Le maître d’armes - Dumas Alexandre - E-Book

Le maître d’armes E-Book

Dumas Alexandre

0,0
0,49 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

J’étais encore dans l’âge des illusions, je possédais une somme de quatre mille francs, qui me paraissait un trésor inépuisable, et j’avais entendu parler de la Russie comme d’un véritable Eldorado pour tout artiste un peu supérieur dans son art : or, comme je ne manquais pas de confiance en moi-même, je me décidai à partir pour Saint-Pétersbourg.
Cette résolution une fois prise fut bientôt exécutée : j’étais garçon, je ne laissais rien derrière moi, pas même des dettes ; je n’eus donc à prendre que quelques lettres de recommandation et mon passeport, ce qui ne fut pas long, et huit jours après m’être décidé au départ, j’étais sur la route de Bruxelles.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Alexandre Dumas

Le maître d’armes

roman

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385742867

Ah ! pardieu ! voilà un miracle, me dit Grisier en me voyant paraître à la porte de la salle d’armes où il était resté le dernier et tout seul.

En effet, je n’avais pas remis le pied au faubourg Montmartre, n° 4, depuis le soir où Alfred de Nerval nous avait raconté l’histoire de Pauline.

– J’espère, continua notre digne professeur avec sa sollicitude toute paternelle pour ses anciens écoliers, que ce n’est pas quelque mauvaise affaire qui vous amène ?

– Non, mon cher maître, et si je viens vous demander un service, lui répondis-je, il n’est pas du genre de ceux que vous m’avez parfois rendus en pareil cas.

– Vous savez que, pour quelque chose que ce soit, je suis tout à vous. Ainsi, parlez.

– Eh bien ! mon cher, il faut que vous me tiriez d’embarras.

– Si la chose est possible, elle est faite.

– Aussi je n’ai pas douté de vous.

– J’attends.

– Imaginez-vous que je viens de passer un traité avec mon libraire, et que je n’ai rien à lui donner.

– Diable !

– Alors je viens à vous pour que vous me prêtiez quelque chose.

– À moi ?

– Sans doute ; vous m’avez raconté cinquante fois votre voyage en Russie.

– Tiens, au fait !

– Vers quelle époque y étiez-vous ?

– Pendant 1824, 1825, 1826.

– Justement pendant les années les plus intéressantes : la fin du règne de l’empereur Alexandre et l’avènement au trône de l’empereur Nicolas.

– J’ai vu enterrer l’un et couronner l’autre. Eh mais ! attendez donc !...

– Que je le savais bien !...

– Une histoire merveilleuse.

– C’est ce qu’il me faut.

– Imaginez donc... Mais mieux que cela ; avez-vous de la patience ?

– Vous demandez cela à un homme qui passe sa vie à faire des répétitions.

– Eh bien ! alors, attendez.

Il alla à une armoire et en tira une énorme liasse de papiers.

– Tenez, voilà votre affaire.

– Un manuscrit, Dieu me pardonne !

– Les notes d’un de mes confrères qui était à Saint-Pétersbourg en même temps que moi, qui a vu tout ce que j’ai vu, et en qui vous pouvez avoir la même confiance qu’en moi-même.

– Et vous me donnez cela ?

– En toute propriété.

– Mais c’est un trésor.

– Où il y a plus de cuivre que d’argent, et plus d’argent que d’or. Tel qu’il est, enfin, tirez-en le meilleur parti possible.

– Mon cher, dès ce soir je vais me mettre à la besogne et dans deux mois...

– Dans deux mois ?...

– Votre ami se réveillera un matin, imprimé tout vif.

– Vraiment ?

– Vous pouvez être tranquille.

– Eh bien, parole d’honneur, ça lui fera plaisir.

– À propos, il manque une chose à votre manuscrit.

– Laquelle ?

– Un titre.

– Comment, il faut que je vous donne aussi le titre ?

– Puisque vous y êtes, mon cher, ne faites pas les choses à moitié.

– Vous avez mal regardé, il y en a un.

– Où cela ?

– Sur cette page ; voyez : Le Maître d’armes.

– Eh bien ! alors, puisqu’il y est, nous le laisserons.

– Ainsi donc ?

– Adopté.

Grâce à ce préambule, le public voudra bien se tenir pour averti que rien de ce qu’il va lire n’est de moi, pas même le titre.

D’ailleurs, c’est l’ami de Grisier qui parle.

 

I

 

J’étais encore dans l’âge des illusions, je possédais une somme de quatre mille francs, qui me paraissait un trésor inépuisable, et j’avais entendu parler de la Russie comme d’un véritable Eldorado pour tout artiste un peu supérieur dans son art : or, comme je ne manquais pas de confiance en moi-même, je me décidai à partir pour Saint-Pétersbourg.

Cette résolution une fois prise fut bientôt exécutée : j’étais garçon, je ne laissais rien derrière moi, pas même des dettes ; je n’eus donc à prendre que quelques lettres de recommandation et mon passeport, ce qui ne fut pas long, et huit jours après m’être décidé au départ, j’étais sur la route de Bruxelles.

J’avais choisi la voie de terre, d’abord parce que je comptais donner quelques assauts dans les villes où je passerais et défrayer ainsi le voyage par le voyage même ; ensuite parce que, enthousiaste de notre gloire, je désirais visiter quelques-uns de ces beaux champs de bataille, où je croyais que, comme au tombeau de Virgile, les lauriers devaient pousser tout seuls.

Je m’arrêtai deux jours dans la capitale de la Belgique ; le premier jour j’y donnai un assaut, et le second jour j’eus un duel. Comme je me tirai assez heureusement de l’un et de l’autre, on me fit, pour rester dans la ville, des propositions fort acceptables, que cependant je n’acceptai point : j’étais poussé en avant.

Néanmoins, je m’arrêtai un jour à Liège ; j’avais là, aux archives de la ville, un ancien écolier près duquel je ne voulais pas passer sans lui faire ma visite. Il demeurait rue Pierreuse : de la terrasse de sa maison, et en faisant connaissance avec le vin du Rhin, je pus donc voir la ville se dérouler sous mes pieds, depuis le village d’Herstal, où naquit Pépin, jusqu’au château de Ranioule, d’où Godefroy partit pour la Terre Sainte. Cet examen ne se fit pas sans que mon écolier me racontât, sur tous ces vieux bâtiments, cinq ou six légendes plus curieuses les unes que les autres ; une des plus tragiques est, sans contredit, celle qui a pour titre le Banquet de Varfusée, et pour sujet le meurtre du bourgmestre Sébastien Laruelle, dont une des rues de la ville porte encore aujourd’hui le nom.

