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Sous un ciel d’orage déchiré par les éclairs, à la lisière de Ouagadougou, un grand baobab livre un secret enfoui depuis un demi-siècle : le squelette d’un enfant. Tandis que la police referme rapidement le dossier, Isabelle, médecin légiste déterminée, refuse de laisser ce mystère sombrer dans l’oubli et s’engage, avec son équipe, dans une quête de vérité. Non loin de là, Adama, chassée de son village sous l’accusation de sorcellerie, trouve refuge au centre de Del Wende, espérant échapper aux spectres de son passé. Leurs chemins se croisent dans un Sahel chargé de non-dits, où les ombres d’un passé enfoui menacent de bouleverser ces terres rouges à jamais. Et si ce secret, enfin dévoilé, changeait bien plus que leurs destins ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Après la publication du "Dey de l’hôpital" et du "Prince de Chinguetti" au Lys Bleu Éditions,
Laurence Huard vous invite à découvrir les mystères du Burkina Faso. Infirmière de brousse, son métier lui offre une immersion unique dans les rituels et coutumes du pays des hommes intègres. À travers chacun de ses romans, elle explore des phénomènes de société et s’engage dans une lutte littéraire contre tout ce qui déshumanise.
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Seitenzahl: 297
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Laurence Huard
Le ventre du baobab
Roman
© Lys Bleu Éditions – Laurence Huard
ISBN : 979-10-422-5783-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toutes les femmes
encore trop souvent victimes de préjugés et de violence.
À Alya, pour qui nous voulons un monde plus juste,
avec toutes les chances de devenir une femme heureuse.
Je me fraie un chemin dans la foule. Nous avons laissé la voiture plus loin. La piste défoncée et les badauds nous ont dissuadés de poursuivre. Je me demande encore pourquoi l’officier a envoyé un policier me chercher. D’habitude, ils me livrent les cadavres à la morgue. Peut-être une célébrité ?
Le policier écarte hommes, femmes et enfants qui bloquent le passage. Je reste clouée sur place. Devant nous, il gît. Je n’ose y croire. Le vide creusé dans l’horizon m’avait échappé. Le géant fendu en deux s’étend de part et d’autre de son point d’enracinement. Quelle puissance a bien pu venir à bout de ce multicentenaire ? Mon cœur se serre. Toute une histoire, des vies, des légendes, des sacrifices écroulés en une nuit.
Bon, aussi triste, bouleversante que soit la scène, pourquoi m’a-t-on appelée ? J’avance, troublée pas ce spectacle. Ce que la foudre peut être assassine ! Le Baobab aurait-il écrasé quelqu’un dans sa chute ? Je ne vois que cela. Sinon, pourquoi une légiste ? Nous ne sommes pas si nombreux dans le métier pour que nous soyons sollicités pour un arbre, fût-il la loge des ancêtres !
L’officier vient vers nous.
Il semble ému, secoué, bouleversé. Mon regard doit trahir l’étonnement et la surprise qui m’habitent.
Puis le silence.
À sa suite, nous nous approchons du géant terrassé. Je trace mon chemin au milieu de ceux et celles qui, de loin, observent quelque chose. Les villageois nous pressent, je pourrai leur écraser les pieds. Que se passe-t-il donc ? Bien sûr, l’immense arbre fait partie de leur paysage. Sa chute transforme l’étendue des champs de mil qui s’avancent plus avant. Tout de même, je n’imaginais pas la force de nos traditions. L’univers des croyances qui entourent le Baobab résiste au temps. Les Mossis1 ne changeront pas !
Je le regarde, étonnée. Il tend le bras et m’invite à avancer. Il me pousse de loin. La circonférence de l’arbre permet à quatre policiers de se tenir dans la base du tronc écorché, troué. Un ventre ouvert. L’image s’impose à moi. Un ventre ouvert !
Mais que scrutent-ils ? Un ruban jaune et noir délimite ce qui s’apparente à une scène de crime. Mais de quel crime s’agit-il ? Puis, je l’aperçois. Recroquevillé sur lui-même, enlacé par une extension du bois, il se perd dans ses haillons. Un petit squelette, gris, abîmé, repose là, tranquille.
