Le Nabab - Alphonse Daudet - E-Book

Le Nabab E-Book

Alphonse Daudet

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Extrait : "Debout sur le perron de son petit hôtel de la rue de Lisbonne, rasé de frais, l'œil brillant, la lèvre entrouverte d'aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants épandus sur un vaste collet d'habit, carré d'épaules, robuste et sain comme un chêne, l'illustre docteur irlandais Robert Jenkins, chevalier du Medjïdjié et de l'ordre distingué de Charles III d'Espagne, membre de plusieurs sociétés savantes ou bienfaisantes, président fondateur de l'œuvre de..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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ILes malades du docteur Jenkins

Debout sur le perron de son petit hôtel de la rue de Lisbonne, rasé de frais, l’œil brillant, la lèvre entrouverte d’aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants épandus sur un vaste collet d’habit, carré d’épaules, robuste et sain comme un chêne, l’illustre docteur irlandais Robert Jenkins, chevalier du Medjïdjié et de l’ordre distingué de Charles III d’Espagne, membre de plusieurs sociétés savantes ou bienfaisantes, président fondateur de l’œuvre de Bethléem, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins à base arsenicale, c’est-à-dire le médecin à la mode de l’année 1864, l’homme le plus occupé de Paris, s’apprêtait à monter en voiture, un matin de la fin de novembre, quand une croisée s’ouvrit au premier étage sur la cour intérieure de l’hôtel, et une voix de femme demanda timidement :

« Rentrerez-vous déjeuner, Robert ? »

Oh ! de quel bon et loyal sourire s’éclaira tout à coup cette belle tête de savant et d’apôtre, et dans le tendre bonjour que ses yeux envoyèrent là-haut vers le chaud peignoir blanc entrevu derrière les tentures soulevées, comme on devinait bien une de ces passions conjugales, tranquilles et sûres, que l’habitude resserre de toute la souplesse et la solidité de ses liens.

« Non, madame Jenkins… Il aimait à lui donner ainsi publiquement son titre d’épouse légitime, comme s’il eût trouvé là une intime satisfaction, une sorte d’acquit de conscience envers la femme qui lui rendait la vie si riante… Non, ne m’attendez pas ce matin. Je déjeune place Vendôme.

– Ah ! oui… le Nabab, dit la belle madame Jenkins avec une nuance très marquée de respect pour ce personnage des Mille et une Nuits dont tout Paris parlait depuis un mois ; puis, après un peu d’hésitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries, elle chuchota rien que pour le docteur :

– Surtout n’oubliez pas ce que vous m’avez promis. »

C’était vraisemblablement quelque chose de bien difficile à tenir, car au rappel de cette promesse les sourcils de l’apôtre se froncèrent, son sourire se pétrifia, toute sa figure prit une expression d’incroyable dureté ; mais ce fut l’affaire d’un instant. Au chevet de leurs riches malades, ces physionomies de médecins à la mode deviennent expertes à mentir. Avec son air le plus tendre, le plus cordial, il répondit en montrant une rangée de dents éblouissantes :

« Ce que j’ai promis sera fait, madame Jenkins. Maintenant, rentrez vite et fermez votre croisée. Le brouillard est froid ce matin. »

Oui, le brouillard était froid, mais blanc comme de la vapeur de neige ; et, tendu derrière les glaces du grand coupé, il égayait de reflets doux le journal déplié dans les mains du docteur. Là-bas, dans les quartiers populeux, resserrés et noirs, dans le Paris commerçant et ouvrier, on ne connaît pas cette jolie brume matinale qui s’attarde aux grandes avenues ; de bonne heure l’activité du réveil, le va-et-vient des voitures maraîchères, des omnibus, des lourds camions secouant leurs ferrailles, l’ont vite hachée, effiloquée, éparpillée. Chaque passant en emporte un peu dans un paletot râpé, un cache-nez qui montre la trame, des gants grossiers frottés l’un contre l’autre. Elle imbibe les blouses frissonnantes, les waterproofs jetés sur les jupes de travail ; elle se fond à toutes les haleines, chaudes d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacs vides, se répand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires, le long des escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusque dans les mansardes sans feu. Voilà pourquoi il en reste si peu dehors. Mais dans cette portion de Paris espacée et grandiose, où demeurait la clientèle de Jenkins, sur ces larges boulevards plantés d’arbres, ces quais déserts, le brouillard planait immaculé, en nappes nombreuses, avec des légèretés et des floconnements de ouate. C’était fermé, discret, presque luxueux, parce que le soleil derrière cette paresse de son lever commençait à répandre des teintes doucement pourprées, qui donnaient à la brume enveloppant jusqu’au faîte les hôtels alignés, l’aspect d’une mousseline blanche jetée sur des étoffes écarlates. On aurait dit un grand rideau abritant le sommeil tardif et léger de la fortune, épais rideau où rien ne s’entendait que le battement discret d’une porte-cochère, les mesures en fer-blanc des laitiers, les grelots d’un troupeau d’ânesses passant au grand trot suivies du souffle court et haletant de leur berger, et le roulement sourd du coupé de Jenkins commençant sa tournée de chaque jour.

D’abord à l’hôtel de Mora. C’était, sur le quai d’Orsay, tout à côté de l’ambassade d’Espagne, dont les longues terrasses faisaient suite aux siennes, un magnifique palais ayant son entrée principale rue de Lille et une porte sur le bord de l’eau. Entre deux hautes murailles revêtues de lierre, reliées entre elles par d’imposants arcs de voûte, le coupé fila comme une flèche, annoncé par deux coups d’un timbre retentissant qui tirèrent Jenkins de l’extase où la lecture de son journal semblait l’avoir plongé. Puis les roues amortirent leur bruit sur le sable d’une vaste cour et s’arrêtèrent, après un élégant circuit, contre le perron de l’hôtel, surmonté d’une large marquise en rotonde. Dans la confusion du brouillard, on apercevait une dizaine de voitures rangées en ligne, et le long d’une avenue d’acacias, tout secs en cette saison et nus dans leur écorce, les silhouettes de palefreniers anglais promenant à la main les chevaux de selle du duc. Tout révélait un luxe ordonné, reposé, grandiose et sûr.

« J’ai beau venir matin, d’autres arrivent toujours avant moi, » se dit Jenkins en voyant la file où son coupé prenait place ; mais, certain de ne pas attendre, il gravit, la tête haute, d’un air d’autorité tranquille, ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant d’ambitions frémissantes, d’inquiétudes aux pieds trébuchants.

Dès l’antichambre, élevée et sonore comme une église, et que deux grands feux de bois, en dépit des calorifères brûlant nuit et jour, emplissaient d’une vie rayonnante, le luxe de cet intérieur arrivait par bouffées tièdes et capiteuses. Cela tenait à la fois de la serre et de l’étuve. Beaucoup de chaleur dans de la clarté ; des boiseries blanches, des marbres blancs, des fenêtres immenses, rien d’étouffé ni d’enfermé, et pourtant une atmosphère égale faite pour entourer quelque existence rare, affinée et nerveuse. Jenkins s’épanouissait à ce soleil factice de la richesse ; il saluait d’un « bonjour, mes enfants » le suisse poudré, au large baudrier d’or, les valets de pied en culotte courte, livrée or et bleu, tous debout pour lui faire honneur, effleurait du doigt la grande cage des ouistitis pleine de cris aigus et de cabrioles, et s’élançait en sifflotant sur l’escalier de marbre clair rembourré d’un tapis épais comme une pelouse, conduisant aux appartements du duc. Depuis six mois qu’il venait à l’hôtel de Mora, le bon docteur ne s’était pas encore blasé sur l’impression toute physique de gaieté, de légèreté que lui causait l’air de cette maison.

