LE PORTRAIT DE MONSIEUR W. H. [1]
LE PORTRAIT DE MONSIEUR W. H. [1]
IJ'avais dîné avec Erskine dans sa jolie petite maison de Bird
Cage Walk et nous étions assis dans sa bibliothèque, buvant notre
café et fumant des cigarettes, quand nous en vînmes à causer des
faux en littérature.Maintenant je ne me souviens plus ce qui nous amena à un
sujet aussi bizarre en un pareil moment, mais je sais que nous
eûmes une longue discussion au sujet de Macpherson[2], d'Ireland[3]
et de Chatterton[4] et qu'en ce qui concerne ce dernier, j'insistai
sur ce point que ses prétendus faux étaient simplement le résultat
d'un désir artistique de parfaite ressemblance, que nous n'avons
nul droit de marchander à un artiste les conditions dans lesquelles
il veut présenter son oeuvre et que tout art étant à un certain
degré une sorte de jeu, une tentative de réaliser sa propre
personnalité sur quelque plan imaginatif en dehors de la portée des
accidents et des limites de la vie réelle; - censurer un artiste
pour un pastiche, c'était confondre un problème de morale et un
problème d'esthétique.Erskine, qui était de beaucoup mon aîné et qui m'avait écouté
avec la politesse amusée d'un homme qui a atteint la quarantaine,
appuya soudain sa main sur mon épaule et me dit:- Que diriez-vous d'un jeune homme qui avait une étrange
thèse sur certaine oeuvre d'art, qui croyait à cette thèse et qui
commit un faux pour en faire la démonstration?- Oh! ceci est tout à fait une autre question.Erskine demeura quelques instants silencieux, contemplant le
mince écheveau de fumée grise qui s'élevait de sa
cigarette.- Oui, dit-il après une pause, c'est tout à fait
différent!Il y avait quelque chose dans le ton de sa voix, une légère
sensation d'amertume peut-être, qui excita ma curiosité.- Avez-vous jamais connu quelqu'un qui avait fait cela? lui
demandai-je brusquement.- Oui, répondit-il, en jetant au feu sa cigarette, un de mes
grands amis, Cyril Graham. C'était un garçon tout à fait fascinant,
un vrai fou sans la moindre énergie. C'est pourtant lui qui m'a
laissé le seul legs que j'ai reçu de ma vie.- Et qu'était-ce? m'écriai-je.Erskine se leva de sa chaise et allant à une petite vitrine
en marqueterie qui était placée entre les deux fenêtres, il
l'ouvrit et revint à l'endroit où j'étais assis en tenant dans sa
main un petit panneau de peinture encadré d'un vieux cadre un peu
terne de l'époque d'Elisabeth.C'était un portrait en pied d'un jeune homme habillé d'un
costume de la fin du XVIe siècle, assis à une table, sa main droite
reposant sur un livre ouvert.Il paraissait âgé de dix-sept ans et était d'une beauté tout
à fait extraordinaire, quoique évidemment un peu
efféminée.Certes, si ce n'eût été le costume et les cheveux coupés très
courts, on aurait dit que le visage, avec ses yeux pensifs et
rêveurs et ses fines lèvres écarlates, était un visage de
femme.Par la manière, surtout par la façon dont les mains étaient
traitées, le tableau rappelait les dernières oeuvres de François
Clouet. Le pourpoint de velours noir, avec ses broderies d'or
capricieuses, et le fond bleu de paon, sur lequel il se détachait
si agréablement, et qui donnait à ses tons une valeur si lumineuse,
étaient tout à fait dans le style de Clouet.Les deux masques de la Comédie et de la Tragédie, suspendus,
d'une façon quelque peu apprêtée, au piédestal de marbre, avaient
cette dureté de touche, cette sévérité si différente de la grâce
facile des Italiens que, même à la Cour de France, le grand maître
flamand ne perdit jamais complètement et qui chez lui ont toujours
été une caractéristique du tempérament des hommes du
Nord.- C'est une charmante chose, m'écriai-je, mais quel est ce
merveilleux jeune homme dont l'art nous a si heureusement conservé
la beauté?- C'est le portrait de monsieur W. H., dit Erskine avec un
triste sourire.Ce peut être un effet de lumière dû au hasard, mais il me
sembla que des larmes brillaient dans ses yeux.- Monsieur W. H.! m'écriai-je. Qui donc est monsieur W.
