Le loup des mers - Jack  London - E-Book

Le loup des mers E-Book

Jack London

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Beschreibung

Loup Larsen est le capitaine du "Fantôme" sur lequel il pratique la chasse aux phoques. C'est un homme puissant, brutal. Danois de naissance, il est d'origine modeste, mais a rapidement gravi les échelons, de mousse à capitaine, pour devenir, finalement à 40 ans, propriétaire de son bâtiment.Son équipage, de sacs et de cordes, est composé de brutes, d'ivrognes et de repris de justice qu'aucun marin "digne de ce nom n'accepterait à son bord. Mais il entretient, grâce à la peur qu'il inspire, un semblant d'ordre à son bord.Il recueille, afin de le sauver de la noyade, Humphrey van Weyden - homme de lettres réputé - qu'il maintient, ensuite, prisonnier à son bord au lieu de le faire porter à la côte ou sur un bâtiment de rencontre.Loup Larsen, même s'il est une brute consommée, a une culture solide, c'est un homme intelligent, de cette sorte d'intelligence brutale et sauvage qui fait de l'homme parfois un prédateur dangereux.Il engage, alors, un jeu pervers et cruel aux dépens d'Humphrey van Weyden, puis d'autres marins qu'il recueille, également à son bord, ainsi que d'une femme Maud Brewster - femme de lettres et poétesse...Jack London, ne s'embarrasse pas de fioritures, il décrit simplement, d'un style plus efficace que jamais, la brutalité, la cruauté qui règne à bord.Pour Larsen le seul droit légitime est celui de la force, le faible a tort du fait même de sa faiblesse et la vie est une chose malpropre sans beauté aucune qui cesse aussi brutalement qu'elle a commencé.Tandis que van Weyden oppose à cet individualisme forcené une conception de solidarité, de fraternité et d'entraide du fort au faible.La lutte entre ces deux hommes est en fait, celle qui oppose ces deux modes de pensée, celle de l'homme civilisé contre la brute survenue du fond des âges luttant pour sa survie.Un récit fort en émotions.Biographie de l'auteurJack London, né John Griffith Chaney le 12 janvier 1876 à San Francisco et mort le 22 novembre 1916 à Glen Ellen, Californie, est un écrivain américain dont les thèmes de prédilection sont l'aventure et la nature sauvage.Il a écrit L'Appel de la forêt et plus de cinquante autres nouvelles et romans connus. Il tire aussi de ses lectures et de sa propre vie de misère l'inspiration pour de nombreux ouvrages très engagés et à coloration socialiste, bien que cet aspect-là de son oeuvre soit généralement négligé. Il a été l'un des premiers Américains à faire fortune dans la littérature.

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1

De toutes les aventures que je vais vous raconter et que je ne sais par quel bout prendre, la faute en revient indéniablement à mon ami Charley Furuseth. Et voici comment.

Il possédait un cottage, de l’autre côté de la baie de San Francisco, à l’ombre du mont Tamalpais. Mais, au lieu de l’occuper durant les mois d’été, il préférait résider dans l’atmosphère étouffante et poussiéreuse de la ville, et y suer depuis le matin jusqu’au soir.

L’hiver, au contraire, il s’y installait pour lire en paix Nietzsche et Schopenhauer.

J’avais pris l’habitude d’aller l’y rejoindre, le samedi après-midi, pour demeurer en sa compagnie jusqu’au lundi.

Et voilà pourquoi un certain lundi matin de janvier, je me trouvai à bord du ferry-boat Martinez, un excellent navire, tout neuf, qui effectuait, pour la quatrième ou cinquième fois, la navette entre San Francisco et Sausalito.

Un épais brouillard couvrait toute la baie ; et en ma qualité de terrien, je n’étais pas très rassuré.

En proie à un vague malaise, je quittai le salon commun et gagnai le pont supérieur, où j’allai m’installer en dessous de la passerelle, et je me pris à philosopher sur cette brume mystérieuse qui m’enveloppait.

Un vent frais me soufflait au visage et j’étais là, seul, dans l’obscurité humide. Pas complètement seul, car dans la cabine vitrée qui était au-dessus de ma tête, je sentais confusément la présence du pilote et du capitaine, qui se tenait, sans doute, près de lui.

J’admirais l’avantage que procure, dans la vie sociale, la spécialisation du travail humain. Ainsi, je pouvais, sans rien connaître moi-même au brouillard, aux vents et aux marées, m’en aller en toute sécurité rendre visite, chaque semaine, à mon ami.

De mon côté, je pouvais, n’étant pas distrait par ces diverses contingences, me consacrer à d’autres études plus spéculatives. Par exemple, analyser l’influence d’Edgard Pœ sur la littérature américaine. Un essai sur ce sujet, signé de moi, venait justement de paraître dans le numéro courant de la revue l’Atlantic.

Lors de mon embarquement, j’avais, en entrant dans le salon des voyageurs, avidement observé un gros monsieur qui lisait ladite revue, ouverte à la page même de cet article. Et là encore, la division du travail opérait. C’était le savoir spécialisé du pilote et du capitaine qui permettait au gros monsieur, alors qu’on le transportait sain et sauf de Sausalito à San Francisco, de profiter de ma connaissance particulière d’Edgar Pœ.

Un homme à la trogne rouge fit claquer une porte derrière lui et s’avança sur le pont en clopinant ; cette intervention interrompit mes réflexions, au moment où je me préparais à jeter sur mon calepin quelques notes, relatives à un autre article, intitulé : La Liberté de l’Art, que je méditais d’écrire prochainement. C’était un plaidoyer bien senti, en faveur des artistes.

L’homme tourna les yeux vers la passerelle, scruta le brouillard ambiant, traversa le pont, puis, toujours clopinant (il avait, je pense, des jambes artificielles), il vint se planter devant moi, les genoux écartés.

Je ne me trompais certainement pas : il s’agissait à coup sûr d’un marin de profession.

– Avec des saletés de temps comme ça on grisonne avant l’âge. Notre pilote en sait quelque chose, fit-il avec un mouvement de tête en direction de la passerelle.

– Pas possible ? répondis-je. Dans la conduite d’un bateau, il y a des certitudes mathématiques. Simple question de métier. La boussole est là…

L’homme se mit à ricaner.

– Des certitudes mathématiques ? pensez… par un temps pareil !

Il me toisa d’un air méprisant, en se renversant en arrière, pour ne pas perdre l’équilibre. Et il s’écria ou, plus exactement, beugla :

– Et la vitesse du courant qui se précipite à travers la Porte d’Or1 ça vous dit rien, non ? Pour un courant, c’en est un. Tenez, écoutez… C’est une bouée à cloche ! Et nous passons pardessus ! Le pilote donne un coup de barre, pour changer sa direction.

Le glas lugubre d’une cloche montait en effet, de la mer, dans le brouillard opaque. Le pilote avait rapidement tourné la roue du gouvernail. La cloche sonnait maintenant à bâbord.

La sirène de notre bateau se mit aussi à mugir, et d’autres bruits de sirènes nous parvinrent. L’une d’elles retentit soudain par tribord.

– Vous avez entendu ? me demanda-t-il. C’est un autre bac… Tiens, encore… Une goélette, sûrement… Attention, mon vieux schooner ! Sinon il y aura de la casse avant peu.