J’avais dit à mon écolier, au moment de monter dans la diligence d’Aix-la-Chapelle, mon projet de descendre aux villes célèbres et de m’arrêter aux champs de bataille fameux, mais il avait ri de ma prétention et m’avait appris qu’en Prusse, on ne s’arrête pas où on veut, mais où veut le conducteur, et qu’une fois enfermé dans sa caisse, on est à son entière disposition. En effet, de Cologne à Dresde, où mon intention bien positive était de rester trois jours, on ne nous tira de notre cage qu’aux heures des repas, et juste le temps de nous laisser prendre la nourriture strictement nécessaire à notre existence. Au bout de trois jours de cette incarcération, contre laquelle au reste personne ne murmura tant elle est convenue dans les États de Sa Majesté Frédéric-Guillaume, nous arrivâmes à Dresde.

C’est à Dresde que Napoléon fit, au moment d’entrer en Russie, cette grande halte de 1812, où il convoqua un empereur, trois rois et un vice-roi ; quant aux princes souverains, ils étaient si pressés à la porte de la tente impériale qu’ils se confondaient avec les aides de camp et les officiers d’ordonnance ; le roi de Prusse fit antichambre trois jours.

Pèlerin pieux de notre gloire comme de nos revers depuis Vilna1, j’avais suivi à cheval la même route que Napoléon avait faite douze ans auparavant, traversant le Niémen, m’arrêtant à Posen, à Vilna, à Ostrovno et Vitebsk, recueillant toutes les traditions que les bons Lituaniens avaient conservées de son passage. J’aurais bien encore voulu voir Smolensk et Moscou, mais cette route me forçait à faire deux cents lieues de plus, et cela m’était impossible. Après être resté un jour à Vitebsk et avoir visité le château où avait séjourné quinze jours Napoléon, je fis venir des chevaux et une de ces petites voitures dont se servent les courriers russes et qu’on appelle des pérékladnoï parce qu’on en change à chaque poste. J’y jetai mon portemanteau et j’eus bientôt derrière moi Vitebsk, emporté par mes trois chevaux, dont l’un, celui du milieu, trottait la tête haute, tandis que ceux de droite et de gauche galopaient, hennissant et la tête basse, comme s’ils eussent voulu dévorer la terre.

Au reste, je ne faisais que quitter un souvenir pour un autre. Cette fois, je suivais la route que Catherine avait prise dans son voyage en Tauride.

 

II

En sortant de Vitebsk, je trouvai la douane russe ; mais attendu que je n’avais qu’un portemanteau, malgré la bonne intention visible qu’avait le chef de poste de traîner la visite en longueur, elle ne dura que deux heures vingt minutes, ce qui est presque inouï dans les annales de la douane moscovite. Cette visite faite, j’en avais pour jusqu’à Saint-Pétersbourg à être tranquille.

Le soir, j’arrivai à Véliki-Louki, dont le nom veut dire « grand arc », et qui doit cette désignation pittoresque aux sinuosités de la rivière Lova, qui passe dans ses murs. Bâtie au XIe siècle, cette ville fut ravagée par les Lituaniens au XIIe, puis conquise par le roi de Pologne Ballori, puis rendue à Ivan Vasiliévitch, puis enfin brûlée par le faux Démétrius. Restée déserte neuf ans, elle fut repeuplée par les Cosaques du Don, du Jaik, dont la population actuelle descend presque entièrement. Elle renferme trois églises, dont deux situées dans la grande rue et devant lesquelles mon postillon ne manqua point, en passant, de faire le signe de la croix.

Malgré la dureté de la voiture non suspendue que j’avais adoptée et le mauvais état des chemins, j’étais résolu de ne point m’arrêter ; car, m’avait-on dit, je pouvais faire les cent soixante-douze lieues qui séparent Vitebsk de Saint-Pétersbourg en quarante-huit heures. Je ne m’arrêtai donc devant la poste que le temps de mettre les chevaux, et je repartis. Il est inutile de dire que je ne dormis pas une heure de toute la nuit ; je dansais dans mon chariot, comme une noisette dans sa coque. J’essayais bien de me cramponner au banc de bois sur lequel on avait étendu une espèce de coussin de cuir de l’épaisseur d’un cahier de papier ; mais au bout de dix minutes j’avais les bras disloqués et j’étais obligé de m’abandonner de nouveau à ce terrible cahotement, plaignant du fond du coeur les malheureux courriers russes qui font quelquefois un millier de lieues dans une pareille voiture.

Déjà la différence entre les nuits moscovites et les nuits de France était sensible. Dans toute autre voiture, j’aurais pu lire ; je dois même avouer que, fatigué de mon insomnie, j’essayai ; mais, à la quatrième ligne, un cahot me fit sauter le livre des mains et, comme je me baissais pour le ramasser, un autre cahot me fit sauter à mon tour de la banquette. Je passai une bonne demi-heure à me débattre dans le fond de ma caisse avant de me remettre sur mes jambes, et je fus guéri du désir de continuer ma lecture.

Au point du jour je me trouvai à Béjanitzi, petit village sans importance et, à quatre heures de l’après-midi, à Porkhoff : vieille ville située sur la Chelonia, qui porte son lin et son blé sur le lac Ilmen, d’où, par la rivière qui unit les deux lacs entre eux, ces denrées gagnent celui de Ladoga : j’étais à moitié de ma route. J’avoue que ma tentation fut grande de m’arrêter une nuit ; mais la malpropreté de l’auberge était telle que je me rejetai dans ma carriole. Il faut dire aussi que l’assurance que me donna le postillon que le chemin qui me restait à faire était meilleur que celui que j’avais fait, entra pour beaucoup dans cette héroïque résolution. En conséquence, mon pérékladnoï repartit au galop, et je continuai de me débattre dans l’intérieur de ma caisse, tandis que mon postillon chantait sur son siège une chanson mélancolique dont je ne comprenais pas les paroles, mais dont l’air semblait merveilleusement applicable à ma douloureuse situation. Si je disais que je m’endormis, on ne me croirait pas, et je ne l’aurais pas cru moi-même si je ne m’étais réveillé avec une effroyable meurtrissure au front. Il y avait eu un tel soubresaut que le postillon avait été lancé de son siège. Quant à moi, j’avais été arrêté par la couverture de ma carriole, et la meurtrissure qui m’avait réveillé venait du contact de mon front avec l’osier. J’eus alors l’idée de mettre le postillon dans la voiture et de me placer sur le siège ; mais, quelque offre que je lui fisse, il n’y voulut pas consentir, soit qu’il ne comprît pas ce que je lui demandais, soit qu’il eût cru manquer à son devoir en y obtempérant. En conséquence, nous nous remîmes en route ; le postillon reprit sa chanson, et moi ma danse. Vers les cinq heures du matin, nous arrivâmes à Selogorodetz, où nous nous arrêtâmes pour déjeuner. Grâce au ciel, il ne nous restait plus qu’une cinquantaine de lieues à faire.

