Le monstre de Syrcas - S.C.E Faustus - E-Book

Le monstre de Syrcas E-Book

S.C.E Faustus

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Beschreibung

Altor, une abomination, est un être doté de pouvoirs puissants et destructeurs qu’il ne maîtrise pas. De ce fait, il est isolé, car il devient dangereux pour le monde qui l’entoure. Se sentant rejeté, il trouve refuge auprès de la princesse Eryn, qui lui propose de se rallier à elle dans le combat qu’elle mène contre les ennemis de son royaume. Afin de contrôler sa puissance et d’expier ses erreurs passées, il décide de rejoindre les troupes pour cette terrible bataille. Ensemble, parviendront-ils à vaincre Gordios, esprit très ancien qui tente de prendre possession de la cité d’Istakhr ?




À PROPOS DE L'AUTEUR




Dans Le monstre de Syrcas, S.C.E Faustus nous ouvre les portes de son univers fantastique et explore ainsi l'étendue de sa plume.

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Seitenzahl: 424

Veröffentlichungsjahr: 2022

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S.C.E Faustus

Le monstre de Syrcas

Roman

© Lys Bleu Éditions – S.C.E Faustus

ISBN : 979-10-377-6129-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Syrcas

Tous s’agitent, courent, et se bousculent. Certains portent de lourdes caisses ou redressent des tentes, alors que d’autres nettoient les allées. Leur unique objectif : offrir un spectacle hors du commun qui attirera les foules et assurera davantage la pérennité du cirque, car ce soir et demain – comme à chaque fin de semaine – nous donnons une représentation. Tout le contraire de moi, absorbé que je suis par les tatouages qui recouvrent mon corps de la tête aux pieds. L’abomination que je suis réussira-t-elle à donner le meilleur d’elle-même sans perdre le contrôle pour autant ? Voici tout ce qui occupe mes pensées, car si la majorité de la troupe me ressemble, personne n’est aussi instable. Je reste donc planté là, à me demander si je parviendrai une fois de plus à me contenir, ou tout consumer.

Syrcas est situé sur une petite colline surplombant la cité d’Alt-Yr-Yn – la plus grande cité des terres d’Ogmor – dans un lieu excentré et calme avec une vue imprenable sur les monts Meidrim et le palais royal que j’admire. Et alors que mon anxiété devient de plus en plus pesante, une pression au sommet du crâne me donne cette désagréable sensation de m’enfoncer de plusieurs centimètres dans le sol :

— Alors Altor, on reste planté comme un piquet à regarder ses petits camarades travailler ? C’est pas bien, tu le sais pourtant.
— Enlève ta grosse main de ma tête, tu me fais mal.
— Qu’est-ce qu’on dit ?
— Je suis plus un gamin, lâche-moi !
— C’est pour ça que je ne devrais pas avoir à demander, s’agace-t-il en se penchant vers moi. Qu’est-ce qu’on dit ?
— Aïe, s’il te plaît, ça te va ? Maintenant lâche-moi.

Dans un soupir il finit par ôter sa main et je recoiffe ma toison noire qu’il a aplatie, tout en sachant qu’avec ou sans son intervention, elle restera indomptable.

— C’est pas exactement ce que j’espérais, mais ça fera l’affaire.

À présent, je peux enfin le regarder dans les yeux, ou presque. Tharel est une abomination mesurant deux mètres trente de haut pour cent cinquante kilos de muscles. Cette montagne humaine possède une force incroyable et demeure une énigme. Une abomination voit le jour lorsqu’un humain entre en contact avec une créature sibylline à l’instant précis où celle-ci rend son dernier souffle. Une fois que leurs âmes ne font plus qu’une, il développe une puissante magie et son corps se transforme. Sachant que Tharel en est devenu une à dix-huit ans, comment a-t-il vécu ce bouleversement ? Était-il déjà balaise ou plutôt fluet ? Mais surtout, avec une telle puissance, pourquoi rester ici ? Il aurait pu utiliser son pouvoir pour obtenir tout ce qu’il désire, pourtant il préfère veiller sur des cas désespérés, comme le mien. Il est également le doyen du cirque et fêtera ses cinquante-deux ans bientôt, mais n’a rien perdu de sa force et de son endurance. C’est peut-être la raison pour laquelle je n’ai jamais osé lui poser toutes ces questions à son sujet. Ou bien parce que lui aussi a le droit d’avoir ses petits secrets, comme nous tous. Mais peu importe.

— Qu’est-ce que tu fais là ? T’as personne d’autre à martyriser ?
— Déjà non, et je t’ai déjà expliqué maintes fois que c’est plus drôle avec toi. En plus tu es le seul à ne pas te bouger. Il fallait donc que je vienne te secouer, me répond-il en croisant les bras.
— En m’écrasant la tête ?
— Ce que tu peux être chochotte parfois.

Je le foudroie du regard tandis qu’il me sourit tendrement.

— Encore en train de stresser ? me demande-t-il en se penchant de nouveau vers moi. Après tout ce temps tu devrais avoir l’habitude.
— Je sais, alors pourquoi c’est toujours aussi dur ?
— Ce serait plutôt à moi de te poser cette question.
— Toutes ces personnes qui m’observent en espérant voir toute l’étendue de mes pouvoirs, mais si je n’y arrive pas ? Si je perds le contrôle ?

J’ai des fourmis dans les doigts et commence à me les malaxer frénétiquement pour faire circuler le sang, mon cœur bat à tout rompre et je ne parviens plus à penser. Tout ce que je vois, ce sont des regards accusateurs, des sourires fourbes, ils me fixent et attendent avec impatience que j’atteigne le point de rupture afin d’assister à LA représentation. Sans parler de monsieur Loyal qui fait tout pour me pousser dans mes derniers retranchements. Je ne vais pas pouvoir tenir encore longtemps comme ça. Alors que la panique me gagne, Tharel me sort de ma torpeur.

— Il faut que tu te reprennes, chaque fois que tu te mets dans cet état, c’est pire.
— Je sais, merci ! Mais si tu crois que c’est facile tu te trompes !

Le stress me rend agressif et le ton monte, mais Tharel, lui, reste toujours aussi bienveillant.

— J’essaie juste de t’aider.
— Bah désolé, mais c’est raté !
— J’avais remarqué, me répond-il calmement avec sa voix douce habituelle. Ça fait combien de temps que tu es ici ? Environ douze ans ?
— Quinze.
— C’est vrai. Ça fait donc quinze ans que tu es ici et tu n’as toujours pas dépassé tes angoisses. Même les jumeaux y sont parvenus, et c’était pas gagné. Mais je sais qu’un jour tu y arriveras et montreras qui est le vrai Altor.
— Lâche-moi avec tes morales à deux balles !