Nos regards se croisent. Les quatre hommes, figés, attendent quelque chose de moi. Je m’approche encore. J’observe la scène. Lorsque le corps d’un enfant s’expose ainsi, cela m’atteint en profondeur. Je n’arrive pas à m’y faire. Pourtant, la raison l’emporte et le métier revient. Je me ressaisis.
Il n’a pas tort, le grand Baobab du creux de son ventre, enrobe le squelette. Mais bon, je ne vais pas entrer dans ce jeu. J’attrape le drap que me tend l’un des policiers et j’entre à mon tour dans l’antre sacré. J’essaie de ne montrer aucune hésitation même si je tremble un peu. Je soulève le bois qui entoure le corps. Je m’étonne de le sentir lâcher volontairement sa prise. Je lève les yeux comme pour rencontrer ceux du géant. Puis je hausse les épaules me moquant de moi-même, d’autant plus qu’il se trouve à terre à présent. Je couvre le squelette, le soulève avec précaution, l’entoure pour n’en perdre aucun morceau. La scène me semble irréelle. Je ressors de l’immense tronc ouvert portant comme un trésor, un corps inanimé depuis des années. Je comprends alors l’émotion de l’officier. Un enfant. La vie d’un enfant vibrait dans ce tas d’os informe que je tends maintenant aux ambulanciers arrivés après nous.
Aucun autre mot. La foule recule dans un murmure, un grondement presque. Désavoue-t-elle ce geste ? Ai-je enfreint quelques interdits ? Qu’importe. Toutes ces questions, et bien d’autres, demandent maintenant des réponses. Et mon rôle se situe là.
La voix me sort de mes réflexions. L’officier, l’air grave, se tient debout près de moi. Il attend des explications, trop tôt, trop tard peut-être aussi, au vu de l’état des ossements.
Il se parle à haute voix.
Je m’éloigne en souriant. Je ne connais pas bien cet officier. Deux ou trois affaires nous permirent d’apprécier la complémentarité de nos recherches dans un respect mutuel. Mais aujourd’hui, il semble attendre plus de moi. Parce qu’il s’agit d’un enfant ?
Le policier me reconduit à l’hôpital. Sur le trajet, les images me reviennent. L’arbre, comme sacrifié, le squelette, reposant au creux du géant, presque paisible. L’immensité et la force d’un côté, la fragilité et la mort de l’autre. Unis par la foudre.
L’orage de la soirée d’hier laisse d’autres stigmates sur la route qui conduit de Paan Yoodo à Ouagadougou. Des enfants ramassent les nombreuses branches arrachées aux arbres. Le vent encore fort hisse la poussière en tourbillons. Les pagnes se soulèvent et les mains peinent à les dompter. Quelle chance de pouvoir porter des pantalons sans faire jaser comme par le passé !
Mes pensées se mélangent. Pourtant, l’image de ce petit corps revient et essaie de s’imposer.
***
Elle porte une grande bassine d’aluminium sur la tête.
L’eau, unique richesse qu’elle savoure dans cette concession de femmes. Quelques litres, elle ne porte plus que quelques litres. Ses forces s’amenuisent, elle le sent. Sa longue vie se tarit comme l’eau du puits remontée à la force des bras, avec une corde de plus en plus longue. Adama ne regarde plus devant elle. Sa vie s’écrit au passé. Elle ne regrette rien, du moins elle veut le croire.
Dans sa case de terre, une natte tressée avec du plastique chinois lui rappelle toutes celles qu’elle tissa elle-même avec les fibres des grands sisals du pourtour de la concession familiale. Dans un coin, quelques vieux pagnes et une casserole qui ne sert plus, une besace où elle conserve ses trésors, et un morceau de peau de chèvre. Le résumé d’une existence, tandis que quelque chose en elle s’en va.
Elle pose la bassine et y puise une tasse. Le liquide rafraîchit sa gorge asséchée par le vent et l’âge. Le mois d’avril s’alourdit de chaleur comme jamais. Combien de saisons sèches compte-t-elle depuis qu’elle peut se souvenir ? Quarante ? Cinquante ? Soixante ? Sait-elle l’année de sa naissance ?
