa Maison. Ren eut une moue discrète ; elle n’était pas la seule dans ce cas, en vérité. Chacune des membres de ce conseil œuvrait avec plus ou moins de discrétion pour les intérêts politiques et économiques de sa propre Maison. Ren jeta un coup d’œil à Tasya ; sa ministre et ancienne nourrice était sa seule alliée dans cette arène.
En s’asseyant, Ren prit une lente inspiration et se composa une expression solennelle qui ne ferait sans doute pas illusion plus de quelques instants auprès de vieilles chouettes rompues comme elles l’étaient aux faux-semblants de la politique.
— Nous avons appris votre… mésaventure de ce matin, Votre Altesse. Vous devez être bouleversée, dit Marja Drev d’une voix qui ne laissait transparaître nulle compassion.
— Ne vous en faites pas pour moi chère Matriarche. Il en faut davantage pour m’émouvoir, répondit Ren. Puis, se tournant vers Tasya. Quel est l’ordre du jour ?
Son amie fouilla rapidement dans ses notes avant de répondre :
— Nous devons faire un point sur la situation en Perun, Votre Altesse. Dame Drev, souhaitez-vous prendre la parole à ce sujet ?
— Le dernier rapport indique que nous touchons au but, commença Marja d’une voix grave. Il ne reste plus désormais qu’un seul sanctuaire hérétique sur tout le territoire, à Delreb. Malheureusement, la Matriarche Isankar continue d’ignorer nos sollicitations et il apparaît clair à présent qu’elle n’accédera pas à nos demandes. Si nous souhaitons détruire ce sanctuaire, il faudra que nos légions s’en chargent.
— Cela constituerait un précédent pour le moins inquiétant, intervint Hekla Eburo.
— J’en conviens, dit Marja. Mais je ne vois guère d’autre alternative. Nous enverrions un message d’espoir à tous les païens en épargnant ce sanctuaire.
— Marja a raison, approuva Atrya Oledrin. Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre compromission. Jandra a eu sa chance de se montrer raisonnable. Elle a choisi sciemment d’ignorer notre main tendue.
La Matriarche Eburo secoua la tête d’un air chagrin.
— La situation est délicate, nous ne pouvons l’ignorer. Sa province est à feu et à sang depuis des semaines, son peuple souffre et elle se sait impuissante. Laissons-lui un peu de temps. Au risque de me répéter, je ne crois pas qu’envoyer les légions impériales au sein de la capitale de l’une des plus anciennes Grandes Maisons d’Helvarn envoie un message de bien meilleur augure.
— L’heure n’est plus à la sensiblerie, Hekla, grinça Atrya. Vous l’avez avoué vous-même : cette campagne dure depuis bientôt deux mois. Le temps, Jandra en a eu à profusion. Elle seule a choisi de l’utiliser à mauvais escient.
Le visage d’Hekla s’assombrit, mais elle ne répondit pas. Quoique cela lui coûtait, Ren devait bien avouer être plutôt de l’avis de la Matriarche Oledrin : cette campagne n’avait que trop duré et elle n’aspirait plus désormais qu’à tourner au plus vite cette page sanglante de leur histoire.
— Envoyez nos légionnaires, qu’on en finisse. Ordonnez-leur de s’assurer qu’il n’y ait pas de débordements.
— Il sera fait selon vos ordres, Votre Altesse, dit Marja en inclinant poliment la tête.
— Autre chose ? demanda Ren.
Elle n’avait qu’une hâte : que cette journée se termine. Mais à son grand malheur, les Matriarches échangèrent des regards gênés qui n’auguraient rien de bon.
— Il y a bien un dernier sujet que nous devions aborder, Votre Altesse, dit Imbar Ruthean d’une voix prudente. Nous n’avons pas rediscuté de l’idée que nous avions évoquée lors de la précédente session de ce conseil.
Par la Dame ! Pas encore cette histoire de mariage. Ren planta ses yeux dans ceux de la vieille Matriarche.
