Le Parfum de la Dame en noir - Gaston Leroux - E-Book

Le Parfum de la Dame en noir E-Book

Gastón Leroux

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  • Herausgeber: Henri Gallas
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2018
Beschreibung

Une cérémonie de mariage réunit tous les protagonistes du célèbre Mystère de la chambre jaune. 

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Le Parfum de la Dame en noir

Gaston Leroux

Publication: 1908Catégorie(s): Fiction, Policiers & Mystères
A Propos Leroux:

Gaston Louis Alfred Leroux (6 May 1868, Paris, France – 15 April 1927) was a French journalist and author of detective fiction. In the English-speaking world, he is best known for writing the novel The Phantom of the Opera (Le Fantôme de l'Opéra, 1910), which has been made into several film and stage productions of the same name, such as the 1925 film starring Lon Chaney; and Andrew Lloyd Webber's 1986 musical. It was also the basis of the 1990 novel Phantom by Susan Kay. Leroux went to school in Normandy and studied law in Paris, graduating in 1889. He inherited millions of francs and lived wildly until he nearly reached bankruptcy. Then in 1890, he began working as a court reporter and theater critic for L'Écho de Paris. His most important journalism came when he began working as an international correspondent for the Paris newspaper Le Matin. In 1905 he was present at and covered the Russian Revolution. Another case he was present at involved the investigation and deep coverage of an opera house in Paris, later to become a ballet house. The basement consisted of a cell that held prisoners in the Paris Commune, which were the rulers of Paris through much of the Franco-Prussian war. He suddenly left journalism in 1907, and began writing fiction. In 1909, he and Arthur Bernède formed their own film company, Société des Cinéromans to simultaneously publish novels and turn them into films. He first wrote a mystery novel entitled Le mystère de la chambre jaune (1908; The Mystery of the Yellow Room), starring the amateur detective Joseph Rouletabille. Leroux's contribution to French detective fiction is considered a parallel to Sir Arthur Conan Doyle's in the United Kingdom and Edgar Allan Poe's in America. Leroux died in Nice on April 15, 1927, of a urinary tract infection.

À Pierre WOLFF

En souvenir affectueux de notre ardente collaboration en cette année qui a vu éclore Le Lys.

GASTON LEROUX

Chapitre1 Qui commence par où les romans finissent

Le mariage de M. Robert Darzac et de Mlle Mathilde Stangerson eut lieu à Paris, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le 6 avril 1895, dans la plus stricte intimité. Un peu plus de deux années s’étaient donc écoulées depuis les événements que j’ai rapportés dans un précédent ouvrage, événements si sensationnels qu’il n’est point téméraire d’affirmer ici qu’un aussi court laps de temps n’avait pu faire oublier le fameux Mystère de la Chambre Jaune… Celui-ci était encore si bien présent à tous les esprits que la petite église eût été certainement envahie par une foule avide de contempler les héros d’un drame qui avait passionné le monde, si la cérémonie nuptiale n’avait été tenue tout à fait secrète, ce qui avait été assez facile dans cette paroisse éloignée du quartier des écoles. Seuls, quelques amis de M. Darzac et du professeur Stangerson, sur la discrétion desquels on pouvait compter, avaient été invités. J’étais du nombre ; j’arrivai de bonne heure à l’église, et mon premier soin, naturellement, fut d’y chercher Joseph Rouletabille. J’avais été un peu déçu en ne l’apercevant pas, mais il ne faisait point de doute pour moi qu’il dût venir et, dans cette attente, je me rapprochai de maître Henri-Robert et de maître André Hesse qui, dans la paix et le recueillement de la petite chapelle Saint-Charles, évoquaient tout bas les plus curieux incidents du procès de Versailles, que l’imminente cérémonie leur remettait en mémoire. Je les écoutais distraitement en examinant les choses autour de moi.

Mon Dieu ! que votre Saint-Nicolas-du-Chardonnet est une chose triste ! Décrépite, lézardée, crevassée, sale, non point de cette saleté auguste des âges, qui est la plus belle parure de la pierre, mais de cette malpropreté ordurière et poussiéreuse qui semble particulière à ces quartiers Saint-Victor et des Bernardins, au carrefour desquels elle se trouve si singulièrement enchâssée, cette église, si sombre au dehors, est lugubre dedans. Le ciel, qui paraît plus éloigné de ce saint lieu que de partout ailleurs, y déverse une lumière avare qui a toutes les peines du monde à venir trouver les fidèles à travers la crasse séculaire des vitraux. Avez-vous lu les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, de Renan ? Poussez alors la porte de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et vous comprendrez comment l’auteur de la Vie de Jésus, qui était enfermé à côté, dans le petit séminaire adjacent de l’abbé Dupanloup et qui n’en sortait que pour venir prier ici, désira mourir. Et c’est dans cette obscurité funèbre, dans un cadre qui ne paraissait avoir été inventé que pour les deuils, pour tous les rites consacrés aux trépassés, qu’on allait célébrer le mariage de Robert Darzac et de Mathilde Stangerson ! J’en conçus une grande peine et, tristement impressionné, en tirai un fâcheux augure.

À côté de moi, maîtres Henri-Robert et André Hesse bavardaient toujours, et le premier avouait au second qu’il n’avait été définitivement tranquillisé sur le sort de Robert Darzac et de Mathilde Stangerson, même après l’heureuse issue du procès de Versailles, qu’en apprenant la mort officiellement constatée de leur impitoyable ennemi : Frédéric Larsan. On se rappelle peut-être que c’est quelques mois après l’acquittement du professeur en Sorbonne que se produisit la terrible catastrophe de La Dordogne, paquebot transatlantique qui faisait le service du Havre à New-York. Par temps de brouillard, la nuit, sur les bancs de Terre-Neuve, La Dordogne avait été abordée par un trois-mâts dont l’avant était entré dans sa chambre des machines. Et, pendant que le navire abordeur s’en allait à la dérive, le paquebot avait coulé à pic, en dix minutes. C’est tout juste si une trentaine de passagers dont les cabines se trouvaient sur le pont, eurent le temps de sauter dans les chaloupes. Ils furent recueillis le lendemain par un bateau de pêche qui rentra aussitôt à Saint-Jean. Les jours suivants, l’océan rejeta des centaines de morts parmi lesquels on retrouva Larsan. Les documents que l’on découvrit, soigneusement cousus et dissimulés dans les vêtements d’un cadavre, attestèrent, cette fois, que Larsan avait vécu ! Mathilde Stangerson était délivrée enfin de ce fantastique époux que, grâce aux facilités des lois américaines, elle s’était donné en secret, aux heures imprudentes de sa trop confiante jeunesse. Cet affreux bandit dont le véritable nom, illustre dans les fastes judiciaires, était Ballmeyer, et qui l’avait jadis épousée sous le nom de Jean Roussel, ne viendrait plus se dresser criminellement entre elle et celui qui, depuis de si longues années, silencieusement et héroïquement l’aimait. J’ai rappelé, dans Le Mystère de la Chambre Jaune, tous les détails de cette retentissante affaire, l’une des plus curieuses qu’on puisse relever dans les annales de la cour d’assises, et qui aurait eu le plus tragique dénouement sans l’intervention quasi géniale de ce petit reporter de dix-huit ans, Joseph Rouletabille, qui fut le seul à découvrir, sous les traits du célèbre agent de la sûreté Frédéric Larsan, Ballmeyer lui-même !… La mort accidentelle et, nous pouvons le dire, providentielle du misérable avait semblé devoir mettre un terme à tant d’événements dramatiques et elle ne fut point – avouons-le – l’une des moindres causes de la guérison rapide de Mathilde Stangerson, dont la raison avait été fortement ébranlée par les mystérieuses horreurs du Glandier.

