Le lagon bleu - Patrick Savreux - E-Book

Le lagon bleu E-Book

Patrick Savreux

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Beschreibung

Porté par des vents tourbillonnants, il naviguait sur la mer sombre de l’humanité en n’espérant plus voir la lumière briller sur son existence. Elle vivait dans la beauté du monde, mais laissait peu à peu s’échapper le soleil qui l’irradiait en abandonnant ses rêves de jeunesse. Grisés par l’ivresse des plaisirs et de l’aventure, ils se laissèrent emporter par un irrésistible raz-de-marée sentimental qui balaya tout sur son passage, pour un changement de cap complet. Tout les séparait et c’est ce qui justement les rassemblait de manière fusionnelle.


Tout commença par un lagon bleu…


À PROPOS DE L'AUTEUR


L’amour de la langue française et l’envie d’écrire, longtemps refoulée par manque de temps, ont poussé Patrick Savreux à donner libre cours à son imagination littéraire. Ses motivations principales sont le plaisir de raconter des histoires et donner corps à des personnages, tout en incorporant des pensées, des sentiments et des éléments d’actualité.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Patrick Savreux

Le lagon bleu

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patrick Savreux

ISBN : 979-10-377-9517-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Porté par des vents tourbillonnants, il naviguait sur la mer sombre de l’humanité en n’espérant plus voir la lumière briller sur son existence. Elle vivait dans la beauté du monde, mais laissait peu à peu s’échapper le soleil qui l’irradiait en abandonnant ses rêves de jeunesse. Grisés par l’ivresse des plaisirs et de l’aventure, ils se laissèrent emporter par un irrésistible raz-de-marée sentimental qui balaya tout sur son passage, pour un changement de cap complet. Tout les séparait et c’est ce qui justement les rassembla de manière fusionnelle.

Tout commença par un lagon bleu…

La rencontre

Le vent et l’eau qui dort

— Puis-je vous offrir un lagon bleu ?

Elle était assise au bar de l’hôtel Rivoli, établissement chic fréquenté par le monde des affaires où elle aimait descendre quand elle venait à Paris, chaque début de mois, à la fois pour son travail de galeriste et pour assumer sa passion artistique. Elle portait une robe noire élégante, fluide, sur laquelle tombaient de longs cheveux blonds. Elle était belle, elle le savait. La beauté d’une femme dans la plénitude de la trentaine. Elle n’en jouait pas volontairement, mais le regard des hommes en était la preuve et lui en disait long sur sa beauté. Les femmes aussi lançaient des coups d’œil discrets en la jalousant. Elle dégageait une aisance naturelle et un magnétisme qui attiraient l’attention.

Ce soir encore, quand elle avait traversé le salon du bar, elle savait qu’elle avait suscité beaucoup d’intérêt. Elle faisait mine de l’ignorer, mais cela la flattait tout en l’agaçant, car au contraire de beaucoup de femmes qui pouvaient tranquillement venir boire un verre en écoutant distraitement le même piano-bar de tous les hôtels du monde entier, avec les mêmes standards musicaux dont l’incontournable « my way », elle savait qu’un VIP ou un homme d’affaires, célibataire d’un soir, viendrait lui proposer un verre en tentant une drague lourdingue comme elle aimait le dire. Elle les trouvait souvent imbus d’eux-mêmes, prétentieux, standardisés et inintéressants, à de rares exceptions près.

— Puis-je vous offrir un lagon bleu ?

La phrase répétée lui fit tourner la tête pour regarder l’homme qui se tenait à côté d’elle. Elle était étonnée de l’entendre parler français, car lorsqu’elle était passée à côté de la table où il se trouvait, elle avait surpris une conversation en anglais qu’il tenait avec l’homme qui était en sa compagnie.

— Vous êtes français ? J’avais cru vous entendre parler anglais.
— J’accompagnais un ami Néo-Zélandais qui séjourne une semaine à Paris et avec qui je vais travailler sur des dossiers communs à nos deux pays. Cela vous déçoit ou vous satisfait ?
— Je suis surprise, car vous parlez sans accent.

Il éclata de rire en la taquinant sur sa précision « sans accent ».

— Cela ne veut pas dire grand-chose, sans accent ? Surtout si vous comparez un Américain, un Néo-Zélandais ou même plus proche de nous, un Écossais ou autre compère Anglo-Saxon. Pour eux, j’ai un vilain accent « so british » ! En France par exemple, allez dire à un Provençal, un Ch’ti, un Alsacien ou tout autre Régional qu’il a un accent. C’est plutôt le Parisien qui en a un pour eux ! D’ailleurs, sans François premier et son Édit de Villers-Cotterêts de 1559 qui a imposé et codifié le français comme langue officielle, c’est-à-dire celle qu’on parlait dans la région de ses châteaux de la Loire, peut-être parlerions-nous autrement ?
— Merci pour la leçon d’histoire.
— Oh excusez-moi, je ne voulais pas vous ennuyer ni vous paraître suffisant.

Un grand sourire éclaira son visage et elle eut un regard délicieusement taquin.

— Je ne voulais pas non plus vous vexer, mais l’Édit de Villers-Cotterêts, c’est plutôt 1539, si ma mémoire ne me joue pas de tour. Mais c’est quand même la première fois qu’on m’aborde en parlant de François premier. Vous êtes le gagnant du prix de l’originalité !

Comme elle avait raison, il battit en retraite immédiatement, car cette passe d’armes intellectuelle ne tournait pas en sa faveur. Il comprit qu’elle n’était pas du genre à refuser les duels et qu’elle était très cultivée pour connaître ce détail, ce qui éveilla encore plus son intérêt. En plus de sa beauté et de son élégance, elle avait de l’esprit et le sens de la répartie, avec une bonne dose d’humour et d’ironie. Il sut immédiatement qu’il s’engageait dans une partie inhabituelle, mais il ne pouvait déjà plus se dérober au tendre combat dans lequel elle l’attirait.

— Je suis alors encore plus impardonnable et confus. Je me fais l’impression d’avoir étalé la culture et, comme disait un humoriste, la culture c’est comme la confiture : moins on en a, plus on l’étale !
— Pas mal ! Vous vous en sortez très bien, car vous étiez plutôt mal embarqué. Mais c’est déjà bien que dans cet hôtel, un homme connaisse l’Édit de Villers-Cotterêts. Ce n’est pas trop le genre ici ! Alors pour tester votre perspicacité, quel est mon accent ? Si vous trouvez je vous pardonne.
— Je dirais de l’Est de la France. Je me trompe ?
— Gagné, je suis Alsacienne. Cela s’entend donc tant que ça ?
— Légèrement. Mais c’est merveilleux les accents ! C’est ce qui nous identifie et qui nous évite une standardisation banale, surtout dans un pays de terroirs comme le nôtre.

Pour illustrer son propos, il lui dit qu’elle était très belle en prenant des accents différents, ce qui l’amusa et la fit rougir, à son grand étonnement. Elle se laissa glisser avec plaisir dans une conversation qui ne lui déplaisait pas, bien au contraire. Sa curiosité était éveillée et elle regarda plus en détail cet homme apparemment cultivé qui avait su capter son attention en étant spirituel. Il avait réussi une belle diversion quand elle l’avait repris d’un ton moqueur.