Je rentrai en soupirant dans ma cage, et me reperchai sur mon bâton. Alors seulement je m’avisai de demander s’il était possible d’enlever la couverture de ma carriole ; on me répondit que c’était la chose du monde la plus facile. J’ordonnai qu’on procédât aussitôt à l’opération, et il n’y eut plus que la partie inférieure de ma personne qui continua de se trouver compromise.

À Louga, j’eus une autre idée non moins lumineuse que la première : c’était d’enlever la banquette, d’étendre de la paille dans le fond de ma voiture, et de me coucher dessus en me faisant un traversin de mon portemanteau. Ainsi, d’amélioration en amélioration, mon état finit par devenir à peu près supportable.

Mon postillon me fit arrêter successivement devant le château de Garchina, où fut relégué Paul Ier pendant tout le temps du règne de Catherine, et devant le palais de Tsarskoïe Selo, résidence d’été de l’empereur Alexandre ; mais j’étais si fatigué que je me contentai de soulever la tête pour regarder ces deux merveilles, en me promettant de revenir les voir plus tard, dans une voiture plus commode.

Au sortir de Tsarskoïe Selo, l’essieu d’un droschki qui courait devant moi se rompit tout à coup, et la voiture, sans verser, s’inclina sur le côté. Comme j’étais à cent pas à peu près derrière le droschki, j’eus le temps, avant de l’avoir rejoint, d’en voir sortir un monsieur long et mince, tenant d’une main un claque et de l’autre un de ces petits violons qu’on nomme pochettes. Il était vêtu d’un habit noir, comme on les portait à Paris en 1812, d’une culotte noire, de bas de soie noirs et de souliers à boucles ; et aussitôt qu’il se trouva sur la grande route, il se mit à faire des battements de la jambe droite, et puis des battements de la jambe gauche, puis des entrechats des deux jambes, et enfin trois tours sur lui-même pour s’assurer sans doute qu’il n’avait rien de cassé. L’inquiétude que ce monsieur manifestait pour sa conservation me gagna au point que je ne crus pas devoir passer près de lui sans m’arrêter et sans lui demander s’il ne lui était pas arrivé quelque accident.

– Aucun, Monsieur, aucun, me répondit-il, si ce n’est que je vais manquer ma leçon ; une leçon qu’on me paye un louis, Monsieur, et à la plus jolie personne de Saint-Pétersbourg, à mademoiselle de Vlodeck, qui représente après-demain Philadelphie, une des filles de lord Warton, dans le tableau d’Antoine Van Dyck, à la fête que la cour donne à la duchesse héritière de Weimar !

– Monsieur, lui répondis-je, je ne comprends pas trop ce que vous me dites ; mais n’importe, si je puis vous être bon à quelque chose ?...

– Comment, Monsieur, si vous pouvez m’être bon à quelque chose ? Mais vous pouvez me sauver la vie. Imaginez-vous, Monsieur, que je viens de donner une leçon de danse à la princesse Lubormiska, dont la campagne est à deux pas d’ici, et qui représente Cornélie. Une leçon de deux louis, Monsieur, je n’en donne pas à moins ; j’ai la vogue et j’en profite ; c’est tout simple, il n’y a que moi de maître de danse français à Saint-Pétersbourg. Alors, imaginez que ce drôle me donne une voiture qui casse et qui manque de m’estropier ; heureusement que les jambes sont saines. Je reconnaîtrai ton numéro, va, coquin.

– Si je ne me trompe, Monsieur, lui répondis-je, le service que je puis vous rendre est de vous offrir une place dans ma voiture ?

– Oui, Monsieur, vous l’avez dit, ce serait un immense service, mais vraiment je n’ose...

– Comment donc, entre compatriotes...

– Monsieur est français ?

– Et entre artistes...

– Monsieur est artiste ? Monsieur, Saint-Pétersbourg est une bien mauvaise ville pour les artistes. La danse, surtout la danse ; oh ! elle ne va plus que d’une jambe. Monsieur n’est pas maître de danse, par hasard ?

– Comment ! la danse ne va plus que d’une jambe, mais vous me dites qu’on vous paye un louis la leçon : est-ce que ce serait pour apprendre à marcher à cloche-pied ? Un louis, Monsieur, c’est cependant un fort joli cachet, ce me semble ?

– Oui, oui, dans ce moment, à cause de la circonstance sans doute ; mais, Monsieur, ce n’est plus l’ancienne Russie. Les Français ont tout gâté. Monsieur n’est pas maître de danse, je présume ?

– On m’a parlé cependant de Saint-Pétersbourg comme d’une ville où toutes les supériorités étaient sûres d’être accueillies.

– Oh ! oui, oui, Monsieur, autrefois, il en était ainsi ; au point qu’il y a eu un misérable coiffeur qui gagnait jusqu’à 600 roubles par jour, tandis que c’est à peine si, moi, j’en gagne 80. Monsieur n’est pas maître de danse, j’espère ?

– Non, mon cher compatriote, répondis-je enfin, prenant pitié de son inquiétude, et vous pouvez monter dans ma voiture sans crainte de vous trouver auprès d’un rival.

– Monsieur, j’accepte avec le plus grand plaisir, s’écria aussitôt mon vestris en se plaçant auprès de moi. Et grâce à vous, je serai encore à Saint-Pétersbourg à temps pour donner ma leçon.

Le cocher partit au galop ; trois heures après, c’est-à-dire à la nuit tombée, nous entrions à Saint-Pétersbourg par la porte de Moscou et, d’après les renseignements que m’avait donnés mon compagnon de voyage qui s’était montré pour moi d’une complaisance admirable depuis qu’il avait la conviction que je n’étais pas maître de danse, je descendais à l’hôtel de Londres, place de l’Amirauté, au coin de la perspective de Nevski.

Là, nous nous quittâmes ; il sauta dans un droschki, et moi, j’entrai à l’hôtel.

Je n’ai pas besoin de dire que, quelque envie que j’eusse de visiter la ville de Pierre Ier, je remis la chose au lendemain ; j’étais littéralement brisé et je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes. À peine si j’eus la force de monter dans ma chambre, où heureusement je trouvai un bon lit, meuble qui m’avait entièrement fait défaut depuis Vilna.

Je me réveillai le lendemain à midi. La première chose que je fis fut de courir à ma fenêtre ; j’avais devant moi le palais de l’Amirauté avec sa longue flèche d’or surmontée d’un vaisseau et sa ceinture d’arbres ; à ma gauche, l’hôtel du Sénat ; à ma droite, le palais d’Hiver et l’Ermitage ; puis, dans les intervalles de ces splendides monuments, des échappées de vue sur la Neva qui me semblait large comme une mer.

Je déjeunai tout en m’habillant et, aussitôt habillé, je courus sur le quai du Palais que je remontai jusqu’au pont Troïtskoï, pont qui, soit dit en passant, a dix-huit cents pieds de long, et d’où l’on m’avait invité à regarder tout d’abord la ville. C’était le meilleur conseil que j’eusse reçu de ma vie.