Je lui hurle ses mots avant de le repousser et continue de m’énerver.

— Et puis j’aimerais bien savoir par quel miracle tu peux bien savoir ça !
— Parce que je sais tout de ce cirque et de ceux qui y vivent.
— Bah, voyons, tu réussis l’exploit d’être encore plus prétentieux qu’Enis. Exceptionnel !
— Altor.
— Quoi ? Comment peux-tu insinuer que ça pourrait aller ? Regarde-moi ! Regarde leurs yeux lorsqu’ils se posent sur moi ! Tout le monde me craint, et à raison, je peux tout détruire en un instant !
— Tout le monde ne te craint pas, retire-toi cette idée de la tête. Et tu n’as jamais tout détruit.
— Mais j’aurais pu il y a huit ans, si tu n’avais pas été là. Et c’est qu’une question de temps avant que…
— Alors je t’arrêterai, encore. Je serai ton garde-fou.
— Prétentieux et menteur, t’as d’autres talents cachés ou c’est tout ?

Tharel cesse de parler et me fixe. À cet instant, je prends conscience que je suis allé trop loin et lui présente mes excuses. Il arbore un sourire prévenant et me lance un « je sais », et je comprends aussitôt qu’elles ont été acceptées.

— Allez, viens, sale caractère, il y a du travail qui nous attend.

Il me donne une tape amicale dans le dos et commence à partir, j’ignore comment il s’y prend pour parvenir à m’apaiser – même un tant soit peu – avec si peu de mots. Je lui emboîte le pas et nous nous dirigeons vers le chapiteau, les dompteurs s’occupent de leurs animaux dans les grands parcs entourant le cirque, les gars de la sécurité sont en charge des barrières que nous installons uniquement les soirs de spectacles et les artistes veillent à ce que tout soit prêt en coulisse. Contrairement à la majorité d’entre eux, je n’ai aucun accessoire et un costume rapide à enfiler, alors je ne sais pas tellement ce que je pourrais faire, d’autant que le travail en équipe est pour moi synonyme de corvée. Je suis donc Tharel, jusqu’à ce qu’il s’arrête brusquement et que je ne lui rentre dedans.

— Bon, je suppose que tu n’as rien à faire ? me demande-t-il.
— Si… Je dois…
— C’est bien ce que je disais, je vais donc te dire ce que tu dois faire. Tu dois aller en cuisine pour voir s’ils ont besoin d’aide.
— En cuisine ? T’es sérieux ? On est passé devant, tu pouvais pas le dire tout à l’heure ?
— Je pensais que si tu continuais de me suivre c’est que tu avais quelque chose à faire sous le chapiteau. Tu sais pourtant très bien que Melteoc a toujours besoin d’aide et pourtant je suis obligé de te le répéter, à ton âge franchement.

J’en ai marre qu’il me traite comme un enfant, je ne suis plus le gamin qu’il a connu quand je suis arrivé. Je m’agace pendant qu’il affiche toujours ce sourire, mais il a beau m’énerver – je le sais au fond – il n’y a aucune méchanceté dans ses propos. Tout ce qu’il veut, c’est aider un pauvre gars de 27 ans bientôt totalement perdu. Sur ce, je m’exécute sans discuter et pars pour les cuisines en faisant une tête de deux mètres de long et l’entends me railler.

— Et avec le sourire !

Je réponds sans même me retourner.

— Je suis à mon maximum !

Je me déride quelque peu tandis que je devine un large sourire sur son visage, puis je quitte le chapiteau. Je n’aime pas me mêler aux autres, ils me regardent tous comme si j’étais un monstre et j’ai de plus en plus de mal à l’encaisser, mais ont-ils vraiment tort ? Et je râle lorsque quelqu’un me traite comme un gosse, mais finalement, peut-être que j’en suis bien un. Après tout, je ne supporte de travailler avec personne d’autre que Tharel, tout comme le garçonnet refusant de quitter son père. En réalité c’est Awena qui a raison, il faudra bien que je sorte de ses jupons un jour ou l’autre. Seulement, il n’y a qu’à lui que j’accorde une totale confiance, le seul qui m’ait toujours soutenu et m’ait pris sous son aile, le seul capable de m’appréhender si je perdais le contrôle. Je m’arrête un instant et fixe ma main tremblante, j’ai encore des fourmis dans les doigts et ne sais pas comment prendre le dessus sur ces émotions nocives. Mes parents m’ont laissé ici quand j’avais douze ans à la suite d’un grave incident que j’avais provoqué. Ils acceptèrent de me confier au cirque à l’époque d’Illiam car je devenais ingérable. Ils pensaient qu’ici je trouverais ma place et serais enfin capable de maîtriser mes pouvoirs. Pour être honnête, l’idée n’était pas mauvaise, car les abominations comme moi sont plutôt bien accueillies – surtout à l’époque – et pourtant. Pourtant, alors qu’une nouvelle vie s’offre à tout nouvel arrivant, je ne parviens pas à avancer, je ne supporte toujours pas le regard d’autrui. Mais quoi qu’il en soit, je me ressaisis et file en vitesse en cuisine, ainsi que me l’a demandé Tharel. J’avoue être incapable de prendre la moindre initiative, mais si une tâche m’est confiée, on peut compter sur moi pour la mener à bien car je ne suis pas un fainéant pour autant.

J’arrive enfin au réfectoire et aperçois le chef, il fait partie de ce que nous appelons les ordinaires, en d’autres termes, des humains normaux. Et je dois dire qu’il m’impressionne, sa seule différence physique avec Tharel est sa taille puisqu’il fait à peu près la même que moi, soit presque un mètre quatre-vingts. Mais à l’instar de son grand ami, c’est une véritable armoire à glace, je n’ai pourtant pas à rougir de ma corpulence, mais à côté de lui je ne suis qu’un gringalet. De plus, je l’ai déjà entendu hurler et n’aurais pas aimé être à la place de son interlocuteur, ou comme j’aime l’appeler, sa victime. Je m’approche lentement de Melteoc pour lui prêter assistance.

— Regardez qui le vent nous emmène ! Je suppose que c’est Tharel qui t’envoie !

Face à mon silence et mon sourire gêné, il comprend aussitôt et poursuit.