H.?- Ne vous souvenez-vous pas? répondit-il. Regardez le livre
sur lequel reposent ses mains.- Je vois qu'il y a là quelque chose d'écrit, mais je ne puis
le lire, répliquai-je.- Prenez cette loupe grossissante et essayez, dit Erskine sur
les lèvres de qui se jouait toujours le même sourire de
tristesse.Je pris la loupe et approchant la lampe un peu plus près, je
commençai à épeler l'âpre écriture du seizième siècle:À l'unique acquéreur des sonnets
ci-après.- Dieu du ciel m'écriai-je. C'est le monsieur W. H.,
deShakespeare.- Cyril Graham prétendait qu'il en était ainsi, murmura
Erskine.- Mais il n'a pas la moindre ressemblance avec lord Pembroke,
répondis-je. Je connais très bien les portraits de Penhurst[5].
J'ai demeuré tout près de là il y a quelques semaines.- Alors vous croyez vraiment que les sonnets sont adressés à
lordPembroke[6]? demanda-t-il.- J'en suis certain, répondis-je. Pembroke, Shakespeare et
madame Mary Fitton[7] sont les trois personnages des _Sonnets, _il
n'y a pas le moindre doute là-dessus.- Fort bien, je suis d'accord avec vous, dit Erskine, mais je
n'ai pas toujours pensé de la sorte. J'ai eu l'habitude de croire…
oui, je crois que j'ai eu l'habitude de croire Cyril Graham et sa
théorie.- Et qu'était cette théorie? demandai-je en regardant le
merveilleux portrait qui commençait presque à exercer sur moi une
singulière fascination.- C'est une longue histoire, dit Erskine, me reprenant la
peinture des mains d'une façon que je jugeai alors presque brutale…
C'est une longue histoire, mais si vous avez envie de la connaître,
je vous la dirai.- J'aime les théories sur les _Sonnets, _m'écriai-je, mais je
ne crois pas que je sois en disposition d'être converti à quelque
idée nouvelle. La question n'est plus un mystère pour personne et,
certes, je suis surpris qu'elle ait jamais été un
mystère.- Comme je ne crois pas à la théorie, je ne ferai nul effort
pour vous la faire adopter, dit Erskine en riant, mais elle peut
vous intéresser.- Dites-la moi, parbleu! répondis-je. Si la théorie est à
moitié aussi délicieuse que la peinture, je serai plus que
satisfait.- Eh bien! reprit Erskine en allumant une cigarette, je dois
commencer par vous parler de Cyril Graham lui-même.Lui et moi nous habitions la même maison à Eton. J'avais un
ou deux ans de plus que lui, mais nous étions très grands amis.
Nous travaillions et nous nous amusions tout le temps ensemble.
Certes, nous nous amusions beaucoup plus que nous ne travaillions,
mais je ne puis dire que je regrette cela.C'est toujours un avantage de n'avoir pas reçu une orthodoxe
éducation de boutiquier. Ce que j'ai appris dans les lices de jeu
d'Eton m'a été tout aussi utile que tout ce que l'on m'a enseigné à
Cambridge.Il faut que je vous dise que le père et la mère de Cyril
étaient tous les deux morts. Ils s'étaient noyés dans un
épouvantable accident de yacht près de l'île de Wight.Son père avait été dans la diplomatie et avait épousé une
fille, la fille unique en fait, du vieux lord Crediton qui devint
le tuteur de Cyril après la mort de ses parents.Je ne crois pas que lord Crediton se souciât beaucoup de
Cyril. En fait, il n'avait jamais pardonné à sa fille d'épouser un
homme qui n'avait pas de titre.C'était un étrange aristocrate de la vieille roche, qui
jurait comme un marchand de pommes frites et avait les manières
d'un fermier.Je me souviens de l'avoir vu une fois un jour de distribution
des prix. Il gronda contre moi, il me donna un souverain et me dit
de ne pas devenir un «sacré radical»comme mon père.Cyril avait très peu d'affection pour lui et n'avait pas de
plus grande joie que de venir passer la plus grande partie de ses
congés avec nous en Écosse.En réalité, ils ne s'accordaient jamais ensemble.Cyril le considérait comme un ours et il jugeait Cyril
efféminé.Il était efféminé, je veux bien, en certaines choses,
quoiqu'il fût un excellent cavalier et un tireur de première force.