Quoiqu’on fût chez le premier fonctionnaire de l’empire, rien ne sentait ici l’administration ni ses cartons de paperasses poudreuses. Le duc n’avait consenti à accepter ses hautes dignités de ministre d’État, président du conseil, qu’à la condition de ne pas quitter son hôtel ; il n’allait au ministère qu’une heure ou deux par jour, le temps de donner les signatures indispensables, et tenait ses audiences dans sa chambre à coucher. En ce moment, malgré l’heure matinale, le salon était plein. On voyait là des figures graves, anxieuses, des préfets de province aux lèvres rases, aux favoris administratifs, un peu moins arrogants dans cette antichambre que là-bas dans leurs préfectures, des magistrats, l’air austère, sobres de gestes, des députés aux allures importantes, gros bonnets de la finance, usiniers cossus et rustiques, parmi lesquels se détachait çà et là la grêle tournure ambitieuse d’un substitution d’un conseiller de préfecture, en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche ; et tous, debout, assis, groupée ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard cette haute porte fermée sur leur destin, par laquelle ils sortiraient tout à l’heure triomphants ou la tête basse. Jenkins traversa la foule rapidement, et chacun suivait d’un œil d’envie ce nouveau venu que l’huissier à chaîne, correct et glacial, assis devant une table à côté de la porte, accueillait d’un petit sourire à la fois respectueux et familier.

« Avec qui est-il ? » demanda le docteur en montrant la chambre du duc.

Du bout des lèvres, non sans un frisement d’œil légèrement ironique, l’huissier murmura un nom qui, s’ils l’avaient entendu, aurait indigné tous ces hauts personnages attendant depuis une heure que le costumier de l’Opéra eût terminé son audience.

Un bruit de voix, un jet de lumière… Jenkins venait d’entrer chez le duc ; il n’attendait jamais, lui.

Debout, le dos à la cheminée, serré dans une veste en fourrure bleue dont les douceurs de reflet affinaient une tête énergique et hautaine, le président du conseil faisait dessiner sous ses yeux un costume de pierrette que la duchesse porterait à son prochain bal, et donnait ses indications avec la même gravité que s’il eût dicté un projet de loi.

« Ruchez la fraise très fin et ne ruchez pas les manchettes… Bonjour, Jenkins… Je suis à vous. »

Jenkins s’inclina et fit quelques pas dans l’immense chambre dont les croisées, ouvrant sur un jardin qui allait jusqu’à la Seine, encadraient un des plus beaux aspects de Paris, les ponts, les Tuileries, le Louvre, dans un entrelacement d’arbres noirs comme tracés à l’encre de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un large lit très bas, élevé de quelques marches, deux ou trois petits paravents de laque aux vagues et capricieuses dorures, indiquant ainsi que les doubles portes et les tapis de haute laine, la crainte du froid poussée jusqu’à l’excès, des sièges divers, chaises longues, chauffeuses, répandus un peu au hasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou voluptueuse, composaient l’ameublement de cette chambre célèbre où se traitaient les plus graves questions et aussi les plus légères avec le même sérieux d’intonation. Au mur, un beau portrait de la duchesse ; sur la cheminée, un buste du duc, œuvre de Félicia Ruys, qui avait eu au récent Salon les honneurs d’une première médaille.

« Eh bien ! Jenkins, comment va, ce matin ? dit l’Excellence en s’approchant, pendant que le costumier ramassait ses dessins de modes, épars sur tous les fauteuils.

– Et vous, mon cher duc ? Je vous ai trouvé un peu pâle hier soir aux Variétés.

– Allons donc ! Je ne me suis jamais si bien porté… Vos perles me font un effet du diable… Je me sens une vivacité, une verdeur… Quand je pense comme j’étais fourbu il y a six mois. »

Jenkins, sans rien dire, avait appuyé sa grosse tête sur la fourrure du ministre d’État, à l’endroit où le cœur bat chez le commun des hommes. Il écouta un moment pendant que l’Excellence continuait à parler sur le ton indolent, excédé, qui faisait un des caractères de sa distinction.

« Avec qui étiez-vous donc, docteur, hier soir ? Ce grand Tartare bronzé qui riait si fort sur le devant de votre avant-scène ?…

– C’était le Nabab, monsieur le duc… Ce fameux Jansoulet, dont il est tant question en ce moment.

– J’aurais dû m’en douter. Toute la salle le regardait. Les actrices ne jouaient que pour lui… Vous le connaissez ? Quel homme est-ce ?

– Je le connais… C’est-à-dire je le soigne… Merci, mon cher duc, j’ai fini. Tout va bien par là… En arrivant à Paris, il y a un mois, le changement de climat l’avait un peu éprouvé. Il m’a fait appeler, et depuis m’a pris en grande amitié… Ce que je sais de lui, c’est qu’il a une fortune colossale, gagnée à Tunis, au service du bey, un cœur loyal, une âme généreuse, où les idées d’humanité…

– À Tunis ?… interrompit le duc fort peu sentimental et humanitaire de sa nature… Alors, pourquoi ce nom de Nabab ?

– Bah ! les Parisiens n’y regardent pas de si près… Pour eux, tout riche étranger est un nabab, n’importe d’où il vienne… Celui-ci du reste a bien le physique de l’emploi, un teint cuivré, des yeux de braise ardente, de plus une fortune gigantesque dont il fait, je ne crains pas de le dire, l’usage le plus noble et le plus intelligent. C’est à lui que je dois, – ici le docteur prit un air modeste, – que je dois d’avoir enfin pu constituer l’œuvre de Bethléem pour l’allaitement des enfants, qu’un journal du matin, que je parcourais tout à l’heure, le Messager, je crois, appelle « la grande pensée philanthropique du siècle. »

Le duc jeta un regard distrait sur la feuille que Jenkins lui tendait. Ce n’était pas celui-là qu’on prenait avec des phrases de réclame.

« Il faut qu’il soit très riche, ce M. Jansoulet, dit-il froidement. Il commandite le théâtre de Cardailhac. Monpavon lui fait payer ses dettes, Bois-Landry lui monte une écurie, le vieux Schwalbach une galerie de tableaux… C’est de l’argent, tout cela. »

Jenkins se mit à rire :

« Que voulez-vous, mon cher duc, vous le préoccupez beaucoup, ce pauvre Nabab. Arrivant ici avec la ferme volonté de devenir Parisien, homme du monde, il vous a pris pour modèle en tout, et je ne vous cache pas qu’il voudrait bien étudier son modèle de plus près.

– Je sais, je sais… Monpavon m’a déjà demandé de me l’amener… Mais je veux attendre, je veux voir… Avec ces grandes fortunes, qui viennent de si loin, il faut se garder… Mon Dieu, je ne dis pas… Si je le rencontrais ailleurs que chez moi, au théâtre, dans un salon…

– Justement madame Jenkins compte donner une petite fête le mois prochain. Si vous vouliez nous faire l’honneur…

– J’irai très volontiers chez vous, mon cher docteur, et dans le cas où votre Nabab serait là, je ne m’opposerais pas à ce qu’il me fût présenté. »

À ce moment l’huissier de service entrouvrit la porte.

« M. le ministre de l’intérieur est dans le salon bleu… Il n’a qu’un mot à dire à Son Excellence… M. le préfet de police attend toujours en bas, dans la galerie.

– C’est bien, dit le duc, j’y vais… Mais je voudrais en finir avant avec ce costume… Voyons, père chose, qu’est-ce que nous décidons pour ces ruches ? À revoir, docteur… Rien à faire, n’est-ce pas, que continuer les perles ?