— Bien, comme toujours il vise juste, on est un peu à la bourre pour ne rien changer. Si tu pouvais t’occuper des assiettes, couverts et verres, ce serait sympa. Et quand tu auras fini, tu couperas le pain et rempliras les carafes, s’il te plaît.

Point positif : toutes ces tâches sont majoritairement solitaires. Point négatif : majoritairement. Mais bon, un peu de courage, au moins quand je travaille je pense à autre chose. Je commence par aller chercher les assiettes pour les poser sur la grande table placée devant les cuisines. Entre les artistes, costumières et j’en passe, nous sommes presque cent à manger ce soir, comme à chaque repas. Je vais devoir en faire des allers-retours. Alors que je porte une lourde pile d’assiettes et ne vois plus mes pieds, je trébuche sur quelque chose et chute. Et dans un fracas effroyable, la vaisselle se casse en mille morceaux.

— Bah alors, tu tiens plus sur tes jambes ? C’est plus ce que c’étaient les artistes. Ahahah ! Mais quel naze !

Cet abruti d’Ogar commence à me les briser, chaque fois qu’il le peut, il m’humilie d’une façon ou d’une autre, je vais lui apprendre une bonne fois pour toutes ce qu’il en coûte de s’en prendre constamment à moi. Je me relève d’un bond, prêt à lui coller mon poing entre les yeux, mais une main m’agrippe l’épaule. Je suis stoppé dans mon élan et son emprise s’intensifie, puis le chef me réprimande d’une voix autoritaire.

— Pas de ça ici, Altor.
— Mais il…
— J’ai vu, puis il s’adresse à son commis. Toi tu dégages je veux plus te voir.

Ogar repart vaquer à ses occupations en rigolant après s’être fait virer par Meltéoc qui me fait face. Mais agacé par ce qui vient de se passer, je lui réponds avec hargne.

— Pourquoi t’as pris sa défense ?

Il ne lui en faut pas plus pour me donner une petite claque derrière la tête à laquelle je ne m’attendais pas. C’est un homme irrité et strict qui me répond.

— Crétin. Si j’avais pris sa défense comme tu dis, j’lui aurais pas dit de dégager. C’est pas parce qu’il est débile que tu dois l’être aussi.
— Donc je dois rien faire ? Il me fait tomber et tout va bien, c’est normal ?
— Et tu vas faire quoi ? Lui éclater le nez ? Très intelligent, comme ça, ça va partir en bagarre dans ma cuisine et personne ne mangera ce soir, parce que vous aurez tout saccagé. C’est ce que tu veux ?
— Non.
— La violence n’est pas la solution, Altor, ne l’oublie pas. Maintenant remets-toi au boulot. Et la prochaine fois, essaye de réfléchir avant d’agir.

Je ramasse les dégâts de ma chute et continue d’aider. Je vais chercher les couverts et aperçois Melteoc et Ogar. Je ne comprends pas ce qu’il se dit, mais le chef a l’air furieux. Pour une fois que l’autre abruti ne moufte pas, cela dit, il n’a pas intérêt. Tout le monde s’affaire en cuisine et je finis mon boulot tout seul, tranquille. Ça n’en a pas l’air, mais en fin de compte ce n’est pas une sinécure, les cuisiniers ont du courage de préparer une si grande salle pour accueillir tant de personnes trois fois par jour. Je mets le nez dehors et vois au loin quelques personnes prendre le chemin du réfectoire.

— Ça y est, ils commencent à arriver.

Je sursaute et pousse un petit cri aigu et observe Melteoc pris dans un fou rire incessant juste derrière moi.

— C’est le cri que tu pousses quand tu as peur ? Je devrais te faire peur plus souvent, je trouve ça très drôle.
— Pas moi.
— Moi si, en plus tu marches bien.

Il s’arrête et affiche un petit sourire semblable à celui de Tharel.

— Détends-toi un peu, gamin, je te trouve particulièrement tendu.
— C’est bon, t’as fini ? Ça te regarde pas, alors fous-moi la paix.

Après avoir marqué un temps d’arrêt, il fronce les sourcils et devient acerbe.

— Écoute-moi bien maintenant, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je ne suis pas Tharel, alors tu vas me parler autrement, compris ?

Sans attendre la moindre réponse, il tourne les talons et part en cuisine. Je me retrouve seul à l’entrée du réfectoire comme un idiot, deux minutes plus tard il revient avec le dîner qu’il pose sur la table devant la cantine et m’interpelle froidement.

— Viens ici.

Sans broncher je m’exécute, une fois à sa hauteur il me tend une assiette bien garnie que je prends et je l’observe, dubitatif.

— Je n’aime pas comment tu me parles et tu as des réactions stupides. Mais tu as bien bossé, le peu que tu as fait nous a bien aidés, tu mérites donc cette assiette bien servie. Allez, file manger.
— Merci… et désolé.
— Ça va pour cette fois.

Je pars m’asseoir dans un coin sans un bruit et j’observe la troupe arriver petit à petit, jusqu’à repérer une montagne. Il met un peu de temps à prendre son assiette pour discuter avec le chef et vient s’asseoir à côté de moi. Il se pose aussi délicatement que possible, du moins je crois, car je tressaille et manque d’avaler ma fourchette. Il est suivi de près par Awena, une ordinaire et la partenaire de Tharel avec qui il pratique le porté acrobatique, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec lui, elle ne risque rien. Elle s’installe en face de moi et lance la conversation.

— Dis donc toi, on t’a pas vu sous le chapiteau, qu’est-ce que tu fichais ?
— Je me cachais.

Elle plonge son regard dans le mien pour trouver une réponse à sa question. Suis-je sérieux, ou est-ce que je me joue d’elle ? Après tout, ce ne serait pas la première fois. Tharel et moi nous regardons et rions ensemble.

— T’es bête, je t’ai cru, me dit-elle d’un ton geignard.
— Je vois ça.
— C’est pas malin, en plus c’est pas si incroyable de penser que tu pouvais te planquer.
— Bien sûr que si.
— Ah oui, parce que t’es pas du genre à esquiver le travail peut-être ?
— Déjà non, je ne suis pas si fainéant, et je n’esquive pas le travail, mais les gens, nuance. En plus je te mets au défi de disparaître avec une montagne de deux mètres trente collée à tes basques en permanence.

Tharel bombe le torse et affiche sa satisfaction. Et c’est avec fierté qu’il en rajoute une couche.

