Le prince de Chinguetti - Laurence Huard - E-Book

Le prince de Chinguetti E-Book

Laurence Huard

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Beschreibung

Isabelle, en quête d’un répit au milieu de sa vie trépidante, se perd dans les déserts de Mauritanie, cherchant peut-être à marcher dans les pas de son grand-père ou à revivre les exploits de ses héros de jeunesse. Alors qu’elle s’enfonce dans le sable ardent, une rencontre improbable la stoppe net, plongeant son voyage dans une énigmatique asphyxie. À son réveil, Isabelle se demande si Yahya, le prince du désert qui l’a accompagnée, était bien réel ou simplement un songe fugace.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Après la parution de son livre" Le Dey de l’hôpital - Un aventurier en Algérie", Laurence Huard nous convie à un voyage en Mauritanie, où nous découvrons la fascinante ville de Chinguetti. Ayant séjourné plus de vingt ans en Afrique en tant qu’infirmière puis chef de projet, l’auteure partage ses rencontres à travers des récits captivants, nous invitant ainsi à plonger dans les mystères du désert et de l’Histoire.

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Seitenzahl: 398

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Laurence Huard

Le prince de Chinguetti

Une aventure intérieure

Roman

© Lys Bleu Éditions – Laurence Huard

ISBN : 979-10-422-1878-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

De la même auteure

Le dey de l'hôpital - Un aventurier en Algérie, Le Lys Bleu Éditions, 2021

À Cheikh, l’enfant du désert

Et à Rachel, ma nièce

Notes de l’auteure

L’évocation du prénom Yahya et le son qui l’accompagne résonnent en moi depuis des années.

Le « h » central expiré lui donne vie, à la manière d’une création. La première syllabe vous élève vers le haut, tandis que vous retombez aussitôt avec la seconde. Déjà, le mystère d’un lien entre ciel et terre s’inscrit dans la voix qui le prononce. Vous vous engagez dans le désert, gravissant les dunes, arrêt sur les crêtes et glissade le long de leur flanc. Vous changez de monde, votre horizon s’élargit, l’ailleurs tiendra ses promesses.

Yahya lui-même me la raconta cette histoire lors d’une marche.

Il m’accompagnait du 5e robinet, quartier pauvre de Nouadhibou, capitale économique de la Mauritanie, vers le centre-ville, amas de sable et de roches friables semés de maisons en dur et cachant parfois une khaïma, mot qui désigne tout autant la famille que la tente. Ne pas laisser une femme, qui plus est, étrangère, se promener seule. Les femmes y gagnèrent leur indépendance voici bien longtemps.

Yahya. Je m’étonnais de la fréquence de ce prénom dans les fratries. J’avais déjà vécu dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb sans le rencontrer. Connu pourtant dans le livre saint, Yahya prend les traits de Jean le baptiste, cousin du prophète Issa1.

Sa voix prit une intonation étrange, profonde, comme venant d’ailleurs. Pourtant, mon ami marchait bien à mes côtés, avec son pas princier d’homme du désert, adapté à la sédentarité. Un pas qui me fascinait, à la fois majestueux et léger. Assez proche de celui du chameau !

Il évoqua un lointain ancêtre, jeune homme en quête de sagesse, troublé par le témoignage des marchands, venus d’orient dans de longues caravanes, pour échanger leurs marchandises et leurs savoirs contre le sel du désert. Attiré par l’évocation d’un Dieu unique et miséricordieux, mais choqué par la rudesse des propos qu’ils échangeaient entre eux, qualifiant les nomades du pays de mécréants et de gens de rien, il voulut savoir, connaître, rencontrer par lui-même.

En son for intérieur, quelque chose vibrait et demandait vérification. Il sentait que, rapporter à son peuple une parole dépouillée, originelle, et des écrits fondateurs, consoliderait sagesse et bonté venue du dénuement, qu’imposent les horizons sans fin de pierres et de sable.

Yahya suivit une de ces longues enfilades de chameaux jusqu’en Arabie, terre d’un homme que tous ces marchands appelaient le prophète Mohamed.

L’autre Yahya, à côté de moi, murmura avec une pointe d’admiration, de fierté et d’envie :

— Ce fut le premier hadj2 des terres maures, un Saint Homme.

Mais je ne suis plus très sûre que cet échange ait vraiment eu lieu. L’ai-je rêvé ?

Laurence Huard

Prologue

« Il était une fois… »

Je sors d’une énième bibliothèque, sans succès.

Je risque d’y passer toutes les grandes vacances. Depuis mon retour, j’essaie de me raisonner, en pure peine.

Je dois comprendre. Ensuite, je me déciderai. Pour l’instant, ça reste comme un mirage. Je ne parviens pas à me concentrer sur mes travaux, mes classes chahutent. Je ne maîtrise plus rien.

La quête de ce livre m’épuise. Mais je dois savoir. Il existe. Je le tenais dans mes mains. Il ne peut s’être décomposé, transformé en sable ! Ceux qui m’ont retrouvée nièrent toute trace de livre à mes côtés. Comme s’ils oubliaient que j’avais été enfermée dans leur bibliothèque sous les sables !

Des spécialistes m’assurent de l’existence d’un manuscrit, relatant le long voyage d’un érudit vers la Terre Sainte. Les Français auraient emporté l’écrit dans leurs bagages parmi les nombreuses choses prélevées ici et là, lors d’expéditions géographiques.

Ils s’étonnent que j’en connaisse l’existence. Ils m’interrogent sur ma quête, mes recherches. De leur côté, ils restent avares de réponses.

Du mien, une soif grandit, celle de savoir, connaître la suite de la vie de ces voyageurs. Un chemin inscrit sur de vieilles pages jaunies.

Je dois assembler ces bouts d’histoire pour raccorder les pans de la mienne. Repartir un jour peut-être sur les traces de ces héros qui m’ont bouleversée. Réordonner le cours des choses et choisir une voie, ma voie. En attendant, chercher, chercher encore, parmi des milliers de livres et de manuscrits.

Première partie

Chapitre 1

Vers la terre promise

Aéroport de Paris, une longue file d’attente me signifie le lieu de l’embarquement pour Nouakchott.

J’arrive juste à l’heure, le haut-parleur appelle les voyageurs vers la porte. La pagaille règne, comme une bataille rangée. À croire que les voyageurs craignent des erreurs de réservation et l’absence de siège dans l’avion. Cela pique ma curiosité.