Il devait avoir une bonne quarantaine d’années, sportif assurément, séduisant sûrement et probablement séducteur. Des clignotants s’allumèrent dans sa tête « attention danger ». Une tenue décontractée, mais élégante, un visage de « baroudeur » avec des cheveux soigneusement désordonnés, une barbe naissante à la mode, une voix légèrement grave et douce, un sourire contagieux, une lueur provocante dans ses yeux bleus. On pouvait le qualifier de bel homme, pas seulement sur des critères de beauté, mais surtout par son allure et la force qu’il dégageait. Elle lisait déjà tout cela de lui. Il n’avait pas l’air d’un homme d’affaires classique. En tout cas, il ne ressemblait pas aux hommes qu’elle était habituée à fréquenter, quelque chose qu’elle ressentait.

— C’était quoi votre lagon bleu ? dit-elle pour rompre le temps qui s’était suspendu.
— Vous préférez un lagon bleu ou un « blue lagoon » ? dit-il en la taquinant
— Lagon bleu me va très bien !
— Alors, si vous attendez l’heure du dîner dans la tristesse de cet hôtel international au charme feutré qu’on retrouve dans tous les établissements comparables à travers le monde, il n’y a qu’un lagon bleu qui puisse convenir en cocktail. D’abord parce qu’il apportera le soleil qui manque cruellement ici et que c’est la seule boisson qui puisse s’allier au merveilleux bleu de vos yeux, et qu’enfin, c’est ce que j’ai envie de partager avec vous, dit-il en captant son regard.

Amusée et intriguée par ces compliments qu’elle trouvait peu subtils malgré tout, elle ne se déroba pas à ce regard. Il lui sourit et elle lui rendit son sourire en acceptant qu’il puisse ainsi se plonger dans ses yeux qui sont, paraît-il, le miroir de l’âme. La conclusion de cet examen la surprit et l’amusa encore plus, car il appela le barman et lui passa une commande spéciale, à savoir qu’il devait essayer de retrouver le bleu des yeux de cette jolie femme en trouvant la dose exacte de curaçao qui permettrait le mélange parfait. Le challenge amusa le barman qui accepta le défi, pour une fois que quelqu’un avait une demande originale, le tirant de l’ennui de son travail. Personne ne faisait attention à lui d’ordinaire, pas plus qu’aux autres membres du personnel d’ailleurs, ce qui est la règle dans ce genre d’établissement où les VIP ignorent le petit personnel par définition invisible.

— Je dois mettre au lit mon ami qui est en plein décalage horaire et qui doit récupérer avant une journée chargée demain. Ne bougez surtout pas, je reviens.

Elle n’avait pas l’intention de s’éclipser, mais elle eut l’impression surprenante d’obéir à un ordre indirect sans que cela la choque, encore une nouveauté. Visiblement, il devait être un homme de décision, mais elle savait croiser le fer avec ce genre d’hommes qu’elle manipulait assez facilement en général, en jouant de tous les registres de la séduction qu’elle utilisait à merveille. Elle le regarda se diriger avec aisance vers son ami, en prendre congé, et revenir vers elle un sourire désarmant aux lèvres. Les « warnings » clignotèrent encore plus fort dans sa tête, mais elle avait décidé sans y réfléchir de relever le défi qu’il représentait. Et puis, le jeu l’amusait.

— Alors ce lagon bleu ? dit-il au barman.
— J’y travaille, laissez-moi me concentrer, car je dois faire du « sur mesure », pas évident. Avec une telle muse, il ne devrait pas y avoir de problème. Mettez-vous dans la lumière chère madame, et regardez-moi.

Elle se prêta au jeu avec grâce et, tel un modèle, posa du mieux qu’elle put. Cela lui rappela les heures de sa jeunesse pendant ses études aux Beaux-Arts, où elle posait pour arrondir ses fins de mois. Un trouble étrange la gagna, car elle avait l’impression de se dénuder, de livrer son intimité en quelque sorte.

— C’est prêt, j’ai fait de mon mieux, déclara le barman en leur tendant les deux préparations.

Quand elle porta la coupe à sa bouche joliment dessinée, elle attendit un instant avant d’y plonger ses lèvres, parce que la tournure des événements lui plaisait et qu’elle attendait que cet homme qui jouait avec elle dise quelque chose. Elle attendait de lui qu’il continue de la surprendre, une banalité romprait le charme qui l’enveloppait.

— Je vois deux magnifiques papillons bleus qui volettent en se reflétant dans le lagon bleu. Cher barman, vous avez contribué, à la réalisation d’une œuvre d’art éphémère.

C’était un peu trop appuyé, mais la comparaison l’amusa, surtout que dans sa galerie principale de Strasbourg où elle habitait, elle exposait quelques toiles japonaises, dont l’une représentait justement des papillons bleus. Une coïncidence qui lui vint à l’esprit, les jeux de l’amour et du hasard.

Elle but une première gorgée et reconnut avec volupté que ce cocktail lui plaisait beaucoup, par sa fraîcheur, sa légèreté apparente et sa subtilité, mais aussi par son symbole. Le contexte joue souvent un grand rôle dans l’appréciation des choses. Combien de fois avait-elle été déçue en essayant de retrouver l’émotion d’une première fois ? Un peu comme la « madeleine » de Proust.

— Théo, 45 ans, 1,85 m et 92 kilos. Et vous ?
— Chloé, 1,75 m. Déjà qu’une femme normalement tait son âge, alors son poids !
— Pardon pour ce manque de courtoisie et pour avoir oublié que la galanterie est une qualité française, paraît-il.
— Ce merveilleux lagon bleu vaut toutes les excuses ! dit-elle en éclatant de rire.
— Il nous faut honnêtement partager cet instant avec notre complice qui a su trouver l’inspiration, ajouta-t-il en levant sa coupe en direction du barman qui s’amusait beaucoup de la situation.

Elle lui fit signe d’avancer son visage vers elle, comme si elle voulait lui chuchoter quelque chose à l’oreille, et elle lui déposa un baiser léger sur la joue pour le remercier. Était-ce vraiment elle qui agissait ainsi, car elle ne se reconnaissait pas, comme si un esprit étranger habitait en elle ? Dans le mouvement qu’elle fit, ses jambes se dévoilèrent et la cambrure de ses reins laissa deviner une plastique superbe qui était une invitation à l’amour. En se rasseyant, elle capta le regard de Théo et, provocatrice, ne tira pas le tissu de sa robe sur ses genoux. Elle s’amusait follement.

Théo, de son côté, la regardait avec une certaine fascination, se disant qu’elle provoquait chez lui, un trouble peu fréquent au-delà du désir, l’envie de rester l’éternité dans l’univers envoûtant qui s’était installé, baigné par son parfum délicat. Elle dégageait une sensualité électrisante naturelle. Il devait prolonger leur rencontre, ne pas rompre le fil qui les reliait. Il ignorait tout d’elle, mais il ne s’en souciait pas parce qu’il avait appris que la vie des gens se scellait en un instant et il sentait qu’il était dans un de ces instants rares. Lui aussi, se disait « attention danger », car il avait toujours pris soin d’éviter le chemin vers un attachement que lui interdisait sa vie faite d’action et de mouvement. Ils poursuivirent une discussion badine qui s’installa progressivement sans qu’ils y fassent vraiment attention. Chloé qui était taquine trouva un excellent terrain de jeu chez Théo qui se montra spirituel avec un art de l’esquive et de la pirouette humoristique qui la prenait souvent à défaut. Une complicité intellectuelle s’installa de facto et c’est tout aussi naturellement qu’il lui dit :

— Plutôt qu’un dîner, disons standardisé, à l’hôtel, est-ce que les papillons bleus n’auraient pas envie d’un endroit très soleil ?
— Ce serait avec plaisir, mais demain je dois me lever tôt pour une réunion avec mon associée, je préférerais ne pas me coucher trop tard.