« Voyez-vous, mon cher ami, disait maître Henri-Robert à maître André Hesse, dont les yeux inquiets faisaient le tour de l’église, – voyez-vous, dans la vie, il faut être décidément optimiste. Tout s’arrange ! même les malheurs de Mlle Stangerson… Mais qu’avez-vous à regarder tout le temps ainsi derrière vous ? Qui cherchez-vous ?… Vous attendez quelqu’un ?

– Oui, répondit maître André Hesse… J’attends Frédéric Larsan ! »

Maître Henri-Robert rit autant que la sainteté du lieu lui permettait de rire ; mais moi je ne ris point, car je n’étais pas loin de penser comme maître Hesse. Certes ! j’étais à cent lieues de prévoir l’effroyable aventure qui nous menaçait ; mais, quand je me reporte à cette époque et que je fais abstraction de tout ce que j’ai appris depuis – ce à quoi, du reste, je m’appliquerai honnêtement au cours de ce récit, ne laissant apparaître la vérité qu’au fur et à mesure qu’elle nous fut distribuée à nous-mêmes – je me rappelle fort bien le curieux émoi qui m’agitait alors à la pensée de Larsan.

« Allons, Sainclair ! fit maître Henri-Robert qui s’était aperçu de mon attitude singulière, vous voyez bien que Hesse plaisante…

– Je n’en sais rien ! » répondis-je.

Et voilà que je regardai attentivement autour de moi, comme l’avait fait maître André Hesse. En vérité, on avait cru Larsan mort si souvent quand il s’appelait Ballmeyer, qu’il pouvait bien ressusciter une fois de plus à l’état de Larsan.

« Tenez ! voici Rouletabille, dit maître Henri-Robert. Je parie qu’il est plus rassuré que vous.

– Oh ! oh ! il est bien pâle ! » fit remarquer maître André Hesse.

Le jeune reporter s’avançait vers nous. Il nous serra la main assez distraitement.

« Bonjour, Sainclair ; bonjour, messieurs… Je ne suis pas en retard ? »

Il me sembla que sa voix tremblait… Il s’éloigna tout de suite, s’isola dans un coin, et je le vis s’agenouiller sur un prie-Dieu comme un enfant. Il se cacha le visage, qu’il avait en effet fort pâle, dans les mains, et pria.

Je ne savais point que Rouletabille fût pieux et son ardente prière m’étonna. Quand il releva la tête, ses yeux étaient pleins de larmes. Il ne les cachait pas ; il ne se préoccupait nullement de ce qui se passait autour de lui ; il était tout entier à sa prière et peut-être à son chagrin. Quel chagrin ? Ne devait-il pas être heureux d’assister à une union désirée de tous ? Le bonheur de Robert Darzac et de Mathilde Stangerson n’était-il point son œuvre ?… Après tout, c’était peut-être de bonheur que pleurait le jeune homme. Il se releva et alla se dissimuler dans la nuit d’un pilier. Je n’eus garde de l’y suivre, car je voyais bien qu’il désirait rester seul.

Et puis, c’était le moment où Mathilde Stangerson faisait son entrée dans l’église, au bras de son père. Robert Darzac marchait derrière eux. Comme ils étaient changés tous les trois ! Ah ! le drame du Glandier avait passé bien douloureusement sur ces trois êtres ! Mais, chose extraordinaire, Mathilde Stangerson n’en paraissait que plus belle encore ! Certes, ce n’était plus cette magnifique personne, ce marbre vivant, cette antique divinité, cette froide beauté païenne qui suscitait, sur ses pas, dans les fêtes officielles de la Troisième République, auxquelles la situation en vue de son père la forçait d’assister, un discret murmure d’admiration extasiée ; il semblait, au contraire, que la fatalité, en lui faisant expier si tard une imprudence commise si jeune, ne l’avait précipitée dans une crise momentanée de désespoir et de folie que pour lui faire quitter ce masque de pierre derrière lequel se cachait l’âme la plus délicate et la plus tendre. Et c’est cette âme, encore inconnue, qui rayonnait ce jour-là, me semblait-il, du plus suave et du plus charmant éclat, sur le pur ovale de son visage, dans ses yeux pleins d’une tristesse heureuse, sur son front poli comme l’ivoire, où se lisait l’amour de tout ce qui était beau et de tout ce qui était bon.

Quant à sa toilette, j’avouerai sottement que je ne me la rappelle plus et qu’il me serait impossible de dire même la couleur de sa robe. Mais ce dont je me souviens, par exemple, c’est de l’expression étrange que prit soudain son regard en ne découvrant point parmi nous celui qu’elle cherchait. Elle ne parut redevenir tout à fait calme et maîtresse d’elle-même que lorsqu’elle eut enfin aperçu Rouletabille derrière son pilier. Elle lui sourit et nous sourit aussi, à notre tour.

« Elle a encore ses yeux de folle ! »

Je me retournai vivement pour voir qui avait prononcé cette phrase abominable. C’était un pauvre sire, que Robert Darzac, dans sa bonté, avait fait nommer aide de laboratoire, chez lui, à la Sorbonne. Il se nommait Brignolles et était vaguement cousin du marié. Nous ne connaissions point d’autre parent à M. Darzac, dont la famille était originaire du midi. Depuis longtemps, M. Darzac avait perdu son père et sa mère ; il n’avait ni frère ni sœur et semblait avoir rompu toute relation avec son pays, d’où il n’avait rapporté qu’un ardent désir de réussir, une faculté de travail exceptionnelle, une intelligence solide et un besoin naturel d’affection et de dévouement qui avait trouvé avidement l’occasion de se satisfaire auprès du professeur Stangerson et de sa fille. Il avait aussi rapporté de la Provence, son pays natal, un doux accent qui avait fait d’abord sourire ses élèves de la Sorbonne, mais que ceux-ci avaient aimé bientôt comme une musique agréable et discrète qui atténuait un peu l’aridité nécessaire des cours de leur jeune maître, déjà célèbre.