– Continuer les perles, dit Jenkins en saluant ; et il sortit, tout radieux des deux bonnes fortunes qui lui arrivaient en même temps, l’honneur de recevoir le duc et le plaisir d’obliger son cher Nabab. Dans l’antichambre, la foule des solliciteurs qu’il traversa était encore plus nombreuse qu’à son entrée ; de nouveaux venus s’étaient joints aux patients de la première heure, d’autres montaient l’escalier, affairés et tout pâles, et dans la cour, les voitures continuaient à arriver, à se ranger en cercle sur deux rangs, gravement, solennellement, pendant que la question des ruches aux manchettes se discutait là-haut avec non moins de solennité.

– Au cercle, dit Jenkins à son cocher. »

Le coupé roula le long des quais, repassa les ponts, gagna la place de la Concorde, qui n’avait déjà plus le même aspect que tout à l’heure. Le brouillard s’écartait vers le Garde-Meuble et le temple grec de la Madeleine, laissant deviner çà et là l’aigrette blanche d’un jet d’eau, l’arcade d’un palais, le haut d’une statue, les massifs des Tuileries, groupés frileusement près des grilles. Le voile non soulevé, mais déchiré par places, découvrait des fragments d’horizon ; et l’on voyait sur l’avenue menant à l’Arc-de-Triomphe, des breaks passer au grand trot, chargés de cochers et de maquignons, des dragons de l’impératrice, des guides chamarrés et couverts de fourrures s’en aller deux par deux en longues files, avec un cliquetis de mors, d’éperons, des ébrouements de chevaux frais, tout cela s’éclairant d’un soleil encore invisible, sortant du vague de l’air, y rentrant par masses, comme une vision rapide du luxe matinal de ce quartier.

Jenkins descendit à l’angle de la rue Royale. Du haut en bas de la grande maison de jeu, les domestiques circulaient, secouant les tapis, aérant les salons ou flottait la buée des cigares, où des monceaux de cendre fine tout embrasée s’écroulaient au fond des cheminées, tandis que sur les tables vertes, encore frémissantes des parties de la nuit, brûlaient quelques flambeaux d’argent dont la flamme montait toute droite dans la lumière blafarde du grand jour. Le bruit, le va-et-vient s’arrêtaient au troisième étage, où quelques membres du cercle avaient leur appartement. De ce nombre était le marquis de Monpavon, chez qui Jenkins se rendait.

« Comment ! c’est vous, docteur ?… Diable emporte !… Quelle heure est-il donc ?… Suis pas visible.

– Pas même pour le médecin ?

– Oh ! pour personne… Question de tenue, mon cher… C’est égal, entrez tout de même… Chaufferez les pieds un moment pendant que Francis finit de me coiffer. »

Jenkins pénétra dans la chambre à coucher, banale comme tous les garnis, et s’approcha du feu sur lequel chauffaient des fers à friser de toutes les dimensions, tandis que dans le laboratoire à côté, séparé de la chambre par une tenture algérienne, le marquis de Monpavon s’abandonnait aux manipulations de son valet de chambre. Des odeurs de patchouli, de cold-cream, de corne et de poils brûlés s’échappaient de l’espace restreint ; et de temps en temps, quand Francis venait retirer un fer, Jenkins entrevoyait une immense toilette chargée de mille petits instruments d’ivoire, de nacre et d’acier, limes, ciseaux, houppes et brosses, de flacons, de godets, de cosmétiques, étiquetés, rangés, alignés, et parmi tout cet étalage, maladroite et déjà tremblante, une main de vieillard, sèche et longue, soignée aux ongles comme celle d’un peintre japonais, qui hésitait au milieu de ces quincailleries menues et de ces faïences de poupée.

Tout en arrangeant son visage, la plus longue, la plus compliquée de ses occupations du matin, Monpavon causait avec le docteur, racontait ses malaises, le bon effet des perles, qui le rajeunissaient, disait-il. Et de loin, ainsi, sans le voir, on aurait cru entendre le duc de Mora, tellement il lui avait pris ses façons de parler. C’étaient les mêmes phrases inachevées, terminées en « ps… ps… ps… » du bout des dents, des « machin, » des « chose, » intercalés à tout propos dans le discours, une sorte de bredouillement aristocratique, fatigué, paresseux, où se sentait un mépris profond pour l’art vulgaire de la parole. Dans l’entourage du duc, tout le monde cherchait à imiter cet accent, ces intonations dédaigneuses avec une affectation de simplicité.

Jenkins, trouvant la séance un peu longue, s’était levé pour partir :

« Adieu, je m’en vais… On vous verra chez le Nabab ?

– Oui, je compte y déjeuner… promis de lui amener chose, machin, comment donc ?… Vous savez, pour notre grosse affaire… ps… ps… ps… Sans quoi dispenserais bien d’y aller… vraie ménagerie, cette maison-là… »

L’Irlandais, malgré sa bienveillance, convint que la société était un peu mêlée chez son ami. Mais quoi ! Il ne fallait pas lui en vouloir. Il ne savait-pas, ce pauvre homme.

« Sait pas, et veut pas apprendre, fit Monpavon avec aigreur… Au lieu de consulter les gens d’expérience… ps… ps… ps… premier écornifleur venu. Avez-vous vu chevaux que Bois-Landry lui a fait acheter ? De la roustissure, ces bêtes-là. Et il les a payées vingt mille francs. Parions que Bois-Landry les a eues pour six mille.

– Oh ! fi donc… un gentilhomme ! » dit Jenkins avec l’indignation d’une belle âme se refusant à croire au mal.

Monpavon continua sans avoir l’air d’entendre :

« Tout ça parce que les chevaux sortaient de l’écurie de Mora.

– C’est vrai que le duc lui tient au cœur, à ce cher Nabab. Aussi je vais le rendre bien heureux en lui apprenant… »

Le docteur s’arrêta, embarrassé.

« En lui apprenant quoi, Jenkins ? »

Assez penaud, Jenkins dut avouer qu’il avait obtenu de Son Excellence la permission de lui présenter son ami Jansoulet. À peine eut-il achevé sa phrase, qu’un long spectre, au visage flasque, aux cheveux, aux favoris multicolores, s’élança du cabinet dans la chambre, croisant de ses deux mains sur un cou décharné mais très droit un peignoir de soie claire à pois violets, dont il s’enveloppait comme un bonbon dans sa papillote. Ce que cette physionomie héroï-comique avait de plus saillant, c’était un grand nez busqué tout luisant de cold-cream, et un regard vif, aigu, trop jeune, trop clair pour la paupière lourde et plissée qui le recouvrait. Les malades de Jenkins avaient tous ce regard-là.

Vraiment il fallait que Monpavon fût bien ému pour se montrer ainsi dépourvu de tout prestige. En effet, les lèvres blanches, la voix changée, il s’adressa au docteur vivement, sans zézayer cette fois, et tout d’un trait :

« Ah ça ! mon cher, pas de farce entre nous, n’est-ce pas ?… Nous nous sommes rencontrés tous les deux devant la même écuelle ; mais je vous laisse votre part, j’entends que vous me laissiez la mienne. » Et l’air étonné de Jenkins ne l’arrêta pas. « Que ceci soit dit une fois pour toutes. J’ai promis au Nabab de le présenter au duc, ainsi que je vous ai présenté jadis. Ne vous mêlez donc pas de ce qui me regarde seul. »

Jenkins mit la main sur son cœur, protesta de son innocence. Il n’avait jamais eu l’intention… Certainement Monpavon était trop l’ami du duc, pour qu’un autre… Comment avait-il pu supposer ?…

« Je ne suppose rien, dit le vieux gentilhomme, plus calme mais toujours froid. J’ai voulu seulement avoir une explication très nette avec vous à ce sujet. »

L’Irlandais lui tendit sa main large ouverte.

« Mon cher marquis, les explications sont toujours nettes entre gens d’honneur.