Le bac invisible actionnait, sans arrêt, sa sirène à vapeur et la corne de la goélette, qu’on soufflait à la bouche, déchirait l’air de sons terrifiants.

– Ils se font des politesses… Écoutez-moi ça… À présent, les voilà tirés d’affaire !

En effet, le vacarme avait tout à coup cessé.

L’homme était ravi de traduire pour moi les différents appels de sirènes. Son visage rayonnait, ses yeux semblaient lancer des éclairs.

– En voilà un qui a un crapaud dans la gorge ! Je parie que c’est une goélette à moteur, qui navigue à contre-marée. Et elle n’en peut plus !

Puis ce fut le tour d’un petit sifflet strident, qui semblait pris de folie, et qui fusa tout près de nous. Les gongs puissants du Martinez retentirent. Ses roues à aubes s’arrêtèrent et les pulsations de la machine s’éteignirent, pour reprendre au bout d’un instant.

Le petit sifflet, aussi digne et faible qu’un cri de grillon parmi les rugissements d’une ménagerie, s’était rapidement éloigné et se perdit dans le brouillard.

– Un canot automobile, m’expliqua complaisamment la trogne rouge. Des vrais dingues. Faut faire drôlement gaffe. Ils foncent, sans s’occuper de rien. Ils sifflent à tue-tête, et tout le monde doit se garer, pour leur faire place ! La vitesse, pour eux, tout est là. Si on l’avait coulé, c’était bien fait pour sa pomme.

Je m’amusais beaucoup de cette colère, qui me semblait un peu exagérée. Puis l’homme se remit à faire les cent pas sur le pont et je retombai dans ma rêverie.

Le mystère de ce brouillard qui, pareil à une ombre insondable, enveloppait à cette heure notre planète, absorbait toutes mes pensées. Et j’admirais ces humains, simples atomes de lumière, petites étincelles, qui, chevauchant leurs coursiers de bois et d’acier, plongeaient en plein cœur du mystère. Aveugles, ils allaient dans l’invisible, à grands coups de gueule, hardis en apparence, alors que leurs cœurs étaient lourds d’incertitude et de crainte.

Ce fut la voix de mon compagnon qui me ramena à la réalité. Je sortis de mon rêve et souris. Car je m’étais égaré, moi aussi, sans m’en apercevoir, dans des pensées plutôt fumeuses.

– Hé, dites ! Quelqu’un vient de notre côté. Écoutez ! Et il se dépêche… Il fonce droit sur nous. Il ne nous aura pas encore entendus. Le vent souffle en direction contraire.

C’était sur nous que portait le vent et le son de la sirène du navire inconnu nous arrivait en plein, en avant et légèrement sur la droite.

– Un ferry-boat ? demandais-je.

L’homme acquiesça de la tête et répondit :

– Évidemment, avec une voix pareille… (Il eut un ricanement, puis reprit soudain :) Là-haut ils commencent à avoir sérieusement la trouille.

Je levai les yeux. Le capitaine, le buste hors de la cabine vitrée, interrogeait le brouillard comme si, par la seule force de sa volonté, il avait pu réussir à le sonder.

Ses traits reflétaient son inquiétude, tout comme ceux de l’homme à la trogne rouge, qui s’était avancé vers la lisse et regardait, avec autant d’attention, l’invisible danger.

La suite se déroula avec une inconcevable rapidité. Le brouillard s’ouvrit, comme sous l’action d’un coin, et l’avant d’un grand navire en émergea, traînant autour de lui des lambeaux de brume, pareils à des algues sur le museau de Léviathan.

Je vis distinctement un homme à barbe blanche, accoudé au balcon de la cabine du pilote. Il était vêtu d’un uniforme bleu impeccable ; son élégance et son calme m’avaient frappé, je m’en souviens.

Ce calme avait, en l’occurrence, quelque chose de vraiment terrible. L’homme acceptait la Destinée à laquelle il liait son propre sort et, avec un flegme parfait, il semblait vouloir déterminer le point précis de l’inévitable collision.

Il ne prêta aucune attention à notre pilote, blême de terreur, qui lui hurla :

– Tu peux être content de toi !

Cette remarque n’exigeait pas de réponse, d’ailleurs la trogne rouge me cria, presque en même temps :

– Empoignez ce que vous pourrez et cramponnez-vous !

Il ne plaisantait plus et il était, lui aussi, devenu étonnamment calme. Il ajouta, avec une sorte d’amertume, et comme s’il savait déjà tout ce qui allait suivre :

– Vous entendrez bientôt les femmes crier…

Presque immédiatement, le choc eut lieu. Le Martinez reçut le coup par le travers. Je le suppose du moins, car je ne vis rien. Je fus violemment projeté sur le pont et, quand je me relevai, le navire abordeur avait déjà disparu.

Il y eut un grand craquement de bois brisé et le Martinez donna fortement de la bande. Alors une clameur indescriptible s’éleva, qui figea le sang dans mes veines et me remplit d’effroi.

Je me souvins des ceintures de sauvetage, qui étaient accrochées aux parois, dans le salon des passagers, et me précipitai. Mais, à peine arrivé au seuil de la porte, je fus violemment refoulé par un flot d’hommes et de femmes affolés.

Je me rappelle que je parvins quand même à entrer et que je décrochai un certain nombre de ceintures. J’en bouclai une autour de moi, et la trogne rouge se chargea de ceindre les autres à un groupe de femmes terrorisées.

À l’heure actuelle, encore, je revois parfaitement la scène dans les moindres détails. La paroi du salon avait été défoncée sous le choc. Le plancher était jonché de fauteuils renversés, de valises et de sacs à main, de parapluies et de couvertures, et d’un tas d’autres objets hétéroclites, abandonnés par les gens surpris par cette catastrophe inattendue.

Le gros monsieur, qui tout à l’heure lisait mon article, tenait toujours en main la revue, et me demandait, avec une insistance stupide, si à mon avis, il y avait réellement danger. La trogne rouge, toujours claudiquant, se démenait courageusement et bouclait sans arrêt des ceintures autour de la taille des passagers.

Un groupe de femmes avait refoulé du dehors. Le visage décomposé et la bouche béante, elles hurlaient, comme un chœur d’âmes perdues.

Voilà ce qui, surtout, m’ébranlait les nerfs. La trogne rouge en était, en dépit de son sang-froid, tout aussi excédée. De colère, il était devenu pourpre et, les bras étendus en l’air, comme pour exhorter les malheureuses, il clamait à tue-tête :

– Taisez-vous, bon Dieu ! Taisez-vous !

Il y avait, dans cette scène, une sorte de comique involontaire, qui me fit éclater de rire. Puis, l’instant d’après, l’horreur de la situation m’étreignit de nouveau. Je songeai que ces femmes, de la même race que moi, étaient semblables à ma mère et à mes sœurs, et se refusaient à mourir.

N’y pouvant plus tenir, j’avais vivement regagné le pont du navire. Le cœur sur les lèvres, je m’effondrai sur un banc.

Devant moi, je vis et j’entendis confusément les hommes du bord qui s’efforçaient, en criant, de descendre à l’eau les chaloupes. Cela se passait exactement comme dans les livres. Les poulies étaient coincées. Rien ne fonctionnait.

