En 1829, par une jolie
matinée de printemps, un homme âgé d'environ cinquante ans suivait
à cheval un chemin montagneux qui mène à un gros bourg, situé près
de la Grande-Chartreuse. Ce bourg est le chef-lieu d'un canton
populeux circonscrit par une longue vallée. Un torrent à lit
pierreux souvent à sec, alors rempli par la fonte des neiges,
arrose cette vallée serrée entre deux montagnes parallèles, que
dominent de toutes parts les pics de la Savoie et ceux du Dauphiné.
Quoique les paysages compris entre la chaîne des deux Mauriennes
aient un air de famille, le canton à travers lequel cheminait
l'étranger présente des mouvements de terrain et des accidents de
lumière qu'on chercherait vainement ailleurs. Tantèt la vallée
subitement élargie offre un irrégulier tapis de cette verdure que
les constantes irrigations dues aux montagnes entretiennent si
fraîche et si douce à l'oeil pendant toutes les saisons. Tantèt un
moulin à scie montre ses humbles constructions pittoresquement
placées, sa provision de longs sapins sans écorce, et son cours
d'eau pris au torrent et conduit par de grands tuyaux de bois
carrément creusés, d'où s'échappe par les fentes une nappe de
filets humides. Çà et là, des chaumières entourées de jardins
pleins d'arbres fruitiers couverts de fleurs réveillent les idées
qu'inspire une misère laborieuse. Plus loin, des maisons à toitures
rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des
écailles de poisson, annoncent l'aisance due à de longs travaux.
Enfin au-dessus de chaque porte se voit le panier suspendu dans
lequel sèchent les fromages. Partout les haies, les enclos sont
égayés par des vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes
dont le feuillage se donne aux bestiaux. Par un caprice de la
nature, les collines sont si rapprochées en quelques endroits qu'il
ne se trouve plus ni fabriques, ni champs, ni chaumières. Séparées
seulement par le torrent qui rugit dans ses cascades, les deux
hautes murailles granitiques s'élèvent tapissées de sapins à noir
feuillage et de hêtres hauts de cent pieds. Tous droits, tous
bizarrement colorés par des taches de mousse, tous divers de
feuillage, ces arbres forment de magnifiques colonnades bordées
au-dessous et au-dessus du chemin par d'informes haies
d'arbousiers, de viornes, de buis, d'épine rose. Les vives senteurs
de ces arbustes se mêlaient alors aux sauvages parfums de la nature
montagnarde, aux pénétrantes odeurs des jeunes pousses du mélèze,
des peupliers et des pins gommeux. Quelques nuages couraient parmi
les rochers en se voilant, en en découvrant tour à tour les cimes
grisâtres, souvent aussi vaporeuses que les nuées dont les moelleux
flocons s'y déchiraient. A tout moment le pays changeait d'aspect
et le ciel de lumière; les montagnes changeaient de couleur, les
versants de nuances, les vallons de forme: images multipliées que
des oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers les
troncs d'arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis,
rendaient délicieuses à voir au milieu du silence, dans la saison
où tout est jeune, où le soleil enflamme un ciel pur. Enfin c'était
un beau pays, c'était la France.
Homme de haute taille, le
voyageur était entièrement vêtu de drap bleu aussi soigneusement
brossé que devait l'être chaque matin son cheval au poil lisse, sur
lequel il se tenait droit et vissé comme un vieil officier de
cavalerie. Si déjà sa cravate noire et ses gants de daim, si les
pistolets qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau bien
attaché sur la croupe de son cheval, n'eussent indiqué le
militaire, sa figure brune marquée de petite vérole, mais régulière
et empreinte d'une insouciance apparente, ses manières décidées, la
sécurité de son regard, le port de sa tête, tout aurait trahi ces
habitudes régimentaires qu'il est impossible au soldat de jamais
dépouiller, même après être rentré dans la vie domestique. Tout
autre se serait émerveillé des beautés de cette nature alpestre, si
riante au lieu où elle se fond dans les grands bassins de la France
mais l'officier, qui sans doute avait parcouru les pays où les
armées françaises furent emportées par les guerres impériales,
jouissait de ce paysage sans paraître surpris de ces accidents
multipliés. L'étonnement est une sensation que Napoléon semble
avoir détruite dans l'âme de ses soldats. Aussi le calme de la
figure est-il un signe certain auquel un observateur peut
reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigles éphémères
mais impérissables du grand empereur. Cet homme était en effet un
des militaires, maintenant assez rares, que le boulet a respectés,
quoiqu'ils aient labouré tous les champs de bataille où commande
Napoléon. Sa vie n'avait rien d'extraordinaire. Il s'était bien
battu en simple et loyal soldat, faisant son devoir pendant la nuit
aussi bien que pendant le jour, loin comme près du maître, ne
donnant pas un coup de sabre inutile, et incapable d'en donner un
de trop. S'il portait à sa boutonnière la rosette appartenant aux
officiers de la Légion d'honneur, c'est qu'après la bataille de la
Moskowa la voix unanime de son régiment l'avait désigné comme le
plus digne de la recevoir dans cette grande journée. Du petit
nombre de ces hommes froids en apparence, timides, toujours en paix
avec eux-mêmes, dont la conscience est humiliée par la seule pensée
d'une sollicitation à faire, de quelque nature qu'elle soit, ses
grades lui furent conférés en vertu des lentes lois de
l'ancienneté. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvait
seulement chef d'escadron en 1829, malgré ses moustaches grises;
mais sa vie était si pure que nul homme de l'armée, fût-il général,
ne l'abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire,
avantage incontesté que peut-être ses supérieurs ne lui
pardonnaient point. En récompense, les simples soldats lui vouaient
tous un peu de ce sentiment que les enfants portent à une bonne
mère; car, pour eux, il savait être à la fois indulgent et sévère.
