Le Repaire du Ver blanc - Bram Stoker - E-Book

Le Repaire du Ver blanc E-Book

Bram Stoker

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Beschreibung

Découvrez le dernier roman écrit par Bram Stoker

Qui est Lady Arabella, et quel ignoble secret la lie-t-elle pour l’éternité au Ver blanc qui hante le coin tranquille de l’Angleterre où vient de débarquer Adam Salton ? Par quelle ruse le jeune homme pourrait-il sauver la jolie Mimi Watford des griffes du monstre tapi dans les entrailles de la terre ? Jusqu’à quelle fantastique découverte les mènera leur hallucinante enquête à travers l’histoire, la géologie et la biologie ? De même que pour Le Joyaux aux Sept Étoiles, également paru dans la collection Terres Fantastiques, la traduction de ce classique a été révisée et complétée, car un quart de l’ouvrage restait inédit en France à ce jour.

Un an avant sa mort, l’auteur de Dracula publiait Le Repaire du Ver blanc, un petit bijou de macabre et d’horreur

EXTRAIT

Lorsque Adam Salton arriva au Great Eastern Hotel, il y trouva une lettre écrite de la main de son grand-oncle, Richard Salton, qu’il connaissait fort bien grâce à la correspondance fournie et chaleureuse que celui-ci lui avait déjà envoyée en Australie- Occidentale. La première de ces lettres datait de moins d’un an, et le vieux gentleman lui révélait leur parenté et lui expliquait qu’il n’avait pu lui écrire plus tôt car, ne connaissant même pas son existence, il avait mis du temps à trouver son adresse. La dernière, partie après lui, venait tout juste d’arriver et contenait une cordiale invitation à le rejoindre à Lesser Hill, et à y séjourner aussi longtemps qu’il lui serait possible. « En vérité, poursuivait son grand-oncle, j’espère que vous voudrez bien en faire votre demeure permanente. Voyez-vous, mon cher enfant, vous et moi sommes les derniers survivants de notre lignée, et ce n’est que justice que vous me succédiez lorsque le moment arrivera. En cette année de grâce 1860, je vais avoir quatre-vingts ans et, bien que nous appartenions à une famille qui vit longtemps, le temps d’une vie ne peut se poursuivre au-delà des limites raisonnables. Je suis disposé à vous aimer, et à rendre votre séjour avec moi aussi heureux que vous le désirerez. Aussi, venez dès que vous aurez reçu cette lettre, et trouvez la bienvenue que j’attends de vous souhaiter. J’envoie, au cas où cela rendrait les choses plus aisées pour vous, une traite de 500 livres. Venez bientôt, pour que nous puissions tous deux passer quelques jours heureux ensemble. Cela est pour moi de la plus haute importance car il ne me reste plus guère d’années à vivre ; mais en ce qui vous concerne, j’ai bon espoir qu’une longue et heureuse vie vous attend. Si vous êtes en mesure de me donner le plaisir de vous voir, envoyez-moi le plus tôt possible une lettre qui me dise quand vous attendre. Puis, lorsque vous arriverez à Plymouth, ou à Southampton, ou bien encore à quelque autre port où vous accosterez, attendez à bord et je vous rejoindrai à la première heure. »

A PROPOS DE L’AUTEUR

Bram Stoker est né à Dublin en 1847. Après une jeunesse précaire et difficile, il se lança dans le journalisme ses études terminées. En 1871 lui vint l’idée de ce qui allait devenir un des plus célèbres romans de littérature fantastique,  Dracula (1897). Il rédigea de nombreuses autres œuvres, parmi lesquelles  Le Joyau des Sept Étoiles, disponible pour la première fois en version intégrale dans la collection Terres Fantastiques, et  Le Repaire du Ver blanc. Il mourut à Londres en 1912.

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AVERTISSEMENT

Après Le Joyau des Sept Étoiles publié dans la même collection en 2003, c’est au tour du dernier roman de Bram Stoker, Le Repaire du Ver blanc, de connaître une nouvelle jeunesse. Traduit en France à partir d’une édition abrégée et réécrite (un quart du livre en moins et quarante chapitres condensés en vingt-huit), le texte était peu compréhensible, voire incohérent par endroits. Nous l’avons entièrement révisé à partir de l’édition originale de 1911. C’est également l’occasion de découvrir, pour la première fois en France, les illustrations composées par Pamela Colman Smith.

XAVIER LEGRAND-FERRONNIÈRE

PRÉFACE

LE PUITS, LE VER ET BRAM STOKER

« Qui sait la taille qu’a pu atteindre la race reptilienne, à l’époque où les frontières de l’Écosse, encore sauvage et à l’habitat clairsemé, étaient couvertes de forêts où abondaient les bêtes sauvages dont se nourrissaient les prédateurs. »

Sir Walter Scott, Lettre à Robert Surtees (23 mars 1810)

« Nous retournons aux origines de la superstition, à l’âge où les dragons primitifs s’entre-déchiraient dans leur limon. » Bram Stoker, Le Repaire du Ver blanc (chap. XXIV)

Dans Le Chien des Baskerville (1902), Sir Henry quitte le Canada pour venir recueillir son héritage en Angleterre. Mais le lierre tenace d’une malédiction héréditaire s’attache à la demeure ancestrale.