Une première chaloupe, bourrée de femmes et d’enfants, fut mise à la mer. Mais, à peine s’était-elle un peu éloignée qu’elle s’emplit d’eau et coula à pic.

Un second canot resta pendu en l’air, par une de ses extrémités, et dut être abandonné.

Quant au bateau fantôme, qui avait provoqué le désastre, il n’avait pas reparu ; les hommes de l’équipage affirmaient pourtant qu’il enverrait, sans nul doute, ses propres chaloupes à notre secours.

Le Martinez coulait rapidement. Épouvantés, les passagers sautaient par-dessus bord. D’autres, qui se débattaient dans les vagues, suppliaient qu’on les remonte à bord. Personne ne prêtait attention à leurs clameurs.

Pris de panique à mon tour, je piquai une tête par-dessus bord, en même temps qu’une foule de gens car quelqu’un venait de crier que le bateau sombrait.

Comment je passai par-dessus la lisse, je serais incapable de le dire.

Mais je compris immédiatement pourquoi ceux qui m’avaient précédé désiraient autant regagner le bord. L’eau était glacée, et son contact était une souffrance intolérable. J’éprouvai l’impression d’être tombé dans un brasier. Ce froid intense me brûlait jusqu’à la moelle des os. Son étreinte était semblable à celle de la mort.

D’abord je sentis, dans ma gorge, l’âcreté de l’eau salée, qui m’emplissait la bouche. Les poumons oppressés, le souffle court, je réussis, grâce à ma ceinture, à remonter à la surface, où je flottai comme un bouchon. Mais étant donné le froid, je ne crus pas, tout d’abord, pouvoir y résister plus de quelques minutes.

Autour de moi, une foule de gens se débattaient, s’appelaient les uns les autres. J’entendis aussi, dans le brouillard, un bruit de rames. Sans doute le paquebot fantôme avait-il baissé ses chaloupes.

J’étais étonné de n’être pas déjà mort. Mes membres inférieurs complètement paralysés, je sentais un engourdissement me gagner petit à petit jusqu’au cœur. De petites vagues, aux crêtes écumantes, se brisaient sur ma tête, l’eau pénétrait dans ma bouche. Je suffoquais chaque fois.

À mon insu, le jusant m’avait entraîné. Les sons que j’entendais se firent indistincts. Le dernier bruit que je perçus fut une clameur désespérée, et je compris que le Martinez avait sombré.

Et, tout à coup, j’eus, dans un sursaut de frayeur, l’impression que j’étais seul. Le silence m’environnait. Rien que le clapotis de l’eau, plus sinistre encore dans le brouillard grisâtre. Une panique, partagée avec une foule, est moins effrayante que celle qui s’abat sur vous, quand vous êtes seul. Pourtant, tel était mon cas. J’allais à la dérive. Où étais-je ainsi emporté ?

L’homme à la trogne rouge m’avait dit que la mer descendante refluait vers la Porte d’Or. Allais-je donc être entraîné au large ? Et ma ceinture de sauvetage, combien de temps me soutiendrait-elle encore ? J’avais entendu dire que dans ces gilets de sécurité, il y avait beaucoup plus de papier que de liège. Ils se saturaient bientôt d’eau et perdaient alors toute flottabilité.

Or, je ne savais pas nager. J’étais complètement seul dans une immensité grise, pareille à celle des premiers âges du monde. Une crise passagère de folie s’empara de moi, je l’avoue à ma honte. Si bien que, tout en battant l’eau de mes mains gourdes, je me mis à hurler de toutes mes forces, comme je l’avais entendu faire aux malheureuses femmes dans leur panique.

Combien de temps dura cette épreuve ? Je l’ignore. Il y a là une lacune dans mon esprit. Tout ce dont je me souviens, c’est que j’eus l’impression d’avoir vécu des siècles, quand je vis, presque au-dessus de moi, un voilier sortir de la brume.

Il filait sous le vent, à bonne allure, ses voiles gonflées, et fendait l’eau de sa proue, qui ouvrait un large sillon d’écume.

J’étais juste sur sa route. Je voulus crier, mais je n’en eus pas la force. L’étrave m’effleura et, pris dans un formidable remous, je sentis une grosse vague me passer par-dessus la tête.

Puis le flanc noir du bateau glissa si près de moi, que j’aurais pu le toucher de la main. Désespérément, je tentai de m’y accrocher, d’enfoncer mes ongles dans le bois. Mes bras refusèrent de m’obéir. De nouveau, j’essayai d’appeler. Mon gosier n’émit aucun son.

La poupe, à son tour, se présenta à moi, tombant à pic dans un creux des vagues. J’aperçus un homme qui était à la barre et, près de lui, un autre individu qui semblait avoir pour unique occupation de fumer un cigare.

Je distinguai la fumée qui s’échappait de ses lèvres ; d’un geste machinal, il tourna la tête dans ma direction, et promena son regard sur l’eau. Cet acte, chez lui, n’était pas prémédité. Il était dû à un simple hasard. L’homme était oisif et il cherchait inconsciemment à s’occuper l’esprit en contemplant la mer.

Pour moi, la vie et la mort étaient dans ce regard. Le brouillard s’apprêtait à absorber le navire et je ne voyais plus que le dos du timonier.

Mais le regard, s’étant abaissé sur l’eau, vint se poser sur moi. Il me rencontra et ne se détourna pas. Nos yeux, au contraire, se croisèrent.

Instantanément, l’homme cria un ordre, puis bondit à la roue du gouvernail, qu’il manœuvra. Le bateau vira lentement sur lui-même, mais, emporté par son élan, s’effaça dans la brume.

J’étais à bout et me sentais glisser dans une totale inconscience, lorsque je perçus des coups d’aviron qui s’approchaient de moi, et des appels que je supposai m’être adressés.

J’entendis ensuite une voix bourrue, qui me criait de plus près :

– Bon sang ! Pourquoi ne répondez-vous pas ?

Alors je tournai de l’œil et m’évanouis dans les ténèbres.

1 Détroit qui fait communiquer la baie de San Francisco avec la mer.

2

J’avais l’impression de me balancer à travers l’immensité de l’éther, suivant un rythme puissant et régulier. Des points étincelants paraissaient et s’éteignaient autour de moi. C’étaient, pensai-je, des étoiles, des soleils et des comètes flamboyantes, qui peuplaient ma fuite dans le monde astral.

Alors que j’atteignais la limite de la trajectoire décrite par mon corps, pour revenir en arrière, un coup de gong résonna. Puis je repris, avec délices, mon élan en sens inverse, et ce petit jeu continua pendant une période que je ne pouvais évaluer avec exactitude, mais qui me parut être une éternité.

Un changement se produisit ensuite dans le cours de mon rêve étrange. Le balancement se fit plus court, et sur un rythme accéléré. À peine pouvais-je, de temps à autre, reprendre haleine, puis j’étais de nouveau violemment projeté à travers les deux. Le gong, aussi, retentissait plus furieusement, et à intervalles plus rapprochés. Et l’appréhension de chaque coup se faisait, chez moi, plus douloureuse.

Après quoi, mon rêve subit une variation nouvelle et j’eus l’impression d’être traîné sur un sol caillouteux, que le soleil aurait chauffé à blanc. Ma peau s’écorchait à vif et l’angoisse que j’en ressentais était intolérable.