En fait, il obtint les fleurets d'honneur avant de quitter Eton.
Mais son attitude était très molle.Il n'était pas médiocrement vain de sa bonne mine et avait
une répugnance extrême pour lefoot
ball.Les deux choses qui le charmaient réellement, c'étaient la
poésie et l'art scénique. À Eton, il était toujours occupé à se
farder et à réciter du Shakespeare et quand nous allâmes au collège
de la Trinité, la première année, il devint un membre du A. D.
C.Je me souviens que je fus toujours très jaloux de son goût
pour la scène. Je lui étais absurdement dévoué. J'étais un garçon
gauche, faible, avec d'énormes pieds et le visage horriblement
couvert de taches de rousseur.Les taches de rousseur, c'est la plaie des familles
écossaises, comme la goutte celle des familles
anglaises.Cyril avait l'habitude de dire que des deux il préférait la
goutte, mais il attachait toujours une importance absurde à
l'extérieur des gens et, une fois, il lut, devant notre club de
controverse, un mémoire pour prouver qu'il valait mieux avoir bonne
mine qu'être bon.Certes, il était étonnamment beau.Les gens, qui ne l'aimaient pas, les Philistins et les
professeurs de collège, les jeunes gens qui étudiaient pour être
d'Église, avaient coutume de dire qu'il n'était que joli, mais sur
son visage il y avait bien autre chose que de la
joliesse.Je crois qu'il était la plus splendide des créatures que
j'aie jamais vue et rien ne peut surpasser la grâce de ses
mouvements, le charme de ses manières. Il séduisait tous ceux qui
méritaient qu'on les séduisit et bien des gens qui ne le méritaient
pas.Il était souvent volontaire et impertinent et bien souvent je
pensais qu'il manquait épouvantablement de sincérité.Cela était dû, je crois, surtout à son désir immodéré de
plaire. Pauvre Cyril! je lui dis une fois qu'il se contentait de
triompher à bon compte, mais il n'en fit que rire.Il était horriblement gâté.Tous les gens charmants, j'imagine, sont horriblement gâtés.
C'est le secret de leur attraction.Pourtant il me faut vous parler du jeu de Cyril.Vous savez que l' A. D. C. ne fait accueil sur sa scène à
aucune actrice, du moins, c'était ainsi de mon temps; je ne sais
comment les choses se passent aujourd'hui.Eh bien! tout naturellement Cyril était toujours choisi pour
les rôles de jeunes filles et, quand on donna _Comme il vous
plaira, _ce fut lui qui joua Rosalinde.L'exécution fut merveilleuse.En fait, Cyril Graham était la seule Rosalinde parfaite que
j'aie jamais vue. Il me serait impossible de vous décrire la
beauté, la délicatesse, le raffinement en tous points de son
jeu.Il fit une énorme sensation et l'horrible petit théâtre - ce
n'était pas autre chose alors - était comble chaque
soir.Même quand je lis la pièce maintenant, je ne puis m'empêcher
de songer à Cyril. Elle eût pu être faite pour lui.L'année suivante, il prit ses grades et vint à Londres se
préparer à la carrière diplomatique. Mais il ne travaillait jamais.
Il passait ses journées à lire les _Sonnets _de Shakespeare et ses
soirées à fréquenter le théâtre.Il avait certes une envie folle de monter sur les planches.
