Le Magicien sur la passerelle - Wu Ming-yi - E-Book

Le Magicien sur la passerelle E-Book

Ming-Yi Wu

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Beschreibung

Sur la passerelle reliant le bâtiment « Ai » (Amour) et le bâtiment « Hsin » (Confiance) du grand marché de Chunghua, à Taipei, un magicien exerce son art. Autour de lui, tout un monde s’active dans de petits métiers. Le narrateur, qui a une dizaine d’années à cette époque-là, tient un stand de semelles en face de l’illusionniste. Comme ses camarades, il est fasciné par ses tours, dont certains dépassent la mystification habile du prestidigitateur et semblent mener à de mystérieux mondes parallèles. Devenu adulte et toujours hanté par ce troublant personnage, il interroge ceux de sa génération qui ont pu avoir naguère des contacts avec lui. L’évocation du souvenir du magicien donne lieu à une mosaïque de récits, tantôt drôles, tantôt poignants, où le marché devient le royaume de l’aventure et du fantastique et où se révèlent les rêves et les angoisses existentielles des jeunes Taïwanais de la capitale.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Wu Ming-yi, né en 1971 à Taiwan, est professeur de lettres à l’université nationale de Dong Hwa. Connu pour ses engagements écologistes, il est l’auteur de plusieurs oeuvres littéraires, parmi lesquelles des recueils de nouvelles et des romans. Deux d’entre eux ont été publiés en français : les Lignes de navigation du sommeil (You Feng, 2013) et l’Homme aux yeux à facettes (Stock, 2014). Ce dernier roman a reçu le prix Fiction 2014, attribué lors du Salon international du Livre insulaire d’Ouessant.

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2e de couverture

L’ASIATHÈQUE – DOMAINE TAIWANAIS

Nuages mouvants.

Chronique sur la réalisation du film de Hou Hsiao-hsien The Assassin.

Préface de Jean-Michel Frodon. Nuages mouvants est précédé de Histoirede Yinniang, par Pei Xing (IXe siècle), et du scénario original de The Assassin, par A Cheng (Zhong Acheng), Chu Tien-wen et Hsieh Hai-meng.

Postface de Chu Tien-wen. Nuages mouvants et Histoire de Yinniang ont été traduits du chinois par Catherine Charmant et Deng Xinnan. Le scénario original de The Assassin a été traduit du chinois par Pascale Wei-Guinot.

 

Collection « Liminaires »

Une Tablette aux ancêtres, de Stéphane Corcuff

 

Collection « Études formosanes »

Rétro Taiwan, le temps retrouvé dans le cinéma sinophone contemporain, de Corrado Neri. Préface de Stéphane Corcuff.

 

Collection « Taiwan Fiction »

Membrane, de Chi Ta-wei. Roman présenté et traduit du chinois (Taiwan) par Gwennaël Gaffric. Avant propos de l’auteur.

La Cité des douleurs.

Scénario du film de Hou Hsiao-hsien écrit par Chu Tien-wen et Wu Nien-jen.

Traduit du taïwanais et du mandarin par Gwennaël Gaffric.

Préface de Wafa Ghermani.

 

À paraître :

Taipei, Histoires au coin de la rue.

Anthologie de nouvelles traduites du chinois (Taiwan) de Chang Wan-k’ang, Chi Ta-wei, Chou Tan-ying, Jane Jian, Lin Yao-teh, Lo Yi-chin, Walis Nokan, Shu Kuo-chih et Wu Ming-yi. Traduit du chinois (Taiwan) par Olivier Bialais, Marie-Paule Chamayou, Mélie Chen, Gwennaël Gaffric, Coraline Jortay, Marie Laureillard, Damien Ligot, Lise Pouchelon et Chingjin Wu-Soldani.

Copyright

 

 

 

Ouvrage publié avec le concoursdu ministère de la Culture de la République de Chine (Taiwan).

 

L’édition originale de cet ouvrage a été distinguée par le “Good Book Award 2012”, décerné conjointement par le quotidien taïwanais China Times et la société de marketing littéraire Kaijuan (Kaijuan Book Market Research Institute) de Beijing.

 

La collection « Taiwan Fiction » est dirigée par Gwennaël Gaffric.

 

Composition et mise en pages : Jean-Marc Eldin

Image de couverture et dessin du marché de Chunghua, pages 6-7 : © Wu Ming-yi

Titre original : 天橋上的魔術師 [Tianqiao shang de moshushi]

© Wu Ming-yi, 2011.

 

Première édition en chinois traditionnel par les éditions Summer

Festival Press (夏日出版社) à Taiwan en décembre 2011.

Pour l’édition française © l’Asiathèque, 2017.

 

L’Asiathèque, 11, rue Boussingault, 75013 Paris.

ISBN : 978-2-36057-181-9 – ISSN : 2429-7496

 

www.asiatheque.com

[email protected]

 

Les récits qui composent cet ouvrage sont traduits essentiellement du chinois mandarin tel qu’il est en usage à Taiwan. Lorsque les personnages s’expriment en taïwanais, langue aussi appelée hoklo qui appartient à la même famille linguistique que le chinois mandarin, le cantonais ou encore le shanghaïen, cela est indiqué dans le texte. Le taïwanais faisait partie — avec le hakka (une autre langue sinitique) et les langues austronésiennes des populations aborigènes — des langues parlées par la population née à Taiwan avant ou durant la période japonaise (1895-1945). Proscrit au lendemain de la « rétrocession » à la Chine pour laisser la place au chinois mandarin, le taïwanais fut ensuite toléré et bénéficie actuellement d’une revalorisation à l’école et dans les médias. On estime qu’environ 60 % de la population parlent aujourd’hui le taïwanais.