Le gong résonna encore, comme un glas lugubre. Les points étincelants reparurent, en une avalanche lumineuse, comme si tout le système planétaire s’écroulait dans le vide. Je haletai pour retrouver ma respiration, et ouvris les yeux.

Deux inconnus étaient à genoux, à mes côtés, et me prodiguaient leurs soins. Le balancement puissant que je subissais était provoqué par le tangage du bateau qui me portait. Quant au gong redouté, c’était tout bonnement une poêle à frire, pendue au mur, qui résonnait à chaque mouvement du navire.

Le sol brûlant et rugueux était la paume rude des mains d’un des deux hommes, qui me frictionnait énergiquement sur toutes les coutures. J’avais la poitrine écorchée et rouge, et je pus voir de minuscules gouttelettes de sang qui perlaient sur l’épiderme enflammé.

– Ça va comme ça, Yonson… dit l’autre homme. Regarde un peu, tu lui as arraché la peau à force de frotter.

Le grand gaillard à qui s’adressaient ces paroles avait le type scandinave très prononcé. Il cessa son massage et se leva d’un air gauche.

Son camarade était visiblement un homme des faubourgs de Londres qui avait, en même temps qu’il buvait le lait de sa mère, largement absorbé le son des cloches de Sainte-Marie-le-Bow2.

Maigre et efflanqué, avec des manières efféminées, il était coiffé d’une casquette blanche dégoûtante, et ceint d’un tablier de grosse toile, non moins repoussant. Accoutrement qui le désignait clairement comme le maître-coq de la plus infecte cuisine qu’il y ait jamais eue sur un bateau.

– Alors, comment vous sentez-vous ? me demanda-t-il, avec ce sourire obséquieux qui lui provenait de plusieurs générations d’ancêtres en quête de pourboires.

J’étais encore extrêmement faible et, pour toute réponse, je me mis péniblement sur mon séant. Puis, avec l’aide de Yonson, je parvins à me lever tout à fait.

Le tintamarre que faisait la poêle à frire, et qui n’arrêtait pas, me tapait sur les nerfs. Je n’arrivais pas à rassembler mes esprits. Après m’être cramponné à la boiserie, avec un mouvement de dégoût au contact de la couche de graisse dont elle était imprégnée, j’allai, en titubant, vers le fourneau qui était tout rouge. Une fois là, j’atteignis de la main l’ustensile, le décrochai et le fourrai, bien en sûreté, dans le coffre à charbon.

Le coq esquissa une grimace devant cette marque de nervosité que je venais de donner, puis me tendit un gobelet fumant, en me disant :

– Buvez… Ça vous fera du bien.

C’était du café pour matelots, c’est-à-dire une mixture nauséabonde. Mais sa chaleur me revivifia. Entre deux gorgées, j’abaissai mes yeux vers ma poitrine tout écorchée, qui continuait à saigner, et m’adressant au Scandinave :

– Yonson, lui dis-je, je vous remercie de vos bons soins. Mais vous avez, reconnaissez-le, des remèdes plutôt héroïques.

Ému du ton de reproche qui était dans ma voix, Yonson me tendit la paume de sa main en guise d’excuse. Elle était étonnamment calleuse. Je passai la mienne sur ses rugosités, qui avaient la dureté de la corne, et j’eus la chair de poule, au seul contact de cette terrible râpe.

– Je m’appelle Johnson, et non Yonson… observa l’homme.

Il s’exprimait en bon anglais, quoiqu’un peu lentement et avec un imperceptible accent.

Dans ses yeux d’un bleu pâle, très doux, je lus une muette protestation contre mes reproches que je regrettais. C’était, au demeurant, un personnage sympathique, et la franche simplicité de sa réponse m’avait immédiatement conquis.

Je lui tendis la main et corrigeai :

– Merci, Johnson.

Il parut un peu embarrassé, hésita un instant, en se balançant d’une jambe sur l’autre. Puis, finalement, s’empara de ma main, qu’il serra avec cordialité.

– N’auriez-vous pas quelques vêtements secs à me prêter ? demandai-je au cuisinier.

– Certainement ! répondit-il avec un joyeux empressement. Je vais descendre dans la cale jeter un coup d’œil sur mon fourniment… Si, toutefois, vous ne voyez pas d’inconvénient à porter mes frusques.

Il sortit, ou plutôt se coula hors de la cuisine, avec une souplesse qui me frappa. Ses pas étaient comme huilés. Il était tellement imprégné de graisse qu’il glissait plus qu’il ne marchait.

Je m’enquis auprès de Johnson, que je pris, avec raison, pour un des matelots du bord :

– Où suis-je ? Quel est ce bateau et où va-t-il ?

Avec un effort manifeste pour me servir son meilleur anglais, Johnson répondit lentement et méthodiquement, dans l’ordre, aux questions posées :

– Au large des Farallones ; cap au sud-ouest ; goélette le Fantôme, armée pour la pêche aux phoques ; à destination du Japon.

– Et qui est le capitaine ? Il est nécessaire que je lui parle, dès que j’aurai mis des vêtements secs.

Johnson parut fort perplexe et s’efforça de bâtir, avec les restrictions nécessaires, une réponse à peu près satisfaisante.

– Le capitaine, dit-il, est Loup Larsen. Enfin, c’est comme ça qu’on l’appelle ici. Je ne lui connais pas d’autre nom. Mais vous ferez bien de peser vos paroles. Ce matin, il est d’une humeur massacrante. Le second…

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car le coq s’était de nouveau glissé dans la cuisine.

– Au lieu de bavarder, Yonson, fit-il, tu ferais mieux d’aller en vitesse voir, sur le pont, si le vieux n’a pas besoin de toi ! Avec le caractère qu’il a…

Docilement Johnson obéit et, tout en se dirigeant vers la porte, me lança un clin d’œil-amical et grave, gros d’avertissements, pour me recommander d’être prudent vis-à-vis du terrible capitaine que j’allais bientôt affronter.

Le cuisinier portait sur son bras un tas de loques fripées, parfaitement immondes, et qui fleuraient le moisi.

– J’ai lavé moi-même ces habits, m’expliqua-t-il. N’ont pas encore eu le temps de s’essorer complètement. Faudra pourtant vous en contenter, en attendant que les vôtres sèchent au feu.

Toujours titubant, par suite du mouvement du bateau, je m’accotai à la boiserie pour garder mon équilibre et réussis, grâce à l’aide du coq, à enfiler un tricot de grosse laine. Je frissonnai involontairement à ce rude contact.

Le coq remarqua ma grimace et observa, avec un sourire affecté :

– Je vous souhaite de ne pas être obligé, dans votre vie, d’en porter souvent de pareils. Votre peau est délicate comme celle d’une dame. Du premier coup d’œil, j’ai jugé que vous étiez un gentleman.

Cet individu m’avait immédiatement déplu et, pendant qu’il m’aidait à m’habiller, cette répulsion croissait encore. Son contact avait quelque chose de répugnant.

Instinctivement, je m’écartai de lui ; c’était plus fort que moi. Les émanations des marmites placées sur le fourneau, et qui cuisaient à gros bouillons, ajoutaient à mes nausées. Aussi comprendra-t-on sans peine la hâte que j’avais de sortir à l’air pur. Il était en outre nécessaire que je voie sans tarder le capitaine, afin de m’entendre avec lui sur les mesures à prendre pour me débarquer.