— Je me souviens pourtant vous avoir communiqué ma réponse. Qu’y a-t-il de plus à discuter ?
Imbar insista, en jouant nerveusement avec l’une des nombreuses bagues qui encerclaient ses doigts noueux :
— Votre Altesse, le prince Alim est un excellent parti. L’épouser garantirait…
— Ma réponse est non ! la coupa Ren.
Elle regretta aussitôt d’avoir cédé à son emportement. Il lui fallait rester calme, ne pas laisser transparaître la colère sourde qui bouillonnait en elle.
Alors qu’elle était restée silencieuse jusqu’alors, Fay Telurel prit à son tour la parole :
— Votre Altesse, vous allez avoir seize ans cette année. Il est inévitable que le peuple s’interroge au sujet de votre mariage, de votre héritière.
Elle se servit une coupe de vin tandis que ses quatre homologues hochaient la tête de concert. Ren se renfrogna ; les cinq vieilles femmes ne tombaient décidément d’accord que quand il s’agissait de se liguer contre elle. Mais sa décision était prise. Aussi influentes qu’elles puissent être, aucune des Matriarches assises autour de cette table ne pouvait la contraindre à quoi que ce soit.
— Le peuple s’interrogera toujours, sur chacun de mes faits et gestes, quelle que soit ma décision, dit Ren en s’efforçant de maîtriser sa voix. Certains verraient même sans doute d’un très mauvais œil un mariage avec le prince d’une nation si longtemps ennemie de la nôtre.
Les Matriarches observèrent un moment de silence et Ren sourit en dedans. Elle marquait un point. Mais sa satisfaction ne fut que de courte durée.
— Justement, Votre Altesse. Nous ne pouvons plus nous permettre le luxe d’avoir autant d’ennemis, car nous manquons désespérément d’alliés. Nos frontières sont assaillies de toutes parts, et cela sans compter la menace grandissante que représentent les Telkens ou les… troubles que provoquent partout dans l’Empire les hérétiques, répondit Fay.
— Ishara est un royaume puissant, riche, acquiesça Imbar. Nous ne pouvons guère espérer meilleur allié.
Riche. L’évidente clef de voûte de tout leur plaidoyer. Oui, nul doute qu’une alliance politique avec Ishara bénéficierait aux petites affaires de ces dames ; peu importait après tout qu’elle doive souffrir de partager sa couche avec un inconnu qu’elle ne rencontrerait que la veille des noces. Ren courba les épaules. Non. Elle n’épouserait pas ce prince. Sa décision était prise et personne ne pourrait l’y contraindre.
— Pour la dernière fois, dit-elle calmement, le sujet est clos. Ma réponse est non.
— Je crains que la Sheikha Shaqilat n’apprécie guère ce refus, glissa la Matriarche Oledrin d’une voix mielleuse.
— Je me fiche de ce que pense cette truie isharite ! s’écria Ren en se levant brutalement de sa chaise, qui tomba à la renverse avec fracas. Je suis l’Impératrice d’Helvarn et moi seule déciderais de qui régnera à mon côté ! Moi seule !
Le pourpre lui montait aux joues. Dans un geste rageur, elle envoya valser les notes et parchemins épars devant elle avant de se précipiter hors de la pièce, haletante, furieuse, autant contre elle-même, pour s’être laissé emporter dans un nouvel accès de colère, que contre les misérables intrigantes qui l’y avaient précipité.