« Petit, j’aurais voulu être magicien, mais j’étais si stressé au moment de faire mes tours que je me suis réfugié dans la solitude de la littérature. » Gabriel García Márquez

Le magicien sur la passerelle

« On n’accouche pas sur commande d’un marmot doué du sens des affaires », dit souvent ma mère en taïwanais. Une façon détournée de me critiquer, d’exprimer un petit regret. Mais ce sentiment n’existait pas avant mes dix ans, parce qu’avant cette date-là il paraît que je m’y entendais comme personne.

Ma famille tenait une boutique de chaussures. J’avais beau donner le meilleur de moi-même, je n’étais qu’un gamin et mes « cette paire vous va très bien », « c’est du cuir véritable », « allez, je vous fais un prix d’ami », « ah désolé, moins cher, on vendrait à perte » sonnaient faux et n’avaient aucune force de persuasion. Une année, ma mère a eu une idée. « Et si tu allais vendre des lacets et des semelles sur la passerelle du marché ? En voyant un môme comme toi, ça donnera envie aux gens d’acheter ! » La frimousse innocente d’un enfant est l’un de ces mensonges concoctés par la vie pour donner le courage de survivre — mais ça, je l’ai compris bien plus tard.

 

Le marché se divisait en huit bâtiments qui avaient respectivement pour noms Chung (Loyauté), Hsiao (Piété filiale), Jen (Bienveillance), Ai (Amour), Hsin (Confiance), Yi (Justice), Ho (Harmonie) et P’ing (Paix). Nous habitions entre les bâtiments Ai et Hsin et ceux-ci étaient reliés par une passerelle. Il en existait d’ailleurs une autre qui reliait Ai et Jen, mais je préférais celle entre Ai et Hsin, car elle était plus longue. De l’autre côté, elle menait au quartier de Hsimen. On vendait toutes sortes de choses sur la passerelle : des glaces, des vêtements d’enfants, des petits pains au sésame, des sous-vêtements Wacoal, des poissons rouges, des tortues et des trionyx — j’avais même vu une fois quelqu’un vendre des « moines de mer », une sorte de crabe bleu. La police venait parfois asticoter les marchands ambulants, mais la passerelle donnait sur tant de galeries que ces derniers avaient tôt fait de remballer leurs marchandises et de disparaître dans l’une d’entre elles, profitant même de ce répit pour s’offrir une pause toilettes avant de revenir. D’autant que la plupart du temps les policiers ne se pressaient pas, persuadés à tort que les vendeurs avaient tous la goutte et ne pourraient pas courir bien loin.

Ce matin-là, ma grande sœur m’a emmené sur la passerelle et m’a quitté en me laissant un rouleau de riz. J’ai noué les lacets par paires aux barreaux de la rampe de la passerelle, ce qui les faisait papillonner au moindre coup de vent. Je me suis assis sur le tabouret que ma sœur avait apporté et j’ai commencé à aligner mes semelles, les gauches d’abord, puis les droites. Au premier rang, j’ai placé les semelles en « cuir cymbale », car c’étaient les plus chères : trente dollars taïwanais la paire. Ma mère disait qu’elles étaient faites en cuir de porc, et que c’était pour ça qu’elles sentaient si fort. Lorsqu’on les empilait, les semelles faisaient tch-tch-tch, d’où le nom : « cuir cymbale ». Ah, quelle musique, et comme j’étais fier de vendre mes semelles sur la passerelle !

 

Mon stand se trouvait en face de celui d’un homme aux cheveux gras, vêtu d’un veston au col relevé, d’un pantalon gris et de bottes de parachutiste sans lacets ni fermeture Éclair. Il y avait autrefois des lacets sur ce genre de bottes et les lacer devait faire partie des choses les plus agaçantes au monde. Plus tard, quelqu’un avait eu la bonne idée de remplacer les lacets par des fermetures Éclair, ce qui, d’après ce qu’on racontait, avait fait le bonheur des soldats, tant cela faisait gagner un temps inestimable aux recrues à leur réveil. À l’époque, nous avions d’ailleurs tous les jours une bonne dizaine de militaires qui venaient au magasin acheter des fermetures Éclair pour leurs bottes. Je me suis dit que le lendemain ma mère pourrait peut-être me donner quelques fermetures Éclair. Elles auraient sûrement du succès ici.

La première fois que j’ai vu le magicien, il a tracé devant moi à la craie un cercle sur le sol, puis il a déplié un tissu noir et y a disposé sa marchandise. Je n’ai pas compris tout de suite de quoi il s’agissait, il y avait des choses qui ressemblaient à des cartes à jouer, des anneaux en métal, des cahiers étranges… Ma sœur m’a alors expliqué ce qu’il vendait. De la magie ! J’étais en face d’un vendeur d’accessoires de magie !

« Pas exactement. Je suis magicien. » Voilà comment il s’est lui-même présenté. Je lui ai demandé de quelle usine sortaient ses accessoires, il m’a répondu que « sa magie à lui était réelle », puis il m’a dévisagé avec ses yeux de caméléon qui semblaient pouvoir regarder deux endroits à la fois. J’en ai eu froid dans le dos.