Les femmes se prennent les pieds dans de longs voiles qui les recouvrent tout entières. Elles égaient le lieu. Leurs tenues perdent de leur transparence en s’enroulant autour de corps élégants. Les couleurs se fondent dans une dominante, tantôt rose, tantôt bleue, ou encore orangée, turquoise, dorée. Perchées sur de hauts talons, elles se ruent, légères, bien qu’imposantes, vers le guichet de contrôle, passeport tendu vers l’hôtesse qui recule. Surprise, je me laisse doubler par plusieurs familles.

Les hommes, pas moins entreprenants, poussent même un peu. Plusieurs portent un costume européen, d’autres déjà m’invitent à un plongeon dans le Sahara. Amples et brodés, leurs longs habits repliés sur les épaules, ils marchent à longues enjambées pour suivre leur moitié. Je ne serais pas mieux placée pour un défilé de mode.

D’autres femmes, restées en arrière, patientent. Leur boubou en pagne wax, confirme leur différente appartenance ethnique, peut-être du sud. La même élégance les rapproche des femmes au grand-voile.

Mon tour arrive enfin. Je présente une dernière fois mon passeport. Je me presse à la suite des passagers qui courent vers l’avion. J’accélère malgré moi.

Le voyage commence, mon rêve prend forme. Ma soif de découverte et de repos trouve place au milieu de voyageurs qui rentrent chez eux. Il me semble être unique en mon genre parmi eux. Aucun regard ne s’attache à ma différence.

J’arrive près de ma rangée et prends place à côté du hublot tant convoité. Je ne veux rien perdre de ce vol.

Que vais-je chercher là-bas ? Suivre la trace d’aventuriers, Mermoz, Saint-Exupéry, Puigaudeau ? Je prétends suivre leur pas sur ces terres inconnues, mais qui a-t-il encore de semblable là-bas ? Les XIXe et XXe siècles leur ont livré tous leurs secrets ! Reste-t-il quelque chose pour moi ?

D’abord, y retrouver notre ami Théodore. Et avec lui, mon grand-père.

Incorrigible, j’ai dévoré tous les livres nés des sables mauritaniens. Leurs auteurs y trouvèrent inspiration et sujet d’étude. Avec eux, j’ai parcouru les routes du sel et rêvé des débuts de l’aéropostale. Des semaines de recherche, et un monde s’ouvre à moi.

Sourire. Pour l’instant je ne vois que le tarmac !

À la suite de Grand-Père, je me suis plongée dans la géologie des déserts, de leurs origines et des impacts de météorites dont ils sont les seuls à garder l’empreinte, comme la présence de géants venus les visiter. Le grenier se transformait en lieu d’excursion. Assise sur un petit fauteuil en rotin, Grand-Père sur un vieux fauteuil Louis XVI, je l’écoutais pendant des heures. Nous voyagions ensemble sans voir le temps passer.

Seule la voix de Grand-Mère nous arrachait à nos excursions sur divers continents. Au gré des livres qu’il choisissait, tous tendus vers des contrées lointaines, où des cailloux semblaient tomber du ciel, je m’évadais.

Le sujet de ma thèse s’imposa vite.

Partie à la recherche de ces gros cailloux, je bâtis mes chapitres sur des trous disséminés dans le monde entier. L’absence au service d’une présence venue d’autres planètes : l’imaginaire de beaucoup d’enfants, un monde, ailleurs, au loin, là-haut ! Aujourd’hui, je bute contre les pages vides, l’absence de problématique réelle, ce vide même laissé par leurs impacts. Grand-Père me relisait souvent les écrits de Théodore Monod. Pourquoi lui plus qu’un autre ? Je décidais d’aller voir sur place.

En questionnant les multiples œuvres racontant la Mauritanie, je me suis laissé envahir par d’autres intérêts. La vie nomade, dans le silence du désert, me questionne aussi. La soif de nouveauté naît en moi.

J’imagine.

Je me désaltère aux sources des oasis comme les voyageurs assoiffés, aventuriers imprudents. Je me repose à l’ombre des palmiers. Je goûte d’une façon nouvelle au temps.

Enfin, ça, c’est ce qu’en disent les amoureux des escapades solitaires.

Je verrai bien. Saurai-je rester ouverte à tous les défis nés de l’inconnu ?

Pour l’instant, je me colle à mon hublot, l’imagination fertile. En arrivant, j’espère voir la côte d’où s’envolaient les premiers courriers vers l’Argentine.

Je regarde le tarmac. Il me tarde que nous nous envolions. L’avion reste désespérément à terre. Le chef de bord présente ses excuses. Nous attendons des passagers munis de leur carte d’embarquement : annonce d’un quart d’heure de retard.

Ils finissent par apparaître une demi-heure plus tard, sourire aux lèvres. Aucune réaction dans l’avion, aucun reproche des autres voyageurs. Moi, je bous. Ils exagèrent, prendre ainsi tout un avion en otage et faire comme si de rien n’était ! Je regarde mes voisins que cela ne semble pas toucher outre mesure. Leur calme me gagne. J’aurais été heureuse de ne pas manquer mon avion si un imprévu m’avait retardée.

Nous roulons. La piste apparaît. Un lourd silence nous enveloppe. Le cockpit de l’avion s’élève et l’ensemble de l’appareil suit. Une fois en l’air, les passagers applaudissent.

Ces gens m’étonnent !

Aux applaudissements succède une cacophonie fabuleuse. Commentent-ils le décollage ?

Le vieil homme, à droite de ma voisine, interpelle l’hôtesse. Ils se parlent dans une langue qui me parait un peu différente de l’arabe classique que je ne maîtrise toujours pas après cinq années d’étude.

L’hôtesse repart.

Quelques minutes plus tard, elle revient avec une jeune femme drapée de toutes les couleurs. Le vieil homme lui laisse sa place. En se retournant, il nous gratifie d’un magnifique sourire et s’en va. Un tel sourire ne peut s’oublier, cerné de rides, les yeux brun clair, il s’adresse à nous avec quelque chose de tendre. Le vieil homme s’éloigne en réajustant son vêtement sur ses épaules. Je détache mon propre regard de sa silhouette, sans comprendre tout à fait ce qui vient de se passer. Nous terminerons le voyage toutes les trois sur notre rangée.