Un beau matin du printemps précédent, il y avait par conséquent un an environ de cela, Robert Darzac leur avait présenté Brignolles. Il venait tout droit d’Aix où il avait été préparateur de physique et où il avait dû commettre quelque faute disciplinaire qui l’avait jeté tout à coup sur le pavé ; mais il s’était souvenu à temps qu’il était parent de M. Darzac, avait pris le train pour Paris et avait su si bien attendrir le fiancé de Mathilde Stangerson que celui-ci, le prenant en pitié, avait trouvé le moyen de l’associer à ses travaux. À ce moment, la santé de Robert Darzac était loin d’être florissante. Elle subissait le contrecoup des formidables émotions qui l’avaient assaillie au Glandier et en cour d’assises ; mais on eût pu croire que la guérison, désormais assurée, de Mathilde, et que la perspective de leur prochain hymen auraient la plus heureuse influence sur l’état moral et, par contrecoup, sur l’état physique du professeur. Or, nous remarquâmes tous au contraire que, du jour où il s’adjoignit ce Brignolles, dont le concours devait lui être, disait-il, d’un précieux soulagement, la faiblesse de M. Darzac ne fit qu’augmenter. Enfin, nous constatâmes aussi que Brignolles ne portait pas chance, car deux fâcheux accidents se produisirent coup sur coup au cours d’expériences qui semblaient cependant ne devoir présenter aucun danger : le premier résulta de l’éclatement inopiné d’un tube de Gessler dont les débris eussent pu dangereusement blesser M. Darzac et qui ne blessa que Brignolles, lequel en conservait encore aux mains quelques cicatrices. Le second, qui aurait pu être extrêmement grave, arriva à la suite de l’explosion stupide d’une petite lampe à essence, au-dessus de laquelle M. Darzac était justement penché. La flamme faillit lui brûler la figure ; heureusement, il n’en fut rien, mais elle lui flamba les cils et lui occasionna, pendant quelque temps, des troubles de la vue, si bien qu’il ne pouvait plus supporter que difficilement la pleine lumière du soleil.

Depuis les mystères du Glandier, j’étais dans un état d’esprit tel que je me trouvais tout disposé à considérer comme peu naturels les événements les plus simples. Lors de ce dernier accident, j’étais présent, étant venu chercher M. Darzac à la Sorbonne. Je conduisis moi-même notre ami chez un pharmacien et de là chez un docteur, et je priai assez sèchement Brignolles, qui manifestait le désir de nous accompagner, de rester à son poste. En chemin, M. Darzac me demanda pourquoi j’avais ainsi bousculé ce pauvre Brignolles ; je lui répondis que j’en voulais à ce garçon d’une façon générale parce que ses manières ne me plaisaient point, et d’une façon particulière, ce jour-là, parce que j’estimais qu’il fallait le rendre responsable de l’accident. M. Darzac voulut en connaître la raison ; mais je ne sus que répondre et il se mit à rire. M. Darzac finit de rire cependant lorsque le docteur lui eut dit qu’il aurait pu perdre la vue et que c’était miracle qu’il en fût quitte à si bon compte.

L’inquiétude que me causait Brignolles était, sans doute, ridicule, et les accidents ne se reproduisirent plus. Tout de même, j’étais si extraordinairement prévenu contre lui que, dans le fond de moi-même, je ne lui pardonnai pas que la santé de M. Darzac ne s’améliorât point. Au commencement de l’hiver, il toussa, si bien que je le suppliai, et que nous le suppliâmes tous, de demander un congé et de s’aller reposer dans le midi. Les docteurs lui conseillèrent San Remo. Il y fut et, huit jours après, il nous écrivait qu’il se sentait beaucoup mieux ; il lui semblait qu’on lui avait, depuis qu’il était arrivé dans ce pays, enlevé un poids de dessus la poitrine !… « Je respire !… je respire !… nous disait-il. Quand je suis parti de Paris, j’étouffais ! » Cette lettre de M. Darzac me donna beaucoup à réfléchir et je n’hésitai point à faire part de mes réflexions à Rouletabille. Or celui-ci voulut bien s’étonner avec moi de ce que M. Darzac était si mal quand il se trouvait auprès de Brignolles, et si bien quand il en était éloigné… Cette impression était si forte chez moi, tout particulièrement, que je n’eusse point permis à Brignolles de s’absenter. Ma foi non ! S’il avait quitté Paris, j’aurais été capable de le suivre ! Mais il ne s’en alla point ; au contraire. Les Stangerson ne l’eurent jamais plus près d’eux. Sous prétexte de demander des nouvelles de M. Darzac, il était tout le temps fourré chez M. Stangerson. Il parvint une fois à voir Mlle Stangerson, mais j’avais fait à la fiancée de M. Darzac un tel portrait du préparateur de physique, que je réussis à l’en dégoûter pour toujours, ce dont je me félicitai dans mon for intérieur.

M. Darzac resta quatre mois à San Remo et nous revint presque entièrement rétabli. Ses yeux, cependant, étaient encore faibles et il était dans la nécessité d’en prendre le plus grand soin. Rouletabille et moi avions décidé de surveiller le Brignolles, mais nous fûmes satisfaits d’apprendre que le mariage allait avoir lieu presque aussitôt et que M. Darzac emmènerait sa femme, dans un long voyage, loin de Paris et… loin de Brignolles.

À son retour de San Remo, M. Darzac m’avait demandé :

« Eh bien, où en êtes-vous avec ce pauvre Brignolles ? Êtes-vous revenu sur son compte ?

– Ma foi non ! » avais-je répondu.

Et il s’était encore moqué de moi, m’envoyant quelques-unes de ces plaisanteries provençales qu’il affectionnait quand les événements lui permettaient d’être gai, et qui avaient retrouvé dans sa bouche une saveur nouvelle depuis que son séjour dans le midi avait rendu à son accent toute sa belle couleur initiale.

Il était heureux ! Mais nous ne pûmes avoir une idée véritable de son bonheur – car, entre son retour et son mariage, nous eûmes peu d’occasions de le voir – que sur le seuil même de cette église où il nous apparut comme transformé. Il redressait avec un orgueil bien compréhensible sa taille légèrement voûtée. Le bonheur le faisait plus grand et plus beau !

« C’est le cas de dire qu’il est à la noce, le patron ! » ricana Brignolles.

Je m’éloignai de cet homme qui me répugnait et m’avançai jusque dans le dos de ce pauvre M. Stangerson, qui resta, lui, les bras croisés toute la cérémonie, sans rien voir, sans rien entendre. On dut lui frapper sur l’épaule, quand tout fut fini, pour le tirer de son rêve.

Quand on passa à la sacristie, maître André Hesse poussa un profond soupir.

« Ça y est ! fit-il. Je respire…

– Pourquoi ne respiriez-vous donc pas, mon ami ? » demanda maître Henri-Robert.

Alors maître André Hesse avoua qu’il avait redouté jusqu’à la dernière minute l’arrivée du mort…

« Que voulez-vous ! répliqua-t-il à son confrère qui se moquait, je ne puis me faire à cette idée que Frédéric Larsan consente à être mort pour de bon !… »

 … …  … .