– D’honneur est un grand mot, Jenkins… Disons gens de tenue… Cela suffit. »

Et cette tenue, qu’il invoquait comme suprême frein de conduite, le rappelant tout à coup au sentiment de sa comique situation, le marquis offrit un doigt à la poignée de main démonstrative de son ami et repassa dignement derrière son rideau, pendant que l’autre s’en allait, pressé de reprendre sa tournée.

Quelle magnifique clientèle il avait, ce Jenkins ! Rien que des hôtels princiers, des escaliers chauffés, chargés de fleurs à tous leurs étages, des alcôves capitonnées et soyeuses, où la maladie se faisait discrète, élégante, où rien ne sentait cette main brutale qui jette sur un lit de misère ceux qui ne cessent de travailler que pour mourir. Ce n’était pas à vrai dire des malades, ces clients du docteur irlandais. On n’en aurait pas voulu dans un hospice. Leurs organes n’ayant pas même la force d’une secousse, le siège de leur mal ne se trouvait nulle part, et le médecin penché sur eux aurait cherché en vain la palpitation d’une souffrance dans ces corps que l’inertie, le silence de la mort habitaient déjà. C’étaient des épuisés, des exténués, des anémiques, brûlés par une vie absurde, mais la trouvant si bonne encore qu’ils s’acharnaient à la prolonger. Et les perles Jenkins devenaient fameuses justement pour ce coup de fouet donné aux existences surmenées.

« Docteur, je vous en conjure, que j’aille au bal ce soir ! disait la jeune femme anéantie sur sa chaise longue et dont la voix n’était plus qu’un souffle.

– Vous irez, ma chère enfant. »

Et elle y allait, et jamais elle n’avait paru plus belle.

« Docteur, à tout prix, dussé-je en mourir, il faut que demain matin je sois au conseil des ministres. »

Il y était, et il en rapportait un triomphe d’éloquence et de diplomatie ambitieuse. Après… oh ! après, par exemple… Mais n’importe ! jusqu’au dernier jour, les clients de Jenkins circulaient, se montraient, trompaient l’égoïsme dévorant de la foule. Ils mouraient debout, en gens du monde.

Après mille détours dans la Chaussée-d’Antin, les Champs-Élysées, après avoir visité tout ce qu’il y avait de millionnaire ou de titré dans le faubourg Saint-Honoré, le médecin à la mode arriva à l’angle du Cours-la-Reine et de la rue François 1er, devant une façade arrondie qui tenait le coin du quai, et pénétra au rez-de-chaussée dans un intérieur qui ne ressemblait en rien à ceux qu’il traversait depuis le matin. Dès l’entrée, des tapisseries couvrant les murs, de vieux vitraux coupant de lanières de plomb un jour discret et mélangé, un saint gigantesque en bois sculpté qui faisait face à un monstre japonais aux yeux saillants, au dos couvert d’écaillés finement tuilées, indiquaient le goût imaginatif et curieux d’un artiste. Le petit domestique qui vint ouvrir tenait en laisse un lévrier arabe plus grand que lui.

« Madame Constance est à la messe, dit-il, et mademoiselle est dans l’atelier, toute seule… Nous travaillons depuis six heures du matin, » ajouta l’enfant avec un bâillement lamentable que le chien attrapa au vol et qui lui fit ouvrir toute grande sa gueule rose aux dents aiguës.

Jenkins, que nous avons vu entrer si tranquillement dans la chambre du ministre d’État, tremblait un peu en soulevant la tenture qui masquait la porte de l’atelier restée ouverte. C’était un superbe atelier de sculpture, dont la façade en coin arrondissait tout un côté vitré, bordé de pilastres, une large baie lumineuse opalisée en ce moment par le brouillard. Plus ornée que ne le sont d’ordinaire ces pièces de travail, que les souillures du plâtre, les ébauchoirs, la terre glaise, les flaques d’eau font ressembler à des chantiers de maçonnerie, celle-ci ajoutait un peu de coquetterie à sa destination artistique. Des plantes vertes dans tous les coins, quelques bons tableaux accrochés au mur nu, et çà et là – portées par des consoles en chêne – deux ou trois œuvres de Sébastien Ruys, dont la dernière, exposée après sa mort, était couverte d’une gaze noire.

La maîtresse de la maison, Félicia Ruys, la fille du célèbre sculpteur, connue déjà elle-même par deux chefs-d’œuvre, le buste de son père et celui du duc de Mora, se tenait au milieu de l’atelier, en train de modeler une figure. Serrée dans une amazone de drap bleu à longs plis, un fichu de Chine roulé autour de son cou comme une cravate de garçon, ses cheveux noirs et fins, groupés sans apprêt sur la forme antique de sa petite tête, Félicia travaillait avec une ardeur extrême, qui ajoutait à sa beauté la condensation, le resserrement de tous les traits d’une expression attentive et satisfaite. Mais cela changea tout de suite à l’arrivée du docteur.

« Ah ! c’est vous, » dit-elle brusquement, comme éveillée d’un rêve… « On a donc sonné ?… Je n’avais pas entendu. »

Et dans l’ennui, la lassitude répandus subitement sur cet adorable visage, il ne resta plus d’expressif et de brillant que les yeux, des yeux où l’éclat factice des perles Jenkins s’avivait d’une sauvagerie de nature.

Oh ! comme la voix du docteur se fit humble et condescendante en lui répondant :

« Votre travail vous absorbe donc bien, ma chère Félicia ?… C’est nouveau ce que vous faites là ?… Cela me paraît très joli. »

Il s’approcha de l’ébauche encore informe, d’où sortait vaguement un groupe de deux animaux, dont un lévrier qui détalait à fond de train avec une lancée vraiment extraordinaire.

« L’idée m’en est venue cette nuit… J’ai commencé à travailler à la lampe… C’est mon pauvre Kadour qui ne s’amuse pas, » dit la jeune fille en regardant d’un air de bonté caressante le lévrier à qui le petit domestique essayait d’écarter les pattes pour les remettre à la pose.

Jenkins remarqua paternellement qu’elle avait tort de se fatiguer ainsi, et lui prenant le poignet avec des précautions ecclésiastiques :

« Voyons, je suis sûr que vous avez la fièvre. »

Au contact de cette main sur la sienne, Félicia eut un mouvement presque répulsif.

« Laissez… laissez… vos perles n’y peuvent rien… Quand je ne travaille pas, je m’ennuie ; je m’ennuie à mourir, je m’ennuie à tuer ; mes idées sont de la couleur de cette eau qui coule là-bas, saumâtre et lourde… Commencer la vie, et en avoir le dégoût ! C’est dur… J’en suis réduite à envier ma pauvre Constance, qui passe ses journées sur sa chaise, sans ouvrir la bouche, mais en souriant toute seule au passé dont elle se souvient… Je n’ai pas même cela, moi, de bons souvenirs à ruminer… Je n’ai que le travail… le travail ! »

Tout en parlant, elle modelait furieusement, tantôt avec l’ébauchoir, tantôt avec ses doigts, qu’elle essuyait de temps en temps à une petite éponge posée sur la selle de bois soutenant le groupe ; de telle sorte que ses plaintes, ses tristesses, inexplicables dans une bouche de vingt ans et qui avait au repos la pureté d’un sourire grec, semblaient proférées au hasard et ne s’adresser à personne. Pourtant Jenkins en paraissait inquiet, troublé, malgré l’attention évidente qu’il prêtait à l’ouvrage de l’artiste, ou plutôt à l’artiste elle-même, à la grâce triomphante de cette fille, que sa beauté semblait avoir prédestinée à l’étude des arts plastiques.

Gênée par ce regard admiratif qu’elle sentait posé sur elle, Félicia reprit :

« À propos, vous savez que je l’ai vu, votre Nabab… On me l’a montré vendredi dernier à l’Opéra.

– Vous étiez à l’Opéra vendredi ?

– Oui… Le duc m’avait envoyé sa loge. »

Jenkins changea de couleur.