En effet, je ne sais pas s’il existe dans le monde entier un panorama pareil à celui qui se déroula devant mes yeux lorsque, tournant le dos au quartier de Viborg, je laissai mon regard s’étendre jusqu’aux îles de Volnoï et au golfe de Finlande.

Près de moi, à ma droite, amarrée comme un vaisseau par deux légers points à l’île d’Aptekarskoï, s’élevait la forteresse, premier berceau de Saint-Pétersbourg, au-dessus des murailles de laquelle s’élançaient la flèche d’or de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul où sont enterrés les tsars, et la toiture verte de l’hôtel des Monnaies. En face de la forteresse et sur l’autre rive, j’avais à ma gauche le palais de Marbre, dont le grand défaut est que l’architecte semble avoir oublié de lui faire une façade ; l’Ermitage, charmant refuge bâti par Catherine II contre l’étiquette ; le palais impérial d’Hiver, plus remarquable par sa masse que par sa forme, par sa grandeur que par son architecture ; l’Amirauté, avec ses deux pavillons et ses escaliers de granit, l’Amirauté, centre gigantesque auquel aboutissent les trois principales rues de Saint-Pétersbourg : la perspective de Nevski, la rue des Pois et la rue de la Résurrection ; enfin, au-delà de l’Amirauté, le quai Anglais et ses magnifiques hôtels, terminé par l’Amirauté neuve.

Après avoir laissé mon regard suivre cette longue ligne de majestueux bâtiments, je le ramenai en face de moi : là s’élevait, à la pointe de l’île de Vasilievskoï, la Bourse, monument moderne, bâti on ne sait trop pourquoi entre deux colonnes rostrales, et dont les escaliers demi-circulaires baignent leurs dernières marches dans le fleuve. Après elle, sur la rive qui regarde le quai Anglais, est la ligne des douze collèges ; l’Académie des sciences, celle des beaux-arts et, au bout de cette splendide perspective, l’École des mines, située à l’extrémité de la courbe décrite par le fleuve.

De l’autre côté de cette île qui doit son nom à un lieutenant de Pierre Ier nommé Bazile, à qui ce prince avait donné un commandement tandis que lui-même, occupé à bâtir la forteresse, occupait sa petite cabane de l’île de Pétersbourg, coule vers les îles de Volnoï le bras du fleuve que l’on appelle la petite Neva. C’est là que sont situées, au milieu de jardins délicieux, fermés par des grilles dorées toutes tapissées de fleurs et d’arbustes empruntés, pour les trois mois d’été dont jouit Saint-Pétersbourg, à l’Afrique et à l’Italie et qui retrouvent, pendant les neuf autres mois de l’année, la température de leur pays natal dans des serres chaudes, c’est là, dis-je, que sont situées les maisons de campagne des plus riches seigneurs de Saint-Pétersbourg. L’une de ces îles est même tout entière à l’Impératrice, qui y a fait élever un charmant petit palais, et qui l’a convertie en jardins et en promenades.

Si l’on tourne le dos à la forteresse et si l’on remonte le cours du fleuve au lieu de le descendre, la vue change de caractère, tout en restant grandiose. En effet, de ce côté j’avais, aux deux extrémités mêmes du pont sur lequel j’étais placé, sur une rive l’église de la Trinité, et sur l’autre le jardin d’Été ; puis, à ma gauche, la petite maison de bois qu’occupait Pierre Ier tandis qu’il faisait bâtir la forteresse. Près de cette cabane est encore un arbre auquel, à la hauteur de dix pieds à peu près, est clouée une Vierge. Quand le fondateur de Saint-Pétersbourg demanda à quelle hauteur, dans les grandes crues, s’élevait le fleuve, on lui montra cette Vierge, et à cette vue il fut tout près d’abandonner sa gigantesque entreprise. L’arbre saint et la maison immortalisée sont entourés d’un bâtiment à arcades, destiné à protéger contre l’action du temps et les injures du climat cette cabane d’une simplicité grossière, qui se compose de trois pièces seulement : d’une salle à manger, d’un salon et d’une chambre à coucher. Pierre Ier fondait une ville et n’avait pas pris le temps de se bâtir une maison.

Un peu plus loin, toujours à gauche, et de l’autre côté de la grande Neva, sont le vieux Pétersbourg, l’hôpital militaire, l’Académie de médecine, enfin le village d’Okla et ses alentours ; en face de ces édifices, à droite de la caserne des chevaliers gardes, le palais de Tauride avec son toit d’émeraude, les casernes de l’artillerie, la maison de Charité et le vieux monastère de Smolna.

Je ne puis dire combien de temps je restai ravi, en extase devant ce double panorama. Au second coup d’oeil, tous ces palais ressemblaient peut-être un peu trop à une décoration d’opéra, et toutes ces colonnes, qui de loin semblent du marbre, peut-être n’étaient-elles de près que de la brique, mais au premier coup d’oeil, c’est quelque chose de merveilleux qui dépasse l’idée qu’on s’en était faite.

Quatre heures sonnèrent. J’étais prévenu que la table d’hôte était servie à quatre heures et demie, je repris donc à mon grand regret le chemin de l’hôtel, en passant cette fois devant l’Amirauté, afin de voir de près la statue colossale de Pierre Ier que j’avais aperçue de ma fenêtre.

Ce fut en revenant seulement, tant j’avais été jusqu’alors préoccupé des grandes masses, que je fis quelque attention à la population, qui mérite cependant bien qu’on s’en occupe par le caractère bien tranché qu’elle présente. À Saint-Pétersbourg, tout est esclave à barbe ou grand seigneur à décoration : il n’y a pas de classe intermédiaire.

Au premier aspect, il faut le dire, le moujik n’excite guère l’intérêt : en hiver, des peaux de mouton retournées, en été, des chemises rayées qui, au lieu d’être enfermées dans le pantalon, flottent sur les genoux, des sandales fixées aux pieds par des lanières qui s’entrecroisent sur les jambes, des cheveux coupés courts et droits au bas de la nuque, une longue barbe se développant aussi touffue qu’il plaît à la nature, voilà pour les hommes ; des pelisses d’étoffe commune ou de longues camisoles à gros plis qui descendent à moitié jupes, d’énormes bottes dans lesquelles le pied et la jambe perdent leur forme, voilà pour les femmes.