— Il faut bien que quelqu’un te remette dans le droit chemin de temps en temps.
— Dans le droit chemin, rien que ça ! Bientôt il va dire que je l’empêche de travailler correctement et que j’accapare tout son temps.
— Tout à fait, le temps que je te consacre m’est très précieux, figure-toi, tu n’as pas idée du nombre de costumes et de coiffures qu’Awena aurait pu essayer avec ce temps perdu.
— Pardon ? s’offusque-t-elle.

Devant cette mauvaise foi et ses justifications irrecevables, je continue le débat.

— Attends, ça n’a rien à voir ! C’est son temps pas le tien.
— Bien sûr que si, parce que je dois être présent pour donner mon avis sur tout.

Alors que Tharel rit aux éclats face à sa réaction, Awena se défend.

— Attends un peu, non seulement c’est exagéré car je ne perds pas tant de temps que ça, mais ce qu’il oublie de te dire, c’est que j’en perds moins à chercher une tenue complète que lui un simple pantalon.
— Normal, rajoute Tharel. C’est tout ce que je porte, je dois être sûr de choisir le bon. La perfection prend du temps.
— Bah, voyons, c’est vrai que c’est dur de faire son choix entre trois pantalons. Finalement c’est pas plus mal que tu t’occupes d’Altor, au moins tu te rends vraiment utile.
— Qu’elle est méchante ! Pour la peine.

Tharel la fait râler en lui prenant son dernier morceau de viande qu’il s’empresse d’avaler et nous finissons par rire ensemble, puis Awena reprend la conversation sur un ton plus sérieux.

— Et toi ? Toutes tes affaires sont prêtes cette fois ? me demande-t-elle.
— Oui.
— Avec conviction ça donne quoi ?
— Je n’ai pas trente-six tenues moi, du coup je n’ai aucune question à me poser, si personne n’y a touché, c’est prêt depuis la dernière fois.
— Tu sais que des vêtements ça se lave ?
— Et toi, tu sais que tu es trop souvent avec Tharel ? Il déteint sur toi.
— Eh ! crie-t-il.

Je crois bien que je l’ai vexé, en même temps me faire la morale est son activité favorite, mais elle se range de son côté.

— J’en ai conscience, mais ça n’a pas que de mauvais côtés. C’est parce qu’il déteint sur moi que j’ai voulu t’aider en te lavant ton costume.
— Quoi ?
— Il t’attend dans ta loge, propre et bien plié.
— Pourquoi ? C’était pas à toi de le faire.
— Je voulais t’aider c’est tout.

Devant mon silence elle développe son argumentation.

— Je suis loin d’être bête, je vois bien que ça ne va pas fort en ce moment, tu es toujours ailleurs ou sur les nerfs. Alors je te l’accorde, c’est pas grand-chose, mais c’est ça de moins à te préoccuper. Et puis Enis ne pourra pas te critiquer là-dessus, c’est déjà ça de pris.
— Je ne sais pas quoi te dire.
— Un merci suffira.
— Merci, Awena.
— Je t’en prie.

Puis Tharel intervient, brisant ce petit moment.

— Fin de la tranquillité, les enfants arrivent !

Il y a six enfants dans le cirque, tous des abominations, le plus jeune n’a que six ans et la plus grande en a treize. Dès leur arrivée le calme laisse place à l’agitation, comme tout enfant qui se respecte ils font du bruit, crient et rient très fort, les jumeaux en tête. Ils ont onze ans et sont arrivés il y a quatre ans déjà. Ils débordent d’énergie, surtout Telio qui est un petit garçon très vif, souvent arrogant et malgré tout attachant, enfin, quand il est calme. Alors que sa sœur est plus douce, mais n’a rien à envier à son frère question caractère. Certains pouvoirs d’abomination ne se manifestent pas durant l’enfance et c’est le cas pour ces deux-là. En revanche il est physiquement impossible de se tromper sur leur nature, Tirid possède une corne au-dessus de l’œil gauche et Telio en a une au-dessus de l’œil droit. À peine installé, ce dernier me cherche déjà.

— Vous connaissez pas la dernière ? Altor ne tient plus debout et s’est étalé de tout son long dans les cuisines en cassant une montagne d’assiettes.
— Comment tu sais ça toi ?
— Ogar me l’a dit quand je l’ai croisé dehors.
— Il perd pas de temps celui-là, la prochaine fois que je le croise, il va comprendre qui je suis.
— Alors c’est vrai ? Je croyais qu’il disait ça juste pour se rendre intéressant. La honte, j’aurais trop aimé être là pour te voir te ramasser comme…
— Ça suffit Telio, tu vas encore aller trop loin.

Je suis content que Tharel intervienne, je vais pouvoir esquiver le sujet.

— Et toi, tu as oublié de nous le dire ou je me trompe ?

Ou pas.

— C’était pas si important. Et ne fais pas comme si t’étais pas au courant, Meltéoc te l’a dit tout à l’heure.
— Raté, il m’a simplement dit que vous aviez eu un accrochage.

Le géant s’esclaffe et tous l’accompagnent, j’en ferais bien autant si je n’avais pas aussi honte. Mais heureusement, Cordelia arrive et détourne l’attention.

— Coucou tout le monde !
— Coucou petit ange, viens t’asseoir. Comment s’est passée ta journée ?
— Très bien, et Telio m’a aidé aujourd’hui.
— Vraiment ?

Je me tourne vers Telio qui détourne le regard, c’est un garçon adorable et serviable qui, malheureusement, préfère jouer aux durs. Tandis qu’il cherche à disparaître, je continue de discuter avec Cordelia.

— Tu es prête pour ce soir ?
— Oui, tout est prêt et j’arrive enfin à faire l’enchaînement des trois anneaux.
— Tu seras donc la meilleure ce soir ?
— Oui !

Celle que j’appelle mon petit ange fait partie des enfants artistes, elle est dotée de magnifiques ailes aux plumes d’un blanc immaculé et fait un numéro de voltige incroyable du haut de ses neuf ans.

La fin du repas se passe dans le calme et la bonne humeur, puis nous partons tous vers le chapiteau car l’heure approche. Nous marchons tranquillement et les premiers spectateurs se bousculent aux guichets. Beaucoup d’enfants courent et chahutent, certains hurlent sur leurs parents et Tharel commente la scène.

— Encore un qui fait un caprice, heureusement que les nôtres sont mieux élevés et plus sages, pas vrai les gosses ?