À la fin du roman doylien, le lecteur découvrira que le démon thériomorphe n’est qu’un molosse dressé, agent d’une machination trop humaine. Il en va tout autrement dans The Lair of the White Worm [Le Repaire du Ver blanc] (Londres : Rider, 1911), dernière œuvre de Bram Stoker. Ici, la menace qui pèse sur le jeune Adam, de retour d’Australie dans l’ancien terroir de Mercia, se situe hors des limites du quotidien. Certes, ses nouveaux voisins ne sont pas de tout repos. Notamment le lugubre Edward Caswall, descendant d’un disciple de Mesmer, et lui-même hypnotiseur sans scrupules, flanqué d’un Africain, Oolanga, adepte du vaudou, « qui semble être l’exercice de l’abjection extrême et de la cruauté1 ».

L’occultisme européen allié à la démonie du continent noir font pourtant piètre figure devant la terreur incarnée par la châtelaine de « Diana’s Grove », Lady Arabella, qui, dans un puits insondable de son vieux manoir, abrite son maître caché, un reptile titanesque et intelligent, survivant de la Préhistoire. L’image du serpentiforme, sous ses diverses déclinaisons, sinue à travers l’œuvre stokerienne.

Dans le premier recueil de nouvelles de notre auteur, Under the Sunset (1881), l’on trouve ainsi un conte pour enfants, « The Wondrous Child », où le jeune protagoniste commande aux serpents et aux dragons. Le motif est largement déployé tout au long du premier roman de Stoker The Snake’s Pass (in The People, 1889, repris en volume en 1891). Dans cette fiction, l’écrivain forge une légende étiologique, fixée sur un défilé du comté irlandais de Clare, la « Gorge du Serpent », qu’aurait creusée un monstre traditionnel, le Roi des Serpents.

Chaque année, ce monarque écailleux dont la tête s’ornait d’une couronne d’or, réclamait le sacrifice d’un enfant, jusqu’à ce que saint Patrick chasse la gent reptilienne dans la mer. Alors, l’ophidien monstrueux cacha sa couronne dans un lac dont il vida l’eau, avant de se frayer un passage vers l’océan à travers la gorge dont le nom perpétue son souvenir. Le site du trésor est devenu une périlleuse tourbière mouvante que fait sonder un usurier. Un glissement de terrain engloutit le prêteur cupide, l’héroïne exhume la couronne d’or, et un géologue détecte une veine de pierre à chaux qui assurera la prospérité de la région.

Le premier et le dernier roman de Bram Stoker présentent de sérieuses affinités, comme si, sur la fin de sa vie, sur le modèle du serpent Ouroboros qui forme le cercle, l’écrivain irlandais était revenu inventorier les richesses de sa mythologie personnelle.

Dans The Snake’s Pass comme dans Le Repaire du Ver blanc, le légendaire est authentifié par la géologie, l’une des sciences royales du XIXe siècle, d’où émergèrent des disciplines nouvelles comme la paléontologie, la paléozoologie et la préhistoire. À la tourbière boueuse de l’œuvre de 1889 correspondent, dans le livre de 1911, les grands marécages primordiaux, subsistant en un vernien monde souterrain. Un an plus tard, Le Monde perdu (1912) de Conan Doyle situera le marais originel préservé, grouillant d’une « obscene reptilian life » non plus au centre de la Terre, mais au sommet d’un plateau d’Amazonie. Au-delà des variations de géographie imaginaire, Stoker et Doyle puisent aux mêmes sources, l’iconographie des ouvrages de vulgarisation, d’où émergent des reconstitutions comme la « vue d’un marécage du Carbonifère », chez Louis Figuier (1865). Toutefois, alors que le Roi des Serpents de Snake’s Pass appartient tout entier au monde du folklore, du mythe et du symbolisme, le reptile du Repaire n’est pas seulement un produit de la créativité des conteurs. Les traditions populaires conservent le souvenir d’êtres réels, dont certains spécimens survivent en des abîmes. Dans ce dernier ouvrage, Adam est un draconicide édouardien ayant troqué l’épée pour la dynamite.

Cependant, Stoker a maintenu l’idée de la récompense du vainqueur du monstre. Dans The Snake’s Pass, il s’agissait d’une veine de pierre à chaux, ici d’un « vaste lit d’argile à porcelaine », auquel la créature doit sa blancheur, et qui sera source de richesse pour la région. Le romancier s’efforce de concilier tradition et modernité, en rationalisant la très ancienne croyance européenne qui présentait les animaux albinos comme des êtres de mauvais augure. Enfin, dans The Snake’s Pass et dans Le Repaire du Ver blanc, les reptiles maléfiques acquièrent un double humain : l’usurier, dans le premier roman, dont la forme se confond, dans les cauchemars d’Adam, avec celle du Roi des Serpents2, tandis que dans le récit de 1911, de nombreux signes trahissent les affinités reptiliennes de Lady Arabella : ses longues mains ondulantes, la démarche à la fois rapide et glissante de ses « formes sinueuses », sa voix sifflante, sa nyctalopie, et cette robe dont la couleur immaculée reproduit, en un nouvel effet du mimétisme, la livrée de son maître souterrain. Variante modernisée de la Dame Blanche des histoires de fantômes, Arabella représente également la version stokerienne des nombreuses femmes fatales que peintres et écrivains Fin de Siècle montraient lovées dans l’étreinte possessive de grands ophidiens constricteurs 3.