Jadis soldat comme eux, il connaissait les joies malheureuses et
les joyeuses misères, les écarts pardonnables ou punissables des
soldats qu'il appelait toujours ses enfants, et auxquels il
laissait volontiers prendre en campagne des vivres ou des fourrages
chez les bourgeois. Quant à son histoire intime, elle était
ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tous les
militaires de l'époque, il n'avait vu le monde qu'à travers la
fumée des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieu
de la lutte européenne soutenue par l'empereur. S'était-il ou non
soucié du mariage? La question restait indécise. Quoique personne
ne mît en doute que le commandant Genestas n'eût eu des bonnes
fortunes en séjournant de ville en ville, de pays en pays, en
assistant aux fêtes données et reçues par les régiments, cependant
personne n'en avait la moindre certitude. Sans être prude, sans
refuser une partie de plaisir, sans froisser les mœurs militaires,
il se taisait ou répondait en riant lorsqu'il était questionné sur
ses amours. A ces mots: "Et vous, mon commandant?" adressés par un
officier après boire, il répliquait:
-Buvons, messieurs!
Espèce de Bayard sans faste,
monsieur Pierre-Joseph Genestas n'offrait donc en lui rien de
poétique ni rien de romanesque, tant il paraissait vulgaire. Sa
tenue était celle d'un homme cossu. Quoiqu'il n'eût que sa solde
pour fortune, et que sa retraite fût tout son avenir; néanmoins,
semblable aux vieux loups du commerce auxquels les malheurs ont
fait une expérience qui avoisine l'entêtement, le chef d'escadron
gardait toujours devant lui deux années de solde et ne dépensait
jamais ses appointements. Il était si peu joueur, qu'il regardait
sa botte quand en compagnie on demandait un rentrant ou quelque
supplément de pari pour l'écarté. Mais s'il ne se permettait rien
d'extraordinaire, il ne manquait à aucune chose d'usage. Ses
uniformes lui auraient plus longtemps qu'à tout autre officier du
régiment, par suite des soins qu'inspire la médiocrité de fortune,
et dont l'habitude était devenue chez lui machinale. Peut-être
l'eût-on soupçonné d'avarice sans l'admirable désintéressement,
sans la facilité fraternelle avec lesquels il ouvrait sa bourse à
quelque jeune étourdi ruiné par un coup de carte ou par toute autre
folie. Il semblait avoir perdu jadis de grosses sommes au jeu, tant
il mettait de délicatesse à obliger; il ne se croyait point le
droit de contrèler les actions de son débiteur et ne lui parlait
jamais de sa créance. Enfant de troupe, seul dans le monde, il
s'était fait une patrie de l'armée, et de son régiment de famille.
Aussi, rarement recherchait-on le motif de sa respectable économie,
on se plaisait à l'attribuer au désir assez naturel d'augmenter la
somme de son bien-être pendant ses vieux jours. A la veille de
devenir lieutenant-colonel de cavalerie, il était présumable que
son ambition consistait à se retirer dans quelque campagne avec la
retraite et les épaulettes de colonel. Après la manœuvre, si les
jeunes officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans la
classe des hommes qui ont obtenu au collège les prix d'excellence,
et qui durant leur vie restent exacts. probes, sans passions,
utiles et fades comme le pain blanc; mais les gens sérieux le
jugeaient bien différemment. Souvent quelque regard, souvent une
expression pleine de sens comme l'est la parole du Sauvage,
échappaient à cet homme et attestaient en lui les orages de l'âme.