Elle connaît celle de sa mort.
Six mois qu’elle se traîne dans le centre…
La cloche retentit. Le repas du jour que les femmes reçoivent ne varie pas : tô, un peu de sauce de feuilles de baobab ramassées par les plus jeunes dans la brousse, du sumbala pour donner du goût, parfois un peu de poisson, si des pécheurs généreux et peut-être craintifs en déposent devant le grand portail. Jusqu’à deux cents femmes qui attendent leur part. Chaque jour, un sursis dans ce monde qui ne veut plus d’elles. Rejetées par les leurs, accusées de manger des âmes, elles se réfugient dans un centre d’accueil du nom qui signifie le seul recours dont elles disposent à présent, Del Wende2. Après la sidération, le dépit, la colère, l’épuisement, si elles survivent, elles reconstruisent des habitudes, créent de petites communautés d’entraide. Celles-ci s’imposent, une solidarité de fait, chacune comptant sur les autres pour le bois de chauffe, les feuilles de haricot ou de baobab, les restes du marché, l’eau, la laine pour tisser. Mais chacune sait aussi que le jour où elle ne viendra pas chercher sa portion de nourriture, quand la force ne suffira plus, alors la mort sera la dernière visite.
Adama la sent proche. Un pressentiment, une intuition.
Ce soir, elle avance, le dos courbé, le pas lent. Son visage ne plisse pas sous les rides, son regard noisette brille encore. Le large ruban de pagne qui couvre des tresses irrégulières nouées avec délicatesse, signe une coquetterie passée. Quelqu’un qui la regarderait avec attention verrait une certaine jeunesse dans ses traits. La lassitude la courbe, pas les ans.
Elle tend son écuelle et reçoit sa part. Ce geste, elle se revoit l’accomplir vers les mendiants qui errent de village en village et qui trouvaient accueil autour de son foyer. Elle s’en veut aujourd’hui d’être tombée si bas. Si elle ne prend sa part dans les tâches quotidiennes, de quel droit prend-elle ce repas ? La faim ? La solitude ? Laquelle de ces deux sœurs l’a sortie de sa case ?
***
Sur la porte en bois, le nom de la docteure s’affiche en grosses lettres, Marie Ouédraogo.
Une assistante frappe et entre.
Dans le couloir, les images affluent devant les yeux du docteur.
J’espère que le transport n’aura pas fini de briser le petit corps. Je ne dois pas penser ainsi. Je me laisse aller à une émotion hors de propos dans mon métier. En gardant une saine distance, je préserve ma lucidité et mon jugement. Évacuer l’idée d’un enfant et ne voir que le squelette, pour, à terme, réhabiliter l’enfant. Pourquoi ce manque de distance soudain ? Un tel trouble reste hors de propos. Je dois garder une pleine maîtrise de moi si je veux aller jusqu’au bout de mon investigation.
Prise dans ses pensées, elle arrive dans la chambre d’analyse. La forme recouverte du drap blanc semble si petite au milieu de la table d’autopsie. Personne ne l’a touchée. D’habitude, les assistants préparent le corps. Aujourd’hui, un étrange silence règne dans la pièce. De l’autre côté de la baie vitrée, dans le laboratoire, les blouses blanches feignent de s’affairer, mais les coups d’œil vont de leurs mains à la table et au paquet qui attend dans le laboratoire d’à côté.
Issa regarde ses collègues, hésite, puis s’exécute.
Avec précaution, nous dégageons le drap. Je maintiens le plus possible les os pendant qu’Issa tire délicatement le tissu. Sur la table, le squelette, recroquevillé dans ses haillons, occupe peu de place. À son poignet, un bracelet étiquette rappelle la date de ce jour, 26 mars 2014. L’orage a fendu l’arbre en fin d’après-midi, la veille.