L’anti-héroïne du Repaire a de nombreuses sœurs et cousines, de l’Elsie Venner (1861) d’Oliver Wendell Holmes, étrange fille-serpent, à la prêtresse du saurien de Thyra (1901) de Robert Ames Bennett, qui subit l’influence maléfique du monstre primordial tapi dans l’abîme 4.

L’ombre du serpent se glisse aussi entre les pages de Dracula (1897), bien que le lecteur qui a eu accès au chef-d’œuvre de Stoker par la version de Lucienne Molitor puisse difficilement le percevoir, tant la traductrice a affadi ou omis de telles allusions métaphoriques. Ainsi, la diligence de Jonathan Harker évoluant suivant une « serpentine way » de par les routes de Transylvanie, croise parfois le rustique « leiter-wagon », « with its long, snake-like vertebra, calculated to suit the inequalities of the road5 ». Plus tard, incarcéré dans le château du comte, le jeune Anglais découvre le vampire allongé dans son cercueil. Les yeux de Dracula rencontrent les siens, « with all their blaze of basilisk horror ». Les yeux fascinateurs du noble transylvain sont comparés ici à ceux du basilic, mythique Roi des Serpents, auquel les bestiaires attribuaient un regard mortifère. Saisi par sa léthargie périodique, le comte sicule gît dans son tombeau, bouffi de sang volé « like a filthy leech6 ».

La biographe de Stoker, Barbara Belford, nous rappelle opportunément que durant une maladie infantile, le jeune Bram fut soigné par son oncle William, qui pratiquait les saignées en fixant des sangsues sur le corps du patient. Suivant Belford, ce type d’expérience a pu contribuer à nourrir l’imaginaire spécifique exprimé dans Dracula ou Le Repaire du Ver blanc7. Dans les replis de la sensibilité stokerienne se déroulent, sur fond écarlate, les anneaux des reptiles des anciens âges, près des charrettes-serpents et des sangsues-vampires.

Le terme de worm joue pour l’écrivain irlandais le rôle d’un vivarium lexical, qui lui permet d’enclore en un minimum d’espace le grouillement gorgonéen qui infeste son Imaginaire. Par la bouche du nouveau Van Helsing, Sir Nathaniel de Salis, historien, archéologue, géologue et spéléologue, la vérité cachée sous le toponyme de la demeure de Lady Arabella se trouve mise au jour. À l’instar de l’archéologie qui permet de matérialiser les origines, l’étymologie, par sa reconstitution de l’ascendance des mots, remonte aux strates langagières archaïques et donc à des réalités semi-abolies, que peuvent, selon Stoker, également restituer les démarches du géologue et du folkloriste.

Worm serait une adaptation de l’anglo-saxon wyrm, ou de l’islandais ormur, avec le sens de dragon, ou de serpent. Worm n’a donc pas généralement en ce contexte le sens zoologique restreint de “ver”, même si dans la légende du Lambton worm que mentionne Stoker, le dragon est bien décrit comme un ver aquatique atteint de gigantisme 8.

Pourtant, dans la majeure partie des récits britanniques concernant les divers worms, du Lambton au « Laidley [loathlty] worm » du Northumberland, le terme désigne un reptile saurien, un dragon. L’interprétation du « white worm » de Mercie comme un ophidien primitif démesuré s’inscrit dans une longue tradition évhémériste qui remonte à Walter Scott. En effet, dans une lettre à l’antiquaire Robert Surtees (23 mars 1810), le romancier écossais ramenait les traditions du Lambton et du Laidley worm au souvenir mythisé d’anciennes rencontres avec des ophidiens de fortes taille 9.

À l’époque de Stoker, les littérateurs, adoptant le point de vue de certains vulgarisateurs victoriens, avaient plutôt tendance à interpréter les worms occis par des émules britanniques de saint Georges comme de grands sauriens préhistoriques ayant survécu à l’extinction de leur espèce 10. Arthur Machen, par exemple, dans l’« Histoire du cachet noir » (1895), présente un reptile marin du Secondaire, l’ichtyosaure, « visqueux et répugnant », comme l’original des « awful worms », exterminés par les valeureux chevaliers 11. Bram Stoker a préféré l’ophidien aux sauriens des temps perdus, un choix certainement conditionné par la symbolique négative du serpent dans la culture occidentale.

Dans Le Repaire, Sir Nathaniel a exploré les principaux réseaux souterrains de l’Ancien et du Nouveau Monde, ce qui lui a permis d’établir la topographie des anciens repaires d’ophidiens colossaux. Mais ici comme dans les textes de la Renaissance, le dragon du monde d’en bas est aussi le gardien des Inferi, du royaume du Très-Bas et de ses séides. Dans la composition narrative s’entrelacent les orientations, fantastique, science-fictive, métaphysique et sexuelle.