Il est vrai de dire aussi que, dans aucun pays du monde peut-être, on ne rencontre chez le peuple pareille sérénité de physionomie. À Paris, sur dix visages appartenant à la dernière classe de la société, cinq ou six au moins expriment la souffrance, la misère ou la crainte. À Saint-Pétersbourg, jamais rien de tout cela. L’esclave, toujours sûr de l’avenir et presque toujours content du présent, n’ayant à s’inquiéter ni de son logement, ni de sa toilette, ni de sa nourriture, soins que son maître est forcé de prendre pour lui, marche dans la vie sans autre souci que celui de recevoir quelques coups de fouet auxquels, depuis longtemps, ses épaules sont habituées. Ces coups, d’ailleurs, il les oublie bien vite, grâce à l’abominable eau-de-vie de grain dont il fait sa boisson ordinaire et qui, au lieu de l’irriter, comme le vin dont s’enivrent nos portefaix, lui donne pour ses supérieurs un respect plus humble et plus profond, pour ses égaux une amitié plus tendre, pour tous enfin une bienveillance des plus comiques et des plus attendrissantes que je connaisse.

Voilà donc bien des raisons de revenir au moujik, dont une prévention injuste nous a d’abord écartés.

Une autre particularité qui me frappait aussi, c’est la libre circulation des rues, avantage que la ville doit aux trois grands canaux qui l’encerclent, et par lesquels se dégorgent les décombres, se font les déménagements, arrivent les denrées et se charrient les bois. De cette façon, jamais d’encombrements de charrettes qui vous forcent de mettre trois heures à faire, en voiture, une course que vous feriez en dix minutes à pied. Au contraire, de l’espace partout : la rue pour les droschki, les kibicks, les briska et les calèches qui se croisent en tous sens, avec une rapidité insensée, ce qui n’empêche pas qu’on entende à chaque instant le mot pascaré, pascaré, « plus vite, plus vite » ; les trottoirs pour les piétons qui ne sont jamais écrasés que s’ils tiennent absolument à l’être ; encore les cochers russes ont-ils une telle habileté pour arrêter court leur attelage lancé au plus grand galop qu’il faut être alors plus adroit que le cocher pour qu’un accident vous arrive.

J’oubliais encore une autre précaution de la police pour indiquer aux piétons qu’ils doivent marcher sur les trottoirs : c’est qu’à moins de se faire ferrer comme les chevaux, il devient très fatigant de marcher sur des pavés qui rappellent agréablement le cailloutis de Lyon. Aussi dit-on de Saint-Pétersbourg que c’est une belle et grande dame, magnifiquement vêtue, mais horriblement chaussée.

Parmi les bijoux que lui ont donnés ses tsars, un des premiers est bien certainement la statue de Pierre Ier, qu’elle doit à la libéralité de Catherine II. Le tsar est monté sur un cheval fougueux qui se cabre, image de la noblesse moscovite qu’il a eu tant de peine à dompter. Il est assis sur une peau d’ours qui représente l’état de barbarie dans lequel il a trouvé son peuple. Puis, pour que l’allégorie fût complète, lorsque l’artiste eut achevé sa statue, on roula jusqu’à Saint-Pétersbourg, pour lui servir de piédestal, un rocher brut, emblème des difficultés que le civilisateur du Nord avait eues à surmonter. Cette inscription latine, reproduite en russe à l’autre face, est gravée sur le granit :

Petro primo Catharina seconda. 1782.

Quatre heures et demie sonnaient comme je faisais, pour la troisième fois, le tour de la grille qui enferme ce monument ; force me fut donc d’abandonner le chef-d’oeuvre de notre compatriote Falconet, sans quoi j’eusse couru grand risque de ne pas trouver place à la table d’hôte.

Saint-Pétersbourg est la plus grande petite ville que je connaisse.

La nouvelle de mon arrivée s’était déjà répandue grâce à mon compagnon de voyage ; et comme il n’avait pu rien dire autre chose de moi sinon que je voyageais en poste et que je n’étais pas maître de danse, la nouvelle avait jeté l’inquiétude parmi la troupe d’industriels français qui prend le titre de colonie, car chacun éprouvait à mon égard la crainte que m’avait si ingénument manifestée mon faiseur de pirouettes, et craignait de rencontrer en moi un concurrent ou un rival.

Aussi mon entrée dans la salle occasionna-t-elle un chuchotement universel parmi les honorables convives de la table d’hôte, qui appartenaient presque tous à la colonie, et chacun chercha-t-il à lire sur ma figure et à deviner par mes manières à quelle classe j’appartenais. Cela fut difficile, à moins d’une bien grande perspicacité, car je me contentai de saluer et de m’asseoir.

Pendant le potage, mon incognito fut encore assez respecté. Mais, après le boeuf, la curiosité, si longtemps comprimée, se fit jour par mon voisin de droite.

– Monsieur est étranger à Saint-Pétersbourg ? me dit-il en me tendant son verre et en s’inclinant.

– Je suis arrivé d’hier au soir, répondis-je en lui versant à boire et en m’inclinant à mon tour.

– Monsieur est compatriote ? me dit alors mon voisin de gauche avec un accent de fausse fraternité.

– Je ne sais, Monsieur ; moi, je suis de Paris.

– Et moi de Tours, jardin de la France, la province où, comme vous le savez, on parle le plus beau langage. Aussi je suis venu à Saint-Pétersbourg pour y être outchitel.

– Sans indiscrétion, Monsieur, demandai-je à mon voisin de droite, puis-je vous demander ce que c’est qu’un outchitel ?

– Un marchand de participes, me répondit mon voisin de l’air le plus méprisant.

– Monsieur ne vient pas, je présume, dans le même but que moi, continua mon Tourangeau, ou, sans cela, je lui donnerais un conseil d’ami : ce serait de retourner bien vite en France.

– Et pourquoi cela, Monsieur ?

– Parce que la dernière foire aux professeurs a été très mauvaise à Moscou.

– Comment ! la foire aux professeurs ? m’écriai-je stupéfait.

– Eh ! oui, Monsieur. Ignorez-vous que ce pauvre monsieur le Duc a perdu moitié, cette année, sur sa marchandise ?

– Monsieur, dis-je en m’adressant à mon voisin de droite, voulez-vous me permettre de vous demander ce que c’est que monsieur le Duc ?

– Un estimable restaurateur, Monsieur, qui tient boutique d’enseigneurs, les héberge et les taxe selon leurs mérites et qui, lorsque arrivent Pâques et Noël, ces grandes fêtes des Russes pendant lesquelles les grands ont l’habitude de se rendre dans la capitale, ouvre ses magasins et, outre les frais qu’il a faits pour le professeur qu’il place, a encore une commission. Eh bien ! cette année, il lui est resté le tiers de ses cuistres, et on lui a renvoyé un sixième de ceux qu’il avait expédiés en province, de sorte que le pauvre homme est sur le point de manquer.

– Ah ! vraiment !

– Ainsi, vous voyez, Monsieur, reprit l’outchitel, que si vous venez pour être gouverneur, le moment est mal choisi, puisque des gens qui sont nés en Touraine, c’est-à-dire dans la province où l’on parle le mieux la langue française, ont quelque peine à se placer.