Issa quitte la chambre froide. Il revient du labo avec un appareil photographique ultra moderne. L’hôpital de Ouagadougou a reçu dernièrement un équipement complet destiné aux médecins légistes. Sa passion pour la photographie d’Issa le prédisposait à prendre le rôle de photographe. Marie s’amuse de le voir arborer fièrement autour du corps son nouveau jouet. Elle sait que des pépites apparaissent souvent parmi ses clichés, alors elle lui laisse le rôle. Parfois, elle se voit plus comme mère d’une grande fratrie que comme cheffe d’équipe.
Pendant que le flash d’Issa crépite, elle rejoint l’équipe dans le labo.
Je me retire en souriant. Ces deux-là parlent souvent d’une même voix. Ils forment un duo aussi étrange qu’efficace. Petit brun frêle et grande femme forte, les études, puis le mariage, les ont rassemblés pour la vie ! Parfois, je les envie.
***
Les nuits du mois de décembre rafraîchissent l’atmosphère. Adama se couvre de tous ses pagnes sans parvenir à se réchauffer. Elle pourrait s’endormir et ne plus se réveiller. Qui ici s’en émouvrait ? Elle sort de sa case emmitouflée dans ses loques. Elle espère que les braises du grand feu de la cuisine rougiront encore. Ses vieilles sapapas3 en caoutchouc aux pieds, elle se traîne jusque-là. Un sourire plisse les traits de son visage. Elle ramasse quelques branches et les jette sur la braise. Une flamme, promesse de vie et de chaleur, s’en échappe aussitôt.
Elle ne devrait pas, les femmes parcourent des kilomètres pour rapporter du bois. Pourtant, elle s’empare d’une bûche qu’elle dépose sur les flammèches.
Recroquevillée sur elle-même, accroupie, elle laisse sa peau et ses pagnes aspirer la douceur du moment. La pouryanga comme on l’appelle ici, la vieille, savoure le répit. Demain, elle se le promet, elle ira à son tour à la recherche du bois. Elle s’assoupit. Elle rêve. Un mauvais songe. Elle se revoit au village avant d’en être chassée voici des mois.
Son heure de gloire passée, tous les maux du village lui retombaient dessus. Ses fils aînés, installés en ville, l’oubliaient. Le plus jeune, parti on ne sait où, n’a jamais donné de nouvelles. Son isolement la trahissait. Comment peut-on vivre abandonnée ainsi, sinon à cause de grands méfaits ! Les accusations se multipliaient. Un coq meurt, elle lui aurait jeté le mauvais œil. Un enfant qui échoue à ses examens ! Sans doute parce que la vieille Adama en voulait à ses parents de ne pas lui apporter une part de leur mouton de l’aïd !
Et puis ce drame, une petite fille tombée dans le puits. Les villageois qui se rassemblent aux cris de la mère. Et une foule comme un essaim de guêpes s’élance vers sa concession. Adama n’est-elle pas la gardienne des filles du village ? Pourquoi n’agit-elle plus ? Ils la chassent, lui jetant ses hardes au dos, hurlant des malédictions. Les femmes, qu’elle a toujours protégées, suivent la foule, oubliant ses bienfaits.
Elle n’a pas résisté. Depuis longtemps déjà l’ensemble de ses cases faisait des envieux, autant d’espace pour une seule femme ! Mais elle ne se résignait pas à en changer, persuadée que ses fils reviendraient. Et puis, elle se sentait coupable au fond d’elle-même.
La haine grandissante des villageois de Zinékwé lui laisse un goût amer. Dans le passé, ils la fêtaient comme une reine et ne pouvaient se passer de ses talents. Voilà comment ils la remercient maintenant qu’elle ne leur sert plus à rien.
Elle ramassa les quelques affaires jetées sur elle et partit.
Un dernier affront l’attendait pourtant non loin de là. Près du marigot, un groupe de jeunes femmes attirées par les cris, et comprenant leur origine en voyant la vieille fuir, lui barre la route, menaçant.
Le chemin vers la ville, bloqué par la foule haineuse, Adama s’éloigna à l’opposé.
Le mot jeté prenait effet. La malédiction se réalisait. Désormais, aucun village, aucune concession ne l’accueillerait. Un choc dans le dos la fit trébucher. Une pierre lui signifie qu’elle vient d’échapper à la lapidation.