Du Trou du Ver de Diana’s Grove s’échappe une odeur méphitique, évoquant les effluves de décomposition organique. Pour Barbara Belford, cet orifice constituerait une transparente métaphore du conduit vaginal 12. L’on peut, certes, invoquer à l’appui de cette thèse la fascination durable manifestée par l’écrivain envers les défilés, les passes étroites, de la Gorge du Serpent au col de Borgo. Toutefois, une telle lecture, pour ne pas s’avérer appauvrissante, devrait pouvoir être complétée par d’autres modes de déchiffrement, notamment par une approche qui, tenant compte de l’éducation protestante du jeune Bram, insisterait sur la place importante tenue par l’Apocalypse dans ces milieux de lecteurs de la Bible. Ouvrons les Livres saints au passage où le diable, le « dragon, l’antique Serpent », est jeté dans l’abîme par l’Ange, et nous aurons sans doute l’un des points de départ du puits du Serpent du Repaire.

Cette imagerie était familière à Stoker qui, dans le chapitre IV de Dracula désigne les trois insatiables femmes-vampires comme des « devils of the Pit ». Loin de s’exclure, les composantes géologiques, métaphysiques et sexuelles de la rêverie stokerienne se fondent, se soutiennent et se renforcent pour constituer une passerelle entre le paysage mental de notre auteur et celui du lecteur britannique de son époque.

Le personnage de Lady Arabella intègre ainsi diverses strates, autorisant une pluralité des grilles de lecture. On peut y voir notamment une adaptation romanesque de la figure folklorique de la fille-dragon de Spindleston Heugh 13, une femme fatale à la Diana Vaughan du Grand dieu Pan (1894) de Machen, mais l’on peut aussi supposer que cette entité, mi-« cocotte », mi-monstre antédiluvien, dotée de la force d’un « diplodocus », emprunte quelques-uns de ses éléments à la Grande Prostituée, trônant sur la Bête, dans l’Apocalypse 14.

Cette fiction à la luxuriance des fougères arborescentes des premiers âges plut tant au lecteur édouardien qu’elle devint l’œuvre la plus populaire de Stoker, après Dracula.

En 1989, le cinéaste britannique Ken Russell devait tirer du Repaire une adaptation filmique débridée, où la symbolique sexuelle implicite du roman se voyait crûment explicitée et mise en scène à l’aide de costumes et d’accessoires extraits des garde-robes fétichistes. L’œuvre stokerienne, prise en otage par Russell, fournissait un simple prétexte à un hommage à la « Swinging London » des Avengers et d’Allen Jones. Lady Arabella, dotée de crochets vipérins et d’un olisbos de confortables dimensions, y menaçait la vertu de jouvencelles en sous-vêtements, destinées à rassasier les fringales d’un Ver blanc ithyphallique. Le freudisme brontosaurien de l’ensemble, divertissant comme une bataille de polochons, nous faisait cependant regretter une interprétation cinématographique du thème, qui eût cherché au-delà du ludique et du parodique, à restituer avec les atouts du visuel un peu du charme d’un roman à la narration cimentée de nuance et de retenue 15.

MICHEL MEURGER

NOTES

1. Bram Stoker, Le Repaire du Ver blanc, cf. infra, chapitre VII, p. 59.

2. Voir Claude Fierobe, De Melmoth à Dracula. La littérature fantastique irlandaise au XIXe siècle, Rennes : Terre de Brume, 2000, pp. 97-99.

3. Voir sur ce thème l’ouvrage de Bram Dijkstra, Idols of Perversity. Fantasies of Feminine Evil in Fin-de-Siècle Culture, Oxford : Oxford University Press, 1986, pp. 305-313.

4. J’ai analysé le roman de l’auteur américain dans mon étude : « Thyra : les mondes perdus de l’Arctique », in M. Meurger, Lovecraft et la S.-F., volume 2, Amiens : Encrage, 1994, pp. 15-36.

5. The Essential Dracula, édition annotée par Leonard Wolf, Londres : Penguin, 1993, chapitre I, pp. 12-13.

6. Bram Stoker, Dracula, édition de L. Wolf, chapitre IV, p. 67.

7. Voir Barbara Belford, Bram Stoker. A Biography of the Author of Dracula, New York : Knopf, 1996, pp. 18-19.

8. Voir Jacqueline Simpson, British Dragons, Londres : Batsford, 1980, p. 39. D’après une croyance islandaise, si l’on pose une limace noire (Limax ater)ou Brekkusnigil sur un tas d’or, l’invertébré ne cesse de grandir, jusqu’à devenir un ver géant qui s’installe au fond des lacs et des rivières. Voir M. Meurger, « Of Skrimsl and Men. Icelandic water-beings from folklore to speculative zoology », in Fortean Studies, vol. 2, Londres : John Brown, 1995, pp. 166-176 (p. 171).

9. Voir là-dessus M. Meurger, « Le Monstre du Loch Ness. Du folklore à la zoologie spéculative », in Scientifictions. La Revue de l’Imaginaire scientifique, n° 1, volume 2, Amiens : Encrage, 1997, pp. 135-254 (pp. 169-170).

10. Sur cette orientation des vulgarisateurs victoriens, l’on pourra se référer à mon ouvrage Histoire naturelle des dragons. Un animal problématique sous l’œil de la science, Rennes : Terre de Brume, 2001, chapitres IV et V, pp. 167-189.