Je retourne à mon hublot. Je regarde le sol de Paris disparaître dans les nuages. Je m’assoupis. Mon léger sommeil se peuple d’images. Mes grands-parents, le grenier, les livres dans la grosse malle, tous les écrits de Monod dans lesquels je m’aventurai chaque vacance ; papa et sa passion pour l’aviation, la Sorbonne, le collège où j’enseigne…

*

Ma voisine m’a gentiment réveillée pour recevoir mon plateau-repas. Pendant que nous grignotons, le silence s’installe. Puis à peine les plateaux retirés, le brouhaha reprend. Des vagues de mots, de rires, d’appels, rencontrent ma solitude.

Le sommeil peine à revenir. Le paysage moutonneux de mon hublot finit par m’absorber. J’essaie de m’accrocher aux conversations et de comprendre les échanges. Quelques mots font échos à mes connaissances, trop peu pour comprendre le sens de ce qui se dit. Je réalise alors que je pars en terre inconnue. Mélange étrange d’insécurité et de bonheur. Ce périple, préparé de longue date, se trouve enfin à portée de mains. Je vais fouler le désert mauritanien. Je me le redis mentalement : « Isabelle, ma grande, tu y es presque ! Grand-Père sera fier de toi. Tu vas en Mauritanie ! »

Je sursaute quand le chef de bord nous demande de redresser nos sièges, de relever nos tablettes, d’attacher nos ceintures. Nous allons atterrir à Nouakchott. Le même silence lourd du décollage remplit l’avion. Le trouble me gagne. Craignent-ils quelque chose ?

L’avion se pose sans problème. Je respire.

À nouveau, une salve d’applaudissements salue l’atterrissage. Le chahut revient, rassurant, et quelques passagers se mettent debout. Le steward leur demande de patienter. Ils se rassoient, dociles.

Les lumières blanches s’allument. Nouvelle ruée. Vers la sortie cette fois. C’est fou comme ils sont pressés de descendre !

Nous marchons sur le tarmac de la capitale et nous rejoignons la douane à pied, pressés de nous mettre à l’abri de la morsure du soleil. Sur le goudron, la moiteur me happe, m’assomme. J’accélère. Je double femmes et enfants. Ils semblent moins impatients maintenant. Ils sont chez eux, plus rien ne les oblige à courir sous le soleil.

Les formalités de douane vite expédiées, l’aéroport se vide. Personne n’attend personne. J’emboîte le pas des autres vers la sortie. Je dépasse ma voisine de vol. Elle me souhaite un bon séjour. Grand sourire partagé.

Dehors, j’aperçois une pancarte avec mon nom et je me dirige vers elle.

— Mademoiselle Isabelle ? Bonjour, je suis le chauffeur de la mission catholique, je vous attendais. Vous avez fait un bon voyage ?

Il soulève mon sac sans que je puisse réagir, et se dirige vers un taxi jaune.

Ça rassurait mes parents que je loge chez les missionnaires plutôt que dans un hôtel du pays. Et puis, l’hébergement, à prix raisonnable, présente les commodités nécessaires. Surtout, je n’ose jamais les contredire. Je reste la petite fille de papa et maman. J’habite chez eux, et ils me laissent une certaine indépendance. Alors, j’essaie d’écouter leurs conseils. En outre, les pères, par réputation, jouissent d’une bonne connaissance du pays. Ils m’aideront et m’orienteront. Nos échanges de lettres promettent de belles aventures.

Près du véhicule, le chauffeur perçoit mon hésitation.

— Je suis taximan. Quand les pères ont besoin de quelqu’un pour venir chercher leurs invités, ils m’appellent. Ne vous inquiétez pas, c’est déjà payé.

Il charge mon sac dans son coffre qu’il peine à refermer. Des éclats de rouilles s’échappent sous la force qu’il déploie. J’espère qu’il réussira à l’ouvrir à nouveau !

Après quelques embouteillages, provoqués par des ânes attelés qui traversent la route ensablée, ou par des piétons en désordre sur le macadam, le taxi me laisse devant un étrange bâtiment. Rapide salut, d’autres courses l’attendent.

La bâtisse ressemble à un chapiteau blanc. Les côtés gonflés par le vent, telle une voilure tendue vers le ciel, imitent un grand bateau. J’entre dans la cour par une petite porte en bois grise. Un revêtement granuleux donne aux murs d’enceinte une couleur sable, version tyrolienne, belle, propre. La cour semble avoir été balayée juste pour mon arrivée, pas une feuille par terre. Des arbres, que je ne reconnais pas, ménagent une ombre bienfaisante. Tout contraste avec le désordre de l’avion et de la ville.

Reposant.

Personne.

Je m’aventure sous les arbres. Une pierre m’invite. Je m’assois et pose mon sac à dos. Je ne vois ni panneau « accueil », ni « information », ni quoi que ce soit. J’attends, cinq minutes, dix minutes, une demi-heure. J’entends enfin des voix au loin, comme un murmure harmonieux. Elles proviennent d’une petite porte à l’arrière du grand bâtiment surmontée d’une énorme croix. La cathédrale dont parlent les lettres ?

Un homme arrive derrière moi. Je sursaute.

— Bonjour, madame. Vous attendez quelqu’un ?

— Bonjour. J’ai réservé une chambre, mais je ne vois personne.

— Les pères prient dans la cathédrale.

Je ne me trompais pas.

Il désigne le bâtiment aux formes élancées.

— Ils ne vont pas tarder. Vous entendez le chant ? C’est celui de la fin. Vous voulez entrer vous asseoir ?

— Merci monsieur. Je vais les attendre ici.

— Comme vous voulez. Bonne soirée.

Bien aimable, cet homme au couvre-chef bleu, mètres de tissus enroulés sur la tête. Un homme du désert !

La fraîcheur de l’ombre me ravit. Elle chasse l’oppression moite qui me gagna au sortir de l’aéroport.

La cathédrale ? Pas mal comme idée architecturale, entre tente nomade et grand voilier, un bon camouflage. Évocation du désert et de la mer à elle seule. Les livres s’engouffrent dans son antre, avec, d’un côté, les archéologues des dunes, de l’autre le radeau de la Méduse. Des pages et des pages s’envolent dans la brise qui chante dans les feuilles de l’arbre sous lequel je m’abrite. Je m’assoupis.

Soudain, une foule bruyante sort par la petite porte vernie. Des femmes en sari, des hommes en chemise, manches courtes, des familles africaines avec de joyeux enfants qui s’échappent des boubous multicolores et se jettent à l’assaut des fleurs. Les parents les rabrouent, mais n’obtiennent que des rires.

Je me lève, me dirige vers le groupe et m’approche d’un vieil homme à barbe blanche. Le parfait portrait du missionnaire dans les livres. J’arrive à sa hauteur.