Ils crient à l’unisson un grand « oui » et sont ravis de ce compliment fort mérité, car contrairement à ces enfants gâtés qui n’en ont jamais assez, ceux de la troupe savent ce que c’est de ne rien posséder et sont reconnaissants de ce qui peut leur être apporté. Je m’arrête et examine toutes ces personnes, puis je finis par me perdre dans mes pensées tandis que la troupe passe à côté de moi, mais pas pour très longtemps. Je sens un poids me percuter, et avant que je n’aie le temps de comprendre quoi que ce soit, je me retrouve allongé sur le ventre avec Telio sur le dos.

— Ouais ! C’est vrai que tu tiens pas debout !
— Tu vas voir sale môme !

Je me lève et le fais tomber, mais il se redresse en vitesse et part à toute allure.

— Essaye déjà de m’attraper ! me lance-t-il en me tirant la langue.
— Je te jure que si je t’attrape…
— Arrête de causer et cours ! Gros nul !
— Aaaaaah !

Nous passons devant les autres, Telio bouscule tout le monde, y compris Tharel et Awena, mais esquive Tirid et Cordelia alors que je suis toujours sur ses talons. Je le vois entrer sous le chapiteau, mais une fois à l’intérieur, plus rien, je l’ai perdu. Nous arrivons par les coulisses et il y a énormément d’attirails, entre tous les costumes et les accessoires éparpillés partout, ce n’est pas bien compliqué pour un si petit gabarit de se cacher. Pendant que je continue de fouiller partout, les autres arrivent et Tharel m’interpelle.

— Qu’est-ce que tu fais ?
— Ça se voit pas ? Je cherche ce petit morveux, il est forcément quelque part par là.
— Mais t’en as pas marre de te conduire comme un gamin ?

Alors que je me glisse entre deux portants, Tharel saisit ma chemise et me soulève avant de me poser à côté de lui.

— C’est bon, t’as fini ?
— Tu le trouveras pas de toute façon.

Le géant et moi nous retournons vers cette petite voix et Tirid poursuit.

— Il a une cachette que personne ne connaît, même pas moi, il va attendre que tu te lasses pour en sortir.
— Tu entends, ce que tu fais ne sert à rien, alors admets ta défaite et va te préparer.

Rrrrraah ça m’énerve ! Mais j’aurai ma revanche, je ne sais ni quand ni comment, mais je l’aurai. Je ronchonne jusqu’à ma loge où mes vêtements m’attendent, bien pliés sur un tabouret, j’empoigne mon pantalon et entends quelqu’un me parler.

— T’es gentil, tu t’actives, merci.

Je partage ce vestiaire avec deux autres personnes et l’un d’eux me presse. Je trouve qu’il n’a pas la manière de demander, mais comme il passe avant moi, je laisse couler et me dépêche, et puis, plus vite je termine, plus vite je retrouve Cordelia pour l’aider. Je saute dans mon pantalon, enfile mes bottes et passe ma veste en vitesse pour libérer la place. Une fois fait, je pars en direction de la loge des enfants, nous essayons autant que possible de les assister et c’est souvent moi qui prends Cordelia en charge. Sur le chemin, je passe devant l’entrée de la piste et suis happé par le numéro que j’entrevois et reste l’admirer. Tharel porte deux hommes à bout de bras et fait ressortir ses muscles, évidemment il ne porte aucun haut et les femmes ont des étoiles dans les yeux en admirant cette musculature parfaite, de quoi donner des complexes à leurs époux. Puis, une main se pose délicatement sur mon épaule et Awena passe, avec un petit sourire radieux. Elle entre en piste aux côtés de Tharel qui dépose les deux hommes afin de poursuivre son numéro avec sa partenaire. Les yeux des spectateurs masculins s’illuminent à leur tour, il faut dire qu’elle est vraiment jolie. Elle a trente-deux ans et en parait à peine vingt-cinq, elle n’est pas très grande et ne rentrerait pas dans les critères de beauté de la femme parfaite, mais elle possède un véritable charme naturel et un éclat singulier qu’on ne trouve nulle part ailleurs, ainsi que beaucoup de douceur. Ça y est, ils commencent, Tharel l’attrape par la taille et la lance dans les airs. Il répète cette action plusieurs fois et elle s’envole de plus en plus haut en enchaînant les acrobaties. Après quelques minutes, elle finit par prendre la pose alors qu’il ne lui offre pour appui que la paume de sa main. Un tel équilibre, une telle confiance, ils sont vraiment incroyables. Les figures se succèdent et le public est saisi par cette performance. Alors que les applaudissements résonnent, je me dépêche de rejoindre Cordelia. Je la retrouve assise sur une chaise, elle est habillée depuis longtemps et n’attend plus que moi.

— Je peux entrer ?
— Altor ! T’en as mis du temps !
— Je suis désolé, je regardais Tharel et Awena.
— Et moi, tu vas me regarder ?
— Je ne raterais ça pour rien au monde.

Elle part chercher une large ceinture qu’elle porte au-dessus de sa robe. Je l’attache tant bien que mal en me battant avec les plumes de ses ailes, lui brosse les cheveux et la coiffe. Je m’occupe d’elle depuis longtemps et pourtant je ne suis toujours pas très doué, je fais donc la seule coiffure que je maîtrise, une magnifique queue de cheval.

— Et voilà. Attends, ton lacet est défait, tu vas tomber.

Elle regarde ses pieds et revient vers moi, je m’accroupis pour relacer ses chaussures. Une fois fini, elle m’attrape la main pour que je l’accompagne vers l’entrée de la piste. Nous observons les trois numéros qui la précèdent, Cordelia est captivée par les cinq serpents géants. Ils dansent dans les airs et leurs ailes multicolores laissent derrière eux une traînée d’étoiles dorées. Quant à moi je suis ébloui par la prestation suivante, bien plus banale, mais tout aussi spectaculaire, celle des jongleurs de bolas. Lorsqu’ils entrent en piste ils ne paient pas de mine, car le bola est une simple ficelle avec à son bout une petite boule. Mais à la seconde où les lumières s’éteignent, elles s’embrasent et le spectacle commence, le trio fait valser les flammes dans une chorégraphie à la coordination et au rythme parfaits. À présent, dernier numéro avant Cordelia, mes jongleurs préférés entrent en piste. Les jumeaux ne semblent jamais intimidés par la foule, bien au contraire, je crois qu’ils adorent ça. Tirid se poste au milieu de la piste, alors que son frère lui lance un cerceau qu’elle fait tourner autour de sa taille dans un petit mouvement de hanche. Il lui lance un deuxième, puis trois, puis quatre. Le public s’amuse de leur performance, surtout lorsque Telio tourne autour de sa sœur en jonglant avec deux autres cerceaux en jouant les clowns. Puis, Tirid laisse tomber les siens et commence à s’en échanger deux avec son frère. Avec l’aide d’une troisième personne, ils en augmentent le nombre jusqu’à arriver à six qu’ils envoient de plus en plus haut. Et par je ne sais quel prodige, ils parviennent à en rattraper chacun un autour de la taille et deux autres qu’ils font tourner autour de leurs bras. De véritables petits génies. Le numéro fini ils se précipitent vers nous – fiers d’eux – et Telio nous le fait savoir.