LordCrediton et moi, nous fîmes tous nos efforts pour l'en
empêcher.Peut-être s'il s'était mis à jouer, il serait encore
vivant.C'est toujours une chose sotte que de donner des conseils,
mais donner de bons conseils est absolument question de chance. Je
vous souhaite de ne jamais tomber dans l'erreur de vouloir
conseiller. Si vous le faites, vous aurez à le
regretter.Eh bien! pour en venir au vrai noeud de cette histoire, un
jour je reçus une lettre de Cyril dans laquelle il me demandait de
passer chez lui le soir.Il avait un délicieux appartement à Piccadilly avec vue sur
le Green Park, et, comme j'avais l'habitude d'aller le voir tous
les jours, je fus un peu surpris qu'il eût pris la peine de
m'écrire.Naturellement j'allai chez lui et, quand j'arrivai, je le
trouvai dans un état de grande surexcitation.Il me dit qu'il avait enfin découvert le vrai secret des
_Sonnets _de Shakespeare, que tous les lettrés et les critiques
avaient fait fausse route et qu'il était le premier qui,
travaillant uniquement d'après l'évidence des faits, avait élucidé
qui était réellement monsieur W. H.Il était tout à fait fou de joie et il demeura longtemps sans
vouloir me dire sa théorie.Enfin, il exhiba un paquet de notes, prit son exemplaire des
_Sonnets _sur sa cheminée, s'assit et me fît une longue conférence
sur toute la question.Il débuta par établir que le jeune homme, à qui Shakespeare
adressait ces poèmes étrangement passionnés, devait être quelqu'un
qui avait été réellement un facteur vital dans le développement de
son art dramatique et que ni lord Pembroke ni lord Southampton ne
se trouvaient dans ce cas.En outre, à tout prendre, ce ne pouvait être un homme de
haute naissance, comme il résulte abondamment du sonnet 25, dans
lequel Shakespeare le met en parallèle avec ceux qui sont les
favoris de _grands princes _et dit avec une entière
franchise:Que ceux qui sont en faveur auprès de leurs étoiles se
parent des honneurs publics et des titres superbes, tandis que moi,
que la fortune prive de tels triomphes, je jouis d'un bonheur
inespéré qui est pour moi l'honneur suprême,et termine le sonnet en se félicitant de la condition
médiocre de celui qu'il adorait tant.Heureux suis-je donc, moi qui aime et suis aimé, sans
pouvoir infliger la disgrâce ni la subir.Cyril déclarait que ce sonnet serait tout à fait
inintelligible si nous imaginions qu'il était adressé soit au comte
de Pembroke, soit au comte de Southampton qui, tous deux, étaient
des hommes de la plus haute situation en Angleterre et pleinement
en droit d'être qualifiés de «grands
princes».Pour appuyer cette opinion, il me lut les sonnets 124 et 125,
dans lesquels Shakespeare nous dit que son amour n'est pas _un
enfant royal, _qu'il _n'est pas gêné par la pompe souriante, _mais
qu'ila été élevé loin de tout
accident.J'écoutais avec un très grand intérêt, car je ne crois pas
que la remarque eut été faite jusque-là; mais ce qui suivit était
encore plus curieux et me sembla alors solutionner complètement la
cause de Pembroke.Nous avons appris de Meres [8] que les _Sonnets _ont été
écrits avant 1598 et le sonnet 104 nous informe que l'amitié de
Shakespeare pour monsieur W. H. existait déjà depuis trois ans. Or,
lord Pembroke, qui était né en 1580, n'est pas venu à Londres avant
sa dix-huitième année, c'est-à-dire avant 1598 et la liaison de
Shakespeare avec monsieur W. H. doit avoir commencé en 1594 ou au
début de 1595. En conséquence, Shakespeare n'a pu connaître lord
Pembroke qu'après avoir écrit lesSonnets.Cyril remarqua aussi que le père de Pembroke ne mourut pas
avant 1601; tandis qu'il résulte du vers:Vous avez eu un père; puisse votre fils en dire
autant,que le père de monsieur W. H. était mort en 1598.En outre, il était absurde d'imaginer que quelque éditeur du