— Bonjour monsieur. Je suis Isabelle Laflèche. Je cherche le responsable de la mission.

— Bonjour Isabelle. Je suis le Père Paul avec qui tu as échangé par mails. Tu as fait bon voyage ? On peut se tutoyer, n’est-ce pas ?

— Oui, bien sûr. (Je suis prise de court).

— Alors ce voyage ?

— Bien, merci. Étonnant parfois, mais bien.

— Tu dois être fatiguée. Je vais te montrer ta chambre. Viens, comme ça tu sauras où sont les clefs et tu pourras t’installer.

Le Père Paul marche lentement. Nous entrons dans une pièce sombre où je devine plusieurs fauteuils en fer avec des lanières tendues. Elles sont beiges donc plus visibles que les autres meubles, tables, chaises et armoires en bois foncé, style européen. Mes yeux s’habituent petit à petit et les distinguent chacun leur tour.

— Voilà ! (il me tend des clés) Nous les posons dans cette petite armoire, chacune étiquetée. Quand tu pars, tu peux les remettre là. Comme ça tu ne les perds pas. Dans le sable, impossible de les retrouver ! Tu vas voir, les chambres sont simples. Tu as ta douche et tes toilettes, seul luxe ! N’oublie pas d’éteindre le ventilateur quand tu sors. Il va devenir ton meilleur ami.

Il me précède et s’arrête devant la chambre.

— Tu es chez toi. Nous dînons à 19 h. Repose-toi d’ici là. S’il te manque quelque chose, tu nous le diras. Surtout, n’hésite pas.

— Merci monsieur, Père Paul. Heu, comment dois-je vous appeler ?

— Paul, ça suffira. À tout à l’heure, Isabelle.

Seule dans ma chambre, je m’étends sur le lit.

La voix du Père, douce et calme, me met à l’aise.

*

Je me suis endormie. Quelqu’un frappe à la porte et je m’aperçois qu’il fait nuit.

— Isabelle ? Nous sommes à table.

— (Je bafouille). Oui, je viens, excusez-moi.

J’arrive dans la salle où Paul me remit les clefs. Une dizaine de personnes, assises autour de la grande table rectangulaire, mangent et discutent. La même table qui trônait dans la salle à manger de mes grands-parents. Étrange de trouver ici tous ces meubles d’une autre époque et d’un autre monde.

— Excusez-moi, je m’étais endormie.

— C’est ce que nous pensions. Mais manquer le succulent Tiep de Juliette serait dommage ! Es-tu bien installée ?

— Oui, merci.

— Assieds-toi Isabelle. C’est bien ça, Isabelle ?

— Oui.

— Moi c’est Juliette. Cuisinière et fille de Paul.

La fille du père ?

Je m’assois sans mots, encore un peu endormie à vrai dire. La conversation reprend son cours autour de la table. Mon voisin s’adresse à moi.

— Moi c’est Vincent. Sénégalais, autrement dit, un voisin. Qu’est-ce qui t’amène ici ?

Lui aussi, il me tutoie, ça a l’air si simple pour eux !

— Mes études et le besoin de faire une pause. Des livres aussi, cadeau de mon grand-père quand j’étais enfant. Il me parlait de la Mauritanie. Il se passionnait pour les découvertes de Théodore Monod. Je viens voir par moi-même. J’espère mettre mes pas dans ceux d’aventuriers français illustres.

— Ça semble passionnant. Je ne connais pas les écrits de Monod, mais il est célèbre ici et chez nous. Tu as pris des vacances pour venir ? Tu fais quoi dans la vie ?

— Je suis doctorante et j’enseigne les SVT au collège, pour compléter ma bourse d’études. J’ai pu ajouter une semaine aux vacances de printemps de façon tout à fait exceptionnelle.

— Quelle chance ! Ce n’est pas encore la saison chaude, tu vas avoir un agréable séjour. SVT ? C’est quelle matière ?

— Les sciences de la vie et de la terre.

— Ce que nous appelons sciences naturelles ?

Je n’ai pas le temps d’acquiescer.

Paul, en face de nous, intervient.

— Dans tes courriels Isabelle, tu souhaitais voyager dans le pays. J’ai transmis tes demandes aux missions catholiques de Nouadhibou et d’Atar, tu es attendue.

— Merci, je suis impatiente. Depuis que je m’y intéresse, Mermoz et Saint-Exupéry habitent mes rêves. Nouadhibou était bien une escale de l’aéropostale ? J’aimerais aussi visiter Chinguetti, la Ville Sainte. Je suis passionnée par les livres et j’ai lu que de vieux manuscrits y sont encore visibles. Et puis, c’est sur cette route que Monod cherchait la fameuse météorite.

— Que personne ne trouva.

— D’après mes recherches, un excès de zèle aura inspiré celui qui en fit l’unique description connue. Peut-être n’a-t-elle jamais existé. Mais cela m’intrigue.

— Tu sembles passionnée !

L’intervention vient de Juliette. Je m’aperçois que tout le monde nous écoute. Je rougis, intimidée d’être tout à coup l’objet de l’attention générale, et prise en flagrant délit de raconter ma vie. Paul me tire d’embarras en relatant sa première visite à Chinguetti et quelques anecdotes amusantes.

Son émotion se transmet quand il évoque les bibliothèques enfouies sous le sable, et l’amour des propriétaires qui tentent de préserver ce site unique. J’en ai l’eau à la bouche.

Épuisée par le voyage, je n’attends pas la tisane servie au salon. Je me retire en leur souhaitant une belle fin de soirée.

Je marche vers ma chambre telle une somnambule. J’essaie d’écrire dans ma tête les prénoms des convives. Paul, facile, sa fille Juliette (une énigme), Vincent, le prêtre sénégalais, Georgette, la sœur togolaise, Charles, l’autre prêtre français, Antonio, le frère italien… il me manque trois autres personnes. Pas moyen de me souvenir de leurs prénoms. Tant pis. La nuit rafraîchira peut-être ma mémoire. Et qu’importe ? Je ne fais que passer.

*

Au matin, la fraîcheur me réveille et m’attire dehors. Le froid me saisit, je me rends sans traîner vers la salle à manger.

Les habitants du lieu arrivent les uns après les autres me saluant avec chaleur.

Après un petit déjeuner copieux et sympathique, chacun taquinant l’autre sur ses projets de la journée, Charles, désigné pour m’aider, me propose de voir avec lui l’organisation de mon voyage. Il me tarde de me mettre en route.