La pouryanga se réveille pétrie de froid. À la place de la braise, une cendre grise comme la terre sur laquelle elle tomba ce jour-là attend le lever du soleil.
***
Marie tient dans ses mains les premiers résultats du laboratoire. Une semaine pour déterminer un âge avec certitude ! Il corrobore son examen personnel : 5 ans tout au plus. Dans son métier, les corps de cet âge arrivent rarement jusqu’à la table d’autopsie. Elle n’affichait donc pas la même certitude que pour ses autres observations et examens.
Passé la satisfaction professionnelle, un malaise monte en elle. Si jeune !
Elle se surprend à nouveau à taire l’évidence.
Comment ne puis-je accepter qu’un enfant soit bel et bien mort, quelque part, voici un certain temps ? Ce squelette appartenait bien à un enfant.
En elle-même, le docteur sépare les syllabes comme pour mieux intégrer l’inacceptable. En choisissant ce métier pensait-elle échapper à ce genre de réalité ?
Silence à l’autre bout du fil.
Cela semble plus facile à l’officier de parler de l’enfant mort sans cacher les mots. Ce ne doit pas être son premier cas.
Marie raccroche, pensive. Quelque part, des parents attendent un enfant qui ne reviendra jamais. Un deuil ne se fait pas. Des larmes continuent à irriguer les terres sèches de Paan Yoodo. Elle rejoint son équipe de biologistes.
Le médecin relit le rapport. À quoi bon, elle n’y trouvera pas plus de précisions que celle qu’Emmanuel vient de lui donner. « Fragment de pagne, couleurs effacées, pigments indigo et rouille, filature hollandaise… » La terre retrouvée sur les fragments vient des alentours, et quelques traces de cellulose sont issues du Baobab. Le corps doit provenir de ce village. Pas de déplacement observable, l’enfant a dû mourir sur place, ce qui ajouterait à l’horreur.
Pourquoi échafauder de telles hypothèses au lieu d’attendre ce qu’en dira le laboratoire central ? L’enquête n’est pas de mon ressort. La gendarmerie cherchera. Je dois me contenter de donner les pistes qui aideront leur recherche, des pistes basées sur des certitudes scientifiques et non des suppositions ou déductions.
Un imprimé qui ne se trouve plus. Aïcha s’y connaît en pagne, pour le plus grand dam d’Emmanuel qui lui reproche souvent des dépenses inutiles. Mais elle le porte si bien le pagne ! Quand il la voit se déhancher dans la rue à ses côtés, il l’avoue, il ne regrette plus les achats de sa femme. Il savoure la chance d’être l’élu. D’ailleurs, lui-même aime être sur son trente et un. Ils forment un beau duo !
Marie secoue la tête pour chasser ces distractions et revenir aux autres corps qui attendent ses conclusions.
Vingt-quatre heures plus tard, les résultats tombent : cinquante-cinq ans. Le squelette attend, replié sur lui-même, comme un fœtus, depuis plus de cinquante ans ! L’équipe comme une seule personne lève les yeux vers Marie, quittant les microscopes et autres instruments de labo qui demandaient toute leur concentration. Aucun d’eux n’était encore né lorsque ce petit être fut déposé dans le tronc. Mort ? Blessé ? Vivant ? Depuis si longtemps, et pourtant, il leur semble qu’à partir de ce moment, l’affaire les concerne plus encore. Comment l’expliquer ? Si lointaine, cette histoire les dédouane pour hier, mais les responsabilise pour aujourd’hui. Heureux et heureuses de ne pouvoir connaître l’enfant, une question les dérange : comment soulager les parents et leur permettre de trouver des réponses aux questions accumulées depuis tout ce temps ? Vivent-ils encore ? Restent les descendants indirects si l’histoire, le drame, fut transmise aux autres générations.
Prévenir l’officier.