temps, - et la préface est de la main de l'éditeur - aurait osé
appeler William Herbert comte de Pembroke monsieur.Le cas de lord Buckhurst, qualifié de M. Sackville, n'a rien
de similaire, car lord Buckhurst n'était pas un pair, mais
simplement le plus jeune fils d'un pair qui recevait un titre de
courtoisie, et le passage du _Parnasse d'Angleterre, _où il est
ainsi parlé de lui, n'est pas une dédicace en forme et avec
apparat, mais une simple allusion fortuite.Voilà pour lord Pembroke, dont Cyril démolissait aisément les
prétendues prétentions, tandis que je restais abasourdi de sa
démonstration.Pour lord Southampton, Cyril éprouvait encore moins de
difficultés.Southampton devint, à un âge encore tendre, l'amoureux
d'ElisabethVernon: il n'avait donc pas besoin qu'on le suppliât de se
marier.Il n'était pas beau. Il ne ressemblait pas à sa mère, comme
monsieur W. H.Tu es le miroir de ta mère, et elle retrouve en toi
l'aimable avril de sa jeunesse…et par dessus tout son nom de baptême était Henry, tandis que
les sonnets à jeux de mots (le 135e et le 143e) prouvent que le nom
de baptême de l'ami de Shakespeare était le même que le sien,
Will.Quant aux autres insinuations des infortunés commentateurs
que monsieur W. est une faute d'impression pour monsieur W. S.,
c'est- à-dire William Shakespeare; que _monsieur W. H. all _doit
être un monsieur W. Hall, que monsieur W. H. est monsieur William
Hathevay et qu'aprèsWisheth[9]
il faut mettre un point, ce qui fait de monsieur W. H. l'auteur et
non le sujet de la dédicace, Cyril se débarrassa d'elles en fort
peu de temps et il ne vaut pas la peine de mentionner ses
raisonnements, quoique je me souvienne qu'il me fit éclater de rire
en me lisant -je suis heureux de dire que ce ne fut pas dans
l'original - quelques extraits d'un commentateur allemand du nom de
Bernstroff qui prétendait soutenir que monsieur Will n'était autre
que monsieur William Himself (lui-même).Graham se refusait à admettre un seul instant que les
_Sonnets _fussent de pures satires de l'oeuvre de Drayton et de
John Davies d'Hereford.Pour lui, comme pour moi, c'étaient des poèmes d'une portée
sérieuse et tragique, expression de l'amertume de coeur de
Shakespeare et adoucis par le miel de ses lèvres.Encore moins voulait-il admettre que ce fut une simple
allégorie philosophique et que Shakespeare adressât ses Sonnets au
Moi idéal, à la Nature humaine idéale, à l'Esprit de beauté, à la
Raison, au divin Logos ou à l'Église catholique.Il sentait, comme certes, je crois que nous le sentons tous
que les _Sonnets _sont adressés à un être qui a une individualité
propre, à un jeune homme déterminé, dont la personnalité, pour une
raison quelconque, semble avoir rempli l'âme de Shakespeare d'une
terrible joie et d'un non moins terrible désespoir.Après avoir de la sorte débarrassé la route, Cyril me demanda
de chasser de mon esprit toutes les idées préconçues que je pouvais
m'être faites sur ce sujet et de prêter une oreille impartiale et
bienveillante à sa propre théorie.Le problème, qu'il signalait, était celui-ci: Quel était le
jeune homme contemporain de Shakespeare, à qui, sans qu'il fût de
noble naissance ou même de noble caractère, il avait pu s'adresser
en termes d'une telle adoration passionnée que nous ne pouvons que
nous étonner de ce culte étrange et être presque effrayés de
tourner la clé de la serrure qui enferme le mystère du coeur du
poète? Quel était celui dont la beauté physique était telle qu'elle
devint la vraie pierre angulaire de l'art de Shakespeare, la vraie
source de l'inspiration de Shakespeare, la vraie incarnation des
rêves de Shakespeare?Le regarder uniquement comme l'objet de certains poèmes
d'amour, c'est oublier toute la signification des poèmes, car