Bien étudié, son front calme accusait le pouvoir d'imposer silence
aux passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoir
chèrement conquis par l'habitude des dangers et des malheurs
imprévus de la guerre. Le fils d'un pair de France, nouveau venu au
régiment, ayant dit un jour, en parlant de Genestas, qu'il eût été
le plus consciencieux des prêtres ou le plus honnête des
épiciers:
-Ajoutez, le moins courtisan des
marquis!" répondit-il en toisant le jeune fat qui ne se croyait pas
entendu par son commandant.
Les auditeurs éclatèrent de rire,
le père du lieutenant était le flatteur de tous les pouvoirs, un
homme élastique habitué à rebondir au-dessus des révolutions, et le
fils tenait du père. Il s'est rencontré dans les armées françaises
quelques-uns de ces caractères, tout bonnement grands dans
l'occurrence, redevenant simples après l'action, insouciants de
gloire, oublieux du danger; il s'en est rencontré peut-être
beaucoup plus que les défauts de notre nature ne permettraient de
le supposer. Cependant l'on se tromperait étrangement en croyant
que Genestas fût parfait. Défiant, enclin à de violents accès de
colère, taquin dans les discussions et voulant surtout avoir raison
quand il avait tort, il était plein de préjugés nationaux. Il avait
conservé de sa vie soldatesque un penchant pour le bon vin. S'il
sortait d'un repas dans tout le décorum de son grade, il paraissait
sérieux, méditatif, et il ne voulait alors mettre personne dans le
secret de ses pensées. Enfin, s'il connaissait assez bien les mœurs
du monde et les lois de la politesse, espèce de consigne qu'il
observait avec la roideur militaire; s'il avait de l'esprit naturel
et acquis, s'il possédait la tactique, la manœuvre, la théorie de
l'escrime à cheval et les difficultés de l'art vétérinaire, ses
études furent prodigieusement négligées. Il savait, mais vaguement,
que César était un consul ou un empereur romain; Alexandre, un Grec
ou un Macédonien; il vous eût accordé l'une ou l'autre origine ou
qualité sans discussion. Aussi, dans les conversations
scientifiques ou historiques, devenait-il grave, en se bornant à y
participer par des petits coups de tête approbatifs, comme un homme
profond arrivé au pyrrhonisme. Quand Napoléon écrivit à
Schoenbrunn, le 13 mai 1809, dans le bulletin adressé à la Grande
Armée, maîtresse de Vienne, que, comme Médée, les princes
autrichiens avaient de leurs propres mains égorgé leurs enfants,
Genestas, nouvellement nommé capitaine, ne voulut pas compromettre
la dignité de son orade en demandant ce qu'était Médée, il s'en
reposa sur le génie de Napoléon, certain que l'empereur ne devait
dire que des choses officielles à la Grande Armée et à la maison
d'Autriche; il pensa que Médée était une archiduchesse de conduite
équivoque. Néanmoins, comme la chose pouvait concerner l'art
militaire, il fut inquiet de la Médée du bulletin, jusqu'au jour où
mademoiselle Raucour fit reprendre Médée. Après avoir lu l'affiche,
le capitaine ne manqua pas de se rendre le soir au Théâtre-Français
pour voir la célèbre actrice dans ce rèle mythologique dont il
s'enquit à ses voisins. Cependant un homme qui, simple soldat,
avait eu assez d'énergie pour apprendre à lire, écrire et compter,
devait comprendre que, capitaine, il fallait s'instruire. Aussi,
depuis cette époque, lut-il avec ardeur les romans et les livres
nouveaux qui lui donnèrent des demi-connaissances desquelles il
tirait un assez bon parti. Dans sa gratitude envers ses
professeurs, il allait jusqu'à prendre la défense de Pigault-Lebrun
en disant qu'il le trouvait instructif et souvent profond.