Nous nous trouvions tous maintenant – une dizaine de personnes au plus – dans la sacristie. Les témoins signaient sur les registres et les autres félicitaient gentiment les nouveaux mariés. Cette sacristie est encore plus sombre que l’église et j’aurais pu penser que je devais à cette obscurité de ne point apercevoir, en un pareil moment, Joseph Rouletabille, si la pièce n’avait été si petite. De toute évidence, il n’était point là. Qu’est-ce que cela signifiait ? Mathilde l’avait déjà réclamé deux fois et M. Robert Darzac me pria de l’aller chercher, ce que je fis ; mais je rentrai dans la sacristie sans lui ; je ne l’avais pas trouvé.

« Voilà qui est bizarre, fit M. Darzac, et tout à fait inexplicable. Êtes-vous bien sûr d’avoir regardé partout ? Il sera dans quelque coin, à rêver.

– Je l’ai cherché partout et je l’ai appelé », répliquai-je.

Mais M. Darzac ne s’en tint point à ce que je lui disais. Il voulut faire lui-même le tour de l’église. Tout de même, il fut plus heureux que moi, car il apprit d’un mendiant qui se tenait sous le porche avec sa timbale qu’un jeune homme qui ne pouvait être, en effet, que Rouletabille était sorti de l’église quelques minutes auparavant et s’était éloigné dans un fiacre. Quand il rapporta cette nouvelle à sa femme, celle-ci en parut peinée au-delà de toute expression. Elle m’appela et me dit :

« Mon cher Monsieur Sainclair, vous savez que nous prenons le train dans deux heures à la gare de Lyon ; cherchez-moi notre petit ami et amenez-le moi, et dites-lui que sa conduite inexplicable m’inquiète beaucoup…

– Comptez sur moi », fis-je…

Et je me mis à la chasse de Rouletabille sur-le-champ. Mais je revins bredouille à la gare de Lyon. Ni chez lui, ni au journal, ni au café du Barreau où les nécessités de son métier le forçaient souvent de se trouver à cette heure du jour, je ne pus mettre la main sur lui. Aucun de ses camarades ne put me dire où j’aurais quelque chance de le rencontrer. Je vous laisse à penser combien tristement je fus accueilli sur le quai de la gare. M. Darzac était navré ; mais, comme il avait à s’occuper de l’installation des voyageurs, car le professeur Stangerson, qui se rendait à Menton, chez les Rance, accompagnait les nouveaux mariés jusqu’à Dijon, cependant que ceux-ci continuaient leur voyage par Culoz et le Mont-Cenis, il me pria d’annoncer cette mauvaise nouvelle à sa femme. Je fis la triste commission en ajoutant que Rouletabille viendrait sans doute avant le départ du train. Aux premiers mots que je lui dis de cela, Mathilde se prit à pleurer doucement, et elle secoua la tête :

« Non ! Non !… c’est fini !… Il ne viendra plus !… »

Et elle monta dans son wagon…

C’est alors que l’insupportable Brignolles, voyant l’émoi de la nouvelle mariée, ne put s’empêcher de répéter encore à maître André Hesse, qui, du reste, le fit taire fort malhonnêtement, comme il le méritait : « Regardez donc ! Regardez donc !… je vous dis qu’elle a encore ses yeux de folle !… Ah ! Robert a eu tort… il aurait mieux fait d’attendre ! » Je vois encore Brignolles disant cela, et je me rappelle le sentiment d’horreur que, dans le moment même, il m’inspira. Il ne faisait point de doute pour moi depuis longtemps que ce Brignolles était un méchant homme, et surtout un jaloux, et qu’il ne pardonnait point à son parent le service que celui-ci lui avait rendu en le casant dans un poste tout à fait subalterne. Il avait la mine jaune et les traits longs, tirés de haut en bas. Tout en lui paraissait amertume, et tout en lui était long. Il avait une longue taille, de longs bras, de longues jambes et une longue tête. Cependant à cette règle de longueur, il fallait faire une exception pour les pieds et pour les mains. Il avait les extrémités petites et presque élégantes. Ayant été si brusquement morigéné pour ses méchants propos par le jeune avocat, Brignolles en conçut une immédiate rancune et quitta la gare après avoir présenté ses civilités aux époux. Du moins je crus qu’il quitta la gare, car je ne le vis plus.

Nous avions encore trois minutes avant le départ du train. Nous espérions encore en l’arrivée de Rouletabille, et nous examinions tous le quai, pensant voir enfin surgir dans la troupe hâtive des voyageurs en retard la figure sympathique de notre jeune ami. Comment se faisait-il qu’il n’apparût point, selon sa coutume et sa manière, bousculant tout et tous, ne se préoccupant point des protestations et des cris qui signalaient ordinairement son passage dans une foule où il se montrait toujours plus pressé que les autres ? Que faisait-il ?… Déjà on fermait les portières ; on en entendait le claquement brutal… Et puis ce furent les brèves invitations des employés… « En voiture ! Messieurs !… en voiture !… » quelques galopades dernières… le coup de sifflet aigu qui commandait le départ… puis la clameur enrouée de la locomotive, et le convoi se mit en marche… Mais pas de Rouletabille !… Nous en étions si tristes et, aussi, tellement étonnés, que nous restions sur le quai à regarder Mme Darzac sans penser à lui faire entendre nos souhaits de bon voyage. La fille du professeur Stangerson jeta un long regard sur le quai et, dans le moment que le train commençait à accélérer sa marche, sûre désormais qu’elle ne verrait plus, avant son départ, son petit ami, elle me tendit une enveloppe, par la portière…

« Pour lui ! » fit-elle…

Et elle ajouta, soudain, avec une figure envahie d’un si subit effroi, et sur un ton si étrange que je ne pus m’empêcher de songer aux néfastes réflexions de Brignolles.

« Au revoir, mes amis !… ou adieu ! »