— Alors, vous avez vu ça ? C’est qui les meilleurs ?
— Vous, bien sûr. Bravo champion, bravo ma belle !

Je leur tends les mains et ils me tapent dans la paume, ravis que je reconnaisse leur talent. Telio rougit à vue d’œil, puis se tourne vers Cordelia.

— C’est à toi, je te mets au défi de faire mieux.
— Hum !

Tandis qu’ils partent se changer, mon petit ange entre sur scène. Enis, le directeur du cirque et présentateur l’accueille, elle déploie ses ailes et décolle. Elle enchaîne les acrobaties et mon cœur manque un battement chaque fois qu’elle s’approche du sol, mais dans une parfaite maîtrise, elle repart de plus belle jusqu’à traverser trois anneaux suspendus à des hauteurs différentes. Le dernier est ridiculement petit, si elle le rate, elle fera une chute de plusieurs mètres, mais elle réussit avec une facilité déconcertante. Son numéro s’achève, me voilà enfin soulagé tandis qu’elle se presse de me retrouver.

— Comment tu m’as trouvée ?
— Éblouissante.
— T’as vu ça y est ! Je maîtrise l’enchaînement des trois anneaux, me dit-elle en sautillant sur place.
— J’ai vu, défi relevé, tu es plus forte que Telio.
— Oui !
— Tu devrais te dépêcher de le retrouver pour lui dire.

Je la regarde partir, heureuse. Une personne doit passer entre nous et c’est toujours le moment que je choisis pour détourner son attention et l’envoyer à droite à gauche, car je ne tiens vraiment pas à ce qu’elle voit ce que je deviens chaque fois que je franchis le rideau. Comme toujours je m’assure qu’elle soit loin, mais je me fais interpeller.

— La petite s’est très bien débrouillée ce soir.
— Monsieur Enis.
— Ils ont tous assuré, et je tiens à ce que ça continue, compris ?
— Oui, monsieur.
— Bien.

Alors que tout allait relativement bien, je sens le stress monter de nouveau et je commence à avoir des fourmis dans les doigts. Je ferme les yeux quelques instants et prends une grande inspiration pour me ressaisir.

Ça y est, c’est mon tour, ce n’est pas le moment de paniquer. Tout devrait bien se passer, il me suffit de garder le contrôle.

— Mesdames et messieurs, enfants de tout âge, dès à présent le numéro que vous attendiez tous ! Après les animaux féroces, je vous présente la plus dangereuse des créatures. Je vous demande d’accueillir le monstre de Syrcas !

Les présentations sont faites, je n’ai pas le choix, je dois y aller. Je me retrouve au centre de la piste et de l’attention, tout le monde me regarde, mes jambes tremblent sans que je ne puisse y faire quoi que ce soit. Je reste figé, les yeux écarquillés, sans quitter le public de vue. Ils m’observent tous avec leur petit sourire hypocrite, ils prétendent admirer une prestation, mais c’est un monstre qu’ils sont venus voir, une créature dépourvue d’âme. Avec l’attente, ils commencent à chuchoter et des voix d’enfants résonnent dans ma tête.

— Alors comme ça il paraît que t’es très dangereux ? J’aimerais bien voir ça !
— Bah alors le monstre, montre-nous !
— Ahahahahah !

J’ai le souffle court. Mon cœur se serre. Je ne veux pas. Je ne veux pas que ça recommence.

— ALTOR !

La voix stridente d’Enis me sort de mon apathie et je m’incline, puis le claquement du fouet retentit. Monsieur Loyal l’utilise pour mater la bête que je deviens à cet instant. Le sentiment de peur qui me possède se mêle à la colère que j’éprouve, et une vague de chaleur m’envahit. Mes tatouages d’ordinaire aussi noirs que le plumage d’un corbeau virent au rouge. Mes prunelles tout aussi noires deviennent jaunes et luisent. J’aperçois un sourire en coin sur le visage d’Enis qui fait claquer son fouet à nouveau. Je m’élance sur la foule à une vitesse telle qu’il est difficile de voir mes déplacements. Un autre claquement et je m’arrête net. La partie du public devant moi crie d’effrois et des images surgissent. Je vois une cohue en panique tentant d’échapper aux flammes et j’entends une fillette pleurer. Mais je prends sur moi et réitère cette action plusieurs fois pour que chaque spectateur ait sa dose d’adrénaline. La représentation se fait au rythme des claquements du fouet et aux éclats de voix de la foule.

— Altor !

À l’appel de mon nom, je reviens au côté de celui qui, le temps d’une exhibition, est devenu mon dompteur et je reste les bras ballants. Mes tatouages et mes yeux retrouvent leur couleur originelle tandis que je peine à retrouver mon souffle et que de la sueur perle sur mon front. Mais qu’importe, puisque la masse est ravie, et puis finalement, qui suis-je ? Puis-je réellement prétendre être encore humain à cet instant ? Et si c’était le cas, les choses seraient-elles différentes ? Je regarde la foule applaudir et Enis se pavaner, puis je décide de sortir discrètement pour rejoindre les coulisses. Ma vue se trouble et mes jambes peinent à me soutenir, j’aperçois une pile de caisse qui pourra le faire à ma place. Je m’y appuie et distingue des formes floues, sûrement quelques membres de la troupe qui n’auraient pas encore pris congé de la soirée. Soudain l’une d’elles s’approche et me pose la main sur le bras.

— Tor… Altor !

Je finis par me reprendre et reconnais Awena.

— Ça va aller ? Tu es blanc comme un linge et tu trembles.

J’aimerais lui répondre, mais aucun son ne sort et je reste stoïque, les yeux dans le vide à me tenir le bras comme si cela pouvait m’empêcher de trembler comme une feuille. Tout ce que je parviens à entrevoir c’est Awena s’en aller et revenir aussitôt, un verre d’eau à la main.

— Bois ça, tu verras, ça ira mieux après.

Je m’exécute et j’ai la sensation que ça va déjà un peu mieux. Mais pas pour longtemps. Alors que je m’apprêtais à la remercier, Enis intervient.