Elle regretta la platitude de sa réponse malgré la réalité de son planning du lendemain. Mais ses propos ressemblaient tellement à une défense fragile et inutile qu’elle eut presque honte de se réfugier derrière un tel argument. C’était un de ces « non » qui voulait dire « oui » !

— Se coucher tôt, c’est-à-dire ?
— Pouvoir être fraîche et disponible pour assurer ma réunion de dix heures.
— Combien d’heures de sommeil sont-elles nécessaires dans ce cas ?
— Eh bien… cela dépend de beaucoup de choses.
— De tant de choses que cela ?
— Du déroulement de ma soirée, avec qui et où, particulièrement.

Elle avait ouvert une porte, elle le savait, dans laquelle il s’engouffrerait, lui laissant une maigre victoire, une petite consolation de l’avoir obligée à se dévoiler, de dépendre de sa réponse.

Elle le regarda avec amusement mettre un genou à terre et l’écouta lui promettre qu’à une heure du matin, elle serait de retour, mais il lui demanda en contrepartie de le laisser libre pour le choix du programme qu’il avait en tête. Elle lui prit la main pour qu’il se relève parce que cette situation cocasse dans ce bar de l’hôtel la gênait et qu’elle ne voulait pas que cela devienne grotesque. Des clients suivaient d’ailleurs leur manège d’un regard étonné et envieux parce qu’ils auraient aimé être à sa place, en particulier deux hommes d’affaires qui avaient tenté une approche maladroite et convenue, et qui s’étaient fait éconduire poliment.

— J’ai votre parole ?
— J’appelle un taxi et je demande au même chauffeur de venir vous récupérer à une heure, d’accord ?
— Si je dépasse cette heure, mon carrosse se transformera en citrouille comme Cendrillon !
— Il faudra alors que je joue les princes charmants, mais je n’aurai pas la patience d’attendre aussi longtemps le moment de vous réveiller.
— Je crois que je n’ai plus guère le choix, mais vous allez devoir vous surpasser pour ne pas me le faire regretter. Est-ce que je dois changer de tenue ?
— Surtout pas. Le plus-que-parfait n’existe qu’en conjugaison et là… vous êtes parfaite.
— Trop de compliments tue les compliments. À méditer ! Je vais chercher une veste et je vous rejoins dans le hall.

Elle tourna les talons et il ne put s’empêcher de la suivre d’un regard empreint d’un désir charnel et sentimental, avec la satisfaction d’avoir obtenu de jouer les prolongations. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, mais il ne voulut absolument pas mettre quelque frein que ce soit à l’état pré-amoureux qui le saisissait, y trouvant même une paix intérieure ambivalente. Il était subjugué. La perspective de passer la soirée avec cette jolie femme, dont il aimait les réparties, expliquait en partie son trouble. Qui vivra verra, se dit-il.

Il régla les consommations en laissant un très généreux pourboire à celui qui avait été le témoin et le complice de cette rencontre, et en le remerciant pour le rôle qu’il avait joué spontanément.

— Elle est vraiment très belle, mais elle est mariée, dit-il avec une moue désolée.
— Je sais, mais les papillons bleus n’ont pas de fleur attitrée. Ils se posent sur celle qui leur plaît le plus et qui a le plus de nectar.
— On dirait un proverbe chinois, bonne chance. En tout cas, pour une fois, je n’aurai pas passé une soirée banale, et je vous en remercie.

Il récupéra son blouson de cuir havane sur le fauteuil qu’il occupait avec son ami et alla attendre dans le hall. Elle ne tarda pas à le rejoindre et il nota qu’elle avait quand même pris le temps d’effectuer un léger maquillage pour souligner la finesse de ses lèvres en particulier. Elle apprécia qu’il l’ait remarqué, car ce maquillage était celui d’une femme qui voulait souligner à quel point elle voulait lui plaire, malgré sa beauté naturelle. Elle lui envoyait un signal qu’il avait capté « cinq sur cinq », tant son radar sensoriel était en éveil maximum.

— Je suis prête et je ne vous ai pas fait attendre trop longtemps.
— Je vous aurais attendu des heures s’il avait fallu, mais comme vous ne m’avez accordé qu’un court délai, nous n’avons pas une minute à perdre.

Quand ils sortirent, ils n’eurent pas à attendre longtemps le taxi qu’il avait commandé, juste le temps suffisant de parler de la douceur qui régnait sur Paris en ce début de mois d’avril. Il lui ouvrit la porte arrière du taxi avant de s’installer près d’elle. Elle n’avait pas non plus oublié de rajouter une pointe de parfum, coup de grâce. Il régnait une sorte d’atmosphère électrique, empreinte d’une attirance mutuelle paradoxale, parce que la distance entre leurs corps était inversement proportionnelle à celle de leurs pensées. Il avait l’impression de la sentir contre lui. C’était même plus palpable que s’ils avaient été l’un contre l’autre. Curieuse impression.

La circulation devenant plus fluide à cette heure, il ne fallut pas plus d’un quart d’heure pour arriver boulevard de Belleville. Le temps pour Théo de passer un rapide coup de fil en espagnol dans lequel, elle entendit beaucoup de fois « amigo ».

— Vous parlez aussi espagnol ?
— Cela fait partie de mes compétences, mais je n’en dirai pas plus pour l’instant. Il va falloir oublier l’ambiance aseptisée et tamisée de l’hôtel et laisser tomber pas mal de conventions en tout bien tout honneur. Relevez-vous le défi ?
— Ai-je le choix ?
— Plus vraiment, j’espère. Mais le taxi peut toujours vous ramener maintenant.
— Je n’ai pas l’habitude de revenir sur ma parole. Et puis, j’ai envie de vous faire confiance. J’espère ne pas avoir à le regretter ?
— Je n’en attendais pas moins de vous, sinon ce serait cruel de votre part.
— Pourquoi cruel ?
— Parce que vous m’avez donné la possibilité de partager ma soirée avec une femme aussi attirante et spirituelle que vous. Si vous vous enfuyez, vous ferez de moi l’homme le plus malheureux de Paris.
— Vous n’avez pourtant pas l’air de quelqu’un qui redoute la cruauté des femmes et c’est un malheur dont on se remet très bien !
— Je vous enlève donc en espérant ne pas vous décevoir.

