Le poids de l’héritage - Julénia Mont-Erarg Alidor - E-Book

Le poids de l’héritage E-Book

Julénia Mont-Erarg Alidor

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Beschreibung

"Le poids de l’héritage" explore les trajectoires de Rose-Josèphe et Ignace, deux personnages dont les prénoms portent en eux une symbolique forte, ancrée dans un passé historique. Uni par un amour profond, le couple, marié en France, s’envole vers les Antilles françaises pour découvrir leurs racines. Leur voyage débute par la visite de La Pointe Allègre en Guadeloupe, mais c’est là qu’une douloureuse vérité éclate brutalement : leur patrimoine génétique les oppose. Lui, métis, fils d’un homme de type caucasien et d’une femme afro-descendante, et elle, arrière-petite-fille d’un esclavagiste, se lancent dans une quête profonde, traversant les édifices du patrimoine créole, à la recherche de leurs origines et de leur identité. Ce périple à travers la Caraïbe, l’Afrique et l’Europe offrira au lecteur une réflexion profonde sur les liens invisibles qui unissent le passé et le présent, l’amour et la mémoire.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Julénia Mont-Erarg Alidor est une femme de combat, engagée dans l’enseignement qu’elle a vécu comme un sacerdoce. Grâce à une formation unique, elle a su accompagner les élèves en difficulté avec générosité et humilité. Sa contribution à la formation des jeunes guadeloupéens a été essentielle. Toutefois, sa passion pour l’enseignement a été complétée par la fureur d’écrire. À la retraite, elle publie chaque année, explorant tous les genres littéraires pour nourrir sa vision du monde et transmettre des messages d’inspiration et de performance aux jeunes, qui demeurent sa source d’inspiration constante.

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Seitenzahl: 533

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Julénia Mont-Erarg Alidor

Le poids de l’héritage

Roman

© Lys Bleu Éditions – Julénia Mont-Erarg Alidor

ISBN : 979-10-422-5577-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je ne suis pas vraiment libre si je prive quelqu’un d’autre de sa liberté. L’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité.

Extrait de l’autobiographie : Un long chemin vers la liberté

Nelson Mandela

Déjà paru

Julénia Mont-Erarg Alidor a publié jusqu’à ce jour 18 ouvrages dont :

2 recueils de poèmes ;

8 romans ;

1 essai ;

7 albums de jeunesse.

• Tourmendamour : recueil de poèmes (paru en juillet 2003, éditions ADELCA, réédité en octobre 2008) ;
• La Veuve Noire : roman (paru en mai 2005, éditions La Bruyère, réédité en février 2018, éditions Nestor) ;
• Soleil Manbia : roman (paru en octobre 2009, éditions La Société des écrivains) ;
• Pèbonho : roman (paru en novembre 2010, éditions Jets d’Encre) ;
• Tandakayou dans la tempête : roman (paru en mars 2011, éditions Jets d’Encre) ;
• Les jeunes ont besoin d’être aimés : essai (paru en février 2012, éditions Jets d’Encre) ;
• Écho de maux en mots : recueil de poèmes (paru en mars 2013, éditions Nestor) ;
• Lylynou sera grande sœur : album de jeunesse (paru en janvier 2014, éditions Nestor) ;
• JeSaisTout et le ruban magique : roman de jeunesse (paru en septembre 2014, éditions Nestor) ;
• Muscadine et la Rose porcelaine : album de jeunesse (paru en mars 2015, éditions Nestor) ;
• Débâcle : roman (paru en mars 2015, éditions Nestor) ;
• Destination Planète-vie avec Simou : album de jeunesse (paru en juillet 2015, éditions Nestor) ;
• Le Dernier Salut : roman (paru en juin 2016, éditions Nestor) ;
• Nynou au Pays des Livres Magiques – Tomes 1 et 2 : albums de jeunesse (parus en avril 2017, éditions Nestor) ;
• Kimy et Timèk: Dis-nous grand-père :

Tome 1 : Le coq genm

Tome 2 : Le Jouet traditionnel : Albums de jeunesse (paru en juillet 2018, éditions Nestor).

Première époque

Du mémorial de la colère

Quand la quête de l’héritage aboutit à la division de la société créole…

Chapitre I

La stèle du désaccord :

Sommes-nous condamnés à vivre

dans une perpétuelle souffrance ?

Par une certaine matinée dominicale ensoleillée du mois de janvier, Ignace et Rose-Josèphe longeaient paisiblement une des plages de sable doré, caractéristiques du littoral du nord Basse-Terre. Ils aboutirent, inopinément, en un point hautement historique de l’île.

« La Pointe Allègre ! s’écrièrent-ils de concert. »

Comme des enfants, ils tentèrent de courir afin d’atteindre vite, plus vite, le lieu qui, tel un aimant, les attirait de toutes ses forces.

« Nous avons relevé le défi ! Nous avons relevé le défi !... Qui a osé douter de nos qualités de marcheurs ?... Qui ?... Si cet outrecuidant pêcheur rencontré il y a une heure sur la côte de Madame, pouvait constater notre exploit, il ferait une tête ! déclara, péremptoire, le mari. »

L’épouse, conciliante, compléta :

« Rappelle-toi ! À notre question sur l’itinéraire de notre balade, ce dernier nous conseilla avec spontanéité : “Prenez ce sentier de l’ONF. Le parcours est balisé. Vous n’avez qu’à le suivre. Il permet de relier ces deux pointes : Madame et Allègre qui est devenu le centre de toutes les curiosités ces temps-ci. Vous savez ? Pointe Allègre ? Là où les premiers Européens ont débarqué ! Enfin, vous, allez à votre rythme ! En principe, seuls les confirmés atteignent le bout. Vous verrez jusqu’où vous pourrez pousser vos jambes ? ajouta-t-il dans un demi-sourire.”

— “Seuls les confirmés”… “Seuls les confirmés”… Eh bien, nous sommes “les confirmés” ! s’époumonèrent l’homme et la femme. »

Plus tard, Rose-Josèphe afficha une mine dubitative.

Je connais ce front quand il réfléchit un peu trop. Qu’est-ce qui dérange soudain ma petite dame ? se dit le mari inquiet.

N’y tenant plus, il l’interrogea :

« Qu’y a-t-il,ma douce ?

— Mais… Mais… Tu n’as pas discerné, tout à l’heure, un peu de mystère dans les propos du pêcheur de la pointe Madame ? Pointe Allègre est devenu le centre de toutes les curiosités ces temps-ci, a-t-il dit… » Que voulait-il insinuer ?...

— Rien. Je parie que cette phrase ne voulait rien dire. Tu sais, il y a de ces individus qui veulent se montrer intéressants, en faisant le malin. Je suis presque sûr que notre homme est l’un de ceux-là. Oublie-le !

— Tu dis ?... Alors, à nous cette belle nature sauvage ! »

Ignace redoubla d’efforts pour avancer plus vite. Ses foulées se firent doubles bien qu’il s’enfonçât un peu plus chaque fois dans le sable devenu épais. Enthousiaste, il entraîna dans sa course sa femme, qu’il persistait à retenir par la main et qui ne demandait jamais mieux que de faire valoir sa solidarité dans toutes les actions entreprises par celui à côté duquel elle avait choisi de s’engager pour la vie. Malgré la difficulté de la marche, le couple avait l’impression de voler, tant était immense l’appel vers cet espace mythique : la Pointe Allègre.

Les derniers mètres se sont toujours considérés comme les plus difficiles à franchir, dit-on ? Eh bien, ce dimanche matin du début d’année, ces deux braves allaient faire mentir l’adage. Ils atteindraient la ligne d’arrivée, au pas de charge, le sourire aux lèvres.

Mais ce projet, né de deux cœurs amoureux battant à l’unisson dans l’émerveillement de leur découverte, avait négligé la prise en compte des caprices de la nature.