Cet officier, à qui sa prudence
acquise ne laissait faire aucune démarche inutile, venait de
quitter Grenoble et se dirigeait vers la Grande-Chartreuse, après
avoir obtenu la veille de son colonel un congé de huit jours. Il ne
comptait pas faire une longue traite; mais, trompé de lieue en
lieue par les dires mensongers des paysans qu'il interrogeait, il
crut prudent de ne pas s'engager plus loin sans se reconforter
l'estomac. Quoiqu'il eût peu de chances de rencontrer une ménagère
en son logis par un temps où chacun s'occupe aux champs, il
s'arrêta devant quelques chaumières qui aboutissaient à un espace
commun, en décrivant une place carrée assez informe, ouverte à
tout-venant. Le sol de ce territoire de famille était ferme et bien
balayé, mais coupé par des fosses à fumier. Des rosiers, des
lierres, de hautes herbes s'élevaient le long des murs lézardés. A
l'entrée du carrefour se trouvait un méchant groseillier sur lequel
séchaient des guenilles. Le premier habitant que rencontra Genestas
fut un pourceau vautré dans un tas de paille, lequel, au bruit des
pas du cheval, grogna, leva la tête, et fit enfuir un gros chat
noir. Une jeune paysanne, portant sur sa tête un gros paquet
d'herbes, se montra tout à coup, suivie à distance par quatre
marmots en haillons, mais hardis, tapageurs, aux yeux effrontés,
jolis, bruns de teint, de vrais diables qui ressemblaient à des
anges. Le soleil pétillait et donnait je ne sais quoi de pur à
l'air, aux chaumières, aux fumiers, à la troupe ébouriffée. Le
soldat demanda s'il était possible d'avoir une tasse de lait. Pour
toute réponse, la fille jeta un cri rauque. Une vieille femme
apparut soudain sur le seuil d'une cabane, et la jeune paysanne
passa dans une étable, après avoir indiqué par un geste la vieille,
vers laquelle Genestas se dirigea, non sans bien tenir son cheval
afin de ne pas blesser les enfants qui déjà lui trottaient dans les
jambes. Il réitéra sa demande, que la bonne femme se refusa
nettement à satisfaire. Elle ne voulait pas, disait-elle, enlever
la crème des potées de lait destinées à faire le beurre. L'officier
répondit à cette objection en promettant de bien payer le dégât, il
attacha son cheval au montant d'une porte, et entra dans la
chaumière. Les quatre enfants, qui appartenaient à cette femme,
paraissaient avoir tous le même âge, circonstance bizarre qui
frappa le commandant. La vieille en avait un cinquième presque
pendu à son jupon, et qui, faible, pâle, maladif, réclamait sans
doute les plus grands soins; partant il était le bien-aimé, le
Benjamin.
Genestas s'assit au coin d'une
haute cheminée sans feu, sur le manteau de laquelle se voyait une
Vierge en plâtre colorié, tenant dans ses bras l'enfant Jésus.
Enseigne sublime! Le sol servait de plancher à la maison. A la
longue, la terre primitivement battue était devenue raboteuse, et,
quoique propre, elle offrait en grand les callosités d'une écorce
d'orange. Dans la cheminée étaient accrochés un sabot plein de sel,
une poêle à frire, un chaudron. Le fond de la pièce se trouvait
rempli par un lit à colonnes garni de sa pente découpée. Puis, çà
et là, des escabelles à trois pieds, formées par des bâtons fichés
dans une simple planche de fayard, une huche au pain, une grosse
cuiller en bois pour puiser de l'eau, un seau et des poteries pour
le lait, un rouet sur la huche, quelques clayons à fromage, des
murs noirs, une porte vermoulue ayant une imposte à claire-voie;
tels étaient la décoration et le mobilier de cette pauvre demeure.
Maintenant, voici le drame auquel assista l'officier, qui s'amusait
à fouetter le sol avec sa cravache sans se douter que là se
déroulerait un drame. Quand la vieille femme, suivie de son
Benjamin teigneux, eut disparu par une porte qui donnait dans sa
laiterie, les quatre enfants, après avoir suffisamment examiné le
militaire, commencèrent par se délivrer du pourceau. L'animal, avec
lequel ils jouaient habituellement, était venu sur le seuil de la
porte; les marmots se ruèrent sur lui si vigoureusement et lui
appliquèrent des gifles si caractéristiques, qu'il fut forcé de
faire prompte retraite. L'ennemi dehors, les enfants attaquèrent
une porte dont le loquet, cédant à leurs efforts, s'échappa de la
gâche usée qui le retenait; puis ils se jetèrent dans une espèce de
fruitier où le commandant, que cette scène amusait, les vit bientèt
occupés à ronger des pruneaux secs. La vieille au visage de
parchemin et aux guenilles sales rentra dans ce moment, en tenant à
la main un pot de lait pour son hète.
-Ah! les vauriens,
dit-elle.