Il n’était pas affublé d’une queue-de-pie comme les magiciens de la télé, et il n’avait pas non plus de haut-de-forme. Il portait seulement chaque jour le même veston au col relevé, le même pantalon gris et les mêmes bottes ternes. Je me disais qu’à l’occasion je lui recommanderais un cirage spécial : un coup de chiffon et elles auraient au moins le mérite de briller un peu. Les traits de son visage étaient à la fois carrés et délicats, il n’était ni grand ni petit et on aurait dit qu’il avait oublié ce qu’était un sourire. Une fois au milieu de la foule, rien ne le distinguait plus, c’était un genre de magicien tout à fait ordinaire, à part bien sûr, ses yeux étranges et sa paire de bottes sans fermetures Éclair.

 

Le magicien se lançait dans une démonstration toutes les heures environ. Quelle chance j’avais de vendre mes semelles juste en face ! Le plus souvent, il faisait des tours de dés, de cartes ou d’anneaux chinois. Quand j’y repense aujourd’hui, je me dis que ça n’avait rien d’extraordinaire, c’était même si banal que c’en était indigne d’un magicien. Mais à cette époque, ses tours étaient à mes yeux de vrais miracles, un peu comme l’effet qu’avait produit sur moi Vivien Leigh quand je l’avais vue pour la première fois. Et je désirais plus que tout au monde acquérir des accessoires semblables, de la même manière que j’avais toujours rêvé d’élever un moineau.

Un jour, le magicien a réalisé un tour avec six dés. Encerclé par une assistance nombreuse, il a tranquillement déposé les dés un par un dans une petite boîte, qu’il a refermée et secouée. Il s’est ensuite fendu d’un sourire qu’il ne semblait concéder que lors de ses démonstrations et il a ouvert la boîte : 6 6 6 6 6 6.

Les dés semblaient être sous l’emprise du magicien. Il demandait par exemple la date d’anniversaire de quelqu’un dans l’assistance, et il continuait à bavarder comme si de rien n’était. Mais, une fois la boîte ouverte, les dés donnaient le résultat exact. Tantôt il ne secouait la boîte qu’une seule fois, tantôt beaucoup plus, à tel point que j’étais pris de vertige au moment où il s’arrêtait. Et quand il ouvrait la boîte le résultat était invariablement celui annoncé, sans jamais la moindre erreur.

Les yeux du magicien pétillaient pendant les tours. C’était toujours le même homme avec son veston au col relevé, son pantalon gris et ses bottes ternes, mais il avait le pouvoir d’absorber l’atmosphère, puis celui d’unir la lumière et la gravité à l’intérieur de son cercle tracé à la craie. Tout en accomplissant ses tours, il vendait ses accessoires de magie. Il ne m’a pas fallu longtemps pour céder à la tentation de débourser l’argent glané avec la vente des semelles pour lui acheter l’un de ses articles fascinants. Le premier qu’il m’a vendu était un jeu de « dés mystérieux ».

Quand vous achetiez un accessoire au magicien, il vous entraînait discrètement dans un coin et vous tendait l’accessoire en question, accompagné d’une feuille de papier blanc, en vous disant à voix basse : « Ramène-la chez toi et trempe-la dans l’eau. Une fois sèche, elle te dévoilera le secret du tour. » En cachette, j’ai fait tremper la feuille au milieu de la nuit, puis je l’ai séchée avec le sèche-cheveux de ma mère avant de passer le reste de la nuit à la lire attentivement. Il n’y avait pas seulement des mots sur la feuille, mais aussi des images, comme si c’était le magicien qui les avait fait apparaître en écrivant. Ah, ça marche comme ça, répétais-je en déchiffrant la feuille, ça marche comme ça ! J’étais persuadé de connaître à présent les mystères du monde de la magie, un peu comme à onze ans j’avais cru saisir tous des mystères de l’amour rien qu’en étant tombé sous le charme d’une camarade.

Je m’exerçais tout seul, sans me faire voir de personne. La première fois que j’ai réalisé le tour des dés mystérieux devant mon frère, j’étais si stressé que je les ai fait tomber plusieurs fois et, avant que j’aie eu le temps de remplir la boîte, mon frère a compris le truc. Il m’a regardé avec dédain :

« T’as mis les dés que tu voulais devant toi, c’est ça ?

– Oui… » J’étais anéanti, il avait trouvé le truc. Rien n’est plus terrible que de se faire repérer avant même d’avoir fini un tour de magie, c’est un peu comme si on vous prédisait votre avenir avant que vous ayez commencé à grandir. Je confesse d’ailleurs que j’éprouve la même aversion pour les devins et pour les gens qui démontent les tours de magie. La clef du tour des dés mystérieux résidait moins dans les dés eux-mêmes que dans la boîte. Celle-ci avait une forme particulière, il fallait placer les dés choisis face à soi, et les faire rouler de 90 degrés grâce à un bref mouvement du poignet, de telle sorte qu’en soulevant le couvercle de la boîte, les dés indiquent le résultat voulu. Ce n’était pas plus compliqué que ça.

« T’as volé du fric, je vais le dire à Maman », a ajouté mon frère. Oui, j’avais bien bel et bien « emprunté » l’argent des semelles. Ainsi découvert par mon frère, il ne me restait guère d’autre issue que de lui céder mes dés.