Subitement, les jambes lourdes de nos marcheurs émérites s’enfoncèrent de plus en plus profondément dans la bande sablonneuse qui se faisait de plus en plus instable, parsemée de dunes, fouisseuse. Ainsi, contraints d’adopter la démarche du canard, leur progression se mit à épouser une allure ridicule, inversement proportionnelle à l’énergie déployée. Enfin, fatigués de lutter pour garder une posture digne, autant qu’une vitesse acceptable, les deux jeunes adultes finirent par buter sur un des innombrables obstacles et se laissèrent choir dans cet océan d’or coulant autour d’eux, en émettant un léger bruissement, et collant sur leur peau en sueur.

Comme des gamins, ils se vautrèrent dans les grains de quartz chauds. Leurs cris de joie partirent vers le large, rebondissant en écho au contact de la bande de son, entretenue par le fracas de la mer sur les coraux et par la rumeur de l’alizé. Ce vent chaud et constant soufflait avec une telle puissance qu’il sculptait en formes de bizarres petits personnages courbés, les poiriers-pays ornant le paysage côtier.

Le visage balayé, les cheveux desséchés et les yeux brûlants par l’attaque du vent qui ne les épargnait pas non plus sur son chemin, le sang mêlé et la blanche revinrent, ravis, au calme. Ignace se tourna vers sa femme qui, comme lui, l’instant d’avant, dévorait le paysage des yeux. Soudain, comme au théâtre, deux voix sourdes, complices, s’élevèrent, se donnant la réplique.

« Ah oui ! Nous sommes vraiment sur le littoral du grand cul-de-sac marin, annonça l’homme, la voix chargée d’émotion. Quel chanceux, nous sommes !

— Quelle beauté ! Quelle originalité ! intervint la femme, en clignant ses pupilles bleutées et humides.

— Au bout du monde, nous sommes. C’est le bout du monde !

— Perdus, seuls face à l’océan Atlantique, dans ce coin magique.

— Espace de choix pour n’importe quelle mise en scène cinématographique.

— Cadre exceptionnel… Un caméraman a de quoi alimenter son travelling.

— Au-dessus, un ciel bleu sans nul autre pareil.

— Devant, une onde couleur turquoise avec des nuances extraordinaires.

— Derrière un décor sublime où tout se mélange.

— À la gauche de ce tableau de verdure, une immense mare envahie de nénuphars où volettent de nombreuses espèces de libellules.

— À sa droite, une zone de pâturage où broutent paresseusement des bœufs de toutes engeances.

— Autour desquels sont disposées, telle une barrière, d’énormes roches grises.

— Retour de l’œil de la caméra après son tour complet : à gauche l’îlet Kawann qui nous nargue.

— Et l’énorme rocher appelé Tête à l’Anglais, frétillant au large ? Que fais-tu de la Tête à l’Anglais qui te fait coucou depuis un moment, toujours vers ta gauche, devant l’îlet Kawann ?

— Parfait ! Tout est parfait ! »

Les deux cœurs amoureux, battant à l’unisson dans l’émerveillement de la grandeur de la nature, se renvoyaient leurs impressions, concevant le dialogue qui traduisait leur extase réciproque. La poésie du site exerçant son étrange pouvoir, ils se touchèrent, se scrutèrent du regard, se sourirent et spontanément, leur point de vue s’élargit.

Soudain, les résurgences des étapes magnifiques, qui avaient ponctué le parcours de leur promenade matinale, s’imposèrent. Leurs pensées chaloupaient entre les images des rochers noirs découpés de la Pointe Madame surmontée de la grande croix ; celles de la plage des Amandiers parsemée de grands arbres feuillus dont elle portait le nom, aménagée de carbets de tailles diverses, et dominée par l’atmosphère insolite créée par le wacha (le fracasincessant des fortes vagues) ; puis Vinty, tranquille avec sa forêt sèche de gommiers rouges, de bois d’inde, de grands raisiniers ; enfin Nogent baignant dans l’embouchure de sa rivière exposant au loin, ses zones humides où s’agitaient des oiseaux de toutes sortes.

Quelle excursion !

Au comble de l’émotion, leurs mains se cherchèrent, se joignirent à nouveau, se saisirent. Leurs doigts s’entrelacèrent avec force. De plus en plus de force. Leurs regards se croisèrent, s’accrochèrent, plongèrent intensément l’un dans l’autre, dialoguèrent, se caressèrent. Leurs lèvres se happèrent voracement. Les deux cœurs amoureux se laissèrent transporter avec une force incommensurable vers une sphère qui se caractérisa par la fusion de leurs deux corps.

Quand ils furent délivrés de cette sensation qui toujours les privait spontanément de leur exceptionnelle notion de la réalité, chacun tenta de reprendre possession de ses sens, atterrissant brutalement sur les rives de l’extase qui sans cesse persistait à les fasciner. Ils réalisèrent confusément qu’ils venaient de faire l’amour sans retenue aucune, dans ce lit de quartz, qui leur picotait l’épiderme tant il la réchauffait, avec comme seuls témoins les composants de cette œuvre d’art grandeur nature. Cette fois encore, ils n’avaient pas résisté à la vague de sentiments qui les happaient comme toutes les fois où ils s’étaient trop étroitement rencontrés sur le plan de l’exaltation de l’âme.

À peine ces deux cœurs amoureux, encore absorbés par leur rêve où l’esthétique occupait la place essentielle, commençaient-ils à se mettre en œuvre pour extraire leur physique autant que leur esprit de l’effet de cette magie à laquelle ils avaient été soumis, qu’un vacarme inouï les fit sursauter.

Ils bondirent simultanément, troublés par la soudaine et singulière intrusion. Une montée incommensurable de voix multiples envahit l’espace avec une violence inattendue.

« Mais qu’est-ce que c’est ? » s’écrièrent-ils de concert, en regardant soudainement en direction de la clameur qui s’élevait dans le lointain.

Le long du chemin de tuf blanchâtre, quadrillant les champs au-delà du paysage marin, s’étirait un cortège en effervescence, d’où jaillissaient, de poitrines gonflées de sentiments atrabilaires, des récriminations, des dénonciations, des mises en garde, des dispositions pour le futur.

Ignace et Rose-Josèphe se redressèrent, reprirent leur course vers le point essentiel de leur promenade.

L’atteignant essoufflés, ils s’étonnèrent de constater qu’une foule s’était déjà amassée et grossissait au fur et à mesure que parvenait à destination la cohorte en délire. De plus, le bruit effroyable d’une pelle mécanique en action les assourdit littéralement.

Troublés face à cette incongruité, nos deux profanes s’interrogeaient.

« Que se passe-t-il ? Pourquoi un tel vacarme dans ce lieu de mémoires ? Dans quel carnaval sommes-nous tombés ? »

Ils se mirent à courir d’un point à l’autre. Implorant des yeux les différents groupes de manifestants. Ils n’arrivaient pas à déceler une once d’informations sur ces faces serrées, renfrognées, dont les bouches ne s’ouvraient que pour pousser des hurlements : « Non !... Respect !... »

Dans son émoi, le couple aperçut à l’ombre d’un énorme amandier un jeune homme assistant à la scène avec les yeux froids du scientifique. Spontanément, ils s’en approchèrent et le saluèrent.

« Bonjour, nous sommes en vacances et notre promenade a été dérangée par cette manifestation… Je m’appelle Ignace et voici Rose-Josèphe, ma femme, dit le promeneur offrant à son interlocuteur un visage sympathique en même temps qu’une main tendue.

— “Ignace” ? reprit le jeune homme avec un large sourire engageant, tout en scellant cette rencontre fortuite par une énergique poignée de main… “Ignace” ! insista-t-il… Eh bien, vous aurez l’opportunité, si vous y séjournez suffisamment longtemps, d’apprendre la valeur historique de votre prénom pour le pays… Remarquez… Rose-Josèphe n’est pas moins significatif pour les Antilles, compléta-t-il, observant la femme.