3
DRAJEN ISANKAR
LORSQU’IL APERÇUT LA CROIX érigée au centre de la grandplace de Nevenka, Drajen ne parvint pas à retenir ses larmes. Comment avaient-ils pu se livrer à un tel acte ? Comment avaient-ils pu abandonner de la sorte les quelques reliques d’humanité qui subsistaient dans leurs esprits malades ? N’avaient-ils donc aucune limite ? Tout cela n’était que folie. Ces femmes et ces hommes n’étaient rien de plus que des bêtes sauvages, encore qu’aucun animal ne fut capable de pareille cruauté. Derrière la croix, les ruines calcinées de ce qui avait été un magnifique sanctuaire fumaient encore ; à l’intérieur se trouvait jadis une sculpture monumentale à l’effigie du Diabbukr sculptée dans un chêne millénaire. Drajen s’y était rendu une fois, lorsqu’il était enfant. Cendres et poussières. Des siècles d’histoire, de culture, de savoir-faire mis au service des croyances de tout un peuple, réduit à l’état de cendres et poussières pour satisfaire la croisade imbécile d’une enfant qu’on prétendait Impératrice. Le brouillard matinal caractéristique de la région et la fine bruine qui les accompagnait depuis leur départ de Delreb donnaient au village un caractère spectral. Drajen retira le capuchon qui recouvrait son visage et descendit de son cheval d’un mouvement leste. Il n’y avait personne sur la place, à l’exception notable d’un Sidhe d’un certain âge, aux longs cheveux gris filasse, qui était agenouillé près de la croix. Le regard perdu dans le vide, il semblait comme pétrifié. Drajen se tourna vers les deux soldates qui l’accompagnaient :
— Détachez-la, ordonna-t-il d’une voix blanche.
Avec une infinie précaution, elles firent descendre le corps sans vie de la fillette et l’allongèrent par terre, avant de la recouvrir d’un linceul. Drajen s’approcha de l’homme, qui était resté parfaitement immobile tout au long de l’opération.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il doucement, en s’accroupissant pour être à sa hauteur.
L’homme resta muet, comme s’il n’avait pas même remarqué sa présence. Drajen posa sur son épaule une main amicale, dans une vaine tentative de réconfort.
— Est-ce que c’est ta fille ? dit-il en désignant du menton le corps de la prêtresse.
Un bref hochement de tête répondit à sa question. Il serra les dents.
— Je suis désolé. Rien ne saurait réparer ce crime, mais je te fais la promesse que nous allons lui offrir des funérailles dignes d’une reine. Tu as ma parole.
— Que vaut votre parole, mon Seigneur ? demanda l’homme d’un ton abrupt.
Le chagrin avait fait de sa voix un râle caverneux.
— Je… commença Drajen, mais l’homme ne le laissa pas finir.
— Votre famille est censée protéger ses terres, dit-il et la haine que Drajen sentit poindre dans ses paroles lui fit l’effet d’un coup de poignard. Voilà le seul serment qu’il vous faut respecter. Ma fille…
Sa voix se brisa un instant.
— Ma fille n’était pas une reine. Je me fiche que vous la mettiez en terre ornée d’une couronne d’or et de bijoux. Je veux juste retrouver mon enfant.
Sa phrase s’éteignit dans un sanglot irrépressible et son corps tout entier fut secoué de convulsions. Drajen contracta les mâchoires si fort qu’il lui sembla entendre ses dents se fissurer ; il retira sa main et resta un instant aux côtés de l’homme, comme paralysé.
— Je suis désolé, répéta-t-il une dernière fois, faute de mieux.
Il aurait aimé pouvoir trouver les mots pour le réconforter, lui assurer que sa fille serait vengée, que les femmes et les hommes responsables de ce crime odieux, abject, paieraient de leur propre vie. Il aurait aimé pouvoir lui dire que c’était la dernière fois qu’une enfant innocente mourrait de la main de ses monstres, qu’on ne leur permettrait pas de continuer à tuer impunément sur les ordres d’une impératrice folle. Mais dire cela n’aurait été qu’un vulgaire mensonge, un mensonge vain, auquel ni lui ni le pauvre homme n’auraient pu croire. Alors il se tut, se releva en silence et se dirigea vers son cheval. Il étouffa un haut-le-cœur en jetant un dernier regard au corps de la petite prêtresse.
— Enterrez-la dignement, demanda-t-il aux soldates qui l’accompagnaient. Je rentre à Delreb.