Ce satané secret était décidément hors de prix et ne méritait pas les soixante dollars que j’avais investis ! Moi qui m’étais donné toutes les peines du monde pour dissimuler mes recettes à ma mère une semaine entière avant de puiser cette somme dans les rentrées des ventes de semelles !

 

Mais, même si cela peut paraître bizarre, j’avais beau savoir qu’il n’y avait rien de magique dans la boîte, chaque fois que je voyais le magicien taper des mains et haranguer les passants, j’oubliais que tout ça n’était que mensonge. Impossible de me raisonner : à chaque nouveau tour, je me faisais encore une fois piéger par ses techniques d’illusionniste et j’achetais toute une série d’accessoires qui, pour l’époque, valaient une vraie fortune. Cette boîte d’allumettes vide par exemple qui pouvait en un clin d’œil se transformer en une boîte pleine, ce livre dont les images en noir et blanc passaient tout à coup en couleur, ce stylo capable de délivrer autant de nuances qu’un arc-en-ciel, ces mystérieuses pièces de monnaie en cuivre qui pouvaient être tordues… C’était la même chose pour chaque tour ; quand le magicien lui-même les réalisait, mon désir d’apprendre comment il s’y prenait était irrépressible, mais une fois que j’avais dilapidé mon argent, une fois que j’avais trempé la feuille dans l’eau et fait enfin émerger le secret des mots, la magie n’était plus un mystère mais une arnaque. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai découvert que le même raisonnement pouvait s’appliquer à peu près à tout. J’ajoute à cela qu’avec mon manque d’entraînement les accessoires de magie étaient devenus pour moi les instruments d’une tragédie, j’étais désormais la risée de ma famille et de mes voisins.

« Stupide marmot, tu t’es fait avoir ! », m’a crié ma mère en taïwanais quand elle a compris que je piquais de l’argent pour m’acheter des accessoires de magie, et elle m’a donné une claque.

Mais le plus insupportable, c’était que le morveux de la boutique de costumes, ainsi que A-kai, de la plomberie du bâtiment Yi, et A-k’ai, du restaurant de raviolis wonton, avaient acheté les mêmes accessoires que moi. Je n’étais pas fâché plus que ça d’avoir été trompé par le magicien — je restais convaincu que je manquais simplement d’entraînement — mais je ne supportais pas l’idée que tout le monde puisse posséder les mêmes feuilles secrètes. Plusieurs fois, j’ai voulu aller dire ses quatre vérités au magicien, mais je ne trouvais pas le courage de le faire et me défoulais sur ma mère qui, excédée, finissait par me donner une claque.

« Non seulement tu dépenses ton argent n’importe comment, mais en plus tu la ramènes ! », disait-elle en taïwanais.

 

Les affaires du magicien ont commencé à moins bien marcher. Cela n’avait rien d’étonnant : si les passants jetaient peut-être encore quelques regards à son stand, les gamins des environs avaient depuis longtemps fait main basse sur tous les accessoires. « C’est de l’arnaque. » Voilà comment les gamins qui s’étaient procuré les marchandises du magicien tentaient de dissuader leurs voisins et leurs camarades d’acheter les mêmes. Cependant, tout le monde avait quand même fini par en faire l’acquisition. On a parfois besoin de s’assurer par soi-même que quelqu’un nous trompe, n’est-ce pas ?

Le magicien était conscient de la situation, il lui fallait désormais apporter du nouveau. Un jour, pendant que je travaillais sur la passerelle, je l’ai vu sortir un livre de sa malle rectangulaire. Entre les pages, était coincé un petit personnage découpé dans du papier noir et pas plus gros qu’un pouce.

Le magicien a posé le petit bonhomme noir sur le sol puis, à l’aide d’une craie jaune, il a tracé autour de lui un cercle de la taille d’un éventail. Il a fermé les yeux et a marmonné quelques formules magiques. Le petit bonhomme noir s’est alors tout à coup mis à s’agiter, comme s’il venait de se réveiller d’un long sommeil. Étrangement, les passants qui marchaient sans s’arrêter n’ont pu s’empêcher de tourner la tête. On aurait dit qu’ils avaient entendu les salutations pourtant muettes du petit bonhomme. En le découvrant, tous ont machinalement stoppé leur course pour profiter du spectacle.

Je me suis dit que vraiment j’avais trop de veine de vendre mes semelles sur la passerelle. Le petit bonhomme noir s’est mis à danser de façon un peu maladroite en suivant la voix du magicien, dont on ne pouvait dire s’il chantait ou s’il récitait des incantations magiques. Bien qu’un peu gauches, les mouvements du petit bonhomme étaient attendrissants, il paraissait avoir peur de se déchirer en étant trop brusque. Il est vrai que le papier ne se prête pas à des gestes violents. J’ai commencé à gamberger sur son sort : il ne valait mieux pas qu’il suive des cours de sport.

Je me suis peu à peu rendu compte que ses mouvements se limitaient à la surface du cercle tracé à la craie, il ne semblait pas pouvoir en sortir. Si quiconque essayait de l’approcher, le magicien se mettait à crier et lançait d’un ton menaçant : « Malheur à celui qui le touche, mais heureux celui qui le regarde danser ! » Il faut dire que le petit bonhomme ne paraissait pas tellement d’accord non plus pour qu’on le touche : dès que quelqu’un approchait, il sautillait jusqu’aux pieds du magicien.