— Ah bon ? Vous m’intriguez. D’où tenez-vous cette science sur le sens des prénoms ?

— Non ! Non ! Calmez-vous ! Je suis simplement étudiant en Sciences humaines et tous les faits historiques revêtent une grande importance pour ma formation. Vos prénoms m’interpellent parce qu’ils sont rattachés à des personnages qui ont joué un rôle important dans le passé esclavagiste de nos îles de la Caraïbe. Je suis en train de rédiger ma thèse de doctorat en histoire. Je glane par tous les moyens des informations me permettant d’étayer mon analyse. Ce matin, je suis présent sur ce site de façon à assister avec un regard suffisamment distancié, au déroulement de ce conflit qui soulève cette société créole et métissée…

— Mais, nos prénoms…

— Chuuuuut !... Ça commence… »

Les paroles du jeune étudiant permirent à nos deux amoureux de cerner la cause de cette situation équivoque, voire scandaleuse, dans laquelle ils étaient inopinément jetés.

Pendant que la pelleteuse accomplissait son travail de destruction d’une immense statue érigée sur cette pointe qui se détache habituellement de la régularité de la côte maritime en hauteur de Nogent, un homme au faciès noir, arborant une épaisse chevelure afro, un nez bien aplati, des yeux en amandes rougis comme s’ils étaient injectés de sang, une stature impressionnante, se saisit d’un micro et laissa jaillir une voix tonitruante autant qu’envoûtante qui n’arrêtait pas d’enfler au fil de son discours. Des propos violents émaillaient la harangue qui continuait à galvaniser un public déjà en ébullition.

— Byen bonjou messié zé dam ! Byen bonjou pèp an mwen, pèp an mouvman ! Byen bonjou konbatan an lyannaj pou libéré péyi la ! (Mesdames, messieurs, je vous dis bien le bonjour ! Je dis bien le bonjour à mon peuple, mon peuple en action ! Bien le bonjour à tous les soldats rassemblés dans le combat pour libérer le pays !)»

L’omnipotence de la première prise de parole fit frémir Ignace et son épouse. S’ils remarquèrent tout de suite que les chefs des deux troupes qui se faisaient face n’étaient pas là pour se congratuler, certains détails leur échappaient. Le souci était qu’ils ne comprenaient pas le créole dans lequel s’exprimait l’orateur.

Défiant tout scrupule, Ignace saisit le bras de son compagnon de fortune et héla :

« Pouvez-vous me traduire en français ses paroles ?

— Ne vous inquiétez pas, je jouerai pour vous à l’interprète. Si le hasard vous a conduit jusqu’ici, ce serait idiot que vous repartiez chez vous sans bien cerner ce qui s’y passe réellement. Alors, rapidement, dans la première réplique, l’orateur a salué la foule en disant “bonjour, mon peuple en mouvement, bonjour les combattants mis ensemble pour la libération du pays.” Maintenant, je poursuis, de réplique en réplique, suivez avec moi. »

L’étudiant happait chaque mot jailli en créole de la gorge du tribun, et le restituait tout bas, dans leur langue, aux oreilles de ses compagnons.

« Un noir est-il une sous-race de l’espèce humaine ? Dites-le-moi ! Un noir est-il un sous-homme ? Dites-le-moi donc ! Alors, pourquoi s’ingénie-t-on à nous rabaisser, à nous piétiner, à nous ridiculiser, à nous manquer de respect ?... J’exige une réponse ! »

La foule en délire exhortait : « Répondez ! Répondez-nous donc ! »

Le visage de chacun des deux visiteurs lâchés par hasard dans cette tourmente se modifiait au fur et à mesure qu’ils recevaient le message qui leur était confié en français. Leurs traits devenaient tour à tour rouges et livides.

Sûr de bien tenir son public, l’orateur reprit :

« Ils nous ont transportés comme des bêtes dans les cales de leurs bateaux. Ils nous ont privés de nourriture, de boire, d’hygiène. Ils nous ont fouettés, condamnés au travail forcé, à la captivité. Ils ont extrait de nous notre sueur, notre sang, notre substantifique moelle. Nous ont volé notre dignité, nos enfants. Alors fils d’esclaves que nous sommes, n’avons-nous pas le droit de relever la tête et de dénoncer les actes abominables perpétrés à l’encontre de nos ancêtres ? N’avons-nous pas le droit de réclamer réparation ?... Loin d’admettre leur crime, ces esclavagistes poursuivent, à l’envers, la réalisation de leurs méfaits : ils veulent nous obliger à honorer ceux qui un jour ont eu l’idée de réduire à néant nos aïeux, en les débarquant ligotés, dénudés, réduits à l’état de vulgaire marchandise, dans le seul but de les exploiter afin de développer leurs richesses, d’assurer leur prépondérance. Nous allons leur dire merci pour tout le mal qu’ils nous ont fait subir ?... Non, nous ne le permettrons pas ! »

La foule se déchaîna, poussa des hourras et, en chœur, vint à la rescousse :

« Nous ne le permettrons pas ! Nous ne le permettrons pas ! »

Suant, le harangueur reprit :

« Nous ne continuerons pas à courber l’échine, à baisser la tête face à ce mépris affiché. Il est temps que cessent ces actes abominables ! Nous allons commencer par cette horreur qui ne doit pas rester debout ! (Il pointait un doigt vengeur contre la stèle en passe d’être renversée par le bulldozer) C’est pourquoi il n’y a qu’une solution : la détruire. »

D’un coup, comme pour se débarrasser d’une charge qui l’oppressait, avec une stupéfiante vivacité, il abandonna le micro dans une large paume dressée, qui s’en dessaisit aussi vivement en le passant à un octogénaire impatient. Haut sur pattes, celui-ci, dans un geste répétitif, tentait ridiculement de secourir sa ceinture prise au piège entre le pantalon qui avait du mal à tenir à la bonne place et un ventre bedonnant qui persistait à reposer impérieusement sur cette dernière. Récupérant de temps en temps cette même main autoritaire pour tantôt l’agiter en direction de l’assemblée, tantôt la caler contre sa hanche épaisse, ce blanc pays fulminait dans un réquisitoire témoignant de son appartenance à une lignée rompue à des siècles de pouvoir.

« Il est temps que cessent ces futiles récriminations ! L’époque des jérémiades et des revendications est terminée. Réagissez en hommes responsables, messieurs, et restez à la place qui a toujours été la vôtre ! Depuis que mes ancêtres ont foulé ce sol béni, nous allons de l’avant. Faites comme nous ! Montrez que l’esclavage a laissé de belles empreintes en faisant de vous des êtres civilisés ! Vous cherchez à tout régler par la force. Au fait, où se trouve cette force ? Mes frères et moi avons érigé cette stèle en hommage aux premiers colons, nos pères, arrivés sur cette île pour la développer. Ils ont été des pionniers qui ont bien travaillé. Ils ont défriché. Ils ont sorti ce territoire de la sauvagerie qui le caractérisait. Ils ont cultivé. Ils ont bâti. Ils ont fait fructifier l’économie de ce pays. Ils ont organisé cette belle société. Ils n’ont pas démérité. Au contraire ! Et maintenant, vous avez la prétention de nous empêcher d’honorer leurs mémoires ? Non, nous ne nous laisserons pas faire. Ce bout de terre nous appartient et nous continuerons à y être implantés et à nous comporter en maîtres. Vous devrez vivre cette réalité. Tant pis pour tous ceux qui ont du mal à l’accepter… »

Ces propos jugés méprisants et inadmissibles provoquèrent, dès le début de cette prise de parole, un profond murmure, parcourant le pourtour de la foule en l’agitant d’abord lentement, puis avec de plus en plus d’ampleur.