Son bureau : un vrai fourbi, où la poussière et le sable, je ne vois pas trop de différence, règnent en maîtres ! Les livres occupent toutes les surfaces planes ! Je trébuche sur une pile et me retiens au grand bureau, d’où une autre pile de livres tombe.

— Pas grave, avance, regarde.

Il ne jette même pas un œil sur le désastre.

Aux murs, des cartes, que j’imagine du pays, à plusieurs échelles, font tapisserie. J’aime ce désordre. Il sent l’aventure. Par contre, je doute un peu de la capacité d’organisation de « mon guide ».

— Combien de jours restes-tu ?

Charles me ramène sur terre.

— Vingt jours, moins deux de voyage.

— Donc dix-huit si nous comptons de la même façon ?

— Oui c’est cela.

Il se moque de moi…

— OK, voyons. (Il fouille dans un tas) Oui, cette carte. Je te montre ton périple et tu me dis si ça te convient.

Charles trace avec son doigt un parcours qui relie Nouakchott, Nouadhibou, Atar et Chinguetti. La boucle se referme sur Nouakchott. Entre Chinguetti et Nouakchott, il trace une boucle au milieu de nulle part.

— Ça te va ?

— La dernière boucle correspond à quoi ?

— À peu près au lieu de l’atterrissage de la fameuse météorite !

— Je n’en avais pas parlé dans mes courriels.

— Mais à table si.

— Tu crois que cette escapade est possible ?

— Cela dépend des personnes qui vont t’accueillir. En fait personne, tu le disais, n’a jamais retrouvé le lieu décrit par Ripet3. Tu verras avec eux si quelqu’un peut te guider. Le lieu est grandiose de toute façon, avec ou sans caillou venu du ciel.

Et si ? Mais non, inutile de rêver, comment une étudiante du XXIe siècle rivaliserait avec le chercheur des années trente ! Théodore doit bien rire dans sa tombe s’il perçoit ma vaine excitation. Pourtant, ça donnerait à mon travail une réelle valeur ! Je pourrais revenir avec des moyens modernes, drones et autres…

Je quitte le monde des rêves. Je ne serai pas la première à confirmer les conclusions de Monod sur la fameuse météorite fantôme : RIEN, aucune trace, jamais existée !

Je reviens à mon interlocuteur.

Charles déplie une carte qui a, ô miracle ! échappé à la poussière. Il doit la secouer souvent. Nous nous penchons sur elle tels deux explorateurs. Ma propre aventure commence !

— Ici c’est Nouakchott. Tu vas partir pour Nouadhibou en haut sur la presqu’île, frontalière avec le Maroc. Tu as le choix. Maintenant, tu vois, là, il y a la route. Mais parfois des 4-4 empruntent encore l’ancienne piste, par la mer, puis le désert. Ça peut te permettre de t’arrêter au Banc d’Arguin. Tu en exprimais le souhait, non ?

— Ça serait fantastique !

— Des amis effectuent le trajet régulièrement jusqu’au village. Moussa part demain. Il peut ensuite t’arranger un départ pour Nouadhibou, en fonction des occasions. Et peut-être, t’y conduira lui-même. Le problème c’est qu’on ne peut pas dire combien de jours ça va te prendre. Qu’en penses-tu ?

— C’est jouable. Voir les lieux où la Méduse4 s’est échouée, un rêve !

— Tu as raison. Fais juste attention aux cannibales.

Je le regarde les yeux pleins de questions.

— Je plaisante ! Tu fais référence au radeau de la Méduse, alors je fais le lien avec le cannibalisme qui leur permit de survivre.

— Oui, oui, mais bon, je ne connais pas les mœurs par ici.

Je m’oblige à sourire, en mode plaisanterie aussi.

— T’inquiète, personne ne va te manger. C’était une affaire entre Européens (il sourit) ! Le banc de sable se déplace, alors tu ne verras ni goélette ni radeau… mais des paysages uniques ! Et tu seras accueillie telle une princesse. Paul t’a présenté à Moussa comme sa nièce. Alors, tu fais partie de leur famille aussi. Ne pense pas trop au radeau, admire plutôt la nature là-bas. Tu verras, c’est un petit paradis.

Je sens bien qu’il me taquine. J’ai compris, il n’arrivera pas à me faire peur.

*

Dans le pick-up de Moussa, deux autres passagers seront du voyage, une femme et un enfant. J’arrive près du véhicule en avance.

*

Hier, après la répétition orale de mon voyage, Fatimatou me guidait dans la capitale. Sans beaucoup d’intérêt touristique, la ville grouille cependant d’une vie colorée. Dans les rues, la pagaille règne : autre code de la route, à l’aveugle, des routes envahies par les charrettes et les ânes battus jusqu’au sang ; une foule de piétons rois, hommes et femmes ; des marchés où flottent des vêtements teints avec beaucoup de goût. Un tourbillon de sollicitations et de chahut à se perdre. Des enfants qui courent dans tous les sens au milieu de tout cela ! Ma guide veillait sur moi, me tirant souvent par la manche.

Dans le marché aux légumes, poissons et viandes, les mouches se prélassent comme des reines ! Personne ne leur déclare la guerre. Peine perdue je crois.

*

Nous quittons Nouakchott.

La voiture entre dans le désert. Les paysages qui se succèdent me subjuguent. Une étendue plate de sable gris parsemée d’énormes flaques d’eau, où il ferait bon sauter, s’étire devant nous. Puis des dunes lisses et doréessortent de la terre et prennent place tout autour de nous. Pas une trace de verdure. Quelques buissons séchés.

Je me demande comment Moussa se dirige. Je ne vois pas de piste. Il semble sûr de lui. Au détour d’une dune parmi d’autres, nous bifurquons et empruntons un chemin marqué de nombreuses traces de pneus, la route !

L’enfant somnole sur les genoux de sa mère, bercé par les soubresauts du pick-up. Tous les deux restent muets à l’arrière. Assise à côté du chauffeur, je profite pleinement de tout ce qui nous entoure.

Bientôt j’aperçois la mer. Comme promis, nous longeons la plage pour rejoindre le Banc d’Arguin.

Les vagues se jettent sur la rive et nous éclaboussent. Moussa devine ma crainte.

— La marée descend, nous ne risquons rien. Je sens le sable dur sous les pneus.

— C’est impressionnant !

— Question d’habitude. Nous prenons souvent ce chemin dès que l’eau se retire. En cas d’ennui mécanique, nous pouvons réparer sans nous presser, ou attendre un dépannage avant d’être engloutis.