l'art, dont Shakespeare parle dans les _Sonnets, _n'est pas l'art
des _Sonnets _eux-mêmes, qui certes ne furent pour lui que des
choses légères et intimes, c'est l'art du Dramaturge à qui il fait
toujours allusion et celui dont Shakespeare dit:Tu es tout mon art et tu exaltes jusqu'à la science mon
ignorance grossière,celui à qui il promet l'immortalité,Là où le souffle a le plus de puissance, sur la bouche
même de l'humanité.n'était sûrement pas autre que le jeune acteur pour qui il
créa Viola et Imogène, Juliette et Rosalinde, Portia et Desdemone,
et Cléopâtre elle-même.Telle était la théorie de Cyril Graham, tirée, comme vous le
voyez, uniquement des _Sonnets _et dont l'acceptation ne dépendait
pas tant d'une preuve par démonstration ou d'une évidence formelle
que d'une sorte de flair spirituel et artistique par lequel seul,
prétendait-il, on pouvait discerner le vrai sens des
poésies.Je me souviens qu'il me lut ce beau sonnet:Comment ma muse pourrait-elle manquer de sujet tant que
de ton souffle tu verses dans mon vers ton ineffable inspiration
trop parfaite pour être confiée à un papier
vulgaire?Oh! Remercie-toi toi-même si tu trouves chez moi rien qui
vaille la peine que tu le lises; car quel est l'être assez muet
pour ne rien pouvoir te dire, quand toi-même tu donnes la lumière à
ton invention.Sois pour lui la dixième muse, dix fois plus puissante
que les neuf vieilles invoquées par les rimeurs: et celui qui
t'invoquera produira des nombres éternels qui mûriront dans un
avenir lointain.Il me fit remarquer combien c'était une complète confirmation
de sa théorie.En effet, il feuilleta attentivement tous les _Sonnets _et
montra, ou s'imagina qu'il montrait que dans la nouvelle
explication de leur signification qu'il proposait, les choses qui
avaient paru obscures, ou défectueuses, ou exagérées, devenaient
claires et rationnelles et de haute portée artistique, illuminant
la conception de Shakespeare des vrais rapports entre l'art de
l'acteur et l'art du dramaturge.Il est, certes, évident qu'il devait y avoir dans la
compagnie de Shakespeare quelque merveilleux jeune acteur d'une
grande beauté, à qui il confiait le soin de personnifier ses nobles
héroïnes; car Shakespeare était un organisateur de tournée
dramatique, en même temps qu'un poète plein d'imagination. Or,
Cyril Graham avait fini par découvrir le nom du jeune
acteur.C'était Will, ou comme il préférait l'appeler Willie
Hughes.Il avait trouvé le nom de baptême dans les sonnets à jeu de
mots 125 et 143 et le nom de famille, d'après lui, était caché dans
le huitième vers du sonnet 20 ou monsieur W. H. est décrit
comme.Un homme par le teint mais battant tous les TEINTS
possibles.Dans l'édition originale des _Sonnets, TEINTS (hews) _est
imprimé en lettres capitales et en italiques et cela,
prétendait-il, montrait clairement qu'il y avait là une tentative
de jeu de mots.Cette façon de voir recevait une grande part de confirmation
de ces sonnets dans lesquels des jeux de mots bizarres étaient
faits sur les mots _usage _etusure.Naturellement je me laissai convaincre d'emblée et Willie
Hughes devint pour moi un être aussi réel que
Shakespeare.La seule objection, que je fis à la théorie, était que le nom
de Willie Hughes ne se trouve pas dans la liste des acteurs de la
compagnie de Shakespeare imprimée au premier folio.Cyril, pourtant, établit que l'absence du nom de Willie
Hughes de cette liste démontrait réellement la théorie, puisqu'il
résultait du sonnet 86 que Willie Hughes avait abandonné la troupe
de Shakespeare pour jouer dans un théâtre rival, probablement dans
quelques-unes des pièces de Chapman[10].C'est en allusion à ce fait que dans le grand sonnet sur
Chapman,Shakespeare dit à Willie Hughes:Mais dès que votre jeu a rehaussé sa poésie, la mienne