L’organisation de cette manifestation était sans faille. Des agents de sécurité étaient prévus pour être garants de la discipline. Le mot d’ordre était : « Zéro dérapage. » Au cours du meeting, chaque groupe devait faire l’effort d’accepter les mots qui pourraient blesser sans en venir aux mains. De ce fait, ceux-ci s’employèrent à faire respecter la consigne, en réagissant vivement. Leur intervention calme et maîtrisée obtint tout son effet. L’agitation commençait à s’estomper progressivement, ce qui laissa à penser que toutes les prémices de violence avaient été vaincues.

Mais un grondement effrayant s’élevant du cœur de l’attroupement fit déchanter tous les assistants et participants. Les événements menaçaient de prendre une tournure imprévue et déplorable. C’était sans compter sur la vigilance et le degré d’efficacité de ces gardes. Prévoyant la catastrophe sur le point de s’abattre, la large paume dressée, d’un d’entre eux s’empara vivement du microphone, privant l’interlocuteur de la possibilité de continuer son discours. Le discours de la colère.

Le calme revint. On avait frisé la catastrophe. Ouf ! On respira.

Cependant, le responsable du micro, à son tour, tout à sa surprise, fulminait en réalisant qu’il était, sans ménagement, dépossédé de son butin.

Tout à coup, spectateurs et acteurs négligèrent les propos du râleur en accordant leur attention à un homme blanc à la peau brûlée par le soleil, pelant par endroits, qui s’était octroyé le droit de s’immiscer dans le débat en se saisissant prestement de l’instrument qui lui permettait d’être entendu par-dessus ce brouhaha. Se dressant face au public, il bomba le torse et laissa jaillir de sa bouche, ces quelques phrases rapides, aussi violentes qu’inattendues.

« Voilà maintenant cinq ans que je débarque régulièrement sur ces terres pour une durée de quatre mois. Cette contrée est ma destination préférée. Pourquoi ?... Tout simplement, parce qu’elle dépasse largement toutes les autres au monde, en termes de beauté naturelle. Mais je dois vous avouer, moi l’expérimenté de cette étape touristique, qu’il y a un travail énorme et radical à faire pour qu’elle atteigne et garde vraiment sa primauté. C’est simple : il s’agit carrément de la débarrasser de ses autochtones. Les éradiquer, les effacer de cette île qui ainsi, deviendrait propre, paradisiaque ! »

L’impudent touriste n’avait pas refermé la bouche, qu’il se retrouva, sans en comprendre la cause, dans un dangereux dilemme. Pour lui, trois situations étaient à traiter dans l’urgence. Fallait-il affronter le groupe déchaîné de gens de couleur, à la mine menaçante, se précipitant sur lui ? Devait-il plutôt instamment se réfugier du côté des blancs créoles en retrait qui lui lançaient un regard désapprobateur ? Ou bien s’abandonner à la poigne qui le tirait fermement en arrière ?

Une analyse rapide lui dicta que la première option qui exigerait qu’il se montrât courageux le conduirait à être écrabouillé physiquement et moralement. La deuxième option non plus ne le sauverait pas, car hormis la couleur de peau qui le rapprochait de ces hommes qui ne semblaient pourtant pas trop pressés de le lyncher, ils n’avaient rien en commun et leurs visages inamicaux ne l’invitaient pas non plus à rejoindre leur groupe.

Tant pis ! En un éclair, il eut la réponse qui le conduisit à la raison, au risque de faire preuve de lâcheté. Il comprit qu’il n’avait rien à faire dans ce combat. Il ne tenta plus aucune résistance, coopéra même à son retrait de ce milieu hostile.

Et, pendant que la bruyante machine poursuivait son œuvre en fragilisant dangereusement le socle de l’immense masse de béton, en un temps record, les compagnons de voyage du touriste égaré le poussèrent au fond de la Twingo qui démarra à vive allure, laissant derrière elle une forte traînée de poussière.

Jetés dans cette ambiance surchauffée et inquiétante, Ignace et Rose-Josèphe purent, au-delà de leur stupéfaction, cerner la spécificité de la situation du pays qu’ils étaient en train de découvrir. Chacun d’entre ces deux individus, dans son for intérieur, sentait battre son cœur au rythme d’un questionnement sensiblement similaire :

Nous sommes au 21e siècle pourtant ? Temps où les jeunes de ce pays, comme ceux d’ailleurs, se débattent pour entrevoir la possibilité d’un monde encore scintillant d’étoiles ! Et les adultes se battent, pour s’approprier des Patrimoines ! Quel exemple pour cette jeunesse qui aspire à se frayer une place dans le train en partance pour la mondialisation ? Quel décalage entre ces deux générations ! Peut-on dire que les préoccupations de l’une ne perturbent point l’autre ?...

Dans ce contexte, en effet, la profanation de cet important lieu de Mémoires secoua, pendant quelques mois, le pays. C’est alors qu’une énorme polémique naquit, enfla en traversant le traversant d’un bout à l’autre, et exulta en opposant les deux principales composantes de la société : les arrière-petits-fils d’esclavagistes et ceux d’esclaves. Chacune de ces composantes, pétries de complexes, soutenue d’un côté par un orgueil démesuré de dominant, de l’autre par une détermination à ne plus plier sous le joug de la domination, se démenait, résolue l’une et l’autre à s’imposer et à régler une fois pour toutes, les problèmes laissés en suspens depuis trois siècles.

Dans la mêlée, les sages des deux groupes craignaient que cet immense désaccord n’explosât dans une violence telle qu’elle atteindrait certaines âmes ingénues qui ne demandaient qu’à saisir la chance de construire leur vie, tranquille, baignée d’amour, de sérénité et de foi. Cette jeunesse, ne suscitant point d’empathie pour aucune race, fût-elle blanche, noire, ou jaune, reconnaissait d’autant la valeur de l’Homme doté de capacités à s’exprimer et à créer. De ce fait, elle nourrissait l’espoir de participer à la transformation, un jour, de ce faible archipel miné par une telle turbulence, en un majestueux papillon déployant ses superbes ailes, prenant sa place dans l’évolution, dans la marche vers le bonheur, plus libre, plus fort, messager de l’univers. Cette perspective faisait vibrer ces êtres au printemps de leur vie, pleins d’espoir pour l’avenir, et constituait les limites de leur horizon politique.

Ignace et Rose-Josèphe, nos deux tourtereaux, lâchés malgré eux, dans l’agitation de la tempête de ces sempiternelles revendications, étaient au faîte de leur déception. Un moment, emportés par des pensées qui contredisaient toute la jouissance secrète et égoïste des beautés et du bien-être extraordinaires qu’ils puisaient dans leur premier contact avec ce monde nouveau, ils firent abstraction de tout. L’émerveillement avec lequel leur regard tout neuf découvrait quotidiennement toutes les spécificités de cette région. L’idée si jalousement couvée d’un possible consentement à y poser définitivement leurs valises. Enfin, celle si prématurée d’un éventuel engagement dans le but d’un apport supplémentaire dans l’amélioration de la vie de cette communauté. Écrasés par le choc dont ils venaient d’être victimes, leur esprit les entraînait dans une errance se manifestant à des milliers de bornes du lieu où l’ambiance infernale les obligeait à sortir de leur enthousiasme initial, voire prématuré. Pendant que tout continuait à bouger autour d’eux, ils s’affaissèrent dans un coin ensoleillé, pétrifiés, les yeux hagards, l’un s’accrochant à l’autre.