Une fois chacun tombé sous le charme du petit bonhomme, le magicien reprenait ses tours. Les accessoires restaient invariablement les mêmes : les dés mystérieux, la boîte d’allumettes magique, le livre qui passait à la couleur, le stylo capable d’écrire dans les sept teintes de l’arc-en-ciel, la pièce en bronze qu’on pouvait plier entre le pouce et l’index… pour une raison mystérieuse, ce qui ne se vendait pas d’ordinaire partait soudain comme des petits pains et le public se remettait à apprécier les tours du magicien qui attirait de nouveau chaque client dans un coin pour lui transmettre la fameuse feuille blanche. J’avais déjà lu la totalité de ces bouts de papier — je pouvais même en réciter le contenu de tête — mais, comme un idiot, je lui ai moi aussi racheté un jeu de dés mystérieux.

Dans ces moments-là, le petit bonhomme noir restait sagement dans son cercle de craie. Il n’avait pas d’yeux et ne devait donc rien voir du tout, pourtant il faisait des petits pas dans son cercle, comme si quelque chose le tracassait.

 

Le petit bonhomme noir a commencé à être connu sur la passerelle. Ce n’étaient plus seulement les gamins du marché, mais tous ceux de notre école qui venaient maintenant voir ses performances, et bientôt, tous ceux qui passaient par la rue Chungking pour aller au boulot, les marchands du quartier de Hsimen, et même les militaires d’en face et les filles du salon de coiffure faisaient le détour pour jouir du spectacle. Il restait le même : toujours timide et maladroit, il accomplissait ses pas de danse, avant de courber son échine en papier pour saluer la foule. Ensorcelé, j’attendais chaque jour sa nouvelle danse, à tel point qu’il m’arrivait d’en oublier de vendre mes lacets et mes semelles. Mes lacets restaient accrochés sur les barreaux de la rampe, voltigeant dans le vent.

Comme j’avais acquis tous les accessoires du magicien, nous avions peu à peu appris à nous connaître. Quand il s’achetait des raviolis poêlés, il m’en filait quelques-uns et, de mon côté, je lui donnais de temps en temps des biscuits au beurre que ma mère nous ramenait quand elle retournait dans sa ville natale de Dachia. Lorsqu’il mangeait, les yeux du magicien regardaient parfois ailleurs, comme s’il avait peur de manquer quelque chose qui se passerait dans le monde.

Quand il devait se rendre aux toilettes publiques, il me demandait de garder un œil sur son emplacement. « Tu fais attention que rien ne disparaisse. Pas besoin de vendre quoi que ce soit. Surtout, tu ne vends rien, hein ? Oh, et tu ne touches pas au petit bonhomme noir, hein ? »

J’acceptais de bon cœur, d’autant que la tâche n’avait rien de bien compliqué. Assis sur la chaise du magicien, c’était comme si c’était moi qui m’apprêtais à réaliser des tours de magie. Installé là, j’avais enfin la chance de me rapprocher du petit bonhomme. Je me mettais alors à imiter le magicien en frappant dans mes mains, en entonnant à voix basse des chansons bizarres et en prononçant des formules inaudibles. Le petit bonhomme se levait en se trémoussant, comme s’il répondait à mon appel et il entamait sa petite danse à l’intérieur du cercle.

Bien sûr que non. Le petit bonhomme noir restait impassiblement assis sur la boîte d’allumettes.

 

La boîte d’allumettes était exactement de la taille qu’il fallait, on aurait dit une chaise imaginée spécialement pour lui. Quand il ne faisait pas danser le petit bonhomme, le magicien le faisait s’asseoir les jambes croisées, ce qui lui donnait un air d’adulte. Quelquefois, le vent le faisait s’incliner, de telle sorte qu’il semblait méditer sur quelque chose. À quoi pensait-il ? Avait-il des inquiétudes propres aux petits bonshommes noirs ? Y avait-il quelque part dans le monde une école où seuls les petits bonshommes comme lui pouvaient aller ? Et qu’est-ce qu’on enseignait dans cette école ? Les petits bonshommes noirs devaient-ils apprendre la preuve par 9 ? Y avait-il des cours de musique (sinon, où avait-il appris à danser) ? Comment des petits bonshommes faits d’une feuille de papier aussi fine pouvaient-ils jouer au ballon prisonnier ? Au fond de moi, je me faisais du souci pour lui, un peu comme Maman s’en faisait pour moi.

 