Chapitre2 Où il est question de l’humeur changeante de Joseph Rouletabille

En revenant, seul, de la gare, je ne pus que m’étonner de la singulière tristesse qui m’avait envahi, sans que j’en pusse démêler précisément la cause. Depuis le procès de Versailles, aux péripéties duquel j’avais été si intimement mêlé, j’avais lié tout à fait amitié avec le professeur Stangerson, sa fille et Robert Darzac. J’aurais dû être particulièrement heureux d’un événement qui semblait satisfaire tout le monde. Je pensai que l’extraordinaire absence du jeune reporter devait être pour quelque chose dans cette sorte de prostration. Rouletabille avait été traité par les Stangerson et M. Darzac comme un sauveur. Et, surtout, depuis que Mathilde était sortie de la maison de santé où le désarroi de son esprit avait nécessité pendant plusieurs mois des soins assidus, depuis que la fille de l’illustre professeur avait pu se rendre compte du rôle extraordinaire joué par cet enfant dans un drame où, sans lui, elle eût inévitablement sombré avec tous ceux qu’elle aimait, depuis qu’elle avait lu avec toute sa raison, enfin recouvrée, le compte rendu sténographié des débats où Rouletabille apparaissait comme un petit héros miraculeux, il n’était point d’attentions quasi maternelles dont elle n’eût entouré mon ami. Elle s’était intéressée à tout ce qui le touchait, elle avait excité ses confidences, elle avait voulu en savoir sur Rouletabille plus que je n’en savais et plus peut-être qu’il n’en savait lui-même. Elle avait montré une curiosité discrète mais continue relativement à une origine que nous ignorions tous et sur laquelle le jeune homme avait continué de se taire avec une sorte de farouche orgueil. Très sensible à la tendre amitié que lui témoignait la pauvre femme, Rouletabille n’en conservait pas moins une extrême réserve et affectait, dans ses rapports avec elle, une politesse émue qui m’étonnait toujours de la part d’un garçon que j’avais connu si primesautier, si exubérant, si entier dans ses sympathies ou dans ses aversions. Plus d’une fois, je lui en avais fait la remarque, et il m’avait toujours répondu d’une façon évasive en faisant grand étalage, cependant, de ses sentiments dévoués pour une personne qu’il estimait, disait-il, plus que tout au monde, et pour laquelle il eût été prêt à tout sacrifier si le sort ou la fortune lui avaient donné l’occasion de sacrifier quelque chose pour quelqu’un. Il avait aussi des moments d’une incompréhensible humeur. Par exemple, après s’être fait, devant moi, une fête d’aller passer une grande journée de repos chez les Stangerson qui avaient loué pour la belle saison – car ils ne voulaient plus habiter le Glandier – une jolie petite propriété sur les bords de la Marne, à Chennevières, et après avoir montré, à la perspective d’un si heureux congé, une joie enfantine, il lui arrivait de se refuser, tout à coup, sans aucune raison apparente, à m’accompagner. Et je devais partir seul, le laissant dans la petite chambre qu’il avait conservée au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur-le-Prince. Je lui en voulais de toute la peine qu’il causait ainsi à cette bonne Mlle Stangerson. Un dimanche, celle-ci, outrée de l’attitude de mon ami, résolut d’aller le surprendre avec moi dans sa retraite du quartier Latin.

Quand nous arrivâmes chez lui, Rouletabille, qui avait répondu par un énergique : « Entrez ! » au coup que j’avais frappé à sa porte, Rouletabille, qui travaillait à sa petite table, se leva en nous apercevant et devint si pâle… si pâle que nous crûmes qu’il allait défaillir.

« Mon Dieu ! » s’écria Mathilde Stangerson en se précipitant vers lui. Mais, plus prompt qu’elle encore, avant qu’elle ne fût arrivée à la table où il s’appuyait, il avait jeté sur les papiers qui s’y trouvaient éparpillés une serviette de maroquin qui les dissimula entièrement.

Mathilde avait vu, naturellement, le geste. Elle s’arrêta, toute surprise.

« Nous vous dérangeons ? fit-elle sur un ton de doux reproche.

– Non ! répondit-il, j’ai fini de travailler. Je vous montrerai ça plus tard. C’est un chef-d’œuvre, une pièce en cinq actes dont je n’arrive pas à trouver le dénouement. »

Et il sourit. Bientôt il redevint tout à fait maître de lui et nous dit cent drôleries en nous remerciant d’être venus le troubler dans sa solitude. Il voulut absolument nous inviter à dîner et nous allâmes tous trois manger dans un restaurant du quartier latin, chez Foyot. Quelle bonne soirée ! Rouletabille avait téléphoné à Robert Darzac qui vint nous rejoindre au dessert. À cette époque, M. Darzac n’était point trop souffrant et l’étonnant Brignolles n’avait pas encore fait son apparition dans la capitale. On s’amusa comme des enfants. Ce soir d’été était si beau et si doux dans le Luxembourg solitaire.

Avant de quitter Mlle Stangerson, Rouletabille lui demanda pardon de l’humeur bizarre qu’il montrait quelquefois et s’accusa d’avoir, au fond, un très méchant caractère. Mathilde l’embrassa et Robert Darzac aussi l’embrassa. Et il en fut si ému que, durant le temps que je le reconduisis jusqu’à sa porte, il ne me dit point un mot ; mais, au moment de nous séparer, il me serra la main comme jamais encore il ne l’avait fait. Drôle de petit bonhomme !… Ah ! si j’avais su !… Comme je me reproche maintenant de l’avoir, par instants, à cette époque, jugé avec un peu trop d’impatience…

Ainsi, triste, triste, assailli de pressentiments que j’essayais en vain de chasser, je revenais de la gare de Lyon, me remémorant les innombrables fantaisies, bizarreries, et quelquefois douloureux caprices de Rouletabille au cours de ces deux dernières années, mais rien, cependant, rien de tout cela ne pouvait me faire prévoir ce qui venait de se passer, et encore moins me l’expliquer. Où était Rouletabille ? Je m’en fus à son hôtel, boulevard Saint-Michel, me disant que si, là encore, je ne le trouvais pas, je pourrais, au moins, laisser la lettre de Mme Darzac. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, en entrant dans l’hôtel, d’y trouver mon domestique portant ma valise ! Je le priai de m’expliquer ce que cela signifiait, et il me répondit qu’il n’en savait rien : qu’il fallait le demander à M. Rouletabille.

Celui-ci, en effet, pendant que je le cherchais partout, excepté, naturellement, chez moi, s’était rendu à mon domicile, rue de Rivoli, s’était fait conduire dans ma chambre par mon domestique, lui avait fait apporter une valise et avait soigneusement rempli cette valise de tout le linge nécessaire à un honnête homme qui se dispose à partir en voyage pour quatre ou cinq jours. Puis, il avait ordonné à mon godiche de transporter ce petit bagage, une heure plus tard, à son hôtel du boul’Mich’. Je ne fis qu’un bond jusqu’à la chambre de mon ami où je le trouvai en train d’empiler méticuleusement dans un sac de nuit des objets de toilette, du linge de jour et une chemise de nuit. Tant que cette besogne ne fut point terminée, je ne pus rien tirer de Rouletabille, car, dans les petites choses de la vie courante, il était volontiers maniaque et, en dépit de la modestie de ses ressources, tenait à vivre fort correctement, ayant l’horreur de tout ce qui touchait de près ou de loin à la bohème. Il daigna enfin m’annoncer que « nous allions prendre nos vacances de Pâques », et que, puisque j’étais libre et que son journal l’Époque lui accordait un congé de trois jours, nous ne pouvions mieux faire que d’aller nous reposer « au bord de la mer ». Je ne lui répondis même pas, tant j’étais furieux de la façon dont il venait de se conduire, et aussi tant je trouvais stupide cette proposition d’aller contempler l’océan ou la Manche par un de ces temps abominables de printemps qui, tous les ans, pendant deux ou trois semaines, nous font regretter l’hiver. Mais il ne s’émut point outre mesure de mon silence, et, prenant ma valise d’une main, son sac de l’autre, me poussant dans l’escalier, il me fit bientôt monter dans un fiacre qui nous attendait devant la porte de l’hôtel. Une demi-heure plus tard, nous nous trouvions tous deux dans un compartiment de première classe de la ligne du Nord, qui roulait vers Le Tréport, par Amiens. Comme nous entrions en gare de Creil, il me dit :

« Pourquoi ne me donnez-vous pas la lettre que l’on vous a remise pour moi ? »

Je le regardai. Il avait deviné que Mme Darzac aurait une grande peine de ne l’avoir point vu au moment de son départ et qu’elle lui écrirait. Ça n’était pas bien malin. Je lui répondis :

« Parce que vous ne le méritez pas. »

Et je lui fis d’amers reproches auxquels il ne prit point garde. Il n’essaya même pas de se disculper, ce qui me mit plus en colère que tout. Enfin, je lui donnai la lettre. Il la prit, la regarda, en respira le doux parfum. Comme je le considérais avec curiosité, il fronça les sourcils, dissimulant, sous cette mine rébarbative, une émotion souveraine. Mais il ne put finalement me la cacher qu’en s’appuyant le front à la vitre et en s’absorbant dans une étude approfondie du paysage.