« J’ai décidé Constance à m’accompagner. C’était la première fois depuis vingt-cinq ans, depuis sa représentation d’adieu, qu’elle entrait à l’Opéra. Ça lui a fait un effet. Pendant le ballet surtout, elle tremblait, elle rayonnait, tous ses anciens triomphes pétillaient dans ses yeux. Est-on heureux d’avoir des émotions pareilles… Un vrai type, ce Nabab. Il faudra que vous me l’ameniez. C’est une tête qui m’amuserait à faire.

– Lui, mais il est affreux !… Vous ne l’avez pas bien regardé.

– Parfaitement, au contraire. Il était en face de nous… Ce masque d’Éthiopien blanc serait superbe en marbre. Et pas banal, au moins, celui-là… D’ailleurs, puisqu’il est si laid que ça, vous ne serez pas aussi malheureux que l’an dernier quand je faisais le buste de Mora… Quelle mauvaise figure vous aviez, Jenkins, à cette époque !

– Pour dix années d’existence, murmura Jenkins d’une voix sombre, je ne voudrais recommencer ces moments-là… Mais cela vous amuse, vous, de voir souffrir.

– Vous savez bien que rien ne m’amuse, » dit-elle en haussant les épaules avec une impertinence suprême.

Puis, sans le regarder, sans ajouter une parole, elle s’enfonça dans une de ces activités muettes par lesquelles les vrais artistes échappent à eux-mêmes et à tout ce qui les entoure.

Jenkins fit quelques pas dans l’atelier, très ému, la lèvre gonflée d’aveux qui n’osaient pas sortir, commença deux ou trois phrases demeurées sans réponse ; enfin, se sentant congédié, il prit son chapeau et marcha vers la porte.

« Ainsi, c’est entendu… Il faut vous l’amener.

– Qui donc ?

– Mais le Nabab… C’est vous qui à l’instant même…

– Ah ! oui… fit l’étrange personne dont les caprices ne duraient pas longtemps, amenez-le si vous voulez ; je n’y tiens pas autrement. »

Et sa belle voix morne, où quelque chose semblait brisé, l’abandon de tout son être disaient bien que c’était vrai, qu’elle ne tenait à rien au monde.

Jenkins sortit de là très troublé le front assombri. Mais, sitôt dehors, il reprit sa physionomie riante et cordiale, étant de ceux qui vont masqués dans les rues. La matinée s’avançait. La brume, encore visible aux abords de la Seine, ne flottait plus que par lambeaux et donnait une légèreté vaporeuse aux maisons du quai, aux bateaux dont on ne voyait pas les roues, à l’horizon lointain dans lequel le dôme des Invalides planait comme un aérostat doré dont le filet aurait secoué des rayons. Une tiédeur répandue, le mouvement du quartier disaient que midi n’était pas loin, qu’il sonnerait bientôt au battant de toutes les cloches.

Avant d’aller chez le Nabab, Jenkins avait pourtant une autre visite à faire. Mais celle-là paraissait l’ennuyer beaucoup. Enfin, puisqu’il l’avait promis ! Et résolument :

« 68, rue Saint-Ferdinand, aux Ternes, » dit-il en sautant dans sa voiture.

Le cocher Joë, scandalisé, se fit répéter l’adresse deux fois ; le cheval lui-même eut une petite hésitation, comme si la bête de prix, la fraîche livrée se fussent révoltés à l’idée d’une course dans un faubourg aussi lointain, en dehors du cercle restreint mais si brillant où se groupait la clientèle de leur maître. On arriva tout de même, sans encombre, au bout d’une rue provinciale, inachevée, et à la dernière de ses bâtisses, un immeuble à cinq étages, que la rue semblait avoir envoyé en reconnaissance pour savoir si elle pouvait continuer de ce côté, isolé qu’il était entre des terrains vagues attendant des constructions prochaines ou remplis de matériaux de démolitions, avec des pierres de taille, de vieilles persiennes posées sur le vide, des ais moisis dont les ferrures pendaient, immense ossuaire de tout un quartier abattu.

D’innombrables écriteaux se balançaient au-dessus de la porte décorée d’un grand cadre de photographies blanc de poussière, auprès duquel Jenkins resta un moment en arrêt. L’illustre médecin était-il donc venu si loin pour se faire faire un portrait-carte ? On aurait pu le croire, à l’attention qui le retenait devant cet étalage, dont les quinze ou vingt photographies représentaient la même famille en des allures, des poses et des expressions différentes : un vieux monsieur, le menton soutenu par une haute cravate blanche, une serviette de cuir sous le bras, entouré d’une nichée de jeunes filles coiffées en nattes ou en boucles, de modestes ornements sur leurs robes noires. Quelquefois le vieux monsieur n’avait posé qu’avec deux de ses fillettes ; ou bien une de ces jeunes et jolies silhouettes se dessinait, solitaire, le coude sur une colonne tronquée, la tête penchée sur un livre, dans un pose naturelle et abandonnée. Mais en somme c’était toujours le même motif avec des variantes, et il n’y avait pas dans la vitrine d’autre monsieur que le vieux monsieur à cravate blanche, pas d’autres figures féminines que celles de ses nombreuses filles.

« Les ateliers dans la maison, au cinquième, » disait une ligne dominant le cadre. Jenkins soupira, mesura de l’œil la distance qui séparait le sol du petit balcon là-haut, près des nuages ; puis il se décida à entrer. Dans le couloir, il se croisa avec une cravate blanche et une majestueuse serviette en cuir, évidemment le vieux monsieur de l’étalage. Interrogé, celui-ci répondit que M. Maranne habitait en effet le cinquième : « Mais, ajouta-t-il avec un sourire engageant, les étages ne sont pas hauts. » Sur cet encouragement, l’Irlandais se mit à monter un escalier étroit et tout neuf avec des paliers pas plus grands qu’une marche, une seule porte par étage, et des fenêtres coupées qui laissaient voir une cour aux pavés tristes et d’autres cages d’escalier, toutes vides ; une de ces affreuses maisons modernes, bâties à la douzaine par des entrepreneurs sans le sou et dont le plus grand inconvénient consiste en des cloisons minces qui font vivre tous les habitants dans une communauté de phalanstère. En ce moment, l’incommodité n’était pas grande, le quatrième et le cinquième étages se trouvant seuls occupés, comme si les locataires y étaient tombés du ciel.

Au quatrième, derrière une porte dont la plaque en cuivre annonçait « M. JOYEUSE, expert en écritures, » le docteur entendit un bruit de rires frais, de jeunes bavardages, de pas étourdis qui l’accompagnèrent jusqu’au-dessus, jusqu’à l’établissement photographique.

C’est une des surprises de Paris que ces petites industries perchées dans des coins et qui ont l’air de n’avoir aucune communication avec le dehors. On se demande comment vivent les gens qui s’installent dans ces métiers-là, quelle providence méticuleuse peut envoyer par exemple des clients à un photographe logé au cinquième dans des terrains vagues, tout en haut de la rue Saint-Ferdinand, ou des écritures à tenir au comptable du dessous. Jenkins, en se faisant cette réflexion, sourit de pitié, puis entra tout droit comme l’y invitait l’inscription suivante : « Entrez sans frapper. » Hélas ! on n’abusait guère de la permission… Un grand garçon à lunettes, en train d’écrire sur une petite table, les jambes entortillées d’une couverture de voyage, se leva précipitamment pour venir au-devant du visiteur que sa myopie l’avait empêché de reconnaître.

« Bonjour, André… dit le docteur tendant sa main loyale.

– Monsieur Jenkins !