Un jour, alors que le magicien s’était absenté pour aller aux toilettes — ce devait être la grosse commission, parce que ça faisait un moment qu’il était parti — je me morfondais assis sur la chaise. Comme j’étais fatigué, qu’il faisait frais et que les passants sur la passerelle n’étaient pas bien nombreux ce jour-là, je me suis assoupi. Je pense que je n’étais pas endormi depuis longtemps lorsque j’ai été réveillé par la pluie. J’ai levé la tête, la pluie tombait bel et bien depuis la voûte grise et obscure du ciel. Sans me soucier de mes lacets et de mes semelles, j’ai voulu ouvrir un parapluie et le placer au-dessus du stand du magicien pour garder ses accessoires au sec. Mais le parapluie était vraiment trop grand et, que je m’y prenne d’une manière ou d’une autre, mon bras était trop court et je n’arrivais pas à l’ouvrir. La pluie continuait à tomber sur la passerelle et, bientôt, s’est formée une rigole qui coulait dans la direction des trous d’évacuation. Malheureusement ce jour-là, le petit bonhomme noir n’était pas installé sur sa boîte d’allumettes comme à l’accoutumée, mais posé sur le sol, du côté de la passerelle, si bien qu’il était trempé par la pluie. Quand je m’en suis enfin aperçu, il était déjà plaqué au sol, comme un déchet abandonné, les quatre membres écartés de désespoir. Sans m’inquiéter le moins du monde d’être trempé à mon tour, j’ai jeté le parapluie et je me suis précipité pour le tirer de là. Mais il était collé au ciment de la passerelle et en voulant le relever, je lui ai déchiré le bras. Je me suis effondré en sanglots, mes larmes n’arrêtaient pas de couler, j’ai crié : « Le petit bonhomme est foutu, il est mort, il a le bras cassé ! »

Grande sœur A-fen (je l’appelais grande sœur, mais c’était une gamine qui devait juste être au collège), qui vendait des vêtements pour enfants sur le stand d’à côté, a commencé par fixer le parapluie de son stand avant d’accourir pour m’aider à remettre le mien. Puis elle a regardé impuissante le petit bonhomme sur le sol. Je n’arrêtais pas de pleurer, je pleurais tant que j’en avais presque des crampes. C’est alors seulement que j’ai vu le magicien qui revenait. Ses deux yeux écarquillés semblaient regarder dans deux directions différentes. Il a commencé par ramasser quelques affaires et il m’a dit : « T’as vu comme ça tombe, et t’as pas encore mis tes affaires à l’abri ? Tes semelles sont trempées, tu vas te faire disputer par ta mère ! » J’ignorais s’il était fâché, je bégayais, incapable de faire une phrase complète.

Le petit bonhomme était mort, il était mort par ma faute. J’en avais le cœur déchiré, comme si c’était lui qui avait été en papier.

Le lendemain, quand ma mère m’a demandé de retourner installer mon stand, je me suis senti affreusement mal. Je ne voulais pas reprendre l’emplacement situé devant le magicien, et en même temps, je mourais d’envie d’aller lui demander ce qui était finalement arrivé au petit bonhomme noir. Peut-être qu’il n’était pas mort, peut-être qu’il avait juste le bras cassé. Avec un bras cassé, il pourrait encore danser et aller à l’école, non ?

Ce jour-là, quand je suis arrivé à mon emplacement, je n’ai pas osé lever la tête. Le magicien a remarqué mon arrivée mais il ne m’a pas lancé comme d’habitude « Salut p’tit gars ! T’as mangé ? » Il est resté muet, assis sur sa chaise. J’ai eu l’impression d’être un zéro. Les voitures défilaient sous la passerelle, toute la poussière accumulée retombait sur mes épaules. À coup sûr, aucun des passants ne pouvait être plus malheureux que moi.

À midi, le magicien a acheté une boîte de raviolis (et il ne m’en a pas proposé). Quand il a eu fini de les manger, il s’est essuyé la bouche, a ouvert sa malle et en a sorti quelques livres. Entre les pages de l’un d’entre eux se trouvaient une feuille de papier noir et une paire de ciseaux ; le magicien s’est saisi des deux et s’est mis à l’ouvrage. Il ne lui a pas fallu longtemps pour découper un petit bonhomme noir. Le plus discrètement possible, je penchais la tête pour regarder le magicien en action. Mon cœur battait aussi vite qu’une horloge qui vient d’être remontée.

Le magicien a posé le nouveau petit bonhomme sur le sol, et a tracé un nouveau cercle avec sa craie jaune. Il a frappé dans ses mains tout en chantonnant et en murmurant ses formules. Le nouveau petit bonhomme noir s’est mis à danser, la même danse que l’ancien, même si la danse du nouveau avait l’air plus distinguée. Fou de joie, j’ai crié : « Pas mort, il n’est pas mort ! » Mais après avoir crié, je me suis fait la réflexion que ce n’était pas tout à fait exact. Et si ce petit bonhomme n’était pas du tout celui qui était étalé hier sur le sol, celui qui avait été trempé par la pluie et à qui j’avais cassé le bras ? Et si c’était simplement un nouveau petit bonhomme noir, juste là pour remplacer celui qui avait le bras cassé ?

Le magicien m’a regardé de son œil droit, un demi-sourire au coin des lèvres. Son œil gauche regardait lui dans une autre direction. De la main, il m’a fait signe de venir le rejoindre.

« Est-ce que tu vois la différence entre ce petit bonhomme et celui d’hier ? »

J’ai hoché la tête, et j’ai répondu, un peu hésitant : « On dirait que c’est le même, non ? Le petit bonhomme n’est pas mort, hein ? »

Le magicien regardait dans deux directions différentes, il a répondu : « Je ne sais pas trop. P’tit gars, tu dois savoir que dans ce monde, il y a des choses que personne ne saura jamais. Les choses qu’on voit avec les yeux ne sont pas les seules qui existent. »

« Pourquoi ? », ai-je demandé.