« Che » Juan

Le souffle des alizés

S’il croyait qu’elle n’assurerait pas, il se trompait, car elle comptait bien profiter de cette soirée inattendue autant qu’elle le pouvait en restant le plus sage possible, car elle n’avait pas l’habitude de se jeter dans les bras des hommes. Malgré toutes les sollicitations qu’elle recevait et parfois l’envie qu’elle en avait eue, elle n’avait cédé qu’une seule fois. Elle venait d’apprendre l’infidélité de son mari et elle se sentait seule et désorientée. Après avoir bu plusieurs verres d’alcool, elle avait suivi un homme dans sa chambre. La relation sexuelle purement mécanique qu’ils avaient eue, pourtant agréable, ne l’avait laissée qu’à moitié satisfaite. Cette vengeance bien inutile s’était retournée contre elle parce qu’elle n’avait pas aimé se réveiller à côté de cet homme dont elle avait été la prise de guerre et qui lui montrait sa vanité de mâle repu. Elle avait l’impression de s’être bradée. « Tout ça pour ça », avait-elle pensé !

Depuis, elle avait toujours évité les pièges tendus, acceptant de partager un repas ou un verre pour tromper son ennui, mais sans aller plus loin. Elle jouait avec la naïveté des numéros de charme de ses compagnons éphémères qu’elle éconduisait en sifflant la fin de la partie à son gré. Elle s’amusait beaucoup de leurs mines déconfites et de sa perversité.

À la descente du taxi, il la prit par le bras pour la diriger vers un établissement « latino » d’où s’échappaient une musique endiablée et un brouhaha indescriptible. Jamais elle ne serait venue et entrée seule dans ce qui ressemblait à un bar-restaurant – discothèque qu’elle n’avait pas l’habitude de fréquenter. Elle se dit quand même qu’elle était en train de suivre un inconnu qui lui inspirait confiance certes, ce qui ne lui ressemblait pas, argument qu’elle balaya quand il la prit par la taille pour fendre un groupe bruyant et chahuteur de personnes agglutinées le long de la devanture. « CHE » JUAN, c’était le nom de l’établissement. Elle s’étonnait de sa docilité, elle avait même plaisir à se laisser entraîner par cet homme sûr de lui et rassurant. À l’entrée, il déclina son identité à un videur qui les fit entrer sans attendre. Un ouragan criant des « mi amigo » en cascade se précipita sur eux et leur donna une accolade étouffante. Théo présenta alors la bourrasque qui les accueillait.

— Juan, mon ami cubain à qui je dois la vie, et le « CHE » c’est en hommage à Che Guevara, bien sûr !
— Tu m’as aussi sauvé la mienne, je te le rappelle, amigo.
— Nous sommes quittes alors ?
— Tu sais bien que nous ne serons jamais quittes, car nous, c’est à « la vida y la muerte ! ».
— Muy bien, amigo. Je te présente Chloé à qui j’ai promis de faire passer une soirée inoubliable et il n’y a qu’un endroit dans Paris où on peut le faire, c’est chez le Che !
— « Que hermosa mujer ! » Ta déesse, on va lui ouvrir la porte du paradis. Allez, venez que je vous installe.

À cette heure, il était encore possible de trouver une place à une petite table, mais le week-end, dès le vendredi soir, c’était salle comble à partir de vingt-deux heures. Il les installa près d’une estrade réservée à un orchestre, bordant une petite piste de danse dans le prolongement d’un bar qui, lui-même, donnait sur une cuisine où s’activaient trois personnes. Ce n’était pas encore l’affluence, mais les tables serrées les unes contre les autres étaient déjà bien garnies. Il fallait beaucoup d’adresse et d’agilité à deux jolies serveuses au charme sud-américain, pour circuler dans ce chaos recherché par Juan qui ne voulait pas de soirée ordonnée. Il fallait que tout le monde se mélange, tombe le masque et les apparences, pour vivre des soirées débridées, pour se vider la tête et s’éclater, comme il disait. Pour l’instant, deux guitaristes assuraient l’ambiance musicale en attendant de lancer l’ambiance.

La décoration était particulière parce que, du sol au plafond, il y avait des dessins et des inscriptions, de simples dédicaces ou des poèmes.

— Au fond de la salle, c’est le mur des dissidents dédié à tous ses amis qui ont fui des régimes autoritaires ou fascistes. Au plafond, c’est celui des artistes, peintres, musiciens, écrivains ou poètes. Derrière la scène et derrière notre table, c’est le mur des rencontres et amis de Juan.
— Qu’avez-vous dessiné ou écrit, puisque je suppose que vous devez figurer en bonne place ?

Il lui montra un papier collé avec des chaînes déchirées et l’inscription « libertad y bella vida ».

— Un peu simpliste et mal dessiné, mais c’était juste après notre retour de Cuba. À cette époque, j’ai failli revenir dans une petite boîte et lui, finir dans une fosse commune avec une balle dans la tête. Alors, les grandes phrases ne servaient à rien.
— Histoire vraie ou… ?
— À vous de voir ?

Le voile sombre qui passa sur son visage en dit long sur l’authenticité de leur histoire, et elle regretta d’en avoir douté. Mais très vite, il arbora un sourire désarçonnant en lui disant que, pour que des gens puissent vivre heureux, il en faut d’autres qui assument la violence de l’humanité. Pour qu’il y ait la lumière, il faut l’obscurité. La meilleure façon d’oublier des horreurs n’était-elle pas d’apprécier chaque moment de la vie pendant lequel la beauté se manifeste ? Chaque endroit où le ciel est clair et où le soleil illumine le monde ?

— Qu’est-ce qu’on mange, parce que nous ne sommes pas là seulement pour philosopher ? demanda Chloé pour faire diversion et par curiosité, car visiblement ce n’était pas un restaurant classique.

Elle n’avait rien trouvé de mieux comme esquive, même si ce n’était pas glorieux. Il y a des moments où il faut savoir battre en retraite et, visiblement, il appartenait à la race des hommes qui ne livraient pas facilement leurs secrets. Il saisit la perche en déclarant façon maître d’hôtel.

— Alors ici, c’est tapas, tacos, guacamole, tex-mex à volonté. Mais avec ce macho de Juan, vous n’aurez pas le choix, il nous servira ce qu’il a envie de nous servir, et il vaudra mieux lui faire honneur, à commencer par…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’il arrivait avec de la Tequila et du citron, pour trinquer à leur amitié. Chloé prit peur en les voyant avaler leur Tequila d’un coup sec avec du citron et du sel sur le pouce. Jamais elle ne supporterait un verre d’alcool « cul sec » comme cela. Et pourtant elle le fit. Elle crut qu’un feu intérieur venait de lui dévorer la gorge et ne put s’empêcher d’avoir une grimace qu’elle cacha en mettant ses deux mains sur sa bouche. Elle avait les larmes aux yeux et leur dit que ce n’était pas sympa de leur part de se moquer d’elle ainsi. Il faut dire qu’ils en riaient de bon cœur.

— Ce mauvais moment passé, je t’autorise à boire de l’eau ou du jus de fruits frais, petite nature.

Juan l’avait tutoyée, chose naturelle dans la langue espagnole, et elle lui répondit du tac au tac en le fixant droit dans les yeux :

— Il faut te méfier de l’eau qui dort, cher Juan, car chez nous, les femmes, la vengeance est un plat qui se mange froid.
— Les Françaises, pour la vengeance, vous arrivez à la cheville des femmes d’Amérique latine. En parlant de manger froid, commencez par ces petites entrées que vous apporte Carmen. Elle ne s’appelle pas Carmen du tout d’ailleurs, mais moi j’aime bien l’appeler Carmen, olé !