Après mille excuses de n’avoir pas mieux à m’offrir, et de véhéments commentaires, le coq m’aida à passer, par-dessus le tricot, une chemise de coton bon marché, au col élimé, et dont le plastron était maculé, me sembla-t-il, d’anciennes taches de sang. Des espadrilles me chaussèrent les pieds. Une combinaison de toile bleue, toute déteinte, avec une jambe plus courte que l’autre de vingt-cinq centimètres au moins, me tint lieu de pantalon. On aurait dit que le diable avait, un jour, tenté d’agripper par là l’âme du coq, et que le morceau de tissu lui était resté dans les griffes.

Une casquette de voyou, un veston de coton rayé, tout crasseux, dont les manches me venaient à peine au coude, complétèrent mon accoutrement.

– Et qui dois-je remercier de toutes ces bontés ? demandai-je.

Mon interlocuteur se dressa sur ses ergots, avec ce mélange d’insolence servile et d’humilité feinte qui, sur les transatlantiques, est propre aux stewards, lorsque la traversée tire à sa fin et qu’ils attendent le pourboire d’usage.

– Mugridge… me répondit le coq, d’un ton patelin, un sourire heureux éclairant ses traits efféminés. Thomas Mugridge, pour vous servir.

– Très bien, Mugridge… Je n’oublierai pas de vous témoigner ma reconnaissance… Quand mes vêtements seront secs.

Son visage rayonna, comme si, dans les profondeurs de son être, tous ses ancêtres avaient tressailli, au souvenir des pourboires passés empochés par eux.

– Merci, Monsieur. Merci mille fois, fit-il en manifestant beaucoup de confusion et de modestie.

Je tirai la porte, qui s’ouvrait en arrière, et il s’effaça obséquieusement pour me laisser passer.

Je m’avançai sur le pont. Par suite de mon immersion prolongée, j’étais encore très faible. La goélette donnait fortement de la bande et piquait du nez dans la grande houle du Pacifique. Une rafale me fit perdre l’équilibre sur ce plancher mouvant, et je m’en allai rouler jusqu’à un capot, auquel, après m’être relevé, je m’arc-boutai de mon mieux.

Si le navire, comme me l’avait dit Johnson, faisait voile vers le sud-ouest, le vent, lui, soufflait du plein sud. Le brouillard s’était dissipé et le soleil brillait au ciel, reflété par les mille facettes cristallines de la mer.

Je tournai immédiatement vers l’est mon regard, car je n’ignorais pas que c’était dans cette direction que se trouvait la Californie. Mais je n’aperçus, à l’horizon, que des bancs de brume bas. Ceux qui, apparemment, avaient causé l’engloutissement du Martinez et m’avaient amené là où j’étais. Vers le nord, à peu de distance de nous, un groupe de rochers nus émergeaient de la mer et, sur l’un d’eux, je distinguais un phare.

Je reportai ensuite mon attention sur mon entourage immédiat. Tout d’abord, ce qui excita chez moi la plus vive surprise, ce fut de constater combien on s’occupait peu de quelqu’un qui, tout récemment échappé à une catastrophe, venait de voir la mort de si près.

Exception faite de l’homme de barre qui m’examinait curieusement, personne ne me portait le moindre intérêt.

On semblait s’occuper beaucoup plus d’un grand diable qui gisait sur le dos, sur le panneau d’une écoutille. Sa chemise était largement ouverte sur sa poitrine. Mais on ne voyait pas la peau, qui était couverte d’une masse de poils noirs, assez semblables à la fourrure d’un chien.

La figure et le cou disparaissaient également sous la broussaille d’une énorme barbe noire, tachetée çà et là de poils gris, et qui, comme tout le corps de l’homme, dégouttait d’eau. Les yeux fermés, l’homme semblait sans connaissance. Il avait la bouche grande ouverte, sa poitrine haletait, et il avait du mal à respirer.

D’un mouvement automatique, un matelot prenait de temps à autre un seau de toile, pendu au bout d’une corde, le laissait tomber à la mer, puis, quand il était plein, le hissait à bord et, pour lui faire reprendre ses esprits, j’imagine, en déversait le contenu sur l’homme prostré.

En mâchant furieusement un bout de cigare, l’homme dont le regard m’avait sauvé faisait les cent pas sur le pont.

Il mesurait bien un mètre quatre-vingt-dix. Mais ce qui me frappa surtout, c’était sa vigueur exceptionnelle. Large d’épaules et de poitrine, il ne donnait pas, cependant une impression massive. Son énorme stature était souple et nerveuse, et il y avait en lui du gorille.

Il évoquait, par son allure et par son aspect, cet homme préhistorique tel que se le forge notre imagination ; ce prototype des races actuelles, issues de lui, qui, comme les singes, gîtait dans les arbres et qui, dans sa force féroce et farouche, était l’essence même de la vie.

Et cette vie semblait aussi tenacement inhérente au personnage que celle qui se manifeste encore dans le corps d’un serpent décapité, ou qui s’attarde dans un morceau informe de chair de tortue, que l’on fait se recroqueviller ou frissonner au contact du doigt.

Telle était l’impression de puissance produite par l’homme qui arpentait le pont de long en large. Solidement campé sur ses jambes, il frappait le plancher d’un pas sûr. Du balancement de ses épaules jusqu’au pincement des lèvres sur le cigare, il y avait, dans le moindre mouvement de ses muscles quelque chose de décisif, où se trahissait une force d’indomptable domination.

Mais, si étonnante que parût cette force tangible, elle semblait en annoncer une autre, une force intérieure, plus formidable encore, qui dormait dans ce colosse et pouvait, à l’occasion, se manifester tout à coup, terrible comme la colère du lion ou le déchaînement de la tempête.

Le coq, sur ces entrefaites, passa la tête par la porte de la cuisine. Il me fit un sourire encourageant, en même temps qu’il me désignait du pouce l’homme qui arpentait le pont, afin de m’indiquer que c’était là le capitaine, celui qu’il appelait « le vieux », l’être redoutable à qui je devais m’adresser, pour obtenir de lui l’autorisation de débarquer à terre.

Je pris tout mon courage, et, prêt à affronter l’orage éventuel qui menaçait, j’allais m’avancer, quand une suffocation plus violente s’empara du malheureux qui gisait sur le dos. Il se tordait et se tortillait convulsivement. Le menton faisait pointer sa barbe noire vers le ciel et des râles d’agonie soulevaient plus violemment la poitrine. Je savais que, sous les poils, la peau prenait une teinte pourpre.

Loup Larsen interrompit sa promenade pour venir observer de plus près le moribond. Il le regarda avec attention et fit basculer du pied un seau de toile plein d’eau, qui était en réserve, posé à côté de l’homme.

Celui-ci commença à marteler l’écoutille à coups de talons, raidit ses jambes en un suprême effort, et balança sa tête de droite et de gauche. Puis les muscles se relâchèrent, la tête s’arrêta de rouler, la bouche exhala un long soupir, qui semblait exprimer une profonde délivrance.

Les mâchoires se refermèrent spasmodiquement, et la lèvre supérieure se retroussa, en découvrant une double rangée de dents jaunies par le tabac. Les traits se figèrent en une sorte de ricanement diabolique qui semblait narguer ce bas monde, que l’homme venait de quitter. Et ce fut tout.