Le magicien a réfléchi un moment, puis il m’a dit en baissant la voix : « Parce que quelquefois ce dont tu te souviens toute une vie, tes yeux ne l’ont jamais vu. »

Pour être honnête, je n’ai pas compris un mot de ce qu’il a raconté. Mais c’était la première fois qu’il me parlait comme ça, j’ai juste eu cette impression qu’il me parlait comme à un adulte, qu’il avait reconnu quelque chose chez moi. En rentrant à la maison, j’ai rapporté à mon frère ce qui s’était passé avec le petit bonhomme et ce que m’avait dit le magicien. Il était un peu fâché, mais je n’ai pas trop compris pourquoi. Il a dit qu’il allait le raconter à Maman, qu’elle ne me laisserait plus aller vendre des lacets, parce que, si ça se trouve, j’allais me faire kidnapper par le magicien. Cette nuit-là, j’ai rêvé du petit bonhomme. Il m’emmenait dans une forêt (à l’époque je n’étais même pas sûr de savoir ce qu’était une forêt, le plus loin où j’avais été, c’était le Nouveau Parc de Taipei), nous chantions ensemble, puis nous allions à la chasse au trésor. J’ai aperçu une lueur au fin fond de la forêt, mais le petit bonhomme a dit qu’on ne pouvait pas aller là-bas. Je lui ai demandé pourquoi et il m’a dit que c’était trop sombre. Je lui ai dit que pourtant si, on y voyait bien, mais lui a répondu que parfois, on croit qu’un endroit est très clair, alors qu’il est en fait très sombre.

 

Les jours ont passé. Je n’ai pas été kidnappé par le magicien et mon frère n’a pas rapporté l’histoire du petit bonhomme à ma mère.

Comme le magicien et moi nous nous connaissions de mieux en mieux, je lui demandais de temps en temps de me dire le secret du petit bonhomme mais, dès que nous abordions le sujet, le magicien devenait grave et affirmait : « P’tit gars, je vais te dire quelque chose, toute ma magie, c’est du faux, sauf le petit bonhomme. Et c’est parce qu’il est réel que je ne peux pas te dire son secret. C’est parce qu’il est réel qu’il est différent des autres tours de magie et qu’il n’a pas de secret. »

Je ne le croyais pas. Le magicien ne me disait certainement pas toute la vérité, il cachait forcément quelque chose, je le voyais à ses yeux, comme Maman quand elle devinait à mon regard que je lui racontais un mensonge.

« Ne me mens pas, lui disais-je, ne crois pas que tu peux me mentir simplement parce que je suis un enfant ! »

 

La rentrée scolaire approchait à grands pas et ma mère m’a averti que je n’aurais plus à tenir mon stand, ce qui m’a profondément attristé. J’ai bien essayé de négocier l’autorisation de revenir sur la passerelle après la rentrée — même seulement les week-ends — mais en vain. Je soupçonnais mon frère d’être allé raconter à ma mère l’histoire du magicien. C’est avec un sanglot dans la voix que j’ai annoncé la nouvelle à ce dernier : « Si tu ne m’apprends pas maintenant le secret du petit bonhomme, ce sera trop tard, je vais aller à l’école. Si tu ne me l’apprends pas, tu vas le regretter, tu vas mourir d’un coup, et après il n’y aura plus personne pour connaître le tour de magie du petit bonhomme. »

J’ignorais à partir de quand j’étais devenu aussi baratineur. C’était peut-être ça, le fameux « sens des affaires » dont parlait ma mère.

Le magicien s’est contenté de sourire. L’un de ses yeux était perdu dans le lointain tandis que j’avais l’impression que l’autre regardait à travers moi.

Un soir, à huit heures, alors que j’étais en train de remballer ma marchandise, le magicien a rangé le petit bonhomme et ses accessoires et d’un geste m’a signifié de le suivre. Je lui ai obéi sans hésiter une seule seconde, mon cœur battait à tout rompre. Il a marché droit devant lui jusqu’à ce que nous ayons enfin franchi la passerelle et que nous soyons arrivés au dernier angle du marché. Il y avait une porte, je savais qu’elle donnait accès au toit du marché. Les adultes nous interdisaient d’aller jouer là-bas. Le magicien a tourné le verrou avec sa seule main libre et la porte s’est ouverte. Il m’a fait signe de monter avec lui.

C’était la première fois que j’allais sur le toit du marché. La vue était fascinante !

À l’époque, les bâtiments de Taipei étaient loin d’être aussi hauts qu’aujourd’hui. Depuis le toit du marché, on pouvait voir les feux d’artifice de la fête nationale éclater au-dessus du fleuve Tamsui. Les jours de beau temps, on pouvait même apercevoir le mont Yangming. Taipei n’était encore qu’un bassin et, même en se tenant dans un endroit pas trop en hauteur, on pouvait voir le paysage d’un bout à l’autre de l’horizon. Ce jour-là, le magicien et moi nous nous tenions sur le toit du marché, d’où nous voyions clignoter les néons tapageurs du quartier de Hsimen et les lumières flamboyantes au-dessus du palais présidentiel. Du doigt, le magicien m’a montré un point situé sous une enseigne lumineuse.

« C’est là que j’habite. Mais un jour, je vais partir. » À l’endroit indiqué par le magicien se trouvait un auvent qui protégeait de la pluie le générateur électrique de l’enseigne. En dessous, outre un fouillis de sacs de couchage et de sacs plastique — et aussi surprenant que ça puisse paraître — se trouvaient des piles de livres.

« Partir pour aller où ?

– Je ne sais pas, tout me va.

– J’aimerais bien être un magicien moi aussi.