– Eh bien ! Monsieur, rassurez-vous sur mon compte, répondis-je ; j’exerce un autre genre d’industrie.

– Monsieur, me dit mon vis-à-vis avec un accent qui dénonçait son Bordeaux d’une lieue, il est bon que je vous prévinsse que, si vous faites dans les vins, c’est un lamentable métier, et où il n’y a plus que de l’eau z’à boire.

– Comment donc ! Monsieur, répondis-je : est-ce que les Russes se sont mis à la bière, ou ont planté des vignes dans le Kamtchatka, par hasard ?

– Bagasse ! si ce n’était que cela, on leur ferait concurrence ; mais le grand seigneur russe, il achète touzours et ne paye jamais.

– Je vous remercie, Monsieur, de l’avis que vous me donnez ; mais j’ai la certitude, moi, qu’on ne fera pas banqueroute sur mes fournitures. Je ne fais pas dans les vins.

– Dans tous les cas, Monsieur, me dit alors avec un accent lyonnais des mieux articulés un individu vêtu d’une redingote à brandebourgs avec un collet garni de fourrures, quoiqu’on fût en plein été ; dans tous les cas, je vous conseille, si vous êtes marchand de draps et de fourrures, d’employer d’abord le meilleur de votre marchandise pour vous-même, attendu que vous ne m’avez pas l’air d’une constitution bien robuste, et qu’ici, voyez-vous, les poitrines délicates, ça file vite. Nous avons enterré quinze Français l’hiver dernier. Ainsi vous voilà prévenu.

– Je me mettrai en mesure, Monsieur, et comme je compte me fournir chez vous, j’espère que vous me traiterez en compatriote.

– Comment donc ! Monsieur, avec le plus grand plaisir. Je suis de la ville de Lyon, seconde capitale de France, et vous savez que nous autres Lyonnais, nous sommes réputés pour la conscience ; et du moment où vous n’êtes pas marchand de draps et de fourrures...

– Eh ! ne voyez-vous pas que notre cher compatriote ne veut pas nous dire qui il est ? dit du bout des dents un monsieur dont la chevelure roulée au fer exhalait une abominable odeur de pommade au jasmin, et qui essayait, sans y réussir, de trouver depuis un quart d’heure le joint de l’aile d’une volaille dont chacun attendait un morceau. Ne voyez-vous pas, répéta-t-il en appuyant sur chaque mot, ne voyez-vous pas que Monsieur ne veut pas nous dire qui il est ?

– Si j’avais le bonheur d’avoir des façons comme les vôtres, Monsieur, répondis-je, et d’exhaler une odeur aussi délicieusement aromatisée, la société n’aurait pas tant de peine à deviner qui je suis, n’est-ce pas ?

– Qu’est-ce à dire, Monsieur ? s’écria le jeune homme frisé ; qu’est-ce à dire ?

– C’est-à-dire que vous êtes coiffeur.

– Monsieur, avez-vous l’intention de m’insulter ?

– On vous insulte, à ce qu’il paraît, quand on vous dit qui vous êtes ?

– Monsieur, dit le jeune homme frisé en haussant la voix et en tirant une carte de sa poche, voici mon adresse.

– Eh ! Monsieur, répondis-je, découpez votre poulet.

– C’est-à-dire que vous refusez de me rendre raison ?

– Vous vouliez savoir mon état, Monsieur ? mon état me défend de me battre.

– Vous êtes donc un lâche, Monsieur ?

– Non, Monsieur, je suis maître d’armes.

– Ah ! fit le jeune homme frisé en se rasseyant.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel mon interlocuteur essaya, inutilement encore, d’enlever une aile à son poulet ; enfin, de guerre lasse, il le passa à son voisin.

– Ah ! Monsieur est maître d’armes, me dit au bout de quelques secondes mon voisin le Bordelais. Zoli état, Monsieur ; z’en ai zoué un peu quand z’étais zeune et que z’avais une mauvaise tête.

– C’est une branche d’industrie peu cultivée ici et qui ne peut manquer d’y fleurir, dit le professeur, surtout enseignée par un homme comme Monsieur.

– Oui, sans doute, reprit à son tour le canut ; mais je conseille à Monsieur de porter des gilets de flanelle quand il donnera ses leçons, et de se faire un manteau de fourrures pour s’envelopper chaque fois qu’il aura fait assaut.

– Ma foi, mon cher compatriote, dit à son tour, en se servant un morceau du poulet que son voisin avait découpé pour lui, le jeune homme frisé qui avait repris tout son aplomb. Ma foi, mon cher compatriote, car vous êtes de Paris, m’avez-vous dit ?...

– Oui, Monsieur.

– Moi aussi... Vous avez fait là, je crois, une excellente spéculation ; car nous n’avons ici, je crois, qu’une espèce de mauvais prévôt, un ancien figurant de la Gaîté, qui est parvenu à se faire nommer maître d’armes de la garde en réglant des combats au petit théâtre. Vous le verrez là, dans la Perspective, et qui apprend à ses élèves à faire les quatre coups. Je l’ai fait venir pour continuer avec lui : mais, aux premières bottes, je me suis aperçu que j’étais le maître et qu’il était l’écolier ; de sorte que je l’ai renvoyé comme un pleutre en lui payant son cachet la moitié de ce que je prends pour une coiffure, et le pauvre diable a encore été trop content.

– Monsieur, lui dis-je, je connais l’homme dont vous parlez. Comme étranger et comme Français, vous n’auriez pas dû dire ce que vous avez dit ; car, comme étranger, vous devez respecter le choix de l’Empereur et, comme Français, vous ne devez pas dénigrer un compatriote. C’est une leçon que je vous donne à mon tour, Monsieur, et que je ne vous fais pas payer, même un demi-cachet ; vous voyez que je suis généreux.

À ces mots, je me levai de table, car j’avais déjà assez de la colonie française et j’avais hâte de la quitter. Un jeune homme, qui n’avait rien dit pendant tout le temps du dîner, se leva à son tour et sortit en même temps que moi.

– Il paraît, Monsieur, me dit-il en souriant, qu’il ne vous a pas fallu une longue séance pour juger nos chers compatriotes.

– Non, certes, et je dois avouer que le jugement ne leur est pas avantageux.

– Eh bien ! reprit-il en haussant les épaules, voilà pourtant d’après quel prospectus on nous juge à Saint-Pétersbourg. Les autres nations envoient à l’étranger ce qu’elles ont de meilleur ; nous y envoyons généralement ce que nous avons de pire, et cependant partout nous contrebalançons leur influence. C’est bien honorable pour la France, mais c’est bien triste pour les Français.

– Et vous habitez Saint-Pétersbourg, Monsieur ? lui demandai-je.

– Depuis un an ; mais je le quitte ce soir.

– Comment ?