11. Voir A. Machen, Les Trois Imposteurs ou Les Transmutations, Rennes : Terre de Brume, 2002, p. 115. Jacques Parsons a traduit « awful worms » par « affreux reptiles ». Ce passage correspond aux convictions de Machen, qui dans un article écrivait que les « worms » et dragons sont indubitablement des souvenirs des « iguanodons et des plésiosaures ». Voir X [A. Machen, selon S.T. Joshi], « Folklore and Legends of the North », in Literature, 24 septembre 1898, pp. 271-274 (p. 273).

12. B. Belford, Bram Stoker, p. 318.

13. Sur cette figure, voir Lewis Spence, The Minor Traditions of British Mythology, Londres : Rider, 1948, p. 123.

14. Pour un exemple du renouvellement de l’imagerie de la Grande Prostituée siégeant sur la Bête de l’Apocalypse par l’art fin de siècle, voir l’illustration de Georges Rochegrosse (1891) reproduite dans le livre de Mireille Dottin-Orsini, Cette femme qu’ils disent fatale. Textes et images de la misogynie fin-de-siècle, Paris : Grasset, 1993, fig. 7.

15. Jennifer Garner, serpentine vedette du petit écran, se glisserait avec élégance dans la peau de Lady Arabella.

À mon amie Bertha Nicoll * avec mon affectueuse estime

* Bertha Nicoll avait suggéré à Bram Stoker d’enquêter sur la fameuse imposture du « Bisley Boy » — la fille d’Henry VIII, Elizabeth Ire serait morte en bas âge et aurait été remplacée par un garçon… —, enquête qui fut publiée dans son ouvrage Famous Impostors (1910).

CHAPITRE I

L’ARRIVÉE D’ADAM SALTON

Lorsque Adam Salton arriva au Great Eastern Hotel, il y trouva une lettre écrite de la main de son grand-oncle, Richard Salton, qu’il connaissait fort bien grâce à la correspondance fournie et chaleureuse que celui-ci lui avait déjà envoyée en Australie-Occidentale. La première de ces lettres datait de moins d’un an, et le vieux gentleman lui révélait leur parenté et lui expliquait qu’il n’avait pu lui écrire plus tôt car, ne connaissant même pas son existence, il avait mis du temps à trouver son adresse. La dernière, partie après lui, venait tout juste d’arriver et contenait une cordiale invitation à le rejoindre à Lesser Hill, et à y séjourner aussi longtemps qu’il lui serait possible. « En vérité, poursuivait son grand-oncle, j’espère que vous voudrez bien en faire votre demeure permanente. Voyez-vous, mon cher enfant, vous et moi sommes les derniers survivants de notre lignée, et ce n’est que justice que vous me succédiez lorsque le moment arrivera. En cette année de grâce 1860, je vais avoir quatre-vingts ans et, bien que nous appartenions à une famille qui vit longtemps, le temps d’une vie ne peut se poursuivre au-delà des limites raisonnables. Je suis disposé à vous aimer, et à rendre votre séjour avec moi aussi heureux que vous le désirerez. Aussi, venez dès que vous aurez reçu cette lettre, et trouvez la bienvenue que j’attends de vous souhaiter. J’envoie, au cas où cela rendrait les choses plus aisées pour vous, une traite de 500 livres. Venez bientôt, pour que nous puissions tous deux passer quelques jours heureux ensemble. Cela est pour moi de la plus haute importance car il ne me reste plus guère d’années à vivre ; mais en ce qui vous concerne, j’ai bon espoir qu’une longue et heureuse vie vous attend. Si vous êtes en mesure de me donner le plaisir de vous voir, envoyez-moi le plus tôt possible une lettre qui me dise quand vous attendre. Puis, lorsque vous arriverez à Plymouth, ou à Southampton, ou bien encore à quelque autre port où vous accosterez, attendez à bord et je vous rejoindrai à la première heure. »

Le lundi, la réponse d’Adam Salton arrivait au courrier du matin, dans laquelle il disait qu’il espérait prendre le même bateau que son courrier, ce qui lui permettrait de retrouver son grand-oncle peu de temps après l’arrivée de sa lettre en Mercie, dès que celui-ci aurait pu rejoindre Londres. « J’attendrai votre arrivée, sir, sur le bateau. De cette façon, nous devrions éviter tout malentendu. »

Mr Salton ne douta pas un instant que, aussi vite qu’il pût voyager, son invité l’attendrait déjà ; par conséquent, il donna l’ordre de tenir prêt un attelage dès le lendemain matin à sept heures, direction Stafford, d’où il pourrait prendre le 11 heures 40 pour Euston et arriver à 14 heures 10. De là, en prenant une voiture pour Waterloo, il parviendrait à attraper l’express de 15 heures, attendu à Southampton à 17 heures 38. Il resterait cette nuit-là auprès de son petit-neveu, soit sur le bateau, ce qui serait une expérience nouvelle pour lui, ou bien, si son hôte le préférait, à l’hôtel. Dans les deux cas, ils se mettraient en route tôt le lendemain matin pour la maison. Il avait ordonné à son régisseur d’envoyer la voiture à postillon vers Southampton de façon qu’elle fût prête pour leur voyage de retour, et de préparer sans tarder des relais pour ses propres chevaux. Il voulait que son petit-neveu, qui avait vécu toute sa vie en Australie, voie un peu de l’Angleterre rurale durant ce voyage. Il possédait de nombreux jeunes chevaux, qu’il faisait élever et dresser chez lui, et il pouvait espérer que ce serait une promenade mémorable pour le jeune homme. Les bagages seraient transportés le même jour par rail vers Stafford, où l’une de ses charrettes irait les chercher. Mr Salton, durant son voyage vers Southampton, se demanda souvent si son petit-neveu était aussi excité que lui-même à l’idée de rencontrer un parent pour la première fois, et il dut faire un effort pour calmer son animation. La voie de chemin de fer et les aiguillages autour des Docks de Southampton, qui n’en finissaient pas, ravivèrent encore son agitation.