Un sourire aux lèvres, Moussa se concentre à nouveau sur sa route. Je ne sais pas s’il me renseigne ou s’il plaisante. Je me fie à lui. Pas le choix.

Quand il parle, il crie presque afin que sa voix dépasse les bruits de l’océan et celui du moteur de son vieux pick-up. Il reçoit toutes les éclaboussures de l’océan. Les petits essuie-glaces manœuvrent à plein régime. Ils finiront peut-être par se décrocher et s’envoler. Rêve de liberté ?

J’admire. L’océan d’un côté, le désert de l’autre. Je crois apercevoir des dauphins. Mon imagination qui me joue des tours ? Puis un autre gros poisson échoué celui-là. Trop de choses à décrypter, mes yeux passent de l’une à l’autre.

J’entre en moi-même pour prendre pleinement conscience de la réalité : je traverse la Mauritanie ! Désir d’enfant, découvrir le pays dont Grand-Père et Papa me parlaient si souvent. Les déserts, leur commune passion, recouvrent les murs de notre appartement parisien et la maison familiale à la campagne. Tous mes souvenirs s’étalent devant mes yeux, ou presque. La force et la beauté des éléments entre océan et désert me bouleversent : deux univers géologiques en constante rivalité. Je vis, respire et grandis !

L’eau semble l’emporter dans ce duel. Elle creuse les dunes qui s’effondrent, vaincues, puis se reforment et reviennent à l’attaque. Les deux s’élancent alors l’une vers l’autre pour un nouveau corps à corps. Interminable bataille. Valse infinie. Beauté naturelle. Mystère d’une planète vivante qui me fascine.

Chapitre 2

Comme un mirage

Nous roulons depuis deux heures le long de la côte. J’aperçois des tentes blanches avec de fins dessins bleus au sommet. Elles se fondent dans le sable. Des cabanes de bois et de tôles les entourent, comme un village. Nous quittons le bord de mer et restons, non loin de la plage, au milieu de minuscules dunes, sans ensabler le pick-up.

— Pourquoi s’éloigner de la plage si nous restons à proximité de la mer ?

— De ce côté, le désert se termine en falaise. La mer se jette directement sur la roche. On ne peut pas passer. Plus loin, nous pourrions retrouver la plage. Mais inutile, nous arrivons au village des Imraguens5, les pêcheurs du désert.

— Tu es pêcheur toi aussi ?

— Mon père l’est, moi je me suis installé en ville comme commerçant. Le poisson devient rare, nous ne pouvons pas tous vivre de la pêche. Les gros bateaux industriels, au large, ravagent les fonds marins. Mon père pêche encore à l’ancienne. Il part à marée haute et se laisse guider par les dauphins jusqu’aux bancs de poissons. Certains jours il revient bredouille. Les dauphins aussi disparaissent petit à petit. Ils vont chercher ailleurs leur nourriture. Tu en as vu un quand nous roulions sur la plage.

Nous parlons fort pour nous entendre l’un l’autre.

— Le gros poisson brun échoué sur le sable ?

— Oui, sans doute une victime des filets de ces gros bateaux.

— J’imaginais les dauphins grands et gris. J’ai cru en voir dans l’eau.

— Je ne sais pas s’il en existe des grands et gris. Ici, ils sont bruns avec une bosse sur le dos.

— C’est vraiment un beau pays !

— Oui. Pourtant bien aride et qui ne nourrit plus ses habitants. Mais je l’aime. Je ne sais pas si je pourrais vivre ailleurs. La mer, le soleil, les dunes et nos oasis, c’est notre vie. Une vie tranquille. Pourtant, si nous voulons envoyer les jeunes à l’école et leur permettre de choisir la leur, nous devons faire quelques sacrifices.

— J’ai hâte d’arriver dans ton village. Paul me disait que nous irions peut-être pêcher avec les membres de ta famille.

— Mon père nous conduira.

La maman et son enfant admirent les environs. Ils semblent tout à fait relaxés à présent, en confiance, comme chez eux.

— Tu conduis souvent des gens jusqu’ici ?

— Oui, je ne peux pas voyager seul alors que des villageois cherchent un moyen de transport. Ils ne peuvent pas payer un taxi. Et puis les taxis n’aiment pas venir par la mer, le sel abîme leur voiture.

Le naturel dans la voix de Moussa me fascine. Tout semble facile, normal. Sa générosité n’appelle aucun remerciement.

Nous entrons dans le village. Des enfants assaillent la voiture. Pourvu qu’ils ne se fassent pas écraser. Moussa ralentit, s’arrête presque, mais pas un coup de klaxon, pas un mot de réprimande. Attentif, il sourit.

Il coupe le contact devant une maison toute simple, faite de planches et de tôles. Nous descendons du pick-up, vite entourés d’enfants. Ils saluent Moussa avec des cris et des rires. La femme et son petit tombent dans les bras d’une vieille venue à leur rencontre.

— Sa mère.

*

Le village se compose de cabanes en bois surmontées de plaques d’acier ou d’aluminium grises et rouillées, mangées par le sel. Moussa m’invite à entrer dans l’une d’elles.

Le décor me surprend. Les tissus colorés tendus sur les murs embellissent l’intérieur ! Au sol, de grands rectangles de mousse, recouverts de coussins aux tissages éclatants, habillent la pièce. Ces couleurs vives et gaies enrichissent l’espace. Magnifique ! Tout invite au repos.

Une porte, cachée par une étoffe colorée, laisse découvrir une autre pièce au fond, plus sombre. La chambre peut-être.

Une femme me fait signe de venir m’asseoir près d’elle sur une des mousses. Je ne vois pas une seule chaise dans la pièce.

— Va, c’est ma mère. Elle est heureuse de recevoir une nièce du Père Paul.

Ah oui, je me souviens, je suis la nièce…

J’avance et m’assois à l’endroit indiqué par la maman de Moussa. Elle prend mes mains chaleureusement et me salue dans la langue du pays, émue, mais pas autant que moi.

— Elle te souhaite la bienvenue. Elle dit que la nièce de Paul est un membre de notre famille. « Darna, darek ». Notre maison, ta maison.

Moi la nièce du Père Paul, alors Juliette, sa fille, tout s’éclaire.

— Peux-tu lui dire que je la remercie et que je suis très heureuse d’être ici ?

Après quelques échanges entre eux, Moussa sort et me laisse seule avec la maman. Je ne sais quoi dire ni quoi faire. Elle me parle, sans se lasser de mon incompréhension. Je crois reconnaître le mot dort, dormir. Peut-être me demande-t-elle si je suis fatiguée ?