Subitement, le couple tressauta… La chute du monument de la colère se fit en un épouvantable fracas et les força tous à se ressaisir et à diriger les yeux vers la même direction. De ce fait, la précédente intervention de l’imprudent touriste, qui avait propulsé le débat concernant le pays, à un autre niveau, fut spontanément oubliée. Pourtant, si minime qu’il aurait pu paraître dans un autre contexte, ce regrettable incident, simple parole maladroite, ici, en effet, avançait un problème de fond. Un problème qui supplantait de loin le rituel la gwadloup sé tan mwen, a pa ta-w (la Guadeloupe m’appartient, pas à toi), que s’adressaient fréquemment les différentes couches de cette société créole. Tous, lors de cette sortie discriminatoire et violente envers l’ethnie concernée (colonialistes autant que colonisés), avaient frissonné par l’ampleur d’une question qui se dressait telle une montagne infranchissable à leurs yeux. Tous furent habités et secoués par la résonance empreinte d’une excessive gravité des mots prononcés (« La Guadeloupe serait plus belle sans ses autochtones… ») par un étranger, avec la force du mépris. Il s’agissait de la légitimité de cette société sur les terres de ses ancêtres : la Guadeloupe. Une fraction de seconde permit à ceux des deux camps d’admettre que leur lutte était commune contre l’impérialisme qui se faisait, en cette époque actuelle, plus subtil mais plus puissant. Et chacun, bien campé malgré tout, dans sa position, resta sans voix, plongé dans une ruineuse réflexion…

Mais pendant ce temps, la statue était tombée !... Depuis un moment déjà !... Et voilà que la vue de cet élément de discorde propulsé du lieu où il avait été établi, abandonné vulgairement sur le sol, raviva de toutes parts, les sentiments d’animosité. Tous les protagonistes se précipitèrent dans le désordre vers le lieu du désastre. Et pendant qu’un des deux camps criait au sacrilège, l’autre, en transe, s’insurgeait à la mise à feu de ce mémorial, considéré comme l’objet d’insultes et de provocations venant du groupe antagoniste.

C’est alors qu’une voix enfantine claire et distincte s’éleva du microphone. La folie des adultes se calma spontanément. Une mine interrogatrice se ficha sur tous les visages. « Qu’y a-t-il d’autre ? » avait-on l’air de se demander stupéfait. Tel un raz-de-marée, toute la foule s’ébranla en sens inverse, en direction de la voix, persuadée de vite démêler le mystère et surtout de rapidement expliquer à la petite que l’objet qu’elle avait en main n’était pas un jouet. L’aplomb et la sagesse de la fillette qui venait de prendre la parole et qui continuait sans hésitation son discours, malgré les faces effrayantes qui rappliquaient vers elle, décontenancèrent le public.

— Mesdames, messieurs, vous penserez qu’une enfant comme moi n’a pas à se mêler des affaires des grandes personnes et vous aurez certainement raison. À la maison, maman me dit toujours : « Tu n’interromps pas les gens quand ils parlent ! Et surtout pas les adultes, car leurs conversations ne te concernent pas. Reste à ta place ! » Alors qu’à l’école maîtresse persiste pour nous habituer à prendre la parole à tour de rôle. Là, vous ne me direz pas que je n’ai pas obéi à cette règle, parce que j’ai sagement attendu mon tour, pour m’exprimer. Mais en ce qui concerne le « reste à ta place » de maman, je ne peux en aucune manière le respecter car depuis le début de votre meeting, je ne cesse de chercher ma place dans tous les sujets dont vous débattez. Plus je réfléchis, plus je me rends compte que ma place est au milieu de tout ce débat. Il est question de ma vie. N’est-ce pas ? Et mon avenir se construira selon la bonne ou la mauvaise décision que vous prendrez pour régler vos différends. Je suis effrayée par toute cette haine que vous ne cessez pas de développer. Oui, ce que j’entends et ce que je vois aujourd’hui n’a rien à voir avec ce qui m’a été enseigné. Et je me demande, qui d’entre vous, les adultes, dit vrai. À l’école, maîtresse nous apprend que notre société créole est un bel échantillon à l’échelle mondiale. Ce qui veut dire que tous les peuples du monde sont représentés sur notre petit lopin de terre et travaillent à la construction de cette belle société. Toute cette diversité constitue notre richesse. Et nous devons en être fiers. Si chaque élément de chaque groupe apprend à respecter l’individu qu’il a en face de lui, quelle que soit sa différence, cela prouvera qu’on aura mis le doigt sur le secret d’une belle entente, d’une belle vie de cohésion et de réussite totale… Mais ce que vous, adultes, m’avez montré ce matin n’a rien à voir avec cette notion de respect, avec cet amour indispensable au bonheur de l’Homme, comme maîtresse nous l’enseigne si bien. Alors, dites-moi. Quel modèle pensez-vous colporter pour nous, les jeunes qui ne demandent qu’à apprendre ? Quelles traces pensez-vous nous laisser ? Quels souvenirs pensez-vous nous transmettre à garder intacts en notre cœur, en notre tête ? Quel rêve de grandeur et d’idéal nourrissez-vous pour nous ? Je vous demande donc : allez-vous nous condamner à vivre dans cette perpétuelle souffrance sans borne ? Mesdames, messieurs, réfléchissez !

L’allocution de la petite négresse aux cheveux crépus, coiffés de quatre grosses tresses retenues par deux rubans rouges comme son tee-shirt tombant sur un legging noir, s’acheva. Une chape de plomb gelait l’assistance qui s’abîmait à contempler cette personne menue dont la face traduisait un calme mêlé d’un sérieux impressionnant. Aucun adulte ne se sentit suffisamment prêt à aborder cette question fondamentale portée par l’innocence d’une petite fille ce jour où s’illustrait cette perpétuelle rivalité intestine. Il n’y eut aucune réponse… Tête basse, les gens commencèrent à se retirer, chacun de son côté, les pas lourds, silencieux. Seul persistait le bruit que faisaient les flammes qui montaient, brûlant l’herbe et les arbustes environnants, parcourant le trou d’où avait été déterrée la stèle, noircissant sa paroi, sans attaquer le béton.

Chapitre II

Ignace et Rose-Josèphe :

Découverte des vérités cruelles sur leur histoire, jusque-là inconnue

Chercher depuis le commencement, et remonter le fil. Ainsi nous aurons la réponse… Puiser dans la genèse, ainsi la remontée du cours de l’histoire s’ouvrira à nous et la connaissance s’imposera.

Quel guide conduira les Hommes vers cette sage décision ? Le guide de la raison ? Le guide de la route vers le bonheur ? Guide qui nous poussera à franchir des étapes telles l’humilité, la générosité ? Le commencement… l’enfance ?... L’enfance.

Et la voix de l’enfance s’était fait entendre ce matin-là. La voix de la sagesse. Cette voix inopinée, troublante, créa le choc. Le choc dans la conscience de ces adultes qui se croyaient tous imbus de la connaissance.

La connaissance ?... Hein !

Ignace et Rose-Josèphe, au cours de ce fameux matin, avaient été violemment plongés dans une ambiance étouffante autant qu’affolante où chaque mot signifiait pour eux la découverte de l’inconnu. Courant à droite, puis à gauche, ces jeunes pris d’assaut par la force et la chaleur de ce rassemblement avaient tenté de se frotter à chaque groupe en délire, de respirer de part et d’autre les émanations de la fièvre des personnages, d’évaluer la puissance des éructations, de tâter les aspérités des récriminations, de percevoir la teneur des antagonismes. Persuadés de percer à jour un pan du folklore du pays, un sentiment de curiosité les avait soutenus et les avait propulsés vers cette manifestation. Puis, ils avaient ressenti très vite un relâchement de leur enthousiasme, lorsqu’ils n’avaient pas tardé à réaliser qu’il avait été question d’une rencontre bien plus brûlante qu’inattendue. Ils avaient été projetés dans une scène noire dont ils constituaient les spectateurs non avertis. Un drame s’était joué sous leurs yeux. Le drame de plusieurs générations. Le drame de leur vie.