« Eh bien, lui demandai-je, vous ne la lisez pas ?

– Non, me répondit-il, pas ici !… Mais là-bas !… »

Nous arrivâmes au Tréport en pleine nuit noire, après six heures d’un interminable voyage et par un temps de chien. Le vent de mer nous glaçait et balayait le quai désert. Nous ne rencontrâmes qu’un douanier enfermé dans sa capote et dans son capuchon et qui faisait les cent pas sur le pont du canal. Pas une voiture, naturellement. Quelques papillons de gaz, tremblotant dans leur cage de verre, reflétaient leur éclat falot dans de larges flaques de pluie où nous pataugions à l’envi, cependant que nous courbions le front sous la rafale. On entendait au loin le bruit que faisaient, en claquant sur les dalles sonores, les petits sabots de bois d’une Tréportaise attardée. Si nous ne tombâmes point dans le grand trou noir de l’avant-port, c’est que nous fûmes avertis du danger par la fraîcheur salée qui montait de l’abîme et par la rumeur de la marée. Je maugréais derrière Rouletabille qui nous dirigeait assez difficilement dans cette obscurité humide. Cependant il devait connaître l’endroit, car nous arrivâmes tout de même, cahin-caha, odieusement giflés par l’embrun, à la porte de l’unique hôtel qui reste ouvert, pendant la mauvaise saison, sur la plage. Rouletabille demanda tout de suite à souper et du feu, car nous avions grand-faim et grand froid.

« Ah çà ! lui dis-je, daignerez-vous me faire savoir ce que nous sommes venus chercher dans ce pays, en dehors des rhumatismes qui nous guettent et de la pleurésie qui nous menace ? »

Car Rouletabille, dans le moment, toussait et ne parvenait point à se réchauffer.

« Oh ! fit-il, je vais vous le dire. Nous sommes venus chercher le parfum de la Dame en noir ! »

Cette phrase me donna si bien à réfléchir que je n’en dormis guère de la nuit. Dehors, le vent de mer hululait toujours, poussant sur la grève sa vaste plainte, puis s’engouffrant tout à coup dans les petites rues de la ville, comme dans des corridors. Je crus entendre remuer dans la chambre à côté, qui était celle de mon ami : je me levai et poussai sa porte. Malgré le froid, malgré le vent, il avait ouvert sa fenêtre, et je le vis distinctement qui envoyait des baisers à l’ombre. Il embrassait la nuit !

Je refermai la porte et revins me coucher discrètement. Le lendemain matin, je fus réveillé par un Rouletabille épouvanté. Sa figure marquait une angoisse extrême et il me tendait un télégramme qui lui venait de Bourg et qui lui avait été, sur l’ordre qu’il en avait donné, réexpédié de Paris. Voici la dépêche : « Venez immédiatement sans perdre une minute. Avons renoncé à notre voyage en Orient et allons rejoindre M. Stangerson à Menton, chez les Rance, aux Rochers Rouges. Que cette dépêche reste secrète entre nous. Il ne faut effrayer personne. Vous prétexterez auprès de nous congé, tout ce que vous voudrez, mais venez ! Télégraphiez-moi poste restante à Menton. Vite, vite, je vous attends. Votre désespéré, DARZAC. »

Chapitre3 Le parfum

« Eh bien, m’écriai-je, en sautant de mon lit. Ça ne m’étonne pas !…

– Vous n’avez jamais cru à sa mort ? » me demanda Rouletabille avec une émotion telle que je ne pouvais pas me l’expliquer, malgré l’horreur qui se dégageait de la situation, en admettant que nous dussions prendre à la lettre les termes du télégramme de M. Darzac.

« Pas trop, fis-je. Il avait tant besoin de passer pour mort qu’il a pu faire le sacrifice de quelques papiers, lors de la catastrophe de La Dordogne. Mais qu’avez-vous, mon ami ?… vous paraissez d’une faiblesse extrême. Êtes-vous malade ?… »

Rouletabille s’était laissé choir sur une chaise. C’est d’une voix presque tremblante qu’il me confia à son tour qu’il n’avait cru réellement à sa mort qu’une fois la cérémonie du mariage terminée. Il ne pouvait entrer dans l’esprit du jeune homme que Larsan eût laissé s’accomplir l’acte qui donnait Mathilde Stangerson à M. Darzac, s’il avait été encore vivant. Larsan n’avait qu’à se montrer pour empêcher le mariage ; et, si dangereuse qu’eût été, pour lui, cette manifestation, il n’eût point hésité à se livrer, connaissant les sentiments religieux de la fille du professeur Stangerson, et sachant bien qu’elle n’eût jamais consenti à lier son sort à un autre homme, du vivant de son premier mari, se trouvât-elle même délivrée de celui-ci par la loi humaine ? En vain eût-on invoqué auprès d’elle la nullité de ce premier mariage au regard des lois françaises, il n’en restait pas moins qu’un prêtre avait fait d’elle la femme d’un misérable, pour toujours !

Et Rouletabille, essuyant la sueur qui coulait de son front, ajoutait :

« Hélas ! rappelez-vous, mon ami… aux yeux de Larsan “le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat” ! »

Je mis ma main sur la main de Rouletabille. Il avait la fièvre. Je voulus le calmer, mais il ne m’entendait pas :

– Et voilà qu’il aurait attendu après le mariage, quelques heures après le mariage, pour apparaître, s’écria-t-il. Car, pour moi, comme pour vous, Sainclair, n’est-ce pas ? la dépêche de M. Darzac ne signifierait rien si elle ne voulait pas dire que l’autre est revenu.

– Évidemment !… Mais M. Darzac a pu se tromper !…

– Oh ! M. Darzac n’est pas un enfant qui a peur… cependant, il faut espérer, il faut espérer, n’est-ce pas, Sainclair ? Qu’il s’est trompé !… Non, non ! ça n’est pas possible, ce serait trop affreux !… trop affreux… Mon ami ! Mon ami !… oh ! Sainclair, ce serait trop terrible !… »

Je n’avais jamais vu, même au moment des pires événements du Glandier, Rouletabille aussi agité. Il s’était levé, maintenant… il marchait dans la chambre, déplaçait sans raison des objets, puis me regardait en répétant : « Trop terrible !… trop terrible ! »

Je lui fis remarquer qu’il n’était point raisonnable de se mettre dans un état pareil, à la suite d’une dépêche qui ne prouvait rien et pouvait être le résultat de quelque hallucination… Et puis, j’ajoutai que ce n’était pas dans le moment que nous allions sans doute avoir besoin de tout notre sang-froid, qu’il fallait nous laisser aller à de semblables épouvantes, inexcusables chez un garçon de sa trempe.