Comme le train s’arrêtait devant le quai, le vieux Mr Salton noua ses mains, en voyant la porte du wagon s’ouvrir à la volée. Un jeune homme sauta à l’intérieur et déclara :

– Comment allez-vous, mon oncle ? Je voulais vous voir le plus tôt possible, mais tout ici m’est si étranger que je ne savais absolument pas que faire. Néanmoins, j’ai pris le parti que les employés du chemin de fer connaissaient leur affaire, et me voilà. Je suis heureux de vous rencontrer, sir. J’ai rêvé de ce bonheur durant des milliers de miles ; maintenant je trouve que la réalité vaut tous les rêves !

Sur ces paroles, le vieil homme et le jeune se serrèrent les mains de bon cœur. Il reprit :

– J’ai eu l’impression de vous connaître dès l’instant où j’ai posé les yeux sur vous. Quel bonheur que la réalité soit encore plus belle que ce rêve !

La rencontre, commencée sous d’aussi favorables auspices, se poursuivit pour le mieux. Adam, voyant que le vieil homme s’intéressait à la nouveauté du bateau, lui suggéra après une hésitation de rester à bord pour la nuit, affirmant que lui-même serait prêt à partir à n’importe quelle heure et à aller où il le souhaiterait. Cette affectueuse volonté de s’accorder avec ses propres projets toucha profondément le cœur du vieil homme. Il accepta chaleureusement l’invitation. Tout de suite, ils en vinrent à se parler, non plus comme des parents affectionnés, mais presque comme de vieux amis. Le cœur du vieil homme, qui était resté vide si longtemps, trouva une nouvelle raison de battre. Quant au jeune homme, l’accueil qu’il recevait en débarquant dans cette vieille contrée répondait aux rêves qu’il avait nourris au cours de ses voyages solitaires, et lui promettait une vie nouvelle et agréable. Il se passa peu de temps avant que le vieil homme accepte de l’appeler familièrement par son nom de baptême. Celui-ci accepta cette offre avec une telle joie que son oncle le considéra bientôt comme le futur compagnon de ses vieux jours, presque son enfant.

Après une longue conversation sur des sujets qui leur tenaient à cœur, ils se retirèrent dans leur cabine. Richard Salton posa ses mains avec affection sur les épaules du garçon — bien qu’Adam fût dans sa vingt-septième année, il était un enfant, et le serait toujours pour son grand-oncle — et lui dit chaleureusement :

– Je suis tellement heureux de vous trouver tel que vous êtes, mon cher enfant, exactement comme le jeune homme que j’ai toujours rêvé d’avoir pour fils, aux jours où je nourrissais encore de telles espérances. Pourtant, cher garçon, tout ceci appartient au passé. Mais grâce à Dieu, voici que commence une vie nouvelle pour chacun de nous. Vous aurez la part la plus grande — mais il est encore temps d’en passer une partie ensemble. J’ai attendu que nous nous fussions vus pour vous dire cela, car je pensais qu’il valait mieux ne pas lier votre jeune vie à la mienne avant d’avoir fait suffisamment connaissance pour justifier une telle aventure. Maintenant je peux, en ce qui me concerne, en parler tout à fait librement, car dès l’instant où mes yeux se sont posés sur vous, j’ai vu mon fils — puisqu’il le sera, avec la grâce de Dieu — s’il le veut lui-même.

– En vérité, je le veux, sir. De tout mon cœur !

– Merci, Adam, pour ces mots.

Les yeux du vieil homme s’emplirent de larmes et sa voix trembla. Puis, après un long silence entre eux, il poursuivit :

– Lorsque j’ai appris que vous veniez, j’ai fait mon testament. Il était normal que vos intérêts fussent garantis depuis ce moment. Voici l’acte. Gardez-le, Adam. Tout ce que je possède vous appartiendra, et si l’amour et les souhaits de bonheur, ou le souvenir de ceux-ci peuvent rendre la vie plus agréable, alors vous serez un homme heureux. Et maintenant, mon cher enfant, allons nous coucher. Nous nous levons tôt demain matin et un long voyage nous attend. J’espère que vous aimez conduire un attelage. Je pensais faire venir la vieille voiture de voyage dans laquelle mon grand-père, votre arrière-grand-oncle, se rendit à la cour, lorsque William IV était roi. Elle est comme neuve — on construisait bien en ce temps-là — car elle a été très bien entretenue. Mais je pense avoir fait mieux. J’ai fait envoyer l’attelage dans lequel je voyage moi-même. Les chevaux sont de mon élevage et des relais ont été prévus tout au long de la route. J’espère que vous aimez les chevaux. Ils ont été longtemps l’une de mes plus grandes passions dans la vie.