— Altor ! Tu peux me dire ce que c’était que ça ?

Je garde le silence et baisse la tête, Awena repart et je me retrouve seul avec lui. Il s’énerve et m’assène un grand coup dans l’épaule pour que je me tourne face à lui et il continue de hurler.

— Regarde-moi quand je te parle ! Tu sais pourquoi tous ces gens paient ? Pour en prendre plein les yeux. Et est-ce que c’était le cas ce soir ?
— Non.
— J’ai pas entendu !
— Non.
— Non, c’est le moins que l’on puisse dire. Alors écoute-moi bien, personne n’est irremplaçable, et surtout pas toi. Alors continue d’y mettre autant de mauvaise volonté et je te renvoie d’où tu viens, c’est bien compris ?
— …
— Est-ce que c’est bien compris ?
— Oui monsieur Enis.
— T’as plutôt intérêt, on ne nourrit pas les bons à rien ici.

Il tourne les talons et Awena revient enfin, accompagnée par Tharel. Enis passe à côté de lui et ils s’échangent un regard méprisant. Quant à moi, je me cache le visage et me laisse glisser contre les caisses, tentant de me faire oublier. Je sens le géant s’approcher de moi, il reste un court instant sans bouger, sans dire un mot et finit par me parler.

— Allez lève-toi, on va prendre l’air.

Il m’aide à me redresser et me pose la main dans le dos, puis nous sortons tous les deux. Il n’y a plus de spectateur, quelques personnes finissent de clore la soirée lorsque nous arrivons au sommet de la colline surplombant le cirque, plus au calme, où personne ne risque de nous déranger. Le silence prend place et la voix de Tharel retentit.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Une fois encore je reste muet, mais lui n’en reste pas là. Il pose les mains sur mes épaules et se penche pour être davantage à ma hauteur et poursuit.

— Je ne suis pas là pour te juger, tout ce que je veux c’est t’aider, mais je ne peux pas le faire si tu refuses de t’ouvrir.

Les voix résonnent à nouveau dans ma tête, je revois une fillette du public en larme qui laisse place à une autre fillette perdue au milieu des flammes, hurlant mon nom et me suppliant d’arrêter. Je me tiens la tête, les images et les sons s’y bousculent. Je perds pied et finis par m’effondrer.

— Je ne veux pas que ça recommence. Je ne veux pas. C’est de plus en plus dur, j’ai de plus en plus de mal à contenir cette puissance. Si je la libère un tant soit peu, qui sait ce qu’il peut arriver. J’ai peur Tharel, tellement peur.

Il s’approche de moi et me serre dans ses bras, mais je ne parviens pas à lui rendre son étreinte. Il me murmure un « je sais » et me fait la promesse que ça n’arrivera jamais. J’ai beau savoir que c’est faux, ces simples mots et sa présence si bienveillante suffisent à m’apaiser. Une fois la tension retombée, nous rejoignons la tente que nous partageons avec quatre autres personnes. Ils dorment déjà à poing fermé et Tharel ne tarde pas à en faire autant. Je tente désespérément de trouver le sommeil, mais n’y parviens jamais très longtemps. Des images de mon enfance me hantent et m’empêchent de dormir. Je préfère donc sortir pour m’asseoir au pied de l’arbre en haut de la colline. Une fois sur place je prends une grande inspiration et apprécie l’air frais de cette nuit étoilée qui me fait le plus grand bien.

J’entends du bruit. Et moi qui cherchais à être seul, il faut croire que ce ne sera pas pour aujourd’hui. Puis un renard vient vers moi, ouf, ce n’est que lui. Ce n’est pas la première fois que je le croise, mais il ne s’était jamais approché de si près auparavant. Je m’accroupis et tends la main. Comme s’il allait se laisser caresser.

— Salut, qu’est-ce que tu fais là ? Tu sais que tu ne devrais pas être ici, si Enis te voit, tu risques de passer un sale quart d’heure. Cela dit tu es un renard, tu devrais donc être plus malin que lui.

Je continue de lui parler, tant qu’il semble écouter. J’ai beau être ridicule, je m’en moque. Il n’y a que nous, personne pour se gausser de moi. Et lui au moins ne me fera pas la morale. Après une dizaine de minutes il se lasse de ma présence et s’en va. Je me pose enfin et parviens à fermer les yeux.

Lorsque je les rouvre, le soleil est déjà haut dans le ciel et je sursaute en voyant la montagne humaine devant moi.

— Bonjour le réveil. Qu’est-ce que tu fais là ?
— C’est plutôt à moi de te poser la question. Tu sais qu’un lit c’est bien plus confortable ?
— J’arrivais pas à dormir et j’avais besoin de prendre l’air. Et toi qu’est-ce que tu fais là ?
— Comme tu n’étais ni au dortoir ni au réfectoire je suis parti à ta recherche.
— Et laisse-moi deviner, tu savais que je serais ici ?
— Évidemment.
— Évidemment, lui répondis-je d’un ton sarcastique.
— J’ai l’impression de ne pas être pris au sérieux.
— À ton avis ?

Il s’arrête quelques secondes, soupire, et se lance dans un discours auquel je ne m’attendais pas.

— Chaque nuit tu te réveilles, assaillit par des cauchemars incessants et tu sors pour t’isoler à côté de cet arbre où personne ne te voit. Et laisse-moi te dire deux ou trois trucs. À dix-huit ans, j’étais déjà un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix et j’ai grandi de quarante centimètres en quelques jours, ce qui fut très douloureux. Quant à cette force je m’en serais sûrement servie à des fins personnelles si je n’étais pas arrivé dans ce cirque, car c’est la bonté d’un seul homme qui m’a fait comprendre que j’avais beaucoup à offrir. J’ai voulu suivre son exemple en aidant ceux qui en avaient besoin. Et surtout, je voulais aider d’autres abominations comme moi et leur faire prendre conscience qu’ils pouvaient être autre chose que des parias. Et c’est pour des âmes égarées comme la tienne que je suis toujours ici.

Après une pause, il conclut :

— Alors tu vois que je sais tout, même tes pensées enfouies que tu n’as jamais partagées avec moi. Et je sais que tu es quelqu’un de formidable, assiégé par la peur et un passé particulièrement difficile.

À cet instant je reste sans voix, que pourrais-je ajouter à une telle déclaration ?