Alors eut lieu une scène ignoble. Loup Larsen donna libre cours à sa colère, qui, tel un coup de tonnerre, se déchaîna sur le cadavre. Une bordée ininterrompue de jurons sortit de ses lèvres. Et ce n’étaient pas de méchants petits jurons, ni de simples expressions un peu vives.

C’était une avalanche de blasphèmes comme je n’en avais encore jamais entendus, percutants, incisifs, odieux. Jamais je ne m’étais seulement douté qu’ils pussent exister. Et pourtant, en ma qualité d’écrivain, j’avais souvent usé de métaphores. J’en avais cherché et inventé, qui m’avaient paru salées. Mais ce n’était rien à côté de ce qu’il m’était donné d’entendre.

Autant que je pus le comprendre, Loup Larsen était furieux parce que l’homme, qui était son second, s’était flanqué, à San Francisco, avant d’embarquer, une telle cuite, qu’il en était mort. Or on était à présent en pleine mer et le remplacer était impossible.

Tous ceux qui me connaissent comprendront à quel point j’étais révolté. Les grossièretés de langage m’ont toujours répugné et, rien qu’à entendre ce que dégoisait Loup Larsen, j’étais malade. Élevé dans le respect de la mort, je l’avais toujours vue entourée d’un pieux et touchant cérémonial. J’ignorais ce qu’était la mort ignoble et dégoûtante.

Le torrent brûlant d’injures, que la bouche de Loup Larsen vomissait sur ce cadavre, aurait dû suffire, semblait-il, à en dessécher la face. Je n’aurais pas été autrement étonné de voir la barbe noire se tortiller, comme des copeaux au souffle d’un brasier et prendre feu.

Mais le mort restait impassible devant l’insulte. Il continuait à ricaner d’un air cynique et, pour la première fois sans doute, bravait la fureur du maître, déchaîné contre lui.

2 Église de Londres, dans le quartier de Cheapside.

3

La colère de Loup Larsen s’apaisa aussi soudainement qu’elle s’était déclarée. Il ralluma un cigare et promena son regard autour de lui.

Ce regard tomba sur le coq qui, de la porte de la cuisine, continuait à m’observer.

– Hé, toi, le cuistot ! commença-t-il, avec une douceur apparente, qui avait l’aménité tranchante de l’acier.

– Voilà, capitaine… répondit l’autre, avec servilité. À votre service, capitaine…

– C’est mauvais pour la santé, de tendre le cou comme ça. Je viens de perdre mon second et je voudrais bien, au moins, garder mon cuisinier ! Il faut prendre soin de toi, en prendre grand soin. Compris ?

– Oui, capitaine…

Et le coq, rentrant dans la cuisine, y disparut instantanément, comme un diable dans sa boîte.

Indifférent à cette algarade, qui visait simplement le cuisinier, l’équipage, un instant alerté par la mort du second, s’était remis à vaquer à des besognes diverses.

Seul, un petit groupe d’hommes, qui se tenait à l’arrière, près d’un capot, continuait à converser à mi-voix. Ces hommes, à en juger par leur allure dégagée, n’étaient évidemment pas des matelots. C’étaient, comme je le sus par la suite, des chasseurs de phoques.

– Johansen ! hurla Loup Larsen.

Docilement, un matelot s’avança.

– Va chercher ta paumelle3 et ton aiguille, et couds-moi ce bougre-là (Il désignait le mort.) dans un bout de toile ! Tu trouveras ce qu’il faut dans les rebuts de la soute aux voiles. Débrouille-toi.

– Bien, bien, capitaine… répondit l’homme. Et qu’est-ce qu’il faudra lui mettre aux pieds ?

– T’occupe pas de ça… Hé, cuistot !

Thomas Mugridge entendit, dans sa cuisine, la voix de stentor et montra son nez.

– Tu vas remplir un sac de charbon que tu apporteras ici !

Puis Loup Larsen demanda aux chasseurs de phoques, toujours groupés :

– Y en a-t-il un, parmi vous, qui possède une Bible, ou un livre de prières ?

Tous secouèrent la tête. L’un d’eux lança une plaisanterie que je n’entendis pas ; mais tous s’esclaffèrent.

Loup Larsen posa la même question à plusieurs matelots. Mais Bibles et livres de prières étaient des articles rares à bord de la goélette. Un des matelots offrit d’aller voir, au poste de l’équipage, s’il ne trouverait rien. Mais il revint, deux minutes après, les mains vides.

Loup Larsen haussa les épaules.

– Dans ce cas, dit-il, nous allons, sans autres discours, le passer par-dessus bord… À moins que le type qu’on a repêché, qui a une tête de pasteur, ne connaisse l’Office des morts en mer.

Ce disant, il s’était retourné vers moi et me faisait face.

– Vous êtes pasteur, n’est-ce pas ?

Les regards des six chasseurs de phoques convergèrent vers moi. J’avais conscience de ressembler, dans mon accoutrement improvisé, à un guignol J’étais, je le savais, parfaitement ridicule.

Un grand rire s’éleva parmi les six hommes, un rire grossier et malséant, réaction naturelle de la part de gens grossiers eux-mêmes, chez qui toute sensibilité était depuis longtemps émoussée. La présence du cadavre étendu sur le dos, avec ses traits contractés, ne les gênait nullement.

Loup Larsen, lui, ne riait pas. Mais une petite lueur amusée dansait dans le gris d’acier de ses prunelles.

Comme il s’était rapproché de moi, je pus l’examiner de plus près. Sa figure carrée, aux traits fortement marqués, présentait de prime abord, comme le reste du corps, un aspect massif et brutal. Mais on sentait, derrière cette force presque bestiale, la souplesse de l’esprit et, à travers ce masque dur, une vive intelligence qui se dissimulait. Là encore, à la réflexion, l’impression première se modifiait.

Le front haut, qui se bombait au-dessus des yeux, indiquait une incomparable virilité. Les yeux, sous ce front, étaient grands et beaux, très écartés, et ombragés par d’épais sourcils noirs. Comme ces soies chatoyantes, qui changent de couleur à la lumière du soleil, mille nuances s’y jouaient, mille reflets divers, qui allaient du gris clair au gris foncé, et du vert de mer au bleu du ciel.

Et ces yeux étonnamment changeants traduisaient les mille aspects d’une âme également susceptible de méditer avec tristesse sous un ciel de plomb, de s’allumer d’éclairs de feu, comme une épée tourbillonnante, de se glacer comme un paysage de l’Arctique, ou de fasciner, sous leur flamme amoureuse, la femme convoitée, jusqu’à ce qu’elle se livre, heureuse et vaincue.

Mais je reviens à mon sujet.

Je répondis à Loup Larsen que je n’étais pas pasteur et que je ne pouvais malheureusement rien pour le service funéraire en question.

Il me demanda alors, d’une voix sèche :

– Comment gagnez-vous votre vie ?

C’était la première fois qu’une pareille question m’était posée. Pris au dépourvu, je répliquai, assez sottement, je l’avoue.

– Je… Je suis un gentleman.

Je vis la lèvre de Loup Larsen se retrousser dans un ricanement méprisant.

– Mais j’ai toujours travaillé et je travaille encore… m’écriai-je avec impétuosité, comme si j’avais été en présence d’un juge devant qui j’aurais eu à me disculper.