« Inexcusables !… Vraiment, Sainclair… inexcusables !…

– Mais, enfin, mon cher… vous me faites peur !… que se passe-t-il ?

– Vous allez le savoir… La situation est horrible… Pourquoi n’est-il pas mort ?

– Et qu’est-ce qui vous dit, après tout, qu’il ne l’est pas.

– C’est que, voyez-vous, Sainclair… Chut !… Taisez-vous… Taisez-vous, Sainclair !… C’est que, voyez-vous, s’il est vivant, moi, j’aimerais autant être mort !

– Fou ! Fou ! Fou ! c’est surtout s’il est vivant qu’il faut que vous soyez vivant, pour la défendre, elle !

– Oh ! oh ! c’est vrai ! Ce que vous venez de dire là, Sainclair !… C’est très exactement vrai !… Merci, mon ami !… Vous avez dit le seul mot qui puisse me faire vivre : « Elle ! » Croyez-vous cela !… Je ne pensais qu’à moi !… Je ne pensais qu’à moi !… »

Et Rouletabille ricana, et, en vérité, j’eus peur, à mon tour, de le voir ricaner ainsi et je le priai, en le serrant dans mes bras, de bien vouloir me dire pourquoi il était si effrayé, pourquoi il parlait de sa mort à lui, pourquoi il ricanait ainsi…

« Comme à un ami, comme à ton meilleur ami, Rouletabille !… Parle, parle ! Soulage-toi !… Dis-moi ton secret ! Dis-le moi, puisqu’il t’étouffe !… Je t’ouvre mon cœur… »

Rouletabille a posé sa main sur mon épaule… Il m’a regardé jusqu’au fond des yeux, jusqu’au fond de mon cœur, et il m’a dit :

« Vous allez tout savoir, Sainclair, vous allez en savoir autant que moi, et vous allez être aussi effrayé que moi, mon ami, parce que vous êtes bon, et que je sais que vous m’aimez ! »

Là-dessus, comme je croyais qu’il allait s’attendrir, il se borna à demander l’indicateur des chemins de fer.

« Nous partons à une heure, me dit-il, il n’y a pas de train direct entre la ville d’Eu et Paris, l’hiver ; nous n’arriverons à Paris qu’à sept heures. Mais nous aurons grandement le temps de faire nos malles et de prendre, à la gare de Lyon, le train de neuf heures pour Marseille et Menton. »

Il ne me demandait même pas mon avis ; il m’emmenait à Menton comme il m’avait emmené au Tréport ; il savait bien que dans les conjonctures présentes je n’avais rien à lui refuser. Du reste, je le voyais dans un état si anormal que, n’eût-il point voulu de moi, je ne l’aurais pas quitté. Et puis, nous entrions en pleines vacations et mes affaires du palais me laissaient toute liberté.

« Nous allons donc à la ville d’Eu ? demandai-je.

– Oui, nous prendrons le train là-bas. Il faut une demi-heure à peine pour aller en voiture du Tréport à Eu…

– Nous serons restés peu de temps dans ce pays, fis-je.

– Assez, je l’espère… assez pour ce que je suis venu y chercher, hélas !… »

Je pensai au parfum de la Dame en noir, et je me tus. Ne m’avait-il point dit que j’allais tout savoir. Il m’emmena sur la jetée. Le vent était encore violent et nous dûmes nous abriter derrière le phare. Il resta un instant songeur et ferma les yeux devant la mer.

« C’est ici, finit-il par dire, que je l’ai vue pour la dernière fois. »

Il regarda le banc de pierre.

« Nous nous sommes assis là ; elle m’a serré sur son cœur. J’étais un tout petit enfant ; j’avais neuf ans… elle m’a dit de rester là, sur ce banc, et puis elle s’en est allée et je ne l’ai plus jamais revue… C’était le soir… un doux soir d’été, le soir de la distribution des prix… Oh ! elle n’avait pas assisté à la distribution, mais je savais qu’elle viendrait le soir… un soir plein d’étoiles et si clair que j’ai espéré un instant distinguer son visage. Cependant, elle s’est couverte de son voile en poussant un soupir. Et puis elle est partie. Je ne l’ai plus jamais revue.

– Et vous, mon ami ?

– Moi ?

– Oui ; qu’avez-vous fait ? Vous êtes resté longtemps sur ce banc ?…

– J’aurais bien voulu… Mais le cocher est venu me chercher et je suis rentré…

– Où ?

– Eh bien, mais… au collège…

– Il y a donc un collège au Tréport ?

– Non pas, mais il y en a un à Eu… Je suis rentré au collège d’Eu… »

Il me fit signe de le suivre.

« Nous y allons, dit-il… Comment voulez-vous que je sache ici ?… Il y a eu trop de tempêtes !… »

Une demi-heure plus tard nous étions à Eu. Au bas de la rue des marronniers, notre voiture roula bruyamment sur les pavés durs de la grande place froide et déserte, pendant que le cocher annonçait son arrivée en faisant claquer son fouet à tour de bras, remplissant la petite ville morte de la musique déchirante de sa lanière de cuir.

Bientôt, on entendit, par-dessus les toits, sonner une horloge – celle du collège, me dit Rouletabille – et tout se tut. Le cheval, la voiture, s’étaient immobilisés sur la place. Le cocher avait disparu dans un cabaret. Nous entrâmes dans l’ombre glacée de la haute église gothique qui bordait, d’un côté, la grand’place. Rouletabille jeta un coup d’œil sur le château dont on apercevait l’architecture de briques roses couronnées de vastes toits Louis XIII, façade morne qui semble pleurer ses princes exilés ; il considéra, mélancolique, le bâtiment carré de la mairie qui avançait vers nous la lance hostile de son drapeau sale, les maisons silencieuses, le café de Paris – le café de messieurs les officiers – la boutique du coiffeur, celle du libraire. N’était-ce point là qu’il avait acheté ses premiers livres neufs, payés par la Dame en noir ?…

« Rien n’est changé !… »

Un vieux chien, sans couleur, sur le seuil du libraire, allongeait son museau paresseux sur ses pattes gelées.

« C’est Cham ! fit Rouletabille. Oh ! je le reconnais bien !…

C’est Cham ! C’est mon bon Cham ! »

Et il l’appela :

« Cham ! Cham !… »

Le chien se souleva, tourné vers nous, écoutant cette voix qui l’appelait. Il fit quelques pas difficiles, nous frôla, et retourna s’allonger sur son seuil, indifférent.