— Et je sais aussi que tu devrais te dépêcher, autrement tu vas rater le petit-déjeuner.
— J’ai pas faim.
— Bah, tu vas manger quand même, on ne commence pas une longue journée le ventre vide. Allez !

J’entame la descente, puis me tourne vers Tharel.

— Au fait, cette nuit j’ai encore vu le renard dont je t’ai parlé, et j’ai peur qu’Enis le croise.
— Ne t’en fais pas, il ne voit pas plus loin que son tas d’or. Mais j’ouvrirais l’œil.
— Merci.

Je finis par aller manger, quand – en bon dernier – je me retrouve seul à table. Ne m’ayant pas vu ce matin, Melteoc a eu la gentillesse de me mettre une part de sa délicieuse brioche de côté. Une fois cette collation engloutie en vitesse, je remercie le chef et fonce vers le chapiteau où tout le monde s’affaire déjà. Lorsque j’arrive, Tharel porte un gradin à bout de bras pour permettre à Awena de nettoyer en dessous. Je m’approche et il prend immédiatement la parole.

— Tu tombes bien, aide-là s’il te plaît, ça ira plus vite. C’est pas que c’est lourd, mais un peu quand même.

Je cours les aider et Awena lance la conversation, encore.

— Dites les gars, vous savez ce que m’a dit Meliora ?

Devant notre air dubitatif, elle comprend que nous ne sommes au courant de rien et poursuit.

— A priori, il y aurait des tensions entre Treddyn et le peuple Raksha qui vit dans les monts Bandars Abbas et une guerre serait imminente. C’est fou, non ?
— Et comment est-elle au courant ? demande Tharel.
— Un homme qui s’est présenté à son guichet le lui aurait dit, un soldat au service du roi Aodren.
— Ce ne sont que des histoires.
— Pourquoi tu dis ça ? s’agace-t-elle.
— Déjà, je trouve ça bizarre que cet homme raconte ça comme ça à la première personne qu’il croise.
— Et pourquoi pas ? Un évènement aussi important qu’une guerre, c’est normal d’en parler.
— Je ne suis pas convaincu qu’il soit autorisé à divulguer ce genre d’information.

Nous sortons de sous le gradin qu’il repose dans un soupir de soulagement, puis il continue son argumentation.

— Mais admettons, tu penses vraiment que quelqu’un serait suffisamment fou pour déclarer la guerre aux rakshas ?
— Bah.
— Imagine une armée gigantesque, remplie de personnes aussi grandes et fortes que moi, sauf qu’eux sont de fiers combattants s’entraînant dès leur plus jeune âge et tu as l’armée raksha. En plus, Treddyn est une jeune cité, et à moins qu’ils nous aient caché une énorme armée surentraînée, on peut être sûr qu’ils se feront écraser en quelques secondes. Ne t’en fais pas, ça restera une rumeur.

Awena se tourne vers moi et me prend au dépourvu en demandant mon avis.

— Je n’sais pas, je dirais qu’un soldat est mieux placé que nous pour savoir ce genre de chose, mais que le raisonnement de Tharel tient la route.
— Ça ou rien, c’est pareil.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? J’en sais rien. Et entre nous que ce soit vrai ou faux ça change quoi pour nous ?
— T’es vraiment un crétin.

Elle part fâchée en nous laissant en plan et je me retourne vers Tharel, perplexe.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Des bêtises comme d’habitude, qui sait l’ampleur que peut prendre une guerre, si elle s’étend jusqu’à Alt-Yr-Yn, les clans sous notre protection pourraient se trouver attaqués et les cultures détruites, pour peu que nous nous en mêlions pour une raison ou pour une autre, les abominations comme nous seraient les premières sacrifiées. Et même si ça n’a aucun impact sur nous, d’autres vont en souffrir à cause de la folie de deux personnes. Mais bon, peu importe, je suis sûr que ça ne restera que des rumeurs.

Nous nous remettons au travail, le temps passe plutôt vite et c’est déjà l’heure du repas. Tout se passe normalement avec Telio qui fait le pitre pour ne rien changer, alors qu’il part se resservir, il finit par faire tomber un plat entier.

— Non mais c’est pas possible. Telio !

Tharel se lève d’un bon pour s’occuper du problème et j’en profite pour parler avec Awena.

— Tu avais l’air en colère tout à l’heure, je suis désolé si…
— Arrête de t’excuser en permanence, c’est plutôt à moi de m’excuser. Je te demande ton avis et quand tu le donnes je pars en fulminant.
— C’est rien, pour une fois que c’est dans ce sens-là.

Elle esquisse un sourire et je reprends.

— Je peux te poser une question ?
— Je t’en prie.
— Pourquoi es-tu là ? T’es une ordinaire, alors pourquoi vouloir rester dans un tel endroit avec des gens comme nous ?
— Parce qu’avec des gens comme vous je peux être qui je veux.
— Je comprends pas.
— La première fois que je suis venue ici j’avais sept ans et j’ai été éblouie par ce que je voyais et j’ai voulu devenir une artiste. Alors, à seize ans, je suis partie de chez moi pour réaliser mon rêve.
— Quel rapport avec nous ?
— Mes parents étaient totalement contre, faire partie d’un cirque est une honte pour eux. Mais ici, je suis valorisée pour mes compétences. Quant à Tharel, il m’a prise sous son aile et m’a montré que j’avais raison de m’accrocher à mon rêve, car ici je suis comme tout le monde, une personne avec un vécu qu’on ne juge pas, et une artiste avant tout.
— Je crois que je comprends, un peu.

Tharel finit par revenir avec un Telio enfin calmé et boudeur et nous repartons travailler. Puisque la majorité des tâches ont été accomplies la veille, aujourd’hui elles s’effectuent dans le relâchement. Nous en profitons pour jouer un peu avec les enfants et je taquine Telio pour lui donner un avant-goût de ma vengeance à venir, mais je trébuche et les enfants me sautent dessus. Je suis secouru par le géant qui les attrape deux par deux, puis ils s’accrochent à ses bras. Il tourne sur lui-même et finit par faire le manège pour tout le monde. Je profite de ce petit moment pour me détente mais je suis malheureusement vite ramené à la réalité par monsieur Loyal qui m’ordonne de le rejoindre. Il me hurle dessus et je n’ai pas vraiment envie de lui obéir, mais j’ai suffisamment de problèmes comme ça, alors je m’exécute.

— Je suis venu te mettre en garde, déçois-moi ce soir et tu peux faire tes valises, c’est clair ?
— Oui, monsieur Enis.
— Bien, tu ne pourras pas dire que je ne t’ai pas prévenu.