Je me rendis compte, en même temps, que c’était stupide de vouloir discuter avec lui.

– Travaillé pour gagner votre vie, je pense ? reprit la voix sévère et impérative, qui me faisait trembler comme un enfant terrorisé par son professeur.

Il y eut un silence.

– Sinon, qui vous nourrit ?

– Je possède des revenus suffisants, répondis-je avec assurance.

À peine eus-je parlé que je me mordis la langue, en voyant les sourcils de mon interlocuteur se froncer.

– Je vous demande pardon, capitaine, repris-je, mais cette question n’a rien à voir, pour l’instant, avec ce que j’ai à vous dire.

Loup Larsen fit semblant de ne pas avoir entendu.

– Et qui vous les a gagnés, ces revenus ? continua-t-il. C’est votre père, sans doute. Ce sont les jambes d’un mort qui vous supportent. Et vous ne possédez rien qui vous appartienne en propre. Livré à vous-même, entre deux couchers de soleil, vous seriez incapable de gagner de quoi bouffer pour la journée. Montrez-moi votre main !

Il répondit à une irrésistible poussée de la force qui sommeillait en lui. Car, avant même que je me sois rendu compte de ce qui se passait, il avait foncé sur moi, m’avait saisi la main et la soulevait pour l’examiner. Je tentai de la dégager. Mais, sans aucun effort, il resserra ses doigts, si puissamment, que je crus qu’il allait écraser les miens.

En pareille occurrence, sauvegarder sa dignité n’est pas aisé. Je ne pouvais que me tortiller et me débattre. Je pouvais encore moins engager la lutte avec un tel être qui, d’une simple torsion, était susceptible de me briser le bras.

La seule chose que j’avais à faire était, évidemment, de me tenir tranquille et d’accepter cet affront.

Je remarquai que les poches du mort avaient été vidées de leur contenu sur le pont. Le cadavre disparaissait peu à peu, avec son ricanement diabolique, dans une enveloppe de toile à voile, que tendait et cousait sur lui Johansen, avec du gros fil bis.

Loup Larsen me lâcha la main, avec un geste de dédain.

– D’autres avant vous ont travaillé pour vous, ça se voit. Vous êtes tout juste bon à laver la vaisselle et à aider un marmiton !

J’avais repris mon aplomb et c’est d’une voix ferme que je déclarai :

– Je désire être mis à terre ! Capitaine, je vous paierai votre dérangement et votre temps perdu, au prix que vous fixerez vous-même.

Loup Larsen me regarda curieusement. Ses yeux, qui brillaient, disaient clairement qu’il se moquait de moi.

– J’ai une contre-proposition à vous faire. Et ça pour le bien de votre âme. Mon second est mort et, comme il faut le remplacer, il y aura à bord une promotion générale. Un matelot de première classe prendra la place du second. Mon mousse prendra celle du matelot. Vous prendrez celle du mousse. Il vous suffira de signer un contrat d’engagement pour la durée de la croisière. C’est vingt dollars par mois, et nourri.

« Eh bien, qu’en dites-vous ? Et je vous fais cette offre, je le répète, pour le bien de votre âme. Vous allez devenir quelqu’un. Vous apprendrez à vous tenir et à marcher sur vos propres jambes. Tout au moins à y trottiner.

Je haussai les épaules à ces paroles, car j’avais aperçu un bateau au large. Il faisait voile dans notre direction et grandissait à vue d’œil.

Bien que sa coque fût plus petite, il était, comme le Fantôme, gréé en goélette. Il était charmant à voir, bondissant et volant sur les vagues, et certainement il nous croiserait de très près.

Le vent avait fraîchi et le soleil, de nouveau caché par la brume, avait peu à peu disparu. La mer s’était ternie, elle aussi.

Elle prenait des tons plombés, grossissait de plus en plus et lançait vers le ciel les crêtes blanches de ses écumes.

Notre allure s’était accélérée et nous donnions davantage de la bande. Sous une rafale plus forte, une grosse vague passa par-dessus la lisse, le pont fut submergé et balayé par l’eau, et le groupe des chasseurs de phoques eut les pieds inondés.

– Ce bateau vient sur nous, dis-je à Loup Larsen, il passera bientôt à portée de voix. Il se dirige sans doute vers San Francisco.

– C’est très probable, en effet… répondit Loup Larsen, tout en détournant légèrement la tête. Puis il se prit à beugler :

– Cuistot ! Hé, cuistot !

Le coq surgit aussitôt de la cuisine.

– Où est le mousse ? Va lui dire que je veux le voir !

– Oui, capitaine.

Et Thomas Mugridge, ayant rapidement couru vers l’arrière, disparut par une autre écoutille, près de la roue du gouvernail.

Il en émergea quelques instants après, suivi d’un jeune gars trapu, qui pouvait compter dans les dix-huit ou dix-neuf ans, et avait l’air d’une gouape.

– Le voici, capitaine, dit le coq.

Loup Larsen, sans lui répondre, vira brusquement vers le mousse et prononça :

– Dis donc, mousse, rappelle-moi ton nom.

– George Leach, capitaine… répondit le garçon d’un air maussade.

Il était visible, à sa mine, que le cuisinier l’avait averti de ce qu’on lui voulait.

– Ça n’est pas un nom irlandais ça ! Avec la gueule que tu as, tu devrais t’appeler O’Toole ou Mac Carthy. À moins que ta mère n’ait fauté avec un Irlandais, ce qui me paraît beaucoup plus vraisemblable.

Je vis les poings du garçon se serrer sous l’insulte, et le sang écarlate monter à son cou.

– Peu importe, d’ailleurs, reprit sèchement Loup Larsen. Tu as peut-être d’excellentes raisons de cacher ton vrai nom. Je ne t’en voudrai pas, pourvu que tu files droit. Compris ? Et qui t’a fait signer ton engagement ?

– Mac Cready et Swanson.

– … Capitaine ! tonna Loup Larsen.

– Mac Cready et Swanson, capitaine… rectifia le garçon, ses yeux brillants d’une lueur plus irritée.

– Et qui a touché les avances ?

– Ce sont eux, capitaine.

– Je suis renseigné. Et toi, tu as été bien content de les leur abandonner. Il fallait que tu disparaisses au plus vite de la circulation, à cause de plusieurs gars que tu savais lancés à tes trousses !

Le jeune garçon se transforma, soudain, en bête sauvage. Son corps se ramassa, comme pour bondir, tandis qu’il grognait :

– Vous êtes un…

– Un quoi ? demanda Loup Larsen, avec une douceur insinuante dans la voix, comme s’il avait été prodigieusement curieux de connaître le mot qui était resté en suspens.

L’autre parut hésiter, puis parvint à se dominer.

– Rien, capitaine… Je retire ce que j’ai dit.

– À la bonne heure ! Tu vois, j’ai deviné juste sur ton compte. Quel âge as-tu ?

– Je viens d’avoir seize ans, capitaine.

– Tu mens. Il y a belle lurette que tu as passé dix-huit ! Fort pour ton âge, je reconnais, et des muscles comme un cheval. Bon, ramasse tes hardes et file au poste d’avant. Te voilà, désormais, promu à la manœuvre et aux soins des canots. Ça colle, hein ?