n'a plus eu de sujet et c'est ce qui l'a fait
languir.l'expression _dès que votre jeu a rehaussé sa poésie _se
rapportant sans nul doute à la beauté du jeune acteur qui faisait
vivre, réalisait les vers de Chapman et leur ajoutait du
charme.La même idée se trouvait encore énoncée dans le 79e
sonnet:Tant que seul j'ai invoqué ton aide, mon vers seul a
possédé toute ta gentille grâce; mais maintenant mes nombres
gracieux sont déchus et ma muse malade cède la place à une
autre,et dans le sonnet qui le précède immédiatement où Shakespeare
dit:Toutes les autres plumes ont pris exemple sur
moi[11]et répandent leur
poésie sous ton patronage,le jeu de mot use=Hughes étant naturellement voulu et la
phrase _répandent leur poésie sous ton patronage _signifiantavec votre concours comme acteur donnent leurs pièces au
public.C'était une nuit superbe.Presque jusqu'au jour nous demeurâmes assis là à lire et à
relire lesSonnets.Un peu après pourtant, je commençai à voir que, avant que la
théorie pût être lancée publiquement sans une forme vraiment
parfaite, il était nécessaire d'apporter une démonstration de
l'existence de ce jeune acteur Willie Hughes, en dehors desSonnets.Si, un jour, l'on pouvait établir l'existence de ce
personnage, il n'y aurait plus de doute possible sur son identité
avec monsieur W. H.Autrement la théorie tomberait à terre.J'exposai cela à Cyril de la façon la plus nette.Il fut fort ennuyé de ce qu'il appelait ma tournure d'esprit
dePhilistin et il fut même un peu amer sur ce sujet.Pourtant, je lui fis promettre que, dans son propre intérêt,
il ne publierait pas sa découverte avant d'avoir mis toute la
question hors de doute et, pendant de longues semaines, nous
feuilletâmes les registres des églises de la Cité, les manuscrits
Alleyn à Dulwich, les papiers du Record Office, les papiers de lord
Chamberlain, bref tout ce que nous pensions pouvoir contenir
quelque allusion à Willie Hughes.Nous ne découvrîmes rien, cela va sans dire et chaque jour
l'existence de Willie Hughes me paraissait devenir plus
problématique.Cyril était dans un état épouvantable. Il remettait la
question sur le tapis tous les jours, s'efforçant de me convaincre,
mais j'avais vu le point faible de la théorie et je me refusais à y
croire tant que l'existence de Willie Hughes, l'acteur adolescent
du temps d'Elisabeth, n'avait pas été démontrée sans doute ni
hésitation possible.Un jour, Cyril quitta Londres pour se rendre chez son
grand-père, du moins je le crus alors, mais plus tard j'ai appris
de lord Crediton qu'il n'en fut pas ainsi.Après une quinzaine, je reçus de Cyril un télégramme, expédié
de Warwick, où il me priait de ne pas manquer de venir dîner avec
lui, ce soir-là, à huit heures précises.À mon arrivée, il m'accueillit par ces mots:- Le seul apôtre, qui ne méritait pas que rien lui fût
prouvé, était saint Thomas et saint Thomas fut le seul apôtre à qui
la preuve fut donnée.Je lui demandai ce qu'il voulait dire.Il répondit qu'il ne lui avait pas été seulement possible
d'établir l'existence au XVIe siècle d'un acteur adolescent nommé
Willie Hughes, mais de prouver, avec l'évidence la plus concluante,
que c'était bien là le monsieur W. H. desSonnets.Il ne voulut rien me dire de plus pour le moment; mais, après
le dîner, il mit solennellement sous mes yeux le portrait, que je
vous ai montré, et me dit qu'il l'avait découvert, par le hasard le
plus extraordinaire, cloué à un des panneaux d'un vieux coffre
qu'il avait acheté dans une maison de ferme du comté de
Warwick.Il avait naturellement rapporté également le coffre lui-même
qui était un fort beau spécimen de l'ébénisterie du temps
d'Elisabeth.Au milieu du panneau de front on lisait, sans le moindre