Le choc avait été de taille quand, à l’issue des deux premières prises de parole, ils avaient compris qu’ils faisaient partie intégrante de la problématique posée par les acteurs. Ils s’étaient alors résignés. Avaient surmonté leur déception. Puis avaient admis que l’occasion leur était offerte pour s’instruire sur leurs origines. Ils avaient cru apprendre ce qu’ils ne soupçonnaient pas de la société de leurs ancêtres. Ils avaient cru capter la lumière et quitter ce théâtre plus riche qu’à leur arrivée. Néanmoins, leur volonté d’étudier avait été vite perturbée par l’entrée inopinée sur les planches, de la conscience de l’existence de l’inimitié entre deux cellules ennemies. Alors, la porte du doute avait été ouverte et la confusion avait été installée dans la peau de nos deux amoureux. Ils n’avaient pas demandé cela. Au fait, ils n’avaient pas demandé d’être assaillis par un quelconque orage. Leur petite balade de découverte n’avait pas à l’origine un but d’étude historique de cette ampleur.

Les manifestants enfin dispersés abandonnèrent la pointe surplombant la mer. À son tour, le couple miné par le désarroi garda pendant un long moment, tout seul, le lieu redevenu étrangement silencieux. À la manière des automates, rôdant d’arbre en arbre, de rocher en rocher, l’homme et la femme firent plusieurs tours du vestige du monument enfumé. L’émotion dévastatrice régnait autant en l’un qu’en l’autre et imposait sa loi se déterminant tout à coup, par un désir inouï : quitter au plus vite cet endroit de malheur. Mettre de la distance entre eux et ce fragment du patrimoine guadeloupéen d’où ont jailli, avec une cruelle brutalité, des vérités toutes plus troublantes les unes que les autres.

Soudain, tous deux muets, la tête vide, le cœur gros, ils se prirent par la main et entamèrent la route du retour. Sans prêter attention à toute la beauté qui, cette fois, persistait à les narguer, ils franchirent, au pas de charge, la distance reliant la pointe Allègre à la pointe Madame. Seul scandait leur marche et résonnait en eux, le refrain créé par chaque parole prononcée par l’intrépide petite fille : Quel rêve de grandeur et d’idéal nourrissez-vous pour nous ? Je vous demande donc : allez-vous nous condamner à vivre dans cette perpétuelle souffrance sans borne ? Mesdames, messieurs, réfléchissez !

Dans leur fuite, ce compagnon, témoin de la juvénilité, manifestait sa fidélité.

Enfin, leur voiture garée sur le parking à l’autre extrémité du sentier, au loin, se laissa deviner. Les foulées s’agrandirent, les mâchoires se crispèrent davantage, le rythme cardiaque s’accéléra. L’énergie de l’espoir d’atteindre le bout les soutenait. Ils parvinrent essoufflés aux banquettes avant de l’auto, s’y affalèrent et continuèrent à respirer la bouche ouverte. Quand après quelques minutes, le calme revint, ils fermèrent soigneusement les portières, sans les faire claquer, comme pour se protéger d’un imaginaire assaillant. Le mari fit ronfler le moteur et mit la climatisation. Et seulement à ce moment-là, les conjoints s’interrogèrent du regard puis un léger chuchotement se laissa percevoir. Pendant qu’Ulysse, du bout des doigts, tentait de recueillir et de sécher les larmes qui perlaient sur les joues arrondies de sa Pénélope secouée de tremblements, il susurrait :

« Calme-toi ma petite Rose ! Ne permets pas aux futilités d’atteindre la limpidité de ton teint. Calme-toi, Rorose. Chuttttt… Chutttt… Ce n’est rien ! Ce n’est rien ! Ce n’est rien ! Juste un épiphénomène. Totalement inapte à gâcher nos vacances et notre bonne humeur.

— J’ai peur… Ignace, j’ai peur ! se contentait-elle de répliquer.

— J’admets que l’épisode était spectaculaire. Tous ces mots durs exprimés, ces reproches, ces accusations, ces appels à la révolte, à la condamnation, à l’exécution ! J’ai encore les tympans qui sifflent. Mais de là à se laisser envahir par des idées noires, par une certaine phobie envahissant et écrasant ta personnalité, non ! Je ne te laisserai pas tomber dans ce travers !

— Mais chacun semblait si investi dans son rôle ! Si réel dans le rappel de son passé ! Si emporté dans la manifestation de sa haine ! Bizarrement, j’ai eu l’impression de ne pas me trouver à ma place, soudain, objectait-elle. J’ai eu la terrible sensation que mon visage absorbait la douleur des baffes que je croyais recevoir, parce que j’étais censé avoir commis une faute grave. J’ai senti que mon corps pliait sous le poids des regards hostiles dont je croyais être victime parce que mon type caucasien normalement devait les renvoyer à des siècles en arrière. J’ai pensé que j’avais été ligotée sur le bûcher parce que je viens de la race de ces sanguinaires qui ont commis des crimes contre l’Humanité…

— Ça va ! Ça va, Rorose ! Ressaisis-toi ! C’est le contrecoup ! L’émotion t’affaiblit. Tu n’as rien fait de mal. Une personne aussi généreuse comme tu l’es n’imaginera même pas de dresser un plan qui puisse contrarier l’autre dans son projet, encore moins pour l’atteindre physiquement. Tu n’as pas tué, tu n’as pas violé, tu n’as pas piétiné, tu n’as pas exploité, tu n’as pas fouetté. Tu n’as rien fait qui puisse entraîner la dégradation de l’être humain, ton semblable. C’est en gros cette idée que traduisait ce matin, d’une part, tout le réquisitoire des Afrodescendants contre les abominations perpétrées par les colons blancs, d’autre part, toute la rhétorique méprisante déversée à l’adresse des premiers par ces petits fils de franco-européens. Comme ils l’ont fait, tu ne t’es pas gaussée en justifiant cet affreux comportement, ou en te cachant derrière une certaine fatalité qui explique que certaines engeances avaient besoin d’être civilisées, avaient besoin de comprendre la valeur du travail, et seule cette abomination était apte à les humaniser de sorte qu’elles soient en mesure de rendre à la France ce qu’elle avait fait pour elles. Tu n’as rien en commun avec cette race bien qu’en apparence ton physique présente des traits qui rappellent les leurs. Et puis, dis-toi que c’est le passé. Tout ça, c’est derrière nous. Loin. Très loin derrière nous. Toi, moi, ensemble, nous avons des choses plus importantes à bâtir. Gardons notre cap vers l’avant. Visons un horizon fastueux. Visons toutes les beautés futures qu’il nous révèle. Il est question en effet, de la consolidation dans nos activités professionnelles réciproques, de l’arrivée de nos enfants, de la priorité à notre foyer d’amour, de paix, de joie, de réussite, d’entente parfaite. Voilà ce qui nous appelle et ce à quoi nous devons ouvrir grands nos bras. Alors, ne prends pas à ton compte les horreurs que des hommes assoiffés de pouvoir et de barbaries ont accomplies, il y a quatre cents ans… Heureusement, la petite voix est venue introduire un peu d’espoir dans cette mêlée. Une enfant ! Oui, le cri du discernement s’est élevé par la bouche d’une petite fille.

— C’est juste… Mais… Gnassou, dis-moi, les noirs que nous avons entendus ce matin, ils ont un peu exagéré ? Tout ce qu’ils ont dévoilé ne relève pas de la réalité ? Rassure-moi.

— En tout cas, ils semblaient sincères. On lisait sur le visage des héritiers de ceux qui ont été mis aux fers que leurs discours dévoilaient les stigmates des blessures dont ils ont jusqu’à ce jour du mal à se débarrasser. Évidemment, nous ne sommes pas détenteurs des détails, mais un tel comportement, venant des asservisseurs, est monstrueux ! conclut le mari.