– Je vais retenir ma voiture. Monsieur, j’ai l’honneur...

– Monsieur, votre très humble...

Pardieu ! me dis-je en remontant mon escalier tandis que mon interlocuteur gagnait la porte, je joue de malheur ; je rencontre par hasard un homme comme il faut, et il part le même jour où j’arrive.

Je trouvai dans ma chambre le garçon occupé à préparer mon lit pour la sieste. À Saint-Pétersbourg, comme à Madrid, on dort généralement après le dîner : c’est qu’en effet il y a deux mois pendant lesquels il fait plus chaud en Russie qu’en Espagne.

Ce repos m’allait merveilleusement, à moi qui étais encore moulu des deux dernières journées que je venais de passer en voiture, et qui désirais jouir le plus tôt possible d’une de ces belles nuits de la Neva que l’on m’avait tant vantées. Je demandai donc au garçon de quelle manière il fallait s’y prendre pour se procurer une gondole ; il me répondit que c’était la chose la plus simple, qu’il n’y avait qu’à la commander et que, moyennant dix roubles, commission payée, il se chargerait de ce soin. J’avais déjà converti quelque argent en papier, je lui donnai un billet rouge et je lui recommandai de venir me réveiller à neuf heures.

Le billet rouge avait produit son effet : à neuf heures, le garçon frappait à ma porte, et le batelier m’attendait en bas.

La nuit n’était qu’un crépuscule doux et limpide à l’aide duquel on aurait pu lire facilement et qui permettait de voir à une distance considérable les objets, perdus dans un vague délicieux et revêtus de tons ignorés, même sous le ciel de Naples. La chaleur étouffante de la journée s’était changée en une charmante brise qui, en passant sur les îles, apportait avec elle une éphémère et suave odeur de roses et d’orangers. Toute la ville, abandonnée et déserte le jour, s’était repeuplée et se pressait sur sa promenade marine, où son aristocratie affluait par toutes les branches de la Neva. Toutes les gondoles venaient se ranger autour d’une immense barque amarrée en face de la citadelle et chargée de plus de soixante musiciens. Tout à coup, une harmonie merveilleuse, et de laquelle je n’avais aucune idée, s’éleva du fleuve et monta majestueusement vers le ciel ; j’ordonnai à mes deux rameurs de me conduire le plus près possible de cet orgue gigantesque et vivant, dont chaque musicien forme pour ainsi dire un tuyau ; car j’avais reconnu cette musique des cors dont on m’avait tant parlé et dans laquelle chaque exécutant ne fait qu’une note, rendant un son d’après un signe et le prolongeant autant de temps que le bâton du chef d’orchestre est tourné vers lui. Cette instrumentation si nouvelle pour moi tenait du miracle ; je n’aurais jamais cru qu’on pouvait jouer de l’homme comme on jouait du piano, et je ne savais ce que je devais admirer le plus, ou la patience du chef, ou la docilité de l’orchestre. Il est vrai que, lorsque plus tard j’eus fait connaissance avec le peuple russe et que j’eus vu son étrange aptitude à tous les arts mécaniques, je ne m’étonnai pas plus de ses concerts de cors que de ses maisons faites à la hache. Mais pour le moment, je fus, je l’avoue, ravi comme en extase, et la première partie du concert était déjà finie que j’écoutais encore.

Ce concert dura une partie de la nuit. Jusqu’à deux heures du matin, je me tins à portée d’entendre et de voir, au lieu d’aller, comme tout le monde, d’un endroit à un autre : il me semblait que c’était pour moi seul que le concert était donné, et que de pareilles merveilles d’harmonie ne pouvaient pas se renouveler tous les soirs. J’eus donc le loisir d’examiner les instruments dont se servaient les musiciens : ce sont des tubes recourbés seulement à l’embouchure et qui vont en s’élargissant jusqu’à l’extrémité, d’où s’échappe le son. Ces espèces de clairons varient depuis deux pieds jusqu’à trente pieds de long. Seulement trois personnes se réunissent pour jouer de ces derniers : il y en a deux qui portent l’instrument et une qui souffle.

Je rentrai comme le jour commençait à paraître, tout émerveillé de cette nuit que je venais de passer sous ce ciel byzantin, au milieu de cette harmonie septentrionale, sur ce fleuve si large qu’il semble un lac et si pur qu’il réfléchit, comme un miroir, toutes les étoiles du ciel et toutes les lumières de la terre. J’avoue qu’en ce moment Saint-Pétersbourg me parut au-dessus de tout ce qu’on m’avait dit d’elle, et je reconnus que, si ce n’était point le paradis, c’était du moins quelque chose qui y touchait de bien près.

Je ne pus pas dormir tant cette musique éolienne me poursuivait partout. Aussi, quoique je me fusse couché à plus de trois heures, à six heures du matin j’étais debout. Je mis en ordre quelques lettres de recommandation qu’on m’avait données et que je ne comptais remettre qu’après avoir donné un assaut public, afin de ne pas être obligé de me charger moi-même de mon prospectus ; je n’en pris sur moi qu’une seule, qu’un de mes amis m’avait chargé de remettre en main propre. Cette lettre était de sa maîtresse, avouons-le, simple grisette du Quartier latin, et adressée à sa soeur, simple marchande de modes ; mais ce n’est pas ma faute si les événements mêlent toutes les classes et si la marée des révolutions met de nos jours le peuple si souvent en face de la royauté.

Cette lettre portait pour suscription :

À mademoiselle Louise Dupuy, chez madame Xavier, marchande de modes, perspective de Nevski, près de l’église arménienne, en face du bazar.

Le tout écrit de cette écriture et avec cette orthographe que vous savez.

Je ne m’en faisais pas moins une fête de remettre cette lettre moi-même. À huit cents lieues de la France, il est toujours agréable de voir une jeune et jolie compatriote, et je savais que Louise était jeune et jolie. D’ailleurs, elle qui connaissait Saint-Pétersbourg puisqu’elle l’habitait depuis quatre ans, me donnerait des conseils sur la manière de m’y conduire.

Cependant, comme je ne pouvais convenablement me présenter chez elle à sept heures du matin, je résolus de faire mon tour de ville et de ne revenir à la perspective de Nevski que vers les cinq heures.

J’appelai le garçon ; cette fois ce fut un valet de place qui s’offrit en son lieu. Les valets de place sont en même temps des domestiques et des cicérones, ils cirent les bottes et montrent les palais. Je l’arrêtai, surtout pour la première de ces fonctions ; quant à la seconde, j’avais d’avance étudié mon Saint-Pétersbourg de manière à en savoir autant que lui là-dessus.