doute les initiales W. H. gravées dans le bois.C'était ce monogramme qui avait attiré l'attention de Cyril
et il me dit qu'il n'avait songé à examiner avec soin l'intérieur
du coffre que plusieurs jours après qu'il l'avait en sa
possession.Un matin, pourtant, il s'aperçut que l'une des parois du
coffre était beaucoup plus épaisse que l'autre et en y regardant de
très près il découvrit qu'un panneau de peinture encadré y était
emboîté.Il le dégagea et il se trouva que c'était le portrait qui
était maintenant étalé sur le canapé.Le panneau était très sale et couvert de moisissures, mais il
réussit à le nettoyer et, à sa grande joie, il vit qu'il était
tombé par pur hasard sur la seule chose qui pût exciter son
désir.C'était un portrait authentique de monsieur W. H. Sa main
reposait sur la page dédicatoire des _Sonnets _et, sur le châssis
même, on pouvait distinguer le nom du jeune homme écrit en
initiales noires sur un fond d'or terni: monsieur William
Hews.Bon! que pouvais-je dire?Il ne me vint pas un instant à la pensée que Cyril Graham me
jouât la comédie et qu'il essayât de démontrer la théorie au moyen
d'un faux.- Mais est-ce un faux? demandai-je.- Certes oui, dit Erskine. C'était un faux très bien fait,
mais ce n'en était pas moins un faux.Je crus alors que Cyril avait eu ses apaisements sur toute
cette question, mais je me souviens qu'il me dit plus d'une fois
que pour lui il n'était besoin d'aucune preuve de ce genre et qu'il
croyait la théorie complète, même sans cela.Je riais de sa confiance.Je lui dis que sans cette preuve toute la théorie
dégringolait à terre et je le félicitai chaudement de sa
merveilleuse découverte.Alors nous décidâmes que le portrait serait gravé ou
reproduit en fac-similé et placé comme frontispice en tête de
l'édition des _Sonnets _de Cyril.Pendant trois mois, nous ne fîmes que repasser tous les
poèmes vers par vers jusqu'à ce que nous eûmes dominé toutes les
difficultés du texte ou de sens.Un malheureux jour, j'étais dans un magasin d'estampes à
Holborn, quand je vis sur le comptoir quelques dessins à la pointe
d'argent extrêmement beaux.Je fus si fort attiré par eux que je les achetai, et le
propriétaire du magasin, un certain Rawlings, me dit qu'ils étaient
l'oeuvre d'un jeune peintre nommé Edward Merton qui était très
habile, mais aussi pauvre qu'un rat d'église.Quelques jours après, j'allai voir Merton dont le marchand
d'estampes m'avait donné l'adresse.Je trouvai un jeune homme pâle, intéressant, avec une femme
de mine assez banale, un modèle, ainsi que je l'appris par la
suite.Je lui dis combien j'avais admiré ses dessins, ce qui me
parut lui être très agréable, et je lui demandai s'il pourrait me
montrer quelque autre de ses oeuvres.Comme nous feuilletions un portefeuille rempli de choses
réellement ravissantes, - car Merton avait une touche très délicate
et tout à fait délicieuse, -j'aperçus tout à coup une esquisse du
portrait de monsieur W. H. Il n'y avait aucun doute à concevoir à
ce sujet.C'était presque unfac-simile:la seule différence était que les masques de la tragédie et
de la comédie n'étaient pas suspendus à la table de marbre, comme
dans le portrait, mais gisaient sur le plancher aux pieds du jeune
homme.- Où diable avez-vous déniché cela? dis-je.Il devint un peu confus et répondit:- Ce n'est rien. Je ne savais pas que ce dessin était dans le
portefeuille. C'est une chose sans valeur aucune.- C'est ce que vous avez fait pour monsieur Cyril Graham,
s'écria sa maîtresse. Si ce monsieur veut l'acheter, pourquoi ne
pas le lui vendre?- Pour monsieur Cyril Graham, répétai-je. Avez-vous peint le
portrait de monsieur W. H.?- Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua-t'il, en
devenant très rouge.Bon! L'histoire était vraiment terrible.La femme lâcha tout l [...]