Sans attendre l’assentiment du jeune garçon, Loup Larsen se tourna vers le matelot qui venait d’achever sa tâche funèbre ; la toile qui contenait le cadavre était entièrement cousue.

– Johansen, que sais-tu en matière de navigation ?

– Rien du tout, capitaine.

– Aucune importance. Je te nomme second. Prends ton sac, et porte-le près de ma cabine, sous la couchette du second.

– Bien, bien, capitaine, répondit joyeusement Johansen.

Durant ce colloque, l’ex-mousse n’avait pas bougé.

– Qu’est-ce que tu attends, toi ? interrogea Loup Larsen.

– C’est que, capitaine, je me suis engagé comme mousse, et pas pour m’occuper des canots. Ça ne me dit rien de changer.

– Ramasse tes frusques, et au poste d’équipage !

L’ordre, cette fois, ne souffrait pas de réplique. Le jeune garçon regarda Loup Larsen, d’un œil mauvais, et ne bougea pas.

L’effroyable force de Loup se manifesta encore une fois. Ce fut l’affaire de deux secondes. D’un bond, il franchit la distance qui le séparait de son interlocuteur et lui colla son poing dans l’estomac.

Au même moment, et comme si j’avais moi-même reçu le coup, je ressentis au thorax une vive douleur. Je cite le fait pour montrer à quel point, à cette époque, mon système nerveux était à vif, et peu habitué au spectacle de la brutalité.

Le jeune garçon – qui pesait au moins soixante-quinze kilos – se tordit. Son corps se replia sur le poing sans réaction aucune, comme un chiffon mouillé au bout d’un bâton.

Projeté en l’air, il décrivit une courte trajectoire et alla s’étendre, tout de son long, sur le cadavre du second, où il se tortilla de douleur.

– Alors… nargua Loup Larsen. Es-tu décidé à obéir ?

Mais, durant ce temps, je n’avais pas cessé d’observer la goélette, qui n’était plus maintenant qu’à deux cents mètres de nous, environ.

C’était un petit navire, coquet et bien tenu. Je pouvais discerner, sur une de ses voiles, un grand numéro peint en noir.

– Quel est ce bateau ? demandai-je.

– C’est le bateau-pilote Lady-Mine, grommela Loup Larsen. Il regagne San Francisco. Si ce vent tient, il y sera dans cinq ou six heures.

– Je vous prie de lui faire les signaux d’usage, pour qu’il vienne me prendre et me reconduire à terre.

– Désolé ! Mais j’ai perdu mon livre de signaux. Je l’ai laissé tomber à la mer.

Cette plaisanterie fit ricaner le groupe des chasseurs de phoques.

Je réfléchis un instant, tout en regardant Loup Larsen, en plein dans les yeux. J’avais assisté au traitement terrible subi par le mousse, et je n’ignorais pas que je risquais d’en recevoir un tout pareil, sinon pire.

Malgré cette appréhension, je me décidai à accomplir l’acte considéré par moi comme le plus courageux de ma vie. Je courus jusqu’à la lisse, et j’y agitai les bras, en hurlant de toutes mes forces :

– Ohé, le Lady-Mine ! Ramenez-moi à terre ! Mille dollars pour vous si vous me ramenez à terre !

Puis j’attendis, regardant anxieusement deux hommes qui se tenaient ensemble près de la barre ; l’un gouvernait.

L’autre prit un porte-voix et le leva vers ses lèvres. Je ne bronchai pas ; pourtant, à tout moment, je m’attendais à recevoir dans le dos le heurt mortel des poings de la brute qui était derrière moi.

Enfin, n’y pouvant plus tenir, je me retournai. Loup Larsen n’avait pas bougé. Toujours à la même place, il suivait du corps, nonchalamment, le mouvement du bateau, tout en allumant un nouveau cigare.

– Qu’est-ce qu’il y a ? lança le porte-voix.

Je criai :

– Ma vie est en danger ! Mille dollars pour vous si vous me ramenez à terre !

– Mon équipage a bu trop de whisky à Frisco, hurla Loup Larsen à son tour. Ça n’a rien valu à sa santé. Le type qui est là (Et il me désignait du pouce.) a la berlue. Il s’imagine voir partout des serpents de mer et une armée de singes.

– Compris ! répondit le porte-voix, avec un gros rire. Il peut toujours aller se faire voir !

Loup Larsen et l’homme du Lady-Mine agitèrent leurs bras, en guise d’adieu, et le bateau-pilote fila à toute vitesse.

Penché sur la lisse, je regardai, avec désespoir, la pimpante petite goélette augmenter la morne étendue de mer qui était entre nous. Je songeai que, dans cinq ou six heures, elle serait, elle, à San Francisco !

Je sentais ma tête prête à éclater. J’étouffais, comme si mon cœur était remonté dans ma gorge et l’obstruait. Une lame puissante qui vint frapper le flanc du navire m’envoya sur les lèvres son écume amère. Le Fantôme donna de la bande et embarqua une énorme quantité d’eau, qui se précipita sur le pont.

Lorsque j’eus repris mon aplomb, je vis le mousse qui se relevait péniblement. Il était mal en point, d’une pâleur cadavérique, et sa bouche se crispait, sous une souffrance contenue.

– Eh bien, Leach ? dit Loup Larsen. Ça te dit d’aller au poste d’avant ?

– Oui, capitaine, répondit le garçon, complètement dompté.

– Et vous ? me demanda-t-il.

Je commençai :

– Je suis prêt à vous donner mille dollars…

Il m’interrompit :

– Ça suffit ! Êtes-vous décidé à prendre votre service de mousse ? Ou est-ce que je dois vous dresser ?

Que pouvais-je faire ? Être brutalement frappé. Tué peut-être. Ce n’est pas ce qui arrangerait les choses.

Une fois encore, je fixai les yeux cruels que j’avais devant moi. Ils auraient pu être de véritable granit, pour le peu de chaleur qu’il y avait en eux. Ils étaient mornes, froids et gris, comme la mer qui nous entourait.

– Eh bien ?

– Oui. C’est entendu.

– Dites : « Oui, capitaine. »

Je rectifiai :

– Oui, capitaine.

– Quel est votre nom ?

– Van Weyden, capitaine.

– Votre prénom ?

– Humphrey, capitaine. Humphrey Van Weyden.

– Votre âge ?

– Trente-cinq ans, capitaine.

– Bon. Allez dire au coq de vous mettre au courant de vos fonctions.

Et voilà comment je tombai dans la servitude de Loup Larsen. Il était le plus fort, un point c’est tout !

Ce qui se passait me semblait irréel. Et, aujourd’hui encore, ces événements m’apparaissent comme un horrible cauchemar, inconcevable et monstrueux.

Je m’apprêtais à m’éloigner.

– Attendez, ne partez pas encore ! déclara Larsen.

Docilement, je m’arrêtai.

– Johansen, appelle l’équipage ! Maintenant que tout est réglé, nous allons procéder aux funérailles du mort et en débarrasser le pont, qu’il encombre.

Deux matelots, sur l’ordre de Loup Larsen, prirent le cadavre, solidement cousu dans sa toile, et le portèrent jusqu’à la porte qui s’ouvrait dans un des pavois. Ils le placèrent devant, les pieds tournés vers la mer, et on attacha aux chevilles le sac de charbon qu’avait été chercher le cuisinier.