Marie regagnant son bureau énumère les données. À cette époque, pas d’acte de naissance une fois sur deux. Les enfants de la brousse n’allaient pas à l’école. L’officier ne trouvera pas beaucoup de pistes. L’administration française n’aura pas fait cas de la disparition d’une enfant noire si toutefois celle-ci fut signalée.
Il nous reste l’ADN qui affirmera le sexe de l’enfant. J’oubliais cette donnée. Ne négligeons rien.
Et le récit des habitants, la transmission orale, le seul élément fiable sur lequel la gendarmerie pourra s’appuyer.
Peu de temps après l’appel de sa cheffe, Emmanuel revient avec le sésame.
Si une fille disparaît vers 1959, quel impact sur le village ? Recherche-t-on l’enfant ? À qui s’en remet-on pour les recherches ? Le village n’organise pas les cérémonies d’obsèques, le souvenir s’étiole-t-il ?
Marie naît vingt ans plus tard. Une génération, un monde, une éternité ! Elle réalise que ce petit corps la plonge dans ses racines mossies qu’elle connaît mal. Que ce petit squelette, qu’elle revoit blotti au creux du grand arbre, occupe bien trop son esprit. Pour la première fois, une affaire interroge ses origines, les coutumes de ses ascendants, la vie en Haute-Volta4. Elle a hâte de voir sa mère et de lui poser toutes les questions qui se pressent dans sa tête.
***
La sœur responsable de la gestion du centre se penche vers elle.
Elle ne répond pas. Seule la sœur l’appelle ainsi. Elle lui sourit, la remerciant. L’autre se demande si ce sourire n’atteste pas les accusations de démence que lui jettent ses compagnes. Elle l’aide à se lever et la conduit jusqu’à sa case. Adama tremble. Le froid saisit ses membres décharnés. La sœur cherche autour, ne voit rien.
Elle n’attend pas de réponse, Adama reste avare de paroles. Elle sort et revient très vite, les bras chargés.
Adama, engourdie par la chaleur, s’endormirait sous les étoiles sans récupérer son bol. La sœur, trop jeune pour comprendre les règles que se donnent ces vieilles réunies contre leur gré dans le centre, refuse d’abandonner qui que soit. Quand son tour de garde vient, elle s’assure que chacune reçoive sa part de nourriture. Ce qui provoque parfois de vives jalousies entre celles qui ne travaillent plus et donc ne servent plus à rien, et celles qui triment pour aller cherche le bois, l’eau, et mendier la nourriture qui manque bien souvent. La haine ainsi attisée retombe sur ses protégées. La survie des valides peut être à ce prix.
Aux tremblements succède la fièvre. Adama sourit. Cette nuit volée au froid et aux femmes la délivrera-t-elle d’une vie qui perd son sens ?
Une demi-heure plus tard, la sœur revient avec une calebasse de bouillie de mil fumante. Elle trouve la pouryanga en chien de fusil sous les couvertures, brûlante de fièvre. Elle lui éponge le front avec un morceau de pagne. Elle sait que personne ne viendra veiller la vieille ni rafraîchir sa tête avec l’eau précieuse, puisée trop loin. Son emploi du temps s’inscrit au pied d’Adama pour la journée à venir.
Dans la soirée, Adama revient de ce côté du monde, encore prise dans un feu qui la retient collée au sol. Elle sent la douceur du tissu frais qui passe et repasse sur son front. Elle s’abandonne, comme le faisaient ses fils, petits. Le dernier, surtout, qui savait que la jalousie des grands lui serait épargnée du fait de son rang dans la fratrie.
Elle ne cachait pas sa préférence pour lui, sans jamais manquer d’attention aux autres, déjà grands à sa naissance. Ce petit, elle l’a mis plusieurs fois au monde. Toutes les maladies, celles des blancs, comme celles du pays, semblaient s’acharner sur lui. Les sacrifices aux ancêtres, les dons aux masques, les visites à l’hôpital Paul VI, son père essayait tout. Ce qui le plus souvent le guérissait sortait pourtant de la besace de sa mère, de ses connaissances en médecine traditionnelle. Chaque fois, l’enfant revenait à la vie.