– Tu vois, je suis bon enfant comme toujours… Ta conduite envers nous, ton obstination à vivre loin de tes parents commandaient à ma dignité une grande réserve ; mais ta mère a pleuré. Et me voilà. »

Il regardait, tout en parlant, ce pauvre petit atelier, dont les murs nus, les meubles rares, l’appareil photographique tout neuf, la petite cheminée à la prussienne, neuve aussi, et n’ayant jamais vu le feu, s’éclairaient désastreusement sous la lumière droite qui tombait du toit de verre. La mine tirée, la barbe grêle du jeune homme, à qui la couleur claire de ses yeux, la hauteur étroite de son front, ses cheveux longs et blonds rejetés en arrière donnaient l’air d’un illuminé, tout s’accentuait dans le jour cru ; et aussi l’âpre vouloir de ce regard limpide qui fixait Jenkins froidement et d’avance opposait à toutes ses raisons, à toutes ses protestations, une invincible résistance.

Mais le bon Jenkins feignait de ne pas s’en apercevoir :

« Tu le sais, mon cher André… Du jour où j’ai épousé ta mère, je t’ai regardé comme mon fils. Je comptais te laisser mon cabinet, ma clientèle, te mettre le pied dans un étrier doré, heureux de te voir suivre une carrière consacrée au bien de l’humanité… Tout à coup sans dire pourquoi, sans te préoccuper de l’effet qu’une pareille rupture pourrait avoir aux yeux du monde, tu t’es écarté de nous, tu as laissé là tes études, renoncé à ton avenir pour te lancer dans je ne sais quelle vie déroutée, entreprendre un métier ridicule, le refuge et le prétexte de tous les déclassés.

– Je fais ce métier pour vivre… C’est un gagne-pain en attendant.

– En attendant quoi ? la gloire littéraire ? »

Il regardait dédaigneusement le griffonnage épars sur la table.

« Mais tout cela n’est pas sérieux, et voici ce que je viens te dire : une occasion s’offre à toi, une porte à deux battants ouverte sur l’avenir… L’œuvre de Bethléem est fondée… Le plus beau de mes rêves humanitaires a pris corps… Nous venons d’acheter une superbe villa à Nanterre pour installer notre premier établissement. C’est la direction, c’est la surveillance de cette maison que j’ai songé à te confier comme à un autre moi-même. Une habitation princière, des appointements de chef de division et la satisfaction d’un service rendu à la grande famille humaine… Dis un mot et je t’emmène chez le Nabab, chez l’homme au grand cœur qui fait les frais de notre entreprise… Acceptes-tu ?

– Non, dit l’autre si sèchement que Jenkins en fut décontenancé.

– C’est bien cela… Je m’attendais à ce refus en venant ici, mais je suis venu quand même. J’ai pris pour devise : "Faire le bien sans espérance. " Et je reste fidèle à ma devise… Ainsi, c’est entendu… tu préfères à l’existence honorable, digne, fructueuse que je viens te proposer, une vie de hasard sans issue et sans dignité… »

André ne répondit rien ; mais son silence parlait pour lui.

« Prends garde… tu sais ce qu’entraînera cette décision, un éloignement définitif, mais tu l’as toujours désiré… Je n’ai pas besoin de te dire, continua Jenkins, que briser avec moi, c’est rompre aussi avec ta mère. Elle et moi ne faisons qu’un. »

Le jeune homme pâlit, hésita une seconde, puis dit avec effort :

« S’il plaît à ma mère de venir me voir ici, j’en serai certes bien heureux… mais ma résolution de sortir de chez vous, de n’avoir plus rien de commun avec vous est irrévocable.

– Et au moins diras-tu pourquoi ? »

Il fit signe que « non, » qu’il ne le dirait pas.

Pour le coup, l’Irlandais eut un vrai mouvement de colère. Toute sa figure prit une expression sournoise, farouche, qui aurait bien étonné ceux qui ne connaissaient que le bon et loyal Jenkins ; mais il se garda bien d’aller plus loin dans une explication qu’il craignait peut-être autant qu’il la désirait.

« Adieu, fit-il du seuil en retournant à demi la tête… Et ne vous adressez jamais à nous.

– Jamais… répondit son beau-fils d’une voix ferme. »

Cette fois, quand le docteur eut dit à Joë : « place Vendôme, » le cheval, comme s’il avait compris qu’on allait chez le Nabab, agita fièrement ses gourmettes étincelantes, et le coupé partit à fond de train, transformant en soleil chaque essieu de ses roues… « Venir si loin pour chercher une réception pareille ! Une célébrité du temps traitée ainsi par ce bohème ! Essayez donc de faire le bien !… » Jenkins écoula sa colère dans un long monologue de ce genre ; puis tout à coup se secouant : « Ah ! bah… » Et ce qui restait de soucieux à son front se dissipa vite sur le trottoir de la place Vendôme. Midi sonnait partout dans le soleil. Sorti de son rideau de brume, Paris luxueux, réveillé et debout, commençait sa journée tourbillonnante. Les vitrines de la rue de la Paix resplendissaient. Les hôtels de la place paraissaient s’aligner fièrement pour les réceptions d’après-midi ; et, tout au bout de la rue Castiglione aux blanches arcades, les Tuileries, sous un beau rayon d’hiver, dressaient des statues grelottantes, roses de froid, dans le dénuement des quinconces.

IIUn déjeuner place Vendôme

Ils n’étaient guère plus d’une vingtaine ce matin-là dans la salle à manger du Nabab, une salle à manger en chêne sculpté, sortie la veille de chez quelque grand tapissier, qui du même coup avait fourni les quatre salons en enfilade entrevus dans une porte ouverte, les tentures du plafond, les objets d’art, les lustres, jusqu’à la vaisselle plate étalée sur les dressoirs, jusqu’aux domestiques qui servaient. C’était bien l’intérieur improvisé, dès la descente du chemin de fer, par un gigantesque parvenu pressé de jouir. Quoiqu’il n’y eût pas autour de la table la moindre robe de femme, un bout d’étoffe claire pour l’égayer, l’aspect n’en était pas monotone, grâce au disparate, à la bizarrerie des convives, des éléments de tous les mondes, des échantillons d’humanité détachés de toutes les races, en France, en Europe, dans l’univers entier, du haut en bas de l’échelle sociale. D’abord, le maître du logis, espèce de géant, – tanné, hâlé, safrané, la tête dans les épaules, – à qui son nez court et perdu dans la bouffissure du visage, ses cheveux crépus massés comme un bonnet d’astrakan sur un front bas et têtu, ses sourcils en broussailles avec des yeux de chapard embusqué, donnaient l’aspect féroce d’un Kalmouck, d’un sauvage de frontières, vivant de guerre et de rapines. Heureusement le bas de la figure, la lèvre lippue et double, qu’un sourire adorable de bonté épanouissait, relevait, retournait tout à coup, tempérait d’une expression à la saint Vincent de Paul cette laideur farouche, cette physionomie si originale qu’elle en oubliait d’être commune. Et pourtant l’extraction inférieure se trahissait d’autre façon par la voix, une voix de marinier du Rhône, éraillée et voilée, où l’accent méridional devenait plus grossier que dur, et deux mains élargies et courtes, phalanges velues, doigts carrés et sans ongles, qui, posées sur la blancheur de la nappe, parlaient de leur passé avec une éloquence gênante. En face, de l’autre côté de la table, dont il était un des commensaux habituels, se tenait le marquis de Monpavon, mais un Monpavon qui ne ressemblait en rien au spectre maquillé, aperçu plus haut, un homme superbe et sans âge, grand nez majestueux, prestance seigneuriale, étalant un large plastron de linge immaculé, qui craquait sous l’effort continu de la poitrine à se cambrer en avant, et se bombait chaque fois avec le bruit d’un dindon blanc qui se gonfle, ou d’un paon qui fait la roue. Son nom de Monpavon lui allait bien.