« Oh ! dit Rouletabille, c’est lui !… Mais il ne me reconnaît plus… »

Il m’entraîna dans une ruelle qui descendait une pente rapide, pavée de cailloux pointus. Il me tenait par la main et je sentais toujours sa fièvre. Nous nous arrêtâmes bientôt devant un petit temple de style jésuite qui dressait devant nous son porche orné de ces demi-cercles de pierre, sortes de « consoles renversées », qui sont le propre d’une architecture qui n’a contribué en rien à la gloire du dix-septième siècle. Ayant poussé une petite porte basse, Rouletabille me fit entrer sous une voûte harmonieuse au fond de laquelle sont agenouillées, sur la pierre de leurs tombeaux vides, les magnifiques statues de marbre de Catherine de Clèves et de Guise le Balafré.

« La chapelle du collège », me dit tout bas le jeune homme.

Il n’y avait personne dans cette chapelle.

Nous l’avons traversée en hâte. Sur la gauche, Rouletabille poussa très doucement un tambour qui donnait sur une sorte d’auvent.

« Allons, fit-il tout bas, tout va bien. Comme cela nous serons entrés dans le collège et le concierge ne m’aura pas vu. Certainement, il m’aurait reconnu !

– Quel mal y aurait-il à cela ? »

Mais justement, un homme, tête nue, un trousseau de clefs à la main, passa devant l’auvent et Rouletabille se rejeta dans l’ombre.

« C’est le père Simon ! Ah ! comme il a vieilli ! Il n’a plus de cheveux. Attention !… c’est l’heure où il va balayer l’étude des petits… Tout le monde est en classe en ce moment… Oh ! nous allons être bien libres ! Il ne reste plus que la mère Simon dans sa loge, à moins qu’elle ne soit morte… En tout cas, d’ici elle ne nous verra pas… Mais attendons !… Voilà que le père Simon revient !… »

Pourquoi Rouletabille tenait-il tant à se dissimuler ? Pourquoi ? Décidément, je ne savais rien de ce garçon que je croyais si bien connaître ! Chaque heure passée avec lui me réservait toujours une surprise. En attendant que le père Simon nous laissât le champ libre, Rouletabille et moi parvînmes à sortir de l’auvent sans être aperçus et, dissimulés dans le coin d’une petite cour-jardin, derrière des arbrisseaux, nous pouvions maintenant, penchés au-dessus d’une rampe de briques, contempler à l’aise, au-dessous de nous, les vastes cours et les bâtiments du collège que nous dominions de notre cachette. Rouletabille me serrait le bras comme s’il avait peur de tomber…

« Mon Dieu ! fit-il, la voix rauque… tout cela a été bouleversé ! On a démoli la vieille étude « où j’ai retrouvé le couteau », et le préau dans lequel « il avait caché l’argent » a été transporté plus loin… Mais les murs de la chapelle n’ont point changé de place, eux !… Regardez, Sainclair, penchez-vous ; cette porte qui donne dans les sous-sols de la chapelle, c’est la porte de la petite classe. Je l’ai franchie combien de fois, mon Dieu ! Quand j’étais tout petit enfant… Mais jamais, jamais je ne sortais de là aussi joyeux, même aux heures des plus folles récréations, que lorsque le père Simon venait me chercher pour aller au parloir où m’attendait la Dame en noir !… Pourvu, mon Dieu ! qu’on n’ait point touché au parloir !… »

Et il risqua un coup d’œil en arrière, avança la tête.

« Non ! non !… Tenez, le voilà, le parloir !… À côté de la voûte… c’est la première porte à droite… c’est là qu’elle venait… c’est là… Nous allons y aller tout à l’heure, quand le père Simon sera descendu… »

Et il claquait des dents…

« C’est fou, dit-il, je crois que je vais devenir fou… Qu’est-ce que vous voulez ? C’est plus fort que moi, n’est-ce pas ?… L’idée que je vais revoir le parloir… où elle m’attendait… Je ne vivais que dans l’espoir de la voir, et, quand elle était partie, malgré que je lui promettais toujours d’être raisonnable, je tombais dans un si morne désespoir que, chaque fois, on craignait pour ma santé. On ne parvenait à me faire sortir de ma prostration qu’en m’affirmant que je ne la verrais plus si je tombais malade. Jusqu’à la visite suivante, je restais avec son souvenir et avec son parfum. N’ayant jamais pu distinctement voir son cher visage, et m’étant enivré jusqu’à en défaillir, lorsqu’elle me serrait dans ses bras, de son parfum, je vivais moins avec son image qu’avec son odeur. Les jours qui suivaient sa visite, je m’échappais de temps en temps, pendant les récréations, jusqu’au parloir, et, lorsque celui-ci était vide, comme aujourd’hui, j’aspirais, je respirais religieusement cet air qu’elle avait respiré, je faisais provision de cette atmosphère où elle avait un instant passé, et je sortais, le cœur embaumé… C’était le plus délicat, le plus subtil et certainement le plus naturel, le plus doux parfum du monde et j’imaginais bien que je ne le rencontrerais plus jamais, jusqu’à ce jour que je vous ai dit, Sainclair… vous vous rappelez… le jour de la réception à l’Élysée…

– Ce jour-là, mon ami, vous avez rencontré Mathilde Stangerson…

– C’est vrai !… » répondit-il d’une voix tremblante…

 … Ah ! si j’avais su à ce moment que la fille du professeur Stangerson, lors de son premier mariage en Amérique, avait eu un enfant, un fils qui aurait dû, s’il était vivant encore, avoir l’âge de Rouletabille, peut-être, après le voyage que mon ami avait fait là-bas et où il avait été certainement renseigné, peut-être eussé-je enfin compris son émotion, sa peine, le trouble étrange qu’il avait à prononcer ce nom de Mathilde Stangerson dans ce collège où venait autrefois la Dame en noir !

Il y eut un silence que j’osai troubler.

« Et vous n’avez jamais su pourquoi la Dame en noir n’était plus revenue ?

– Oh ! fit Rouletabille, je suis sûr que la Dame en noir est revenue… Mais c’est moi qui étais parti !…

– Qui est-ce qui était venu vous chercher ?

– Personne !… je m’étais sauvé !…

– Pourquoi ?… Pour la chercher ?

– Non ! non !… pour la fuir !… pour la fuir, vous dis-je, Sainclair !… Mais elle est revenue !… je suis sûr qu’elle est revenue !…

– Elle a dû être désespérée de ne plus vous retrouver !… » Rouletabille leva les bras vers le ciel, secoua la tête.

« Est-ce que je sais ?… Peut-on savoir ?… Ah ! je suis bien malheureux !… Chut ! mon ami !… chut !… le père Simon… là… Il s’en va… enfin !… Vite !… au parloir !… »

Nous y fûmes en trois enjambées. C’était une pièce banale, assez grande, avec de pauvres rideaux blancs à ses fenêtres nues. Elle était meublée de six chaises de paille alignées contre les murailles, d’une glace au-dessus de la cheminée et d’une pendule. Il faisait là-dedans assez sombre.