Moussa revient avec une petite fille qui doit avoir une douzaine d’années.

— Voilà Fatimatou, elle va à l’école, elle connaît un peu le français. Elle va nous préparer le thé. Fatimatou est ma petite sœur.

— Tu as combien de frères et sœurs ?

— Neuf !

Fatimatou répond pour lui. Une seconde Fatimatou, je ne vais plus oublier ce beau prénom. Elle continue.

— Je suis l’avant-dernière. Après moi il y a Yahya. Avant nous, nous avons deux sœurs et cinq frères. Moussa est le troisième.

— Où as-tu appris à parler si bien le français !

— Je vais à l’école depuis 5 ans.

— L’école en français ?

— Oui, je vais à l’école des sœurs à Nouakchott. Mais là, c’est les vacances.

Moussa la regarde, dans ses yeux, passe un éclair de fierté.

Fatimatou, Yahya, ces prénoms qui sonnent pour moi comme des noms exotiques. Les étudiants de mon cours d’arabe portent des noms plus communs, Mohamed, Nasir, Karim, Slimane, Lidia, Meriem ou Sabrina. Je m’avance vraiment en terre inconnue ! J’aime ça.

Fatimatou prépare alors, avec sérieux et concentration, tout ce dont elle a besoin pour faire le thé. Moussa allume un petit réchaud à gaz sur lequel elle place une théière bleu fané, cabossée, rouillée. Elle y verse de l’eau. Moussa sort.

Posés sur un plateau en aluminium, deux verres à thé attendent. Un petit broc d’eau sert à rincer les verres. Dans l’un d’eux, elle transvase des feuilles de thé, un demi-verre, qu’elle lave puis jette dans la théière sur le feu. Ma mémoire enregistre tout.

Elle déroule un journal qui enveloppe un cône de sucre aussi gros qu’une bouteille de cidre ! Ses mains, gracieuses, en cassent un morceau, assez gros, et le plongent dans la théière, qu’elles remplissent de feuilles de menthe. Elles paraissent reproduire des gestes millénaires.

Le tout se met très vite à frémir, puis bouillir.

*

Ah, le thé !

Je m’en souviendrai toute ma vie. Nous restons là de longues minutes sans ennui. J’observe Fatimatou et la valse de ses doigts d’un charme indescriptible. J’assiste à une vraie cérémonie familiale.

Sous l’œil attentif de sa mère, elle verse le thé dans un verre et repose la théière sur un feu plus doux.

Elle soulève ensuite le verre et en verse le contenu dans un autre à environ quarante centimètres de distance. Aucune goutte ne s’échappe. Le verre qui reçoit n’a presque pas le temps de chauffer. Il s’élève dans la main de Fatimatou, pour se verser dans le premier verre, posé sur un plateau de dinandier. Je reste subjuguée. Après quelques va-et-vient de la sorte, les deux verres, à demi pleins d’une mousse blanche, légèrement jaune, aspirent à être sirotés. Pourtant, le thé retourne dans la théière.

Trois séries plus tard, Fatimatou tend enfin un verre à sa mère.

— Te ndor a chaï ?

Elle murmure quelque chose et prend le verre que lui tend sa fille.

— Qu’as-tu dit à ta maman. Il me semble qu’elle m’a dit la même chose tout à l’heure.

— Je lui ai demandé si elle veut du thé. C’est par politesse.

Je ris de moi-même. Dormir ! Elle ne me demandait pas si je voulais dormir, mais si je voulais boire du thé.

La fumée s’échappe du verre. La maman sirote doucement, puis elle rend le verre. Fatimatou le remplit sans faire déborder la mousse et me le propose. Pas moyen de refuser, je dois boire dans ce verre commun. Avec un peu d’hésitation, j’avance le verre près de ma bouche.

Comme ça sent bon ! Prudemment, je goûte le breuvage chaud. Un délice ! J’oublie d’où il vient. Mieux, je sens le privilège de ce partage intime.

Les mêmes gestes par deux fois, à chaque verre, une nouvelle saveur se déploie. Peu de paroles, juste du bien-être. Partager l’instant, ensemble et si différentes, appréciant un délicieux moment. Qu’il est beau le sourire de la maman. Que nous dire d’autre ?

Moussa arrive au troisième verre. Il avale le thé et me propose de visiter le village.

La visite consiste à traverser une enfilade de cabanes-maisons jusqu’à la mer. Les tentes aperçues de loin se dressent plus à l’Est. Une sorte de village touristique pour les Européens qui passent par-là, m’explique-t-il.

— Mon père ne va pas tarder à revenir. S’il rapporte du poisson, je l’aiderai. Maman s’occupera ensuite de nettoyer le poisson. Si tu veux, tu pourras l’aider.

— Oui bien sûr.

Je n’apprécie pas vraiment ce plan, je n’ai jamais vidé de poissons ! Mais puis-je me dérober ? Cela ne peut que me rapprocher des gens de ce pays.

— Ton père est resté longtemps en mer ?

— La journée. Il part à marée haute, jette ses filets, la marée descend, puis il doit attendre le retour de la marée pour les relever. Il profite ainsi des allers-retours du poisson. Selon les jours, il en attrape ou pas. Les hommes déjà rentrés disent que c’était une bonne journée. Alors je suis content d’être là et de pouvoir l’aider, In Cha Allah6.

Les maisons du village se ressemblent toutes. Un rectangle ou deux, autant de pièces. Quelques enfants jouent dehors. La chaleur s’estompe. La proximité de l’océan la rend plus supportable ici. L’ombre commence à grignoter le sable au pied des dunes. Nous marchons entre ces collines mouvantes. Je perçois la pente douce de la plage glisser sous les vagues. Quelques pirogues attendent entre l’eau et le sable. Des lettres arabes et des dessins décorent les coques. Quelle beauté ! Malgré l’usure du bois, une certaine majesté accompagne ces frêles embarcations.

— Que représentent les dessins sur les bateaux ?

— Des louanges, la plupart du temps on écrit « ma cha Allah » ; c’est pour protéger ceux qui partent en mer. On s’en remet à Dieu.

Le bois semble pris dans des vagues de peinture, vertes, jaunes, rouges et orange.

— C’est beau.