 

III

 

Je n’avais pas pris la peine de m’inquiéter d’une voiture comme j’avais fait la veille d’une barque ; car, si peu que je fusse sorti encore dans les rues de Saint-Pétersbourg, j’avais vu à chaque carrefour des stations de kibicks et de droschki. Aussi, à peine eus-je traversé la place de l’Amirauté pour gagner la colonne d’Alexandre, qu’au premier signe que je fis, je me trouvai entouré d’ivoschiks qui me firent au rabais les offres les plus séduisantes. Comme il n’y a pas de tarif, je voulus voir jusqu’où irait la diminution ; elle alla jusqu’à cinq roubles ; pour cinq roubles, je fis prix avec le conducteur d’un droschki pour toute la journée, et je lui indiquai aussitôt le palais de Tauride.

Ces ivoschiks, ou cochers, sont en général des serfs qui, moyennant une certaine redevance, nommée abrock, ont acheté de leurs seigneurs la permission de venir faire fortune pour leur compte à Saint-Pétersbourg. L’ustensile dont ils se servent pour courir après cette déesse est une espèce de traîneau à quatre roues dans lequel la banquette, au lieu d’être en travers, est en long, de sorte qu’on n’est point assis comme dans nos tilburys, mais à cheval comme sur les vélocipèdes dont se servent les enfants aux Champs-Élysées. Cette machine est attelée d’un cheval non moins sauvage que son maître et qui, comme lui, a quitté les steppes natales pour venir arpenter en tous sens les rues de Saint-Pétersbourg. L’ivoschik a pour son cheval une affection toute paternelle et, au lieu de le battre, comme font nos cochers français, il lui parle plus affectueusement encore que le muletier espagnol à sa mule capitane. C’est son père, c’est son oncle, c’est son petit pigeon ; il improvise pour lui des chansons dont il invente l’air en même temps que les paroles, et dans lesquelles il lui promet pour l’autre vie, en échange des peines qu’il éprouve dans celle-ci, mille félicités dont l’homme le plus exigeant se contenterait très bien. Aussi, le malheureux animal, sensible à la flatterie ou confiant dans la promesse, va-t-il sans cesse au grand trot, ne dételant presque jamais et s’arrêtant pour manger à des auges disposées dans toutes les rues à cet effet : voilà pour le droschki et pour le cheval.

Quant au cocher, il a un trait de ressemblance avec le lazzarone napolitain : c’est qu’on n’a pas besoin de connaître sa langue pour se faire comprendre de lui tant sa fine intelligence pénètre la pensée de celui qui parle. Il est assis sur un petit siège, entre celui qu’il conduit et son cheval, ayant son numéro d’ordre pendu au cou et tombant entre les deux épaules, afin que le voyageur, qui a toujours ce numéro sous les yeux, puisse le saisir s’il est mécontent de son ivoschik ; dans ce cas, on envoie ou l’on porte ce numéro à la police et, sur votre plainte, l’ivoschik est presque toujours puni, mais c’est rarement nécessaire.

Le peuple russe est instinctivement bon, et il n’y a peut-être point de capitale où les meurtres par cupidité ou par vengeance soient plus rares qu’à Saint-Pétersbourg. Il y a même plus : quoique très porté au vol, le moujik a horreur de l’effraction, et vous pourriez confier sans aucune crainte une lettre cachetée, pleine de billets de banque, sût-il même ce qu’il porte, à un valet de place ou à un cocher, tandis qu’il serait imprudent de laisser traîner à la portée de cet homme les moindres pièces de monnaie.

Je ne sais pas si mon ivoschik était voleur, mais à coup sûr il craignait fort d’être volé, car en arrivant à la grille du palais de Tauride, il me fit entendre que, comme le palais avait deux sorties, il désirait fort que je lui donnasse sur ses cinq roubles un acompte équivalent au prix de la course que je venais de faire. À Paris, j’aurais sévèrement répondu à l’insolent demandeur ; à Saint-Pétersbourg, je n’en fis que rire, car cela arrivait à de plus grands que moi, qui ne s’en formalisaient pas. En effet, deux mois auparavant, l’empereur Alexandre, se promenant à pied, comme c’était son habitude, et se voyant menacé d’une pluie, prit un droschki sur la place et se fit conduire au palais impérial ; arrivé là, il fouilla dans sa poche et s’aperçut qu’il n’avait pas d’argent ; alors, descendant du droschki :

– Attends, dit-il à l’ivoschik, je vais t’envoyer le prix de ta course.

– Ah ! oui, dit le cocher, je peux compter là-dessus.

– Comment cela ? demanda l’Empereur étonné.

– Oh ! je sais bien ce que je dis : autant de personnes que je mène devant une maison à deux portes, et qui descendent sans me payer, autant de débiteurs que je ne revois plus.

– Comment, même devant le palais de l’Empereur ?

– Plus souvent encore là qu’ailleurs. Les grands seigneurs ont très peu de mémoire.

– Il fallait te plaindre et faire arrêter les voleurs, dit Alexandre que cette conversation amusait.

– Faire arrêter un noble ! Votre Excellence sait bien qu’on l’essayerait en vain. Si c’était quelqu’un de nous, à la bonne heure, c’est facile, ajouta le cocher en montrant sa barbe, car on sait par où nous prendre ; mais vous autres, grands seigneurs, qui avez le menton rasé, impossible ! Ainsi donc, que Votre Excellence cherche bien dans ses poches, et je suis sûr qu’elle y trouvera de quoi me payer.

– Écoute, dit l’Empereur, voici mon manteau, il vaut bien la course, n’est-ce pas ? Eh bien ! garde-le, tu le remettras à celui qui t’apportera l’argent.

– Eh bien ! à la bonne heure, dit l’ivoschik, vous êtes raisonnable, vous.

Un instant après, le cocher reçut, en échange du manteau resté en gage, un billet de cent roubles. L’Empereur avait payé à la fois pour lui et pour ceux qui venaient chez lui.

Comme je ne pouvais me passer la fantaisie d’une pareille liberté, je me contentai de donner à mon ivoschik les cinq roubles qui étaient le prix de sa journée, enchanté de lui prouver que j’avais plus de confiance en lui qu’il n’en avait eu en moi. Il est vrai que je savais son numéro et qu’il ne savait pas mon nom.

Le palais de Tauride est un don que fit, avec ses meubles magnifiques, ses statues de marbre et ses lacs aux poissons d’or et d’azur, le favori Potemkine à sa puissante et grande souveraine Catherine II pour célébrer la conquête du pays dont il porte le nom ; mais ce qui est étonnant, ce n’est point le faste du donateur, c’est la religion avec laquelle le secret fut gardé. Une merveille s’était élevée dans sa capitale, et Catherine n’en savait rien ; si bien qu’un soir, lorsque le ministre invita l’Impératrice à la fête nocturne qu’il comptait lui donner, à la place de quelques humides prairies qu’elle connaissait, elle trouva, resplendissant de lumières, plein d’harmonie et tout émaillé de fleurs vivantes, un palais qu’elle aurait pu croire bâti par la main des fées.