Sur le plateau, il y avait des tapas variés et du guacamole maison, une version simple et une pimentée, comme l’avait annoncé Théo. Bref, un repas qui convenait à Chloé qui aimait les petits grignotages. Elle goûta à tout, en se souvenant de sa jeunesse étudiante où elle se rendait à Barcelone pour étudier la « Sagrada Familia » et les œuvres de Gaudi, dont elle avait fait son sujet de thèse. Comment avait-elle pu s’éloigner de tout cela ? Une bouffée de nostalgie la parcourut, lui rappelant qu’une bonne partie de ses rêves s’étaient dissous dans sa vie d’adulte.

Quand on leur apporta des tacos, la salle s’était déjà bien remplie. Il rajoutait du piment dans tous les mets ce qui lui permit de le taquiner.

— Le piment gâche le goût des aliments, on pourrait manger n’importe quoi avec la bouche en feu. Si c’est pour m’envoyer un signe de virilité, c’est inutile. Je ne suis pas sensible au machisme.

Avec une lueur de malice, elle attendit une réponse qui tardait à venir, car il ne savait sur quel ton réagir. Il fut sauvé par le gong en quelque sorte, car elle n’avait pas fait attention, vu qu’elle tournait le dos à l’estrade, à l’orchestre qui s’était installé et lançait une salsa endiablée dont l’effet fut de précipiter les clients sur la piste de danse. Avec les bras, il lui fit le signe pause et approcha sa bouche de son oreille en effleurant son visage.

— Il faudra que nous reparlions des deux sujets.
— Pas de problème ! Mais vous allez devoir ramer pour me convaincre.

Le débat tourna court parce que Juan arriva, prit les mains de Chloé et l’entraîna sur la piste, malgré ses protestations, car elle prétendait ne pas savoir danser la salsa. On ne résistait pas à Juan, surtout en ce qui concerne la salsa. Après quelques hésitations, le pas lui vint facilement, surtout guidé par un expert qui la faisait virevolter et onduler. Elle suivait son pas, ne pensant plus qu’au rythme prégnant de la musique, oubliant qu’il y a seulement deux heures, elle s’apprêtait à avaler un dîner banal avant d’aller dans sa chambre essayer de trouver le sommeil, un livre à la main ou en regardant distraitement un film à la télé.

Elle oublia la main ferme qui la tenait au creux de ses reins et une légère ivresse commençait à l’envahir. Le lagon bleu, la tequila et l’ambiance voluptueuse des couples qui dansaient produisaient leur effet aphrodisiaque. La dose de dopamine naturelle la rendait légère et libérait son corps sur lequel elle n’avait plus prise.

Elle avait chaud et lorsque l’orchestre entama une autre salsa, elle quitta les bras de Juan pour ceux de Théo qui l’attira doucement contre lui. Comme la plupart des femmes, elle aimait danser, mais n’avait plus que rarement l’occasion d’en profiter. Elle se laissa naturellement aller contre ce corps qui l’appelait et elle ne pensa plus qu’à la sensualité de la danse, à cette autre main qui se promenait le long de son dos en diffusant des ondes qui la bouleversaient et la transportaient. Il dansait différemment de Juan, beaucoup plus « despasito », mais elle ne se déroba au contraire, et très vite, ils trouvèrent le même rythme comme un couple qui fait l’amour. Elle avait l’impression d’être hors du temps, de planer, de sortir de son propre corps. Elle n’avait jamais ressenti une telle force ni une telle attirance, même dans ses passions adolescentes. Il s’agissait d’autre chose et une évidence lui apparut clairement, sans rationalité, comme si elle était en équilibre au bord d’un précipice. Elle était attirée irrémédiablement par cet homme qu’elle ne connaissait pas, mais qui avait déjà fait tomber presque toutes ses défenses. La fulgurance de son sentiment amoureux lui parut irréelle. Cela ne se pouvait pas. Pas aussi vite surtout. C’était forcément l’alcool !

La bossa-nova langoureuse qui suivit, leur fit frôler l’attentat à la pudeur. Heureusement que l’exiguïté de la piste rapprochait tous les couples et permettait d’échapper tant soit peu à la vue des autres clients. Un désir puissant les liait, pratiquement orgasmique, et elle ne pouvait rien ignorer des effets physiques qu’elle produisait sur son cavalier. De la même manière qu’elle plaquait ses seins durcis contre son torse, ne cherchant pas à dissimuler son désir. Elle ne cherchait même plus à résister, tout au moins à faire semblant. Elle était littéralement hypnotisée et se complaisait dans cet état, sans opposer la moindre résistance.

Heureusement, l’orchestre termina son morceau avant de marquer une pause et elle put reprendre son souffle sentimental et physique. Elle espérait souffler, espoir vite abandonné parce que, pendant les pauses de l’orchestre, des clients venaient chanter en karaoké ou spontanément. Tout était bon enfant. Danser, chanter, s’aimer et rien d’autre.

Quand Juan s’approcha d’eux, une guitare à la main, elle crut qu’il allait leur donner une aubade genre « mariachi », mais pas du tout. Il tendit la guitare à son ami en lui disant qu’avec Chloé, il ne couperait pas à la séquence chanson.

— Je te déteste amigo de me piéger ainsi.
— Tu vas le faire sans descendre de ton nuage et, en plus, tu sais quelle chanson il faut interpréter, tu n’as pas le choix. Allez, ne te dégonfle pas.

Amusée, Chloé l’encouragea d’un baiser de la main, mais elle ne savait sur quel chemin elle s’engageait. De toute façon, elle n’était plus capable de réfléchir et savait qu’elle irait de surprise en surprise avec lui. Plus rien ne l’étonnait. Elle se mit en mode réception optimale.

Il s’installa et commença quelques réglages de guitare, tic de tous les guitaristes, alors que l’instrument était bien accordé. Quand elle entendit l’intro, elle comprit qu’il était un assez bon guitariste, une évidence de plus. Elle s’accouda pour l’écouter et repensa à son adolescence où, comme toutes les filles, elle était « accro » au « grattouilleur » de service qui animait les soirées entre copains et copines, voire en camp d’ados autour d’un feu de camp. Toutes les filles n’en avaient qu’après lui, en rendant jaloux tous les autres garçons. Alors ?

« Amor, amor, amor », d’une voix langoureuse en la fixant, ils commencèrent à interpréter en duo un des plus grands standards « latino ». Terriblement ringard aurait-elle pensé en d’autres circonstances. Juan le planta en le laissant continuer tout seul et en lui adressant un clin d’œil. Il chantait d’une voix chaude et caressante et, immédiatement, des couples se mirent à danser et à chanter. Elle aurait bien voulu aussi danser avec lui à cet instant, mais la compagne du musicien est toujours la spectatrice ! Il s’interrompit un instant pour une dédicace qui lui traversa le cœur :

— Aux papillons bleus qui font de l’amour et de la beauté leur nectar, surtout autour d’un lagon bleu.

Poème à deux balles, pensa-t-elle. Sauf que là, une flèche la percuta en plein cœur. Cupidon avait atteint sa cible. Sous le coup de l’émotion, elle ne fit pas attention à Juan qui s’approcha d’elle pour lui murmurer à l’oreille :

— Il est bien « mi amigo ». Tu l’inspires parce que je ne l’ai jamais vu comme ça. Il ne faut pas lui faire de mal, car il a l’air d’un roc, mais il est beaucoup plus fragile qu’il ne le croit. Tu l’as ensorcelé. Il n’a jamais aussi bien chanté « amor, amor, amor ». Toi aussi, fais attention.