— Oui, ça doit être beau si ça s’adresse à Dieu. Mais ces pirogues ne sont pas nos bateaux traditionnels. Des pêcheurs sénégalais les vendent parfois à des pêcheurs du village qui les trouvent plus maniables avec leur moteur. Regarde au loin, nos lanches, plus plates, avec un mât. Elles naviguent à voiles, pas à moteur, afin de préserver le site.

Des hommes, près des barques, arrangent leurs filets, tableau biblique dont je ne me lasse pas, signe du repos et véritable ouvrage. Au loin, une voile triangulaire approche. Moussa reconnaît l’embarcation de son père. Deux hommes l’accompagnent.

— Il ne pêche pas seul ?

— Mes deux frères partent souvent avec lui. Seul, il ne peut plus remonter les filets. Il vieillit. De toute façon, on ne peut plus se permettre d’avoir trois bateaux.

Tout s’enchaîne très vite. Moussa va au-devant de la barque pour aider les trois hommes à sortir tout ce qui s’y trouve. Je devine deux bassines de poissons. Les frères et le père me saluent rapidement. Ils semblent épuisés.

Je propose mon aide, mais ils la déclinent gentiment.

— Ce n’est pas un travail pour les femmes.

Je dois contenir ma réprobation occidentale de ce concept genré.

La maman nous rejoint avec des seaux vides, des tissus et des couteaux.

— Si tu veux, tu peux aider maman, elle va vider et laver les poissons pour les faire sécher. Après nous pourrons les vendre en ville.

— Tu peux lui dire que je ne sais pas comment faire pour qu’elle me montre ?

Je le pressentais, pas de ménage, mais ça y ressemble. Tous les mêmes ! Les hommes le métier noble, les femmes celui qui salit !

Je ris intérieurement de mon jugement tout aussi sexiste.

Moussa parle à sa mère qui me sourit et me fait signe de venir.

Les deux bassines débordent de poissons qui ne rêvent que de retourner à l’eau.

Trop tard pour eux. La maman commence par trier les gros, qu’elle assomme avant de les poser hors de l’eau. Elle en empoigne un énorme, lui ouvre le ventre et en sort les entrailles. Pas préparée, un haut-le-cœur me secoue. Mais je tiens. Elle me met un couteau dans la main et me montre un poisson. Je ne peux pas. Je reste tétanisée.

Alors elle prend le poisson vidé et le lave avec application devant mes yeux : la leçon est terminée. Je dois en faire autant. Ce travail me convient mieux. Je lui souris et prends le poisson pour continuer de le laver. Elle me regarde, amusée, et fait un signe approbateur de la tête.

Nous avons vidé, lavé et déposé dans le fumoir le contenu des deux bassines de poissons. Le soleil disparaît dans l’océan lorsque nous rentrons dans la maison. Un thé chaud nous y attend. Les hommes, habillés de propre, se reposent.

La soirée passe vite. Nous nous régalons d’un plat de riz au poisson.

— Demain, mon père nous conduira en mer, près de l’île aux oiseaux que les touristes aiment voir. La pêche d’aujourd’hui lui offre un peu de répit, le fumoir déborde.

*

Pendant la nuit, je reste à rêver, allongée à côté de Fatimatou sur une mousse. La présence de la petite me rassure.

Le banc d’Arguin.

Couchée sur le dos, j’essaie de me remémorer l’histoire de La Méduse, des naufragés, des survivants. Cette histoire s’est achevée ici, à peine croyable ! Comment vais-je réagir demain en naviguant sur cette mer à travers le banc de sable ? Lasse, je m’endors, heureuse de l’accueil familial dont je bénéficie, loin des khaïmas7 pour touristes.

*

Fatimatou me réveille.

— C’est l’heure de la prière. Je vais préparer le thé et le pain. Tu viens avec moi ?

Lorsque les adultes arrivent, un petit déjeuner local les attend : galette de blé, dattes et verres de thé. Vite avalés. Tout le monde se lève. Le silence, enveloppe légère ici, donne le ton à la journée.

Dehors, une brise fraiche provoque un frisson. Je m’enveloppe dans mon gilet. À la suite de Moussa, je cours presque.

— Nous devons partir vite, car la mer commence à redescendre. Nous risquons de ne pas pouvoir naviguer si nous attendons.

À peine le temps de réaliser, j’embarque sur la lanche et nous voguons vers le large. Des dauphins nous accompagnent puis nous quittent. L’eau devient peu profonde pour eux aussi.

Une heure plus tard, le père de Moussa, un homme silencieux, la peau brune, ridée par la mer et le sel, jette l’ancre. Je n’ose dire un mot afin de ne pas compromettre la pêche. Ils ont lancé leurs lignes pour prendre de quoi agrémenter notre prochain repas. Ma tête pourtant résonne de questions : pourquoi s’arrêter ? qu’attendons-nous ? Je vois des traces de sable autour de nous, des îlots épars.

Moussa prépare un réchaud et une marmite dans laquelle il verse de l’eau. Son père retient les lignes à pêche. Je les regarde comme une enfant émerveillée qui découvre le monde et n’a pas encore assez de mots pour le décrire, le comprendre, demander des explications. Frustrant.

— Est-ce que je peux vous aider à quelque chose ?

— Non, juste guetter les oiseaux. Tu les vois répartis sur plusieurs îlots ? Lorsque la marée va remonter, ils se rassembleront sur le banc de sable là-bas, le dernier à être immergé, sans l’être totalement. Alors, de tous les autres bancs de sable, ils viendront se mettre au sec.

Moussa me passe les jumelles.

Mon attention hésite entre la pêche du papa, la préparation du riz sur une jante de roue garnie de bois enflammés, au milieu du bateau (!), et les oiseaux qui sommeillent sur les bancs de sable éparpillés.

Je finis par me centrer sur le troisième tableau. De temps en temps j’élargis ma prise de vue. Je guette le feu.

Des ronds de sable au loin diminuent et disparaissent. Quelques oiseaux s’en échappent et viennent déranger les prévoyants déjà installés pour la grande marée. Ils se serrent, de plus en plus nombreux : pélicans, flamants roses, spatules et d’autres que je ne reconnais pas. Bientôt, cette foule se confond avec son reflet dans l’eau. Ils semblent des milliers. Combien de temps pour que la cohue se forme ? Captivée par ces ballets d’oiseaux, j’oublie les deux hommes du bateau. L’odeur du poisson me ramène à eux. Moussa dépose sur un plat, de lourdes cuillères de riz gluant, sur lequel le papa ajoute des truites grillées.

Grillées ? Je cherche dans la lanche. Le brasier fume encore à l’arrière. Pas prudent, mais délicieux !