— Comment comprendre ce qui motive un peuple qui décide un jour de mettre en place un trafic telle la traite négrière ? Les Africains ne sont pas venus chez les Européens les perturber, d’après ce que dit l’Histoire ! Imaginer mettre des hommes à l’état d’animaux, en allant les chasser sur leur territoire !... Vous abusez de la naïveté de leurs chefs en échangeant plusieurs tribus contre des colifichets : miroir, tissus… ! Vous les expédiez contre leur gré dans un voyage où s’affichent toutes les caractéristiques de l’inhumanité ! Vous les vendez comme de vulgaires pacotilles ! Vous poursuivez ce commerce triangulaire en établissant des comptoirs qui s’animent entre les côtes européennes, africaines, américaines et ses îles ! Mais quel diable avait possédé ces Européens en ce temps-là ? J’ai peine à réaliser que je suis un des éléments assurant la postérité de cette race. » L’épouse était essoufflée à l’issue des méfaits qu’elle avait égrenés comme récitant un chapelet.

« Calme-toi, ma chérie, reprit le mari, effrayé par la passion qui animait sa femme. Tu n’as rien fait de mal. Tu es d’abord ma douce épouse ; celle que j’ai choisie et que je chéris. Tu es aussi mon adorable amie, l’amie avec qui j’éprouve un plaisir inouï à échanger, l’amie de qui j’extrais la force pour affronter tous les jours qui s’ouvrent à nous, à comprendre la vie privilégiée que nous avons la chance de connaître, à la dessiner et à la redessiner. Quand nous nous sommes dit “oui” il y a six mois, devant monsieur le maire puis devant le prêtre, nous étions deux personnes soutenues par l’amour que nous nous partagions mutuellement. Sans arrière-pensées, sans concepts parasites inhérents à la couleur de peau, à la confession religieuse, à l’histoire de nos lignées personnelles, au niveau économique et social. Nous avions la tête et le cœur innocents de ceux qui sont motivés par un projet commun. Projet de nous mettre ensemble pour être plus fort, pour construire notre monde, car il nous semblait que cet acte du mariage relevait du désir et de la volonté de tous ceux qui s’aimaient et se juraient un jour de franchir, main dans la main, la pente aussi douce que raide de leur destin. » Il s’arrêta au bout de sa tirade. Le profond silence par lequel il se laissa absorber prouva l’ampleur de la méditation à laquelle il se livrait.

Rose-Josèphe en profitant pour continuer à décharger son cœur.

« Et puis, nous avons voulu connaître le pays d’origine de nos parents respectifs. Et nous avons débarqué en Guadeloupe. Depuis une semaine, nous nous livrons à une découverte exaltante, nous reprochant d’avoir attendu tout ce temps avant de nous être lancés dans ce voyage merveilleux. Et voilà, ce matin… Ce matin… Ce matin, nous nous trouvons en plein dans une bataille, alors que nous pensions repérer un lieu si précieux, lieu du patrimoine guadeloupéen. Après de gros efforts, nous avons mis la main sur cet endroit caché dans la nature, lourd en valeur historique : La Pointe Allègre. Je n’oublierai jamais cette matinée qui s’est chargée de nous enlever notre candeur à propos de cette île, de prime abord aux charmes si prometteurs, qui aurait pu être le nid de notre amour.

— Aurait pu ? Pourquoi “aurait pu” ? Explique-toi, Rorose.

— Oui, “aurait pu”. Rappelle-toi. Juste avant la perturbation de notre délectation sans borne face à la beauté exceptionnelle de ce fameux paysage, nous étions prêts à nous demander ce qui nous retenait dans cette vie trépidante et stressante de Paris. Nous étions prêts à constater que nous avions atteint le bout de notre voyage et que sur ces côtes délassantes, nous pourrions poser nos valises et nous y élèverions nos enfants. Maintenant, je dis que la colère et la peur qui se sont emparées de moi en un moment, sont des sentiments destructeurs pour tout être humain… Gnassou, s’il te plaît, ramène-moi à la maison… C’est trop… C’est trop pour moi… Je ne veux plus être témoin de cette joute… Je n’aurai plus la force d’assister à une telle décharge de violence.

— Tu as raison, mon amour. Ne permettons pas à cette violence de nous pénétrer… de pénétrer notre couple. Laissons les opposants de plusieurs générations régler leur conflit. N’entrons pas dans ce combat qui ne nous enseignera que la haine à dégager. En France où nous sommes nés et d’où nous avons tiré notre culture, nos parents nous ont appris à respecter l’espèce humaine, quelle qu’elle soit, sans rejet par rapport aux différences de toutes sortes. Nous ne pourrons jamais nous adapter dans un climat où tout n’est que l’expression du racisme. Nous ne trouverons dans ce milieu que des causes pour nous détruire un peu plus chaque jour, ce qui est contraire aux sentiments positifs qui, en principe, nous grandissent et nous consolident progressivement. Concentrons-nous sur notre objectif qui est la quête du bonheur.

— Oui ! Retournons chez nous afin d’offrir à nos futurs rejetons la chance dont nous avons profité ; c’est-à-dire de bénéficier d’une éducation où priment l’amour, l’intelligence et le respect, et d’acquérir toutes les possibilités de devenir, demain, des hommes et de femmes équilibrés. Cet objectif demeure pour nous, capital. Encore une fois, mettons plein les gaz vers l’avenir. Ce plan ne laisse aucun espace pour le retour sur le passé, essayant de se figurer les personnages probables que nous aurions été si les événements s’étaient déroulés autrement, ou bien si l’histoire s’était, un tant soit peu, laissé guider par la romance. En gros, l’actuelle réalité aurait été tout autre, si les êtres humains, dès l’origine du monde, avaient reçu le don de la perfection en s’aimant davantage et refusant de se dominer à l’image des animaux de la jungle… Sache mon amour, que je t’aime tel que tu es. Je n’entrevois aucune possibilité de donner mon cœur à quelqu’un d’autre pas même au clone de toi dont le vécu aurait été marqué par un environnement étranger à celui qui a accompagné notre enfance analogue.

— Je rejoins pleinement ta réflexion, ma Rorose. Nous n’avons aucun rôle à jouer dans ce combat qui n’est pas le nôtre même si nos parents respectifs sont nés et ont grandi dans la terre de déchirement de la Caraïbe… Hon ! Nous avons un drôle de destin, toi et moi ! Y as-tu déjà réfléchi ? Si ma mère n’était pas partie d’ici par le BUMINOM qui lui a payé le billet d’aller sans le retour vers la métropole, eldorado où sont permis tous les rêves, où sont captées toutes les puissances de construction d’une vie merveilleuse, je n’aurais même pas existé, car elle n’aurait pas rencontré le blanc qui est mon père. Bien qu’elle garde encore aujourd’hui au fond d’elle, le sentiment d’avoir été expédiée, elle sait apprécier ce qu’est devenue son existence française. D’autre part, si ton père et ta mère ne s’étaient pas brouillés avec ton oncle pour lui avoir abandonné, à la Martinique, leur part de ce qu’ils ont toujours dénommé l’héritage de la malédiction, tu ne naîtrais pas sur le sol français, et en corollaire, nous ne nous rencontrerions pas. Tu t’imagines une telle éventualité ? En tout cas, ce serait dommage pour le beau couple que nous formons et ce qui a motivé notre union.

— Ne soyons pas les proies du délire. Concentrons-nous sur ce qu’il y a de fondamental pour nous. Si nos parents, comme tu le disais, ont avant que nous soyons venus au monde, involontairement ou volontairement, brisé tout lien avec une histoire humiliante, écrasante et déshumanisante, c’était peut-être inconsciemment, pour nous protéger. Nous avons le devoir de continuer à, non seulement, rendre hommage à leur courage, mais à nous acharner dans la voie qu’ils ont si bien tracée afin que notre progéniture soit, encore plus que nous, déchargée de tout complexe. C’est un devoir que nous avons à accomplir. Enfin, sauvons ce qu’il y a de beau entre nous, Gnassou, et auquel nous tenons. Vite ! Nous n’avons rien de bon à prendre dans cette pagaille. Un contexte où des gens bornés ne s’écoutent même pas. Où chacun persiste à s’enfermer dans ses accusations. Ces bagarres intestines incessantes affligent le pays qui n’a plus de ressort. Cette société explosera… Gnassou, je ne te dis qu’une chose : organisons notre retour chez nous !