Elle alla vers les enfants,
empoigna chacun d'eux par le bras, le jeta dans la chambre, mais
sans lui èter ses pruneaux, et ferma soigneusement la porte de son
grenier d'abondance.
-Là, là, mes mignons, soyez donc
sages. -Si l'on n'y prenait garde, ils mangeraient le tas de
prunes, les enragés! dit-elle en regardant Genestas.
Puis elle s'assit sur une
escabelle, prit le teigneux entre ses jambes, et se mit à le
peigner en lui lavant la tête avec une dextérité féminine et des
attentions maternelles. Les quatre petits voleurs restaient, les
uns debout, les autres accotés contre le lit ou la huche, tous
morveux et sales, bien portants d'ailleurs, grugeant leurs prunes
sans rien dire, mais regardant l'étranger d'un air sournois et
narquois.
- C'est vos enfants? demanda le
soldat à la vieille.
- Faites excuse, monsieur, c'est
les enfants de l'hospice. On me donne trois francs par mois et une
livre de savon pour chacun d'eux.
- Mais, ma bonne femme, ils
doivent vous coûter deux fois plus.
- Monsieur, voilà bien ce que
nous dit monsieur Benassis; mais si d'autres prennent les enfants
au même prix, faut bien en passer par là. N'en a pas qui veut des
enfants! On a encore besoin de la croix et de la bannière pour en
obtenir. Quand nous leur donnerions notre lait pour rien, il ne
nous coûte guère. D'ailleurs, monsieur, trois francs, c'est une
somme. Voilà quinze francs de trouvés, sans les cinq livres de
savon. Dans nos cantons, combien faut-il donc s'exterminer le
tempérament avant d'avoir gagné dix sous par jour!
- Vous avez donc des terres à
vous? demanda le commandant.
- Non, monsieur. J'en ai eu du
temps de défunt mon homme; mais depuis sa mort j'ai été si
malheureuse que j'ai été forcée de les vendre.
- Hé! bien, reprit Genestas,
comment pouvez-vous arriver sans dettes au bout de l'année en
faisant le métier de nourrir, de blanchir et d'élever des enfants à
deux sous par jour?
- Mais, reprit-elle en peignant
toujours son petit teigneux, nous n'arrivons point sans dettes à la
Saint-Sylvestre, mon cher monsieur. Que voulez-vous? le bon Dieu
s'y prête. J'ai deux vaches. Puis ma fille et moi nous glanons
pendant la moisson, en hiver nous allons au bois; enfin, le soir
nous filons. Ah! par exemple, il ne faudrait pas toujours un hiver
comme le dernier. Je dois soixante-quinze francs au meunier pour de
la farine. Heureusement c'est le meunier de monsieur Benassis.
Monsieur Benassis, voilà un ami du pauvre! Il n'a jamais demandé
son dû à qui que ce soit, il ne commencera point par nous.
D'ailleurs notre vache a un veau, ça nous acquittera toujours un
brin.
Les quatre orphelins, pour qui
toutes les protections humaines se résumaient dans l'affection de
cette vieille paysanne, avaient fini leurs prunes. Ils profitèrent
de l'attention avec laquelle leur mère regardait l'officier en
causant, et se réunirent en colonne serrée pour faire encore une
fois sauter le loquet de la porte qui les séparait du bon tas de
prunes. Ils y allèrent, non comme les soldats français vont à
l'assaut, mais silencieux comme des Allemands, poussés qu'ils
étaient par une gourmandise naïve et brutale.
- Ah! les petits drèles.
Voulez-vous bien finir?
La vieille se leva, prit le plus
fort des quatre, lui appliqua légèrement une tape sur le derrière
et le jeta dehors; il ne pleura point, les autres demeurèrent tout
pantois.
- Ils vous donnent bien du
mal.
- Oh! non, monsieur, mais ils
sentent mes prunes, les mignons. Si je les laissais seuls pendant
un moment, ils se crèveraient.
- Vous les aimez?
A cette demande la vieille leva
la tête, regarda le soldat d'un air doucement goguenard, et
répondit:
- Si je les aime! J'en ai déjà
rendu trois, ajouta-t-elle en soupirant, je ne les garde que
jusqu'à six ans.
- Mais où est le vètre?
- Je l'ai perdu.
- Quel âge avez-vous donc?
demanda Genestas pour détruire l'effet de sa précédente
question.
- Trente-huit ans, monsieur. A la
Saint-Jean prochaine, il y aura deux ans que mon homme est
mort.
Elle achevait d'habiller le petit
souffreteux, qui semblait la remercier par un regard pâle et
tendre.