Elle voulut se défendre, mais Juan s’était déjà éloigné et toute défense aurait été ridicule, de toute manière. Il fallait vite qu’elle s’échappe pour refaire le point et reprendre ses esprits. Elle était mariée, mère de deux jumeaux de dix-sept ans, et elle ne pouvait pas se comporter comme une midinette, comme une ado irresponsable, pour se jeter dans une aventure avec un homme dont elle ne savait rien, ou si peu de choses, sauf qu’elle en mourait d’envie.

Quand il revint s’asseoir près d’elle, sous les applaudissements de la salle, il vit ses yeux embués et ne sut pas quelle attitude adopter, à part lui prendre délicatement les mains pour les caresser délicatement avec tendresse.

— J’aurais aimé danser avec toi sur cette chanson, mais je te remercie de me l’avoir aussi bien chantée.

Minuit était passé et comme elle s’était engagée à jouer le rôle de Cendrillon, il fallait qu’elle rentre à l’hôtel comme il le lui avait promis. Elle lui demanda de tenir sa promesse de la raccompagner avant une heure du matin. Il fit signe à Juan de les rejoindre pour qu’ils puissent lui dire au revoir. Il ne demanda pas d’explications, trop habitué aux aléas et caprices de la vie.

Mais avant de partir, Juan lui remit un carré de papier et une boîte de feutres en lui demandant de réaliser un élément de décoration qu’il collerait sur son mur. Elle ne se fit pas prier et après une courte pause, elle s’exécuta en le priant de ne le coller qu’après leur départ. Elle l’embrassa sur les joues pour le remercier de cette merveilleuse soirée et, après l’accolade fraternelle que Théo et lui échangèrent, ils sortirent pour attendre le taxi qu’ils avaient réservé et qui les attendait déjà.

— Il y a longtemps que je n’avais pas passé une soirée comme celle-là. Les papillons bleus ont senti l’air enivrant du printemps, merci. Tu avais raison quand tu m’avais promis le soleil.

Il voulait répondre, mais elle l’empêcha de parler en lui mettant le doigt sur la bouche et lui déposa un baiser furtif sur les lèvres en lui demandant de ne pas la raccompagner. La mort dans l’âme, il respecta son souhait. Son cœur battait la chamade. Avant de partir, Juan lui avait glissé à l’oreille.

— Celle-là, amigo, tu ne la laisses pas partir. Este te lo quedas !

Il faut dire que le dessin de Chloé, qu’il avait découvert, représentait un vase en forme de guitare d’où sortaient deux fleurs. Les pétales de l’une étaient formés du mot « amor » et la tige du prénom Théo répété plusieurs fois. La seconde évidemment contenait le prénom Juan. Un magnifique papillon bleu trônait sur la fleur Théo. Elle avait trouvé cela puéril, mais elle avait eu envie d’exprimer ses émotions de cette manière.

— Tu ne la laisses pas partir, lui avait-il répété.

Et pourtant c’est ce qu’il faisait ! Il la laissait s’éloigner. Habituellement, il aurait fini la nuit avec sa rencontre d’un soir, mais la voix intérieure de l’elfe qui veillait sur lui l’avertit qu’il devait la laisser s’envoler. Il voulut arrêter le taxi, mais au fond de lui-même, il savait qu’elle avait raison, car cette soirée ne devait pas, ne pouvait pas avoir de prolongation immédiate. Il avait paradoxalement aussi la certitude qu’il la reverrait. Il partit à pied, car il avait besoin de marcher, pour rejoindre son appartement du boulevard Saint-Germain. Il prit son temps et la légère fraîcheur de l’atmosphère lui fit le plus grand bien, mais les papillons bleus ne disparurent pas aussi facilement qu’il l’aurait souhaité.

Pendant ce temps, dans le taxi, elle se retint plusieurs fois de demander au chauffeur de faire demi-tour, mais sa raison la rappela à l’ordre et il était bien temps de remettre de la raison dans tout cela. Elle se trouva ridicule de penser à cet instant au vieux débat entre le cœur et la raison, parce qu’elle n’était plus en cours de philo, mais dans la vie vraie. Elle passa cependant une partie de son temps à essayer d’analyser cette soirée, mais chaque question en appelait une autre et chaque réponse également, la plongeant dans un abîme de perplexité. Elle décida d’arrêter de se torturer inutilement et que, pour l’instant, elle voulait profiter du bien-être qui l’avait envahie et qu’il serait toujours temps d’y voir plus clair. La matinée qui l’attendait l’aiderait à prendre la distance nécessaire. Puis elle rentrerait à Strasbourg et reprendrait le cours de sa vie normale. Elle essayait de s’en convaincre, sans conviction, car elle sentait qu’une porte s’était ouverte et qu’elle aurait du mal à résister au puissant courant d’air qui s’y engouffrait. Pourquoi avait-il respecté sa promesse ? Elle aurait tant aimé qu’il ne le fasse pas, qu’il l’entraîne n’importe où. Elle l’aurait suivi sans hésitation, elle en était convaincue. Elle mourait d’envie de le revoir, de percer le mystère de cet homme-comète qui l’avait bouleversée, mais aussi de s’enfouir dans son corps qui la troublait et qu’elle avait épousé en dansant.

Elle monta directement à sa chambre, ne se sentit pas la force de prendre une douche, et s’affala tout habillée sur le lit. Elle était vidée et sombra immédiatement dans un sommeil profond qui lui faisait défaut depuis quelque temps.

Ludivine et la galerie

Le deuxième port d’attache

Elle fut réveillée par le téléphone. C’était son amie Ludivine qui lui rappelait qu’elle l’attendait comme convenu à huit heures à la galerie et qu’il était précisément huit heures ! Elle bredouilla quelques excuses et se précipita dans la salle de bain pour une rapide toilette, en réalisant qu’elle avait dormi tout habillée, ce qui ne lui arrivait plus jamais depuis sa vie d’étudiante, et surtout qu’elle était en retard, elle qui mettait un point d’honneur à être ponctuelle. Elle passa machinalement un jean, un chemisier et un blouson léger, et se précipita sans déjeuner dans la rue de Rivoli déjà débordante d’activité. Elle marcha d’un pas rapide, se repassant le film de sa soirée et elle arriva assez rapidement à la galerie de Ludivine qui l’attendait d’un air réprobateur et inquisiteur.

— Pas le temps de t’expliquer, je voudrais juste boire un café très fort en vitesse.
— J’espère que tu as une bonne excuse parce que nous avons rendez-vous avec un groupe d’acheteurs japonais à neuf heures, et tu sais à quel point les Japonais sont à cheval sur la politesse et les bonnes manières.
— Ne sois pas ronchonne, je vais te les cuire aux petits oignons tes acheteurs. Il vient cet expresso ?
— Refais-toi quand même un petit maquillage. Tu en as besoin. Mais il va falloir que tu m’expliques parce que je te connais trop pour voir que tu n’es pas dans ton état normal.
— Justement, n’y compte absolument pas. Ce qui est un mystère pour moi l’est d’autant plus pour toi.