— C’est décidé, Rorose. Rentrons à la maison !

Un temps d’hésitation. Les traits de Rose-Josèphe se figèrent.

— Mais… Que dira ta tante de notre départ subit ?... Elle ne comprendra pas…

— Ma tante ?... Ma tantine La Fortune ?... Oh, si !... Elle comprendra… Tantine La Fortune comprend toujours tout. Il suffira que nous lui disions la vérité sur la situation, sur nos sentiments, en gros sur les motivations de notre décision de ne pas vouloir nous intégrer à cette galère. Elle fera preuve, comme d’habitude, de sensibilité et de justesse. »

Oui, de sensibilité et de justesse. À propos de quelle vérité ?

Ignace enlaça son épouse au niveau du buste, l’attira à lui et la serra fortement contre lui. Peut-être trop fortement. Elle, envahie par les images qui émanaient de leur départ imminent autant que de la donnée inattendue et bouleversante qui s’était introduite dans leur vie, semblait jubiler du réconfort qu’elle ressentait dans les bras de son Appolon. Dans le silence qui devrait la détendre, elle abandonna sa tête à la chaleur que lui procuraient habituellement les muscles enveloppants de l’épaule, tout en concevant des plans pour la réalisation de l’ultime décision à laquelle ils venaient, d’un commun accord, s’arrêter. Mais son état d’âme apparent ne pouvait s’empêcher d’être parasité par l’incessante évaluation des transformations qui ne manqueraient pas de compliquer leur futur.

Elle savait qu’Ignace était aussi troublé qu’elle.

La conscience de l’homme était ébranlée. Son cœur partagé, déchiré. Il tremblait sous l’effet d’une douleur nouvelle, inconnue qui parcourait son être. Il devint ainsi la proie d’une valse de sentiments qui s’opposaient. Fallait-il permettre à sa nature curieuse qui ne l’épargnait pas de prendre le pas sur la stabilité de son couple à laquelle il avait toujours travaillé ? S’il y avait un besoin qui s’imposait de plus en plus fort chez lui, c’était de savoir. D’en savoir davantage sur la récente découverte de son origine. Il était possédé par une sensation inconcevable qui lui interdisait d’être tout à fait sincère envers celle pour qui il avait toujours témoigné de la fidélité. Il ne pouvait pas lui avouer cette situation dans laquelle se débattait sa conscience et qui explosait son intérieur. Selon lui, elle ne comprendrait pas. Non, elle ne comprendrait pas ces hésitations ! Que faire ? Comment s’en sortir ?

Heureusement, son âme créatrice, soudainement, vola à son secours. Et sur le dilemme qui le désintégrait littéralement, des mots, exprimant ses tergiversations, ses élans contradictoires, son auto-analyse, en affluence, se formèrent, s’inscrivirent en lui. Pas besoin de papier pour laisser libre cours à son inspiration d’écrivain. Pour l’instant, tous les interstices de son corps se prêtaient pour conserver indélébiles, les marques imprimées par la montée de cette source qui débordait avec rage :

Je veux lever le voile sur mon passé qui me trouble

Je n’ai jamais su qu’un jour viendrait où quelque chose d’indéfinissable m’empêcherait de me tourner vers celle qui est pour moi, plus que ma femme.

Ma femme, une épouse attentive qui ne cesse de me charmer en prenant soin de son apparence, mais surtout en affichant une personnalité distinguée et une exceptionnelle grandeur d’âme. L’épouse qui installe la stabilité dans ma vie.

Ma femme, une amante qui sait privilégier dans notre relation des moments câlins, de la fantaisie. L’amante qui sait être discrète et patiente.

Ma femme, une amie avec qui je prends plaisir à passer du temps, à me confier. L’amie sur qui je peux compter à tout instant.

Je n’ai jamais su qu’un jour viendrait où quelque chose d’indéfinissable m’empêcherait de me tourner vers cette femme-là ! Mon épouse, mon amante, mon amie !

Où quelque chose de menaçant m’ôterait toute liberté d’aller quêter dans ses bras l’onguent pour soulager mes peines les plus accablantes !

Pourtant, nous voilà serrés l’un contre l’autre, luttant contre les mêmes démons. Nous débattant dans le même tourment qui nous explose le cœur. La tête. Sans trouver le courage de nous regarder. De nous affronter.

Et voilà ! Ce que je vis aujourd’hui, c’est le choc !... C’est la révélation de ce que je suis réellement. La révélation de mes origines ! De nos origines !

Aujourd’hui, j’apprends, en même temps que la femme extraordinaire que j’ai épousée, la violence qui unit nos deux familles.

Je suis laminé ! Écrasé ! Réduit à un point de perturbation étourdissante.

Je ne sais où donner de la tête. Je ne sais quel parti prendre.

Ou plutôt si ! Je sais quel écho se répand dans mes tripes. Dans mon sang.

Mais je ne veux pas obéir à cet appel qui résonne tel le son du tambour dans mon être en transe.

Avant de me déterminer, je veux savoir ! En savoir plus ! Je veux apprendre. J’ai besoin de gratter le vernis. Fouiller. Je dois fouiller tout ce marasme ! Je dois pouvoir décoder certaines paroles lancées à tort et à travers. J’ai besoin de m’instruire.

En même temps… Ce désir d’initiation prend l’air du fruit défendu. Le fruit enflé du jus de l’empoisonnement. Du jus d’une farouche fatalité.

Que peut-il se cacher derrière ce voile que je persiste à vouloir lever ?

Ne serait-ce pas vers ma perte qu’inconsciemment je cours ?

Ce temps de déconnexion suffit à procurer un peu de sérénité à Ignace. Il puisa tout au fond de lui-même la force nécessaire pour affronter son problème. Se décida à clore, sur cette interrogation, l’élévation créatrice à laquelle il avait confié le déluge de ses pensées. Reprit pied dans l’ingénuité des hommes. Puis dans un long soupir, il appliqua un doux baiser sur l’épaisse chevelure soyeuse de celle qu’il aimait plus que tout. L’écarta doucement. Lui adressa un tendre sourire et l’air encore rêveur, s’appliqua pourtant à entreprendre des manœuvres pour lancer sa bagnole sur la route.

Chapitre III

Faut-il connaître son passé

pour concevoir un futur dans le bonheur ?

Seul le bruit du moteur en marche ronronnait et s’imposait dans une atmosphère alourdie par le silence. Sur la route le conduisant à son lieu d’hébergement, le couple était plongé dans une profonde méditation. Dans leurs tympans respectifs, revenait en refrain la phrase : « Rentrons chez nous… rentrons chez nous… rentrons chez nous… »

« Mais c’est où, réellement, “chez nous” ? susurra le mari anxieux.

— C’est où, en effet ? répliqua lentement l’épouse, inquiète. Nous ne sommes pas sûrs de grand-chose. »

Dans un élan, leurs mains se cherchèrent, se rencontrèrent, se serrèrent avec la force de la quête du réconfort. La force de la volonté de dominer la peur qui commençait son œuvre de destruction. Leurs visages arborèrent le tourment qui torturait leurs deux cœurs.

« Nous ne sommes sûrs, en ce moment, que de ceci (Il brandit leurs deux mains entrelacées.). Ce lien indéfectible est la source où nous pouvons puiser le fondement de notre bonheur. Autrement, en dehors de ce cadre, tout n’est qu’écartèlement.

— Oui, mais l’ennui est que, en personnes dotées de la faculté de penser, nous ne pouvons pas rester centrées uniquement sur nous. J’en viens alors à me demander comment parvenir au bonheur tout en vivant dans une société où tout n’est que complexité.

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