Aucun Dieu ne veut d’elle. Aucun ne vient la chercher. Après une semaine, Adama, sur pied, passe le portail de Del Wende. Elle veut tenir sa promesse. Elle rapportera les branches volées. À la fin de sa vie, les esprits fidèles ne pourront pas lui reprocher ce délit. Appuyée sur un morceau de bois, elle marche avec peine. Comment les évènements peuvent-ils briser si vite une vie ? Comment peuvent-ils diminuer l’ampleur de la force d’une femme, si imposante dans sa stature, dont les jambes incarnaient une puissance qui inspirait le respect ? Comment l’air se trouve-t-il si avare jusqu’à ne plus atteindre les poumons d’un être qui retint si souvent ses mots ?
La marche épuise Adama parce qu’elle se mêle à ces pensées qui la torturent. Elle rêvait de ses vieux jours, appuyée sur les bras de ces fils vigoureux. Un bâton aujourd’hui prend la place laissée froide, celle du vide autour d’elle.
Avant d’être bannie du village, elle le fut de leur cœur. Elle ne leur en veut pas. Elle sait la raison de leur rancœur. Son cœur à elle, continue de saigner son innocence.
Le dos courbé sous le poids de gros morceaux d’acacias, juste bon pour nourrir le feu une heure ou deux, elle repasse le portail. N’attendre aucun merci, aucun sourire, aucune aide, et se retirer dans sa case jusqu’au repas du soir.
Vit-elle encore ?
***
L’enquête piétine.
Le géant gît sur le sol. Son envergure impressionne les rares passants, enfants sur les chemins buissonniers, ou bergers égarés à la suite de leurs chèvres ou de leurs maigres moutons. La saison sèche creuse leurs flancs. Pensaient-ils trouver un peu d’humidité au pied du Baobab ? Un chevreau escalade les tissus déchirés du tronc sacrifié par la foudre. Vengeance d’en haut, jalousie ? Tant de petits sacrifices offerts aux ancêtres par les habitants des lieux. Habitacle de l’âme de ces disparus. Un arbre sacré.
L’officier ne sait plus quelle piste suivre. La sueur ruisselle sur son visage. Il regarde le ventre ouvert, pense au drame joué là voici plus de cinquante ans. Accident ? Sacrifice ? Crime ? Aucun indice vers l’une ou l’autre théorie ? La photo qu’il observe lui révèle ce qu’il ne voyait pas alors, trop pris par l’émotion. Pourtant, des cadavres, il en découvre souvent. La posture donnait au petit squelette un air apaisé, endormi, protégé par l’extension du tronc enroulée tel un bras protecteur.
Quelques-uns de ses hommes cherchent encore parmi les entrailles ouvertes, un signe, un objet, quelque chose qui pourrait orienter les recherches. Mais ils doivent se rendre à l’évidence, trop d’années les précèdent emportant leurs secrets.
L’assistant du docteur fouille lui aussi, avec plus de minutie, une pince à la main. Il prélève ce que le temps n’emporte pas, ce que l’œil ne voit pas dans la pénombre des anfractuosités du tronc, ce qui se loge au plus profond du ventre du Baobab.
Dans le laboratoire, Issa aussi s’affaire.
Marie ne se résignait pas au défaitisme de l’officier :
Il personnalisait l’arbre sans s’en rendre compte.
Ainsi son équipe et Issa se retrouvent-ils, perdus, minuscules humains dans l’éparpillement des morceaux du grand arbre.
Issa étale les sachets et tubes de prélèvement sur la paillasse.
Emmanuel et Aïcha partis en vacances avec leur fille vers Koupéla reviendront en fin de semaine. Avec tous les instruments du laboratoire disponibles, il met en place une stratégie de recherche efficace. Marie viendra le soutenir quand elle terminera les analyses d’une autre affaire. Elle lui donne carte blanche pour celle-ci. Le service de médecine légale manque de personnel, le professionnalisme et l’organisation de l’équipe pallient le peu de ressources humaines.