Elle avala son expresso et, effectivement, quand elle se vit dans le miroir de la salle de bain du petit duplex contigu à la galerie que Ludivine avait installé et qui servait occasionnellement de dépannage, elle réalisa qu’elle avait effectivement besoin de remettre un peu d’ordre aussi bien dans son physique que dans sa tête. Son amie arriva avec une robe et des chaussures, lui disant que le jean n’était pas très adapté à la situation. Où avait-elle la tête ? Heureusement, elles avaient à peu près les mêmes mensurations. Elle enfila la robe et rejoignit son amie dans la galerie. Les chaussures lui faisaient un peu mal, mais la robe était seyante, trop colorée pour elle, mais Ludivine était aussi extravertie qu’elle, Chloé était apparemment pudique. Elle se dit en riant qu’elle ferait une parfaite Carmen pour Juan qui aurait trouvé cette belle brune à son goût. Non, ne plus penser à cette soirée qui revenait en boucle dans sa tête !

Elle devait redevenir la femme d’affaires et marchande d’art, et retrouver ses qualités de négociatrice au côté de son associée qui comptait sur sa force de persuasion, car elles formaient un duo bien rodé faisant merveille depuis des années. En pénétrant dans la galerie, elle fit une révérence à son amie qui leva les bras au ciel devant sa décontraction.

Elles accueillirent leurs clients potentiels, un groupe de quatre financiers japonais qui investissaient dans le marché de l’art. Grâce à leur bonne maîtrise commune de l’anglais, de l’italien pour Ludivine, et l’allemand pour Chloé, elles touchaient une clientèle internationale. La galerie de Paris était plus moderne, plus orientée sur une peinture contemporaine que celle de Strasbourg qui exposait des valeurs sûres et de nouveaux talents en devenir, en servant de tremplin pour Paris.

Chloé fit merveille en virevoltant de l’un à l’autre, en écoutant, en conseillant et en orientant le choix de ses clients. Elle les séduisait par ses arguments artistiques et le charme qu’elle faisait régner autour d’elle, pendant que Ludivine, de son côté, apportait ses compétences de femme d’affaires et veillait au bien-être des acheteurs par moult attentions qui allaient du Champagne aux cadeaux dont étaient friands les Orientaux. Ludivine trouvait que son amie en faisait vraiment beaucoup, car elle était plus mesurée habituellement. Une sorte de lumière rayonnait autour d’elle qui aveugla littéralement les Japonais au point que six tableaux furent vendus pour une somme assez importante et avec, cerise sur le gâteau, un accord de prêt-vente pour une galerie de Tokyo.

La suite, signature des actes de vente, balade gastronomique et sortie incontournable aux Folies-Bergères ou autre cabaret célèbre était du ressort de Ludivine qui avait un net savoir-faire appréciable en la matière. Malgré la déception des Japonais qui auraient aimé continuer la suite de la journée avec les deux associées, Chloé déclina l’invitation en prétextant un retour urgent à Strasbourg pour un problème familial.

— Merci pour ton lâchage en plein vol.
— S’il te plaît, il faut que je mette rapidement de la distance entre Paris et Strasbourg, ne m’en veux pas. C’est une question de survie.
— Il faudra quand même que tu me donnes des explications sérieuses, quand tu le jugeras bon, si tu penses que je peux encore entendre tes confidences.
— Bien sûr idiote, tu es avec ma sœur et ma mère la seule personne à qui je pourrais parler en toute confiance, sans crainte d’être jugée ou trahie.
— Bon, je vais me débrouiller avec Sarah qui m’aide de temps en temps, mais je ne te lâcherai pas.

Elles s’embrassèrent fraternellement et Ludivine prit le visage de Chloé entre ses mains, en lui disant :

— Éteins cette lumière qui brûle dans tes yeux. Embrasse bien les jumeaux et Pierre pour moi, et passe-moi un petit message à ton arrivée.
— Promis pour la deuxième partie de ta demande. Pour la première, je ne suis pas sûre d’avoir le bon extincteur. Allez, je me change, je te rends ta robe, je file à l’hôtel et je prends le premier train en gare de l’Est pour rentrer à la maison.

Installée dans le train, elle laissa vagabonder son esprit, essaya de revoir le déroulement de sa soirée et, progressivement, se mit en mode retour famille.

Théo

Les semelles de vent

Pour Théo, le retour sur Terre, c’était une réunion stratégique avec son homologue néo-zélandais afin de planifier des points de stratégie géopolitique, en concertation avec le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense, notamment avec la section dont il avait la Direction. Son rôle en faisait l’interface entre les services action et renseignement extérieur, concernant les affaires sensibles souvent organisées sous le sceau du secret-défense.

Il était nécessaire qu’il soit en pleine possession de ses moyens intellectuels. L’entraînement qu’il avait suivi pendant des années ainsi que son expérience de terrain l’avaient préparé à savoir faire le vide et séquencer son cerveau en fonction des événements, pour faire face rapidement à tout problème. Sa vie et celle de beaucoup de gens dépendaient parfois de sa rapidité de réaction et de sa capacité d’analyse.

Il se partageait entre la cellule de crise du Quai d’Orsay et son bureau du service action de la caserne Mortier. De plus, il était astreint à un entraînement physique régulier, de façon à être en pleine maîtrise de son corps, d’où sa silhouette sportive de baroudeur qui plaisait tant aux femmes. Il devait se tenir disponible, car, à tout instant, il pouvait partir en mission. Cependant, petit à petit, son rôle s’orientait plus vers la coordination et la synchronisation des services que par le contact direct au combat.

Il avait des semelles de vent, car sa vie professionnelle qui l’emmenait partout dans le monde lui interdisait une vie sentimentale suivie.

Des relations « fil rouge », des rencontres éphémères, et des histoires sans lendemain rythmaient sa vie d’aventures. Jusqu’à présent, il s’en était accommodé, mais il se posait de plus en plus la question de son désert affectif. Il se demandait aussi s’il était capable de laisser tout cela derrière lui, de se ranger des voitures comme disent les malfrats. Il faudrait la bonne personne pour l’accompagner sur ce chemin de vie qui lui semblait redoutable, pour dissiper ses doutes et enfin laisser l’Amour, avec un grand A, le submerger, en ouvrant des digues contenues jusqu’à présent.

Deux papillons bleus pouvaient-ils avoir cette force ?

Pour l’instant, il allait faire son baluchon pour une semaine de mission à Abidjan et, dans son esprit, il ne devait pas y avoir de place pour autre chose, du moins referma-t-il le tiroir des sentiments personnels, comme d’habitude.

Retour à Strasbourg

Le calme après la tempête

Quand Chloé arriva à Strasbourg, plus tôt que prévu, vers 15 h 30, car elle avait eu la chance de pouvoir échanger son billet pour un autre horaire, elle retrouva sa voiture au parking de la gare. Les gestes familiers s’enchaînèrent et une demi-heure plus tard, elle se retrouvait dans son grand appartement cossu du Boulevard de la Paix. Retrouver son univers lui procurait toujours un grand plaisir, tous les voyageurs connaissent bien ce syndrome. Partir et revenir, les deux faces d’un même bonheur.