De grande famille, richement apparenté, mais ruiné par le jeu et les spéculations, l’amitié du duc de Mora lui avait valu une recette générale de première classe. Malheureusement sa santé ne lui avait pas permis de garder ce beau poste, – les gens bien informés disaient que sa santé n’y était pour rien, – et depuis un an il vivait à Paris, attendant d’être guéri, disait-il, pour reprendre sa position. Les mêmes gens assuraient qu’il ne la retrouverait jamais, et que même, sans de hautes protections… Du reste, le personnage important du déjeuner ; cela se sentait à la façon dont les domestiques le servaient, dont le Nabab le consultait, l’appelant « monsieur le marquis, » comme à la Comédie-Française, moins encore par déférence que par fierté, pour l’honneur qui en rejaillissait sur lui-même. Plein de dédain pour l’entourage, M. le marquis parlait peu, de très haut, et comme en se penchant vers ceux qu’il honorait de sa conversation. De temps en temps, il jetait au Nabab, par-dessus la table, quelques phrases énigmatiques pour tous.

« J’ai vu le duc hier… M’a beaucoup parlé de vous à propos de cette affaire… Vous savez, chose… machin… Comment donc ?

– Vraiment ?… Il vous a parlé de moi ? Et le bon Nabab, tout glorieux, regardait autour de lui avec des mouvements de tête tout à fait risibles, ou bien il prenait l’air recueilli d’une dévote entendant nommer Notre-Seigneur.

– Son Excellence vous verrait avec plaisir entrer dans la… ps… ps… ps… dans la chose.

– Elle vous l’a dit ?

– Demandez au gouverneur… l’a entendu comme moi. »

Celui qu’on appelait le gouverneur, Paganetti de son vrai nom, était un petit homme expressif et gesticulant, fatigant à regarder, tellement sa figure prenait d’aspects divers en une minute. Il dirigeait la Caisse territoriale de la Corse, une vaste entreprise financière, et venait dans la maison pour la première fois, amené par Monpavon ; aussi occupait-il une place d’honneur. De l’autre côté du Nabab, un vieux, boutonné jusqu’au menton dans une redingote sans revers à collet droit comme une tunique orientale, la face tailladée de mille petites éraillures, une moustache blanche coupée militairement. C’était Brahim-Bey, le plus vaillant colonel de la régence de Tunis, aide de camp de l’ancien bey qui avait fait la fortune de Jansoulet. Les exploits glorieux de ce guerrier se montraient écrits en rides, en flétrissures de débauche, sur sa lèvre inférieure sans ressort, comme détendue, ses yeux sans cils, brûlés et rouges. Une de ces têtes qu’on voit au banc des accusés dans les affaires à huis clos. Les autres convives s’étaient assis pêle-mêle, au hasard de l’arrivée, de la rencontre, car le logis s’ouvrait à tout le monde, et le couvert était mis chaque matin pour trente personnes.

Il y avait là le directeur du théâtre que le Nabab commanditait, Cardailhac, renommé pour son esprit presque autant que pour ses faillites, ce merveilleux découpeur qui, tout en détachant les membres d’un perdreau, préparait un de ses bons mots et le déposait avec une aile dans l’assiette qu’on lui présentait. C’était un ciseleur plutôt qu’un improvisateur, et la nouvelle manière de servir les viandes, à la russe et préalablement découpées, lui avait été fatale en lui enlevant tout prétexte à un silence préparatoire. Aussi, disait-on généralement qu’il baissait. Parisien, d’ailleurs, dandy jusqu’au bout des ongles, et, comme il s’en vantait lui-même, « pas gros comme ça de superstition par tout le corps, » ce qui lui permettait de donner des détails très piquants sur les femmes de son théâtre à Brahim-Bey, qui l’écoutait comme on feuillette un mauvais-livre, et de parler théologie au jeune prêtre son plus proche voisin, un curé de quelque petite bourgade méridionale, maigre et le teint brûlé comme le drap de sa soutane, avec les pommettes ardentes, le nez pointu, tout en avant des ambitieux, et disant à Cardailhac, très haut, sur un ton de protection, d’autorité sacerdotale :

« Nous sommes très contents de M. Guizot… Il va bien, il va très bien… c’est une conquête pour l’Église. »

À côté de ce pontife au rabat ciré, le vieux Schwalbach, le fameux marchand de tableaux, montrait sa barbe de prophète, jaunie par places comme une toison malpropre, ses trois paletots aux tons moisis, toute cette tenue lâchée et négligente qu’on lui pardonnait au nom de l’art, et parce qu’il était de bon goût d’avoir chez soi, dans un temps où la manie des galeries remuait déjà des millions, l’homme le mieux placé pour ces transactions vaniteuses. Schwalbach ne parlait pas, se contentant de promener autour de lui son énorme monocle en forme de loupe et de sourire dans sa barbe devant les singuliers voisinages que faisait cette tablée unique au monde. C’est ainsi que M. de Monpavon avait tout près de lui – et il fallait voir comme la courbe dédaigneuse de son nez s’accentuait à chaque regard dans cette direction – le chanteur Garrigou, un « pays » de Jansoulet, ventriloque distingué, qui chantait Figaro dans le patois du Midi et n’avait pas son pareil pour les imitations d’animaux. Un peu plus loin, Cabassu, un autre « pays, » petit homme court et trapu, au cou de taureau, aux biceps michelangesques, qui tenait à la fois du coiffeur marseillais et de l’hercule de foire, masseur, pédicure, manucure, et quelque peu dentiste, mettait ses deux coudes sur la table avec l’aplomb d’un charlatan qu’on reçoit le matin et qui sait les petites infirmités, les misères intimes de l’intérieur où il se trouve. M. Bompain complétait ce défilé des subalternes, classés du moins dans une spécialité, Bompain, le secrétaire, l’intendant, l’homme de confiance, entre les mains de qui toutes les affaires de la maison passaient ; et il suffisait de voir cette attitude solennellement abrutie, cet air vague, ce fez turc posé maladroitement sur cette tête d’instituteur de village pour comprendre à quel personnage des intérêts comme ceux du Nabab avaient été abandonnés.

Enfin, pour remplir les vides parmi ces figures esquissées, la turquerie ! Des Tunisiens, des Marocains, des Égyptiens, des Levantins ; et, mêlée à cet élément exotique, toute une bohème parisienne et multicolore de gentilshommes décavés, d’industriels louches, de journalistes vidés, d’inventeurs de produits bizarres, de gens du Midi débarqués sans un sou, tout ce que cette grande fortune attirait, comme la lumière d’un phare, de navires perdus à ravitailler, ou de bandes d’oiseaux tourbillonnant dans le noir. Le Nabab admettait ce ramassis à sa table par bonté, par générosité, par faiblesse, par une grande facilité de mœurs, jointe à une ignorance absolue, par un reste de ces mélancolies d’exilé, de ces besoins d’expansion qui lui faisaient accueillir, là-bas, à Tunis, dans son splendide palais du Bardo, tout ce qui débarquait de France, depuis le petit industriel exportant des articles Paris, jusqu’au fameux pianiste en tournée, jusqu’au consul général.

En écoutant ces accents divers, ces intonations étrangères brusquées ou bredouillantes, en regardant ces physionomies si différentes, les unes violentes, barbares, vulgaires, d’autres extra-civilisées, fanées, boulevardières, comme blettes, les mêmes variétés, se trouvant dans le service, où des « larbins » sortis la veille de quelque bureau, l’air insolent, têtes de dentistes ou de garçons de bains, s’affairaient parmi des Éthiopiens immobiles et luisants comme des torchères de marbre noir, il était impossible de dire exactement où l’on se trouvait ; en tout cas, on ne se serait jamais cru place Vendôme, en plein cœur battant et centre de vie de notre Paris moderne. Sur la table, même dépaysement de mets exotiques, de sauces au safran ou aux anchois, d’épices compliquées de friandises turques, de poulets aux amandes frites ; cela, joint à la banalité de l’intérieur, aux dorures de ses boiseries, au tintement criard des sonnettes neuves, donnait l’impression d’une table d’hôte de quelque grand hôtel de Smyrne ou de Calcutta, ou d’une luxueuse salle à manger de paquebot transatlantique, le Péreire ou le Sinaï.