- Quelle vie d'abnégation et de
travail! pensa le cavalier.
Sous ce toit, digne de l'étable
où Jésus-Christ prit naissance, s'accomplissaient gaiement et sans
orgueil les devoirs les plus difficiles de la maternité. Quels
cœurs ensevelis dans l'oubli le plus profond! Quelle richesse et
quelle pauvreté! Les soldats, mieux que les autres hommes, savent
apprécier ce qu'il y a de magnifique dans le sublime en sabots,
dans l'Evangile en haillons. Ailleurs se trouve le Livre, le texte
historié, brodé, découpé, couvert en moire, en tabis, en satin;
mais là certes était l'esprit du Livre. Il eût été impossible de ne
pas croire à quelque religieuse intention du ciel, en voyant cette
femme qui s'était faite mère comme Jésus-Christ s'est fait homme,
qui glanait, souffrait, s'endettait pour des enfants abandonnés, et
se trompait dans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu'elle se
ruinait à être mère. A l'aspect de cette femme il fallait
nécessairement admettre quelques sympathies entre les bons
d'ici-bas et les intelligences d'en-haut; aussi le commandant
Genestas la regarda-t-il en hochant la tête.
- Monsieur Benassis est-il un bon
médecin? demanda-t-il enfin.
- Je ne sais pas, mon cher
monsieur, mais il guérit les pauvres pour rien.
- Il paraît, reprit-il en se
parlant à lui-même, que cet homme est décidément un homme.
- Oh! oui, monsieur, et un brave
homme! aussi n'est-il guère de gens ici qui ne le mettent dans
leurs prières du soir et du matin!
- Voilà pour vous, la mère, dit
le soldat en lui donnant quelques pièces de monnaie. Et voici pour
les enfants, reprit-il en ajoutant un écu. Suis-je encore bien loin
de chez monsieur Benassis? demanda-t-il quand il fut à
cheval.
- Oh! non, mon cher monsieur,
tout au plus une petite lieue.
Le commandant partit, convaincu
qu'il lui restait deux lieues à faire. Néanmoins il aperçut bientèt
à travers quelques arbres un premier groupe de maisons, puis enfin
les toits du bourg ramassés autour d'un clocher qui s'élève en cène
et dont les ardoises sont arrêtées sur les angles de la charpente
par des lames de fer-blanc étincelant au soleil. Cette toiture,
d'un effet original, annonce les frontières de la Savoie, où elle
est en usage. En cet endroit la vallée est large. Plusieurs maisons
agréablement situées dans la petite plaine ou le long du torrent
animent ce pays bien cultivé, fortifié de tous cètés par les
montagnes, et sans issue apparente. A quelques pas de ce bourg
assis à mi-cète, au midi, Genestas arrêta son cheval sous une
avenue d'ormes, devant une troupe d'enfants, et leur demanda la
maison de monsieur Benassis. Les enfants commencèrent par se
regarder les uns les autres, et par examiner l'étranger de l'air
dont ils observent tout ce qui s'offre pour la première fois à
leurs yeux: autant de physionomies, autant de curiosités, autant de
pensées différentes. Puis le plus effronté, le plus rieur de la
bande, un petit gars aux yeux vifs, aux pieds nus et crottés lui
répéta, selon la coutume des enfants:
-La maison de monsieur Benassis,
monsieur?
- Et il ajouta:
-Je vais vous y mener.
Il marcha devant le cheval autant
pour conquérir une sorte d'importance en accompagnant un étranger,
que par une enfantine obligeance, ou pour obéir à l'impérieux
besoin de mouvement qui gouverne à cet âge l'esprit et le corps.