– Je les adore, sir, et je suis heureux de dire que j’en possède moi-même beaucoup. Mon père me fit cadeau d’un élevage de chevaux pour mes seize ans. Je m’y suis consacré, et l’ai développé. Avant mon départ, mon intendant m’a remis un mémorandum disant qu’il y a plus d’un millier de chevaux sur mes terres, et presque tous excellents.

– J’en suis heureux, mon enfant. C’est un maillon de plus qui nous réunit.

– Imaginez le plaisir que cela va être, sir, de voir ainsi le cœur de l’Angleterre ! Et avec vous !

– Merci encore, mon enfant. Je vous dirai tout de votre future maison et de ses alentours lorsque nous serons en route. Nous allons voyager à l’ancienne manière, je vous le promets. Mon grand-père conduisait toujours « à grandes guides », et ainsi ferons-nous.

– Oh, merci, sir, merci. Pourrai-je prendre les rênes de temps en temps ?

– Toutes les fois que vous le désirerez, Adam. L’attelage est à vous. Chaque cheval dont nous userons aujourd’hui vous appartiendra.

– Vous êtes trop généreux, mon oncle !

– Absolument pas. C’est seulement un plaisir égoïste de vieillard. Ce n’est pas tous les jours qu’un héritier est de retour dans la vieille demeure. Et — mais au fait… Non, il vaut mieux que nous dormions maintenant — je vous raconterai la suite dans la matinée.

CHAPITRE II

LES CASWALL DE CASTRA REGIS

Mr Salton avait été toute sa vie matinal et il se réveillait de très bonne heure. Mais, lorsqu’il s’éveilla le lendemain matin assez tôt — et bien qu’il eût l’excuse d’un sommeil écourté par le bruit constant et le fracas des machines du grand navire —, il vit les yeux d’Adam qui le fixait depuis sa couchette. Son petit-neveu lui avait laissé le sofa, et occupait lui-même la couchette du bas. Le vieil homme, en dépit de sa grande énergie et de son activité normale, avait été quelque peu fatigué par son long voyage de la veille et par l’entrevue prolongée et animée qui avait suivi. Aussi fut-il heureux de rester tranquillement étendu pour reposer son corps, pendant que son esprit travaillait activement à retenir tout ce qu’il pouvait de son inhabituel environnement. Adam, de son côté, avec la coutume pastorale dans laquelle il avait été élevé, s’était éveillé à l’aube, si ce n’est plus tôt encore, et était prêt à s’initier aux expériences de ce nouveau jour, dès que cela conviendrait à son compagnon plus âgé. Comment s’étonner alors que lorsque chacun eut compris que l’autre était prêt à commencer la journée, ils sautèrent ensemble hors du lit et commencèrent à s’habiller ? Le steward avait, selon leurs instructions de la veille, préparé tôt le petit déjeuner, et il s’écoula peu de temps avant qu’ils ne descendissent la passerelle en direction du quai, à la recherche de leur attelage.

Ils retrouvèrent le régisseur de Mr Salton qui les attendait sur le quai et qui les conduisit aussitôt à l’endroit où stationnait la voiture. Richard Salton montra avec orgueil à son jeune compagnon les commodités diverses du véhicule, une sorte de cabriolet double, manufacturé avec soin et doté de tous les dispositifs nécessaires à la rapidité et à la sécurité. À celui-ci étaient attelés quatre bons chevaux, avec un postillon par paire.

– Voyez, dit le vieil homme avec fierté, comme cette voiture possède tout le luxe nécessaire à un voyage agréable : silence et isolement, aussi bien que rapidité. Il n’y a aucun obstacle à la vue des voyageurs et personne ne peut surprendre ce qu’ils peuvent dire. Je m’en suis servi pendant un quart de siècle et je n’en ai jamais vu de plus commode pour voyager. Vous allez le constater bientôt. Nous allons traverser le cœur de l’Angleterre ; et, dès que nous nous serons mis en route, je vous dirai ce que j’allais vous dire la nuit dernière. Notre route passera par Salisbury, Bath, Bristol, Cheltenham, Worcester, Stafford, et nous serons enfin chez nous.

Adam resta silencieux plusieurs minutes, durant lesquelles il parcourut l’horizon d’un regard intense, puis il demanda :

– Notre voyage d’aujourd’hui, sir, a-t-il quelque rapport avec ce que vous vouliez me dire la nuit dernière ?

– Directement, rien, mais indirectement, tout.

– Ne voulez-vous pas en parler maintenant ? Je vois que nous ne pouvons être entendus. Et si une idée vous vient au fil de votre récit, exprimez-la aussitôt. Je comprendrai.

Alors le vieux Salton parla :

– Commençons par le commencement, Adam. Votre article sur les Romains en Bretagne me fit beaucoup réfléchir, en plus de m’indiquer où vous vous trouviez. Je vous écrivis aussitôt pour vous demander de venir chez moi, car je pensai soudain que si vous étiez passionné de recherches historiques — comme il le semblait — c’était l’endroit idéal pour vous, cet emplacement étant, par surcroît, la maison de vos ancêtres. Si vous avez pu apprendre tant de choses sur la présence romaine en Bretagne alors que vous étiez si loin, en Australie-Occidentale, où il ne pouvait même pas exister une tradition de ceux-ci, que ne pourrez-vous faire sur les lieux mêmes en étudiant tout autant. L’endroit où nous allons est situé au cœur de l’ancien royaume de Mercie, où se trouvent les vestiges des diverses nations, qui ont formé le conglomérat qui devint la Grande-Bretagne.