Il semble que cette diversités de convives, – j’allais dire de passagers, – dût rendre le repas animé et bruyant. Loin de là. Ils mangeaient tous nerveusement, silencieusement, en s’observant du coin de l’œil, et même les plus mondains, ceux qui paraissaient le plus à l’aise, avaient dans le regard l’égarement et le trouble d’une pensée fixe, une fièvre anxieuse qui les faisaient parler sans répondre, écouter sans comprendre un mot de ce qu’on avait dit.

Tout à coup la porte de la salle à manger s’ouvrit :

« Ah ! voilà Jenkins, fit le Nabab tout joyeux… Salut, salut, docteur… Comment ça va, mon camarade ? »

Un sourire circulaire, une énergique poignée de main à l’amphitryon, et Jenkins s’assit en face de lui, à côté de Monpavon, devant le couvert qu’un domestique venait d’apporter en toute hâte et sans avoir reçu d’ordre, exactement comme à une table d’hôte. Au milieu de ces figures préoccupées et fiévreuses, au moins celle-là contrastait par sa bonne humeur, son épanouissement, cette bienveillance loquace et complimenteuse qui fait des Irlandais un peu les Gascons de l’Angleterre. Et quel robuste appétit, avec quel entrain, quelle liberté de conscience il manœuvrait, tout en parlant, sa double rangée de dents blanches ;

« Eh bien ! Jansoulet, vous avez lu ?

– Quoi donc ?

– Comment ! vous ne savez pas ?… Vous n’avez pas lu ce que le Messager dit de vous ce matin ? »

Sous le hâle épais de ses joues, le Nabab rougit comme un enfant, et les yeux brillants de plaisir :

« C’est vrai ?… le Messager a parlé de moi ?

– Pendant deux colonnes… Comment Moëssard ne vous l’a-t-il pas montré ?

– Oh ! fit Moëssard modestement, cela ne valait pas la peine. »

C’était un petit journaliste, blondin et poupin, assez joli garçon, mais dont la figure présentait cette fanure particulière aux garçons de restaurants de nuit, aux comédiens et aux filles, faite de grimaces de convention et du reflet blafard du gaz. Il passait pour être l’amant gagé d’une reine exilée et très légère. Cela se chuchotait autour de lui, et lui faisait dans son monde une place enviée et méprisable.

Jansoulet insista pour lire l’article, impatient de savoir ce qu’on disait de lui. Malheureusement, Jenkins avait laissé son exemplaire chez le duc.

« Qu’on aille vite me chercher un Messager, dit le Nabab au domestique derrière lui. »

Moëssard intervint :

« C’est inutile, je dois avoir la chose sur moi. »

Et avec le sans-façon de l’habitué d’estaminet, du reporter qui griffonne son fait-divers en face d’une chope, le journaliste tira un portefeuille bourré de notes, papiers timbrés, découpures de journaux, billets satinés à devises, – qu’il éparpilla sur la table, en reculant son assiette pour chercher l’épreuve de son article.

« Voilà… » Il la passait à Jansoulet ; mais Jenkins réclama :

– Non… non… lisez tout haut. »

L’assemblée faisant chorus, Moëssard reprit son épreuve et commença à lire à haute voix l’ŒUVRE DE BETHLÉEM et M. BERNARD JANSOULET, un long dithyrambe en faveur de l’allaitement artificiel, écrit sur des notes de Jenkins, reconnaissables à certaines phrases en baudruche que l’Irlandais affectionnait… le long martyrologe de l’enfance… le mercenariat du sein… La chèvre bienfaitrice et nourrice…, et finissant, après une pompeuse description du splendide établissement de Nanterre, par l’éloge de Jenkins et la glorification de Jansoulet : « Ô Bernard Jansoulet, bienfaiteur de l’enfance… »

Il fallait voir la mine vexée, scandalisée des convives. Quel intrigant que ce Moëssard !… Quelle impudente flagornerie !… Et le même sourire envieux, dédaigneux tordait toutes les bouches. Le diable, c’est qu’on était forcé d’applaudir, de paraître enchanté, le maître de maison n’ayant pas l’odorat blasé en fait d’encens et prenant tout très au sérieux, l’article et les bravos qu’il soulevait. Sa large face rayonnait pendant la lecture. Souvent, là-bas, au loin, il avait fait ce rêve d’être ainsi cantiqué dans les journaux parisiens, d’être quelqu’un au milieu de cette société, la première de toutes, sur laquelle le monde entier a les yeux fixés comme sur un porte-lumière. Maintenant ce rêve devenait réel. Il regardait tous ces gens attablés, cette desserte somptueuse, cette salle à manger lambrissée, aussi haute certainement que l’église de son village ; il écoutait le bruit sourd de Paris roulant et piétinant sous ses fenêtres, avec le sentiment intime qu’il allait devenir un gros rouage de cette machine active et compliquée. Et alors, dans le bien-être du repas, entre les lignes de cette triomphante apologie, par un effet de contraste, il voyait se dérouler sa propre existence, son enfance misérable, sa jeunesse aventureuse et tout aussi triste, les jours sans pain, les nuits sans asile. Puis tout à coup, la lecture finie, au milieu d’un débordement de joie, d’une de ces effusions méridionales qui forcent à penser tout haut, il s’écria, en avançant vers ses convives son sourire franc et lippu :

« Ah ! mes amis, mes chers amis, si vous saviez comme je suis heureux, quel orgueil j’éprouve ! »

Il n’y avait guère que six semaines qu’il était débarqué. À part deux ou trois compatriotes, il connaissait à peine de la veille et pour leur avoir prêté de l’argent ceux qu’il appelait ses amis. Aussi cette subite expansion parut assez extraordinaire ; mais Jansoulet, trop ému pour rien observer, continua :

« Après ce que je viens d’entendre, quand je me vois là dans ce grand Paris, entouré de tout ce qu’il contient de noms illustres, d’esprits distingués, et puis que je me souviens de l’échoppe paternelle ! Car je suis né dans une échoppe… Mon père vendait des vieux clous au coin d’une borne, au Bourg-Saint-Andéol. C’est à peine si nous avions du pain chez nous tous les jours et du fricot tous les dimanches. Demandez à Cabassu. Il m’a connu dans ce temps-là. Il peut dire si je mens… Oh ! oui, j’en ai fait de la misère. – Il releva la tête avec un sursaut d’orgueil en humant le goût des truffes répandu dans l’air étouffé. – J’en ai fait, et de la vraie, et pendant longtemps. J’ai eu froid, j’ai eu faim, mais la grande faim, vous savez, celle qui soûle, qui tord l’estomac, vous fait des ronds dans la tête, vous empêche d’y voir comme si on vous vidait l’intérieur des yeux avec un couteau à huîtres. J’ai passé des journées au lit faute d’un paletot pour sortir ; heureux encore quand j’avais un lit, ce qui manquait quelquefois. J’ai demandé mon pain à tous les métiers ; et ce pain m’a coûté tant de mal, il était si noir, si coriace que j’en ai encore un goût amer et moisi dans la bouche. Et comme ça jusqu’à trente ans. Oui, mes amis, à trente ans – et je n’en ai pas cinquante – j’étais encore un gueux, sans un sou, sans avenir, avec le remords de la pauvre maman devenue veuve qui crevait la faim là-bas dans son échoppe et à qui je ne pouvais rien donner. »