L'officier suivit dans sa longueur la principale rue du bourg, rue
caillouteuse, à sinuosités, bordée de maisons construites au gré
des propriétaires. Là un four s'avance au milieu de la voie
publique, ici un pignon s'y présente de profil et la barre en
partie, puis un ruisseau venu de la montagne la traverse par ses
rigoles. Genestas aperçut plusieurs couvertures en bardeau noir,
plus encore en chaume, quelques-unes en tuiles, sept ou huit en
ardoises, sans doute celles du curé, du juge de paix et des
bourgeois du lieu. C'était toute la négligence d'un village au-delà
duquel il n'y aurait plus eu de terre, qui semblait n'aboutir et ne
tenir à rien, ses habitants paraissaient former une même famille en
dehors du mouvement social, et ne s'y rattacher que par le
collecteur d'impèts ou par d'imperceptibles ramifications. Quand
Genestas eut fait quelques pas de plus, il vit en haut de la
montagne une large rue qui domine ce village. Il existait sans
doute un vieux et un nouveau bourg. En effet, par une échappée de
vue, et dans un endroit où le commandant modéra le pas de son
cheval, il put facilement examiner des maisons bien bâties dont les
toits neufs égaient l'ancien village. Dans ces habitations
nouvelles que couronne une avenue de jeunes arbres, il entendit les
chants particuliers aux ouvriers occupés, le murmure de quelques
ateliers, un grognement de limes, le bruit des marteaux, les cris
confus de plusieurs industries. Il remarqua la maigre fumée des
cheminées ménagères et celle plus abondante des forges du charron,
du serrurier, du maréchal. Enfin, à l'extrémité du village vers
laquelle son guide le dirigeait, Genestas aperçut des fermes
éparses, des champs bien cultivés, des plantations parfaitement
entendues, et comme un petit coin de la Brie perdu dans un vaste
pli du terrain dont, à la première vue, il n'eût pas soupçonné
l'existence entre le bourg et les montagnes qui terminent le
pays.
Bientèt l'enfant s'arrêta. "Voilà
la porte de sa maison" dit-il.
L'officier descendit de cheval,
en passa la bride dans son bras; puis, pensant que toute peine
mérite salaire, il tira quelques sous de son gousset et les offrit
à l'enfant qui les prit d'un air étonné, ouvrit de grands yeux, ne
remercia pas, et resta là pour voir.
- En cet endroit la civilisation
est peu avancée, les religions du travail y sont en pleine vigueur,
et la mendicité n'y a pas encore pénétré, pensa Genestas.
Plus curieux qu'intéressé, le
guide du militaire s'accota sur un mur à hauteur d'appui qui sert à
clore la cour de la maison, et dans lequel est fixée une grille en
bois noirci, de chaque cèté des pilastres de la porte.
Cette porte, pleine dans sa
partie inférieure et jadis peinte en gris, est terminée par des
barreaux jaunes taillés en fer de lance. Ces ornements, dont la
couleur a passé, décrivent un croissant dans le haut de chaque
vantail, et se réunissent en formant une grosse pomme de pin
figurée par le haut des montants quand la porte est fermée. Ce
portail, rongé par les vers, tacheté par le velours des mousses,
est presque détruit par l'action alternative du soleil et de la
pluie. Surmontés de quelques aloès et de pariétaires venues au
hasard, les pilastres cachent les tiges de deux acacias inermis
plantés dans la cour, et dont les touffes vertes s'élèvent en forme
de houppes à poudrer. L'état de ce portail trahissait chez le
propriétaire une insouciance qui parut déplaire à l'officier, il
fronça les sourcils en homme contraint de renoncer à quelque
illusion. Nous sommes habitués à juger les autres d'après nous, et
si nous les absolvons complaisamment de nos défauts, nous les
condamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités. Si le
commandant voulait que monsieur Benassis fût un homme soigneux ou
méthodique, certes, la porte de sa maison annonçait une complète
indifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux de
l'économie domestique autant que l'était Genestas devait donc
conclure promptement du portail à la vie et au caractère de
l'inconnu; ce à quoi, malgré sa circonspection, il ne manqua point.
La porte était entrebâillée, autre insouciance! Sur la foi de cette
confiance rustique, l'officier s'introduisit sans façon dans la
cour, attacha son cheval aux barreaux de la grille, et pendant
qu'il y nouait la bride, un hennissement partit d'une écurie vers
laquelle le cheval et le cavalier tournèrent involontairement les
yeux; un vieux domestique en ouvrit la porte, montra sa tête
coiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays, et qui
ressemble parfaitement au bonnet phrygien dont on affuble la
Liberté. Comme il y avait place pour plusieurs chevaux, le
bonhomme, après avoir demandé à Genestas s'il venait voir monsieur
Benassis, lui offrit pour son cheval l'hospitalité de l'écurie, en
regardant avec une expression de tendresse et d'admiration l'animal
qui était fort beau. Le commandant suivit son cheval, pour voir
comment il allait se trouver. L'écurie était propre, la litière y
abondait, et les deux chevaux de Benassis avaient cet air heureux
qui fait reconnaître entre tous les chevaux un cheval de curé. Une
servante, arrivée de l'intérieur de la maison sur le perron,
semblait attendre officiellement les interrogations de l'étranger,
à qui déjà le valet d'écurie avait appris que monsieur Benassis
était sorti.