– Tu ne ferais pas un bon magicien. Parce qu’un magicien a beaucoup de secrets, et quelqu’un qui a beaucoup de secrets ne vit pas heureux.

– Pourquoi ?

– Ne pose pas tant de questions, tu ne comprendrais pas les réponses. Et puis, un magicien ne peut pas rester trop longtemps dans un même endroit. P’tit gars, tu as toujours envie d’apprendre le tour du petit bonhomme, hein ?

– Oui ! » J’ai opiné de la tête de toutes mes forces. Le magicien allait-il vraiment me l’enseigner ? Mon cœur battait si fort qu’il semblait pouvoir s’échapper à tout instant.

« Ça ne s’apprend pas. Le petit bonhomme est réel, et parce qu’il est réel, ça ne s’apprend pas. » Et voilà, encore le même refrain.

« Eh bien, donne-moi le petit bonhomme, d’accord ? Si c’est de la magie, tu m’apprends, et si c’est pour de vrai, tu me le donnes, d’accord ?

– Quand j’étais petit, je croyais qu’en attrapant un papillon pour le piquer dans une boîte, le papillon m’appartiendrait. J’ai mis du temps à comprendre qu’un spécimen de papillon n’est pas un papillon. Et c’est parce que j’ai compris cela que j’ai pu faire de la vraie magie pour le petit bonhomme. Parce que, grâce à mon imagination, je façonne quelque chose que vous pouvez voir. Je ne fais rien d’autre qu’influencer votre façon de voir le monde, comme quelqu’un qui tourne un film. »

J’ai penché la tête. Non loin, grésillait un gigantesque néon publicitaire pour la boisson HeySong à la salsepareille. Je ne comprenais rien au discours du magicien. Les lumières bleues et vertes des néons se reflétaient dans ses yeux. Je réfléchissais à ce qu’il venait de me dire et j’éprouvais une fascination inouïe pour la « vraie » magie dont il parlait.

« Alors comment on fait pour y arriver ? Pour faire un petit bonhomme qui danse ?

– P’tit gars, je ne peux pas te dire comment on fait. Mais il y a quelque chose de spécial entre toi et moi. Je te donne ceci, à toi de décider comment tu veux t’en servir. »

 

Sa phrase achevée, le magicien a tendu la main droite, comme s’il allait me révéler quelque chose. Il a arrêté sa paume devant mes yeux, au moins une bonne demi-minute, si bien que j’ai eu tout le temps d’en observer les sillons et les callosités. Il a recourbé petit à petit son majeur, ensuite son index, et enfin son pouce puis les a insérés autour de son œil gauche. Devant ce spectacle, j’ai eu comme l’impression que c’était mon œil qu’il manipulait. L’œil du magicien semblait très mou, il a rapidement plongé ses doigts vers l’intérieur de la cavité et, avec une légère torsion, il a délicatement sorti son globe oculaire et l’a posé dans sa paume droite. L’œil ne saignait pas, il ne s’était pas fissuré, c’était une petite planète parfaite et laiteuse qui venait tout juste de naître.

Le 99e étage

Quand Tom reçut l’invitation au repas sur Facebook, il eut d’abord envie de répondre négativement par une excuse laconique. Oui, mais ce jour-là il avait lu un roman de J.-M. Coetzee et bu quelques gorgées d’une piquette, un vin rouge gagné au jeu du lancer d’anneaux au marché de nuit, ce qui l’avait mis de bonne humeur. Et puis certains souvenirs lui étaient revenus en mémoire, et il finit par décider d’honorer le rendez-vous.

Celui-ci avait lieu dans un restaurant végétarien de la section nord de la rue Tunhua. Tom partit avec un peu d’avance, si bien qu’il arriva dans le quartier dix minutes avant l’heure convenue. Pourtant il ne trouva pas le numéro indiqué. La rue était droite comme un pinceau mais l’allée no 24 semblait s’être évanouie comme par enchantement. À l’heure du rendez-vous, Mark et Loïs, qui s’étaient déjà retrouvés, l’appelèrent de l’intérieur du restaurant et ce n’est qu’une fois que chacun eut confirmé sa localisation exacte que Tom comprit qu’il était allé trop loin et qu’il lui suffisait de revenir sur ses pas. Il donna rendez-vous à Mark près de l’enseigne d’une banque facilement repérable.

« C’est fou ! Comment ai-je pu passer à côté de cette allée ? Je n’arrivais pas à la trouver, mais elle était juste ici », s’exclama Tom, tout en passant en revue de la tête aux pieds ce vieux camarade de primaire qu’il n’avait pas vu depuis maintenant plus de vingt ans. À l’occasion de ces retrouvailles, Mark avait enfilé un costume et même mis une cravate. Face à son ami d’enfance, Tom éprouvait bien plus qu’un vague sentiment d’étrangeté, Mark lui semblait plutôt intensément étranger.

« Ah, Tom, ça fait vraiment un bail ! »

 

Mark était maintenant agent de change. Quand ils étaient à l’école ensemble, Tom n’aurait jamais pensé qu’il suive cette voie-là. Toujours est-il que s’ils s’étaient rencontrés pour la première fois aujourd’hui, ils n’auraient sans doute jamais sympathisé. Et pourtant, se disait Tom, il y a vingt ans de ça, ils étaient les meilleurs amis du monde. Il n’y a pas que les dents qui s’usent avec le temps.