Ses enfants Pauline et Florian étaient sortis avec des amis, profitant de son absence pour délaisser quelque peu leur préparation du bac en se changeant les idées, et son mari Pierre était à son club de tennis comme tous les samedis. Personne ne l’attendait. Elle en était heureuse d’une certaine manière parce qu’elle aurait un peu de temps pour remettre ses idées à l’endroit, mais d’un autre côté, elle se demanda à quel point elle comptait pour eux. Elle était là et on ne lui demandait rien d’autre.

Elle reprit ses marques en se réappropriant son espace, ses objets, l’univers qu’elle avait créé avec un goût subtil, et une bonne douche acheva sa métamorphose. Elle semblait apaisée et sereine, prête à réintégrer la place qui était la sienne avec soulagement. Les gestes quotidiens reprirent leur droit, naturellement.

D’abord, préparer un dîner intime comme pour des retrouvailles, mais un message de Pierre lui dit qu’ils étaient invités ce soir chez des amis Frédéric et Béatrice. Celui-ci était l’associé de Pierre dans leur entreprise de robotique et accessoirement son partenaire de tennis, et Béatrice, médecin généraliste. Chloé appréciait peu Frédéric qui, s’il était un excellent ingénieur et gestionnaire, présentait deux défauts majeurs à ses yeux. D’abord, c’était un dragueur impénitent qui l’avait poursuivie de ses assiduités avec insistance bien qu’elle fut la femme de son ami et qu’ensuite, elle le trouvait trop « m’as-tu vu ». Quant à son humour et ses histoires généralement au-dessous de la ceinture, elle le trouvait lourd, mais Pierre adorait. Heureusement que Béatrice était très agréable et drôle, voire piquante.

Chloé jouerait la comédie, alors qu’elle avait juste une envie profonde d’un petit dîner intime, au calme chez elle.

Quand Pauline et Florian rentrèrent, elle les serra contre elle, en passant ses mains dans les cheveux de son fils qui avait horreur de ce geste affectueux et taquin. Elle admira sa fille qui devenait une très jolie fille qu’une tenue courte et moulante mettait en valeur.

— Allez, donnez-moi de vos bonnes nouvelles, les mauvaises, vous les mettez de côté.
— Et toi, maman, tu as l’air en pleine forme ?
— Vous répondez toujours à une question par une autre question, dites-moi ce que vous avez fait pendant cette semaine. Et vos révisions du bac, au top ?

Elle les écouta avec attention, en se disant qu’ils avaient bien changé ses bébés qui allaient déjà entrer à l’université. Elle les trouvait trop jeunes comme toutes les mères qui refusent de voir grandir leurs enfants. Et pourtant, ils allaient bientôt construire leur vie d’adultes, voler de leurs propres ailes, Florian dans une école d’architecture qu’il espérait rallier après une classe « prépa » et Pauline vers des études médicales.

Elle était fière d’eux, ne regrettait pas de les avoir eus si jeune. Quand elle s’était retrouvée enceinte à vingt ans, tout le monde lui conseillait d’avorter, mais elle avait tenu bon et avait été capable de mener à bien sa maternité et ses études. Pierre qui terminait les siennes gagnait déjà un salaire qui leur permit de vivre ensemble. Sans compter qu’un petit soutien financier de ses parents arrondissait les fins de mois. Pierre l’épousa. Elle passa directement de la case études et bohème à la case famille.

Elle était donc une mère jeune.

Quand Pierre rentra du tennis, il l’embrassa, lui dit qu’elle était en beauté et fila prendre une douche. Elle en profita pour remettre de l’ordre dans les papiers accumulés pendant son absence. En allant poser un classeur sur le bureau de son mari, elle aperçut des dossiers en désordre. En les regroupant, son attention fut attirée par plusieurs factures de restaurant assez élevées, et elle se dit qu’il poussait un peu loin les dépenses de réception professionnelle. Par contre, Champagne et deux menus en restaurant étoilé, elle comprit vite que son mari continuait d’avoir des liaisons extraconjugales passagères. Elle en avait souffert auparavant. Elle s’était sentie trahie, pas jalouse, elle qui avait horreur du mensonge, mais maintenant elle en avait pris son parti, en s’amusant de ses mensonges tellement faciles à décrypter. Elle considérait que c’était une respiration dont il avait besoin, et elle l’aimait bien. Pas terrible d’ajouter bien, l’adverbe qui change tout. Mais ainsi allait une vie de couple qui avait trouvé son rythme de croisière, croyait-elle. C’est vrai qu’ils passaient de bons moments ensemble et comme elle s’absorbait pleinement dans sa passion pour l’art, elle y trouvait un équilibre nécessaire, sa respiration à elle.

Cette découverte l’agaça cependant parce que cela la renvoyait à sa propre image. Elle avait failli faire l’amour avec un autre homme qu’elle désirait ardemment, mais elle s’était échappée. Dans le cas contraire, comment se serait-elle comportée ? Qu’aurait-elle dit ? Elle ne savait pas si elle devait le regretter ou non. Cette indécision la perturba d’une certaine manière. Elle ne parvenait pas à chasser cette idée qui revenait sans cesse.

La soirée fut finalement très agréable d’autant qu’elle força sur les excellents vins que leurs amis servaient toujours. La légère ébriété qui s’empara d’elle la rendit vive, drôle et spirituelle. En les quittant, Béatrice lui dit qu’elle avait aimé retrouver la Chloé espiègle de ce soir, en la regardant d’une manière inquisitrice, car il y a des signes que seule une autre femme peut percevoir.

Ce soir-là justement, Pierre lui fit l’amour passionnément, plus que d’habitude. Elle en avait envie aussi plus que d’habitude également. D’ailleurs, ils s’entendaient assez bien sur le plan sexuel, même si leurs relations s’espaçaient, se transformant peu à peu en un moment intime agréable qui les rapprochait, plus qu’une envie irrésistible de se jeter dans les bras l’un de l’autre. Il s’endormit profondément aussitôt tandis qu’elle flotta un long moment dans un état second, avant de trouver le sommeil.

Le dimanche matin paresseux qui suivit, on ne pouvait plus parler de grasse matinée, la laissa dans une langueur qu’elle ne cherchait pas à dissiper. L’après-midi, elle rendit visite à ses parents qui habitaient Ribeauvillé, un des plus beaux villages d’Alsace sur la fameuse route des vins. Elle avait passé son enfance dans cette magnifique région et s’y retrouvait toujours avec un immense plaisir.

Ses parents habitaient une maison traditionnelle alsacienne toujours très fleurie dès que le printemps s’installait, avec un grand jardin. Jeanne, sa mère, apportait un soin particulier au fleurissement de leur maison de ce village classé, comme tous les habitants qui étaient soucieux d’entretenir la beauté de leur cadre de vie. Elle avait le temps parce qu’elle avait pris sa retraite de prof de français, et son père Albert, qui avait bien vendu son affaire de négoce de vins d’Alsace, était très occupé par son rôle d’adjoint à la Mairie. Son potager était sacré et il y apportait un soin particulier. Elle adorait ses parents qui les avaient élevées, elle et sa sœur Bérengère, dans un univers chaleureux et rassurant, en leur communicant à la fois des valeurs humanistes et morales de grande valeur, ainsi qu’un attachement profond à l’Alsace et à sa culture. Bien sûr, on parlait alsacien à la maison.