- Notre maître est allé au moulin
à blé, dit-il. Si vous voulez l'y rejoindre, vous n'avez qu'à
suivre le sentier qui mène à la prairie, le moulin est au
bout.
Genestas aima mieux voir le pays
que d'attendre indéfiniment le retour de Benassis, et s'engagea
dans le chemin du moulin à blé. Quand il eut dépassé la ligne
inégale que trace le bourg sur le flanc de la montagne, il aperçut
la vallée, le moulin, et l'un des plus délicieux paysages qu'il eût
encore vus.
Arrêtée par la base des
montagnes, la rivière forme un petit lac au-dessus duquel les pies
s'élèvent d'étage en étage, en laissant deviner leurs nombreuses
vallées par les différentes teintes de la lumière ou par la pureté
plus ou moins vive de leurs arêtes chargées toutes de sapins noirs.
Le moulin, construit récemment à la chute du torrent dans le petit
lac, a le charme d'une maison isolée qui se cache au milieu des
eaux, entre les têtes de plusieurs arbres aquatiques. De l'autre
cèté de la rivière, au bas d'une montagne alors faiblement éclairée
à son sommet par les rayons rouges du soleil couchant, Genestas
entrevit une douzaine de chaumières abandonnées, sans fenêtres ni
portes; leurs toitures dégradées laissaient voir d'assez fortes
trouées, les terres d'alentour formaient des champs parfaitement
labourés et semés; leurs anciens jardins convertis en prairies
étaient arrosés par des irrigations disposées avec autant d'art que
dans le Limousin. Le commandant s'arrêta machinalement pour
contempler les débris de ce village.
Pourquoi les hommes ne
regardent-ils point sans une émotion profonde toutes les ruines,
même les plus humbles? sans doute elles sont pour eux une image du
malheur dont le poids est senti par eux si diversement. Les
cimetières font penser à la mort, un village abandonné fait songer
aux peines de la vie; la mort est un malheur prévu, les peines de
la vie sont infinies. L'infini n'est-il pas le secret des grandes
mélancolies? L'officier avait atteint la chaussée pierreuse du
moulin sans avoir pu s'expliquer l'abandon de ce village, il
demanda Benassis à un garçon meunier assis sur des sacs de blé à la
porte de la maison.
- Monsieur Benassis est allé là,
dit le meunier en montrant une des chaumières ruinées.
- Ce village a donc été brûlé?
dit le commandant.
- Non, monsieur.
- Pourquoi donc alors est-il
ainsi? demanda Genestas.
- Ah! pourquoi? répondit le
meunier en levant les épaules et rentrant chez lui, monsieur
Benassis vous le dira.
L'officier passa sur une espèce
de pont fait de grosses pierres entre lesquelles coule le torrent,
et arriva bientèt à la maison désignée. Le chaume de cette
habitation était encore entier, couvert de mousse, mais sans trous,
et les fermetures semblaient être en bon état. En y entrant,
Genestas vit du feu dans la cheminée au coin de laquelle se
tenaient une vieille femme agenouillée devant un malade assis sur
une chaise, et un homme debout, le visage tourné vers le foyer.
L'intérieur de cette maison formait une seule chambre éclairée par
un mauvais châssis garni de toile. Le sol était en terre battue. La
chaise, une table et un grabat composaient tout le mobilier. Jamais
le commandant n'avait rien vu de si simple ni de si nu, même en
Russie où les cabanes des Moujiks ressemblent à des tanières. Là,
rien n'attestait les choses de la vie, il ne s'y trouvait même pas
le moindre ustensile nécessaire à la préparation des aliments les
plus grossiers. Vous eussiez dit la niche d'un chien sans son
écuelle. N'était le grabat, une souquenille pendue à un clou et des
sabots garnis de paille, seuls vêtements du malade, cette chaumière
eût paru déserte comme les autres. La femme agenouillée, paysanne
fort vieille, s'efforçait de maintenir les pieds du malade dans un
baquet plein d'une eau brune. En distinguant un pas que le bruit
des éperons rendait insolite pour des oreilles accoutumées au
marcher monotone des gens de la campagne, l'homme se tourna vers
Genestas en manifestant une sorte de surprise, partagée par la
vieille.
- Je n'ai pas besoin, dit le
militaire, de demander si vous êtes monsieur Benassis. Etranger,
impatient de vous voir, vous m'excuserez, monsieur, d'être venu
vous chercher sur votre champ de bataille au lieu de vous avoir
attendu chez vous. Ne vous dérangez pas, faites vos affaires. Quand
vous aurez fini, je vous dirai l'objet de ma visite.