Bientôt, la plupart des instruments du labo analysent, mesurent, extraient, diffusent, séparent, calculent pendant que d’autres incubent, absorbent les longueurs d’onde, compressent, distillent, ou congèlent. Aucune nouvelle donnée dans l’immédiat, Issa et Marie au bout d’une longue soirée se retirent, espérant que congélation, incubation et autres dispositifs de longue durée leur viendront en aide.
Ce soir-là, Marie souhaiterait un peu de compagnie. Minuit vient pourtant de retentir du côté de la Cathédrale. Elle décapsule une Flag5, s’assoit dans son canapé et étend ses jambes, pieds sur la table basse. Un sourire de détente à la vue de cette position pas très convenable en société, lui rappelle les bienfaits d’une solitude non choisie, mais qui présente des bons côtés.
Plus tard, étendue sur son lit, le sommeil peine à venir malgré la fatigue. Cette affaire d’enfant l’occupe plus qu’elle ne le voudrait. Parce qu’elle lui résiste ? D’autres affaires furent compliquées. Parce qu’il s’agit d’une enfant ? Peut-être ? Elle ne connaît pas la maternité, bien qu’aimant les enfants. Ses neveux et nièces le lui rendent bien, ils aiment venir chez leur tante.
Autre chose ? Comme un appel, un pressentiment, un mystère, elle ne sait pas. Elle prend une décision. Souvent, le flot de ses pensées s’arrête lorsqu’un acte concret prend sa place : une réunion d’équipe dès le retour des laborantins afin de réfléchir à la meilleure manière d’avancer dans leurs recherches. Petite décision, facile, presque anodine, mais bienfaisante. Elle s’endort.
Les voici tous les cinq dans la salle de réunion. Aucune nouvelle donnée n’a filtré des incubateurs et autres congélateurs. Emmanuel et Aïcha s’étonnent que l’affaire soit encore d’actualité, tant d’autres se présentent.
Aïcha incarne le bon sens dans l’équipe.
Marie laisse au silence le temps de la réflexion.
***
Del Wende reçoit encore une femme ce matin. Elle ne paraît pas âgée. Sa vaillance sera une aide dans ce lieu de la dernière chance. Qui choisît ce nom, Del Wende, adosse-toi à Dieu ? Si un Dieu existait, laisserait-il les villageois et parfois les gens de certains quartiers des villes, rejeter leurs mères, leurs épouses, leurs filles ?
Adama tourne la tête, elle ne veut pas reconnaître son infortune en suivant les pas de la nouvelle venue. Trop tard, son histoire s’impose, les questions affluent. Elle sentait les choses venir, son destin s’accomplir. Depuis quand ?
Depuis ce jour où la grande nouvelle parvint au village ? Son mari décédé depuis trois ans laissait un grand vide dans son cœur et celui de leurs fils. Ici, on se marie parce qu’il faut enfanter et ainsi exister. Si, pour elle, en épousant Youssouf, quitter son village s’avérait d’abord une délivrance, elle s’attacha pourtant vite à cet homme puissant et doux.
Son dernier fils vivait en ville, quartier Saint-Julien, avec la femme de son choix. L’amour s’installe aujourd’hui entre deux êtres sur les bancs de l’école ou des universités, plus guère sous l’arbre à palabres entre familles éloignées, gardiennes des traditions. Pour son dernier, elle acceptait tout. La jeune femme reçut l’accueil chaleureux d’une seconde mère.
Du haut de ses 20 ans, son petit, avant de quitter sa mère pour vivre avec son épouse, vint se confier à sa mère bien aimée. À son habitude, il entra dans la case maternelle en se prosternant à la manière mossie, pleine de respect et de soumission, puis vint s’asseoir aux pieds d’Adama. Elle caressait les cheveux de son petit, comme avant, avant le départ pour les études. Le silence enveloppait les deux êtres que l’amour mutuel reliait depuis tant d’années. Enfin, il prit la parole.
Il trouvait chez sa nouvelle épouse l’âme sœur tant désirée. Une moitié dont l’absence le fit toujours souffrir sans trop savoir pourquoi. Il ressentait depuis sa tendre enfance, comme si une partie de lui-même lui avait été arrachée. L’affection de sa mère venait compenser cette étrange sensation.