Après une courte pause, Adam dit :

– J’avais plutôt déduit que vous possédiez des motifs plus précis, plus personnels pour que je me dépêche. Après tout, l’histoire peut attendre, sauf lorsqu’elle s’écrit sous nos yeux !

– Tout à fait exact, mon enfant. J’avais une raison, comme vous l’avez deviné avec perspicacité. J’étais désireux que vous fussiez ici alors qu’une phase assez importante de notre histoire locale va se dérouler.

– Quelle est-elle, sir, si je puis me permettre ?

– Certainement. Le principal propriétaire terrien de toute cette partie du comté — de plusieurs des comtés à la ronde — sera bientôt de retour. Ce sera un grand moment, qui pourrait vous intéresser. Le fait est que, depuis plus d’un siècle, les propriétaires successifs ont vécu à l’étranger à l’exception d’une courte période.

– Comment cela se fait-il, sir, si je puis à nouveau me permettre ?

– Mais je vous en prie. C’est pour cela que j’ai voulu que vous fussiez ici — afin que vous puissiez apprendre. Il nous reste une longue route à parcourir avant d’arriver en vue de Salisbury, aussi est-ce le bon moment pour commencer mon récit. La grande propriété terrienne, dans notre coin du monde, se nomme Castra Regis, c’est la demeure familiale de la lignée des Caswall. Le dernier propriétaire qui vécut ici s’appelait Edgar Caswall ; c’était l’arrière grand-oncle de l’homme qui arrivera bientôt, et ce fut le seul qui demeura ici quelque temps. Son propre grand-père, qui se nommait aussi Edgar — ils ont gardé la tradition du prénom de famille — se querella avec les siens et partit vivre à l’étranger, ne conservant aucune relation, bonne ou mauvaise, avec ses parents. Son fils naquit, vécut et mourut à l’étranger. Le fils de ce dernier, le dernier héritier, fit de même jusqu’à ce qu’il ait dépassé l’âge de trente ans, son âge actuel. C’était la deuxième branche des exilés. L’arrière-arrière-grand-père de cet Edgar-là avait lui aussi quitté sa famille et était parti à l’étranger, dont il n’est jamais revenu. La conséquence est que la grande propriété de Castra Regis n’a jamais connu ses possesseurs durant cinq générations, soit plus de cent vingt années. Elle a cependant été bien gérée, et aucun fermier, ni aucune autre personne liée à cette propriété, n’a de raisons de se plaindre. Cependant, la prochaine arrivée du nouveau propriétaire a engendré ici une vive agitation, bien naturelle, et nous sommes tout excités par l’événement que constitue sa venue. Je le suis moi-même, alors que je possède mes propres terres, qui, bien qu’adjacentes, sont complètement en dehors de Castra Regis. Regardez, nous sommes maintenant dans une région nouvelle pour vous. Voici la flèche de la cathédrale de Salisbury et, lorsque nous l’aurons dépassée, nous nous rapprocherons de l’ancien comté romain, et vous aurez naturellement envie de regarder le paysage. Aussi devons-nous parler rapidement de l’ancienne Mercie. Cependant, vous n’aurez pas à être déçu. Mon vieil ami, sir Nathaniel de Salis, qui, comme moi-même, possède des terres proches de Castra Regis — sa propriété, Doom Tower1, se trouve de l’autre côté de la frontière du Derbyshire, sur le Peak — va séjourner chez moi durant les festivités qui accueilleront Edgar Caswall. Il est exactement le genre d’homme que vous aimerez. Il s’est consacré à l’histoire, et préside la Société archéologique de Mercie. Il sait plus de choses que quiconque sur cette partie du comté, son histoire et ses habitants. J’espère qu’il sera arrivé avant nous, et que nous pourrons avoir tous les trois une longue conversation après le dîner. Il est aussi notre géologue local et notre spécialiste d’histoire naturelle. Vous avez tous deux de nombreux intérêts en commun. Entre autres choses, il connaît particulièrement bien le Peak, ses cavernes, et toutes les vieilles légendes venues des temps préhistoriques.

Entre ce moment et celui où ils arrivèrent à Stafford, Adam ne quitta pas la route des yeux, et ce ne fut pas avant que Salton déclarât qu’ils abordaient maintenant la dernière partie de leur voyage, qu’il reparla de la venue de sir Nathaniel.

Comme le crépuscule tombait, ils arrivèrent à Lesser Hill, la maison de Mr Salton. Il faisait maintenant trop sombre pour que l’on pût distinguer quelque détail des alentours. Adam put seulement voir que la demeure était située au sommet d’une colline. Sur une autre, un peu plus élevée, se dressait le château, à la tour duquel flottait un étendard. Il paraissait embrasé, tant les lumières s’y agitaient, manifestement pour les préparatifs des festivités à venir. Adam dut différer sa curiosité au lendemain. Son grand-oncle fut accueilli sur le seuil de la porte par un beau vieillard, qui dit en le saluant chaleureusement :

– Je suis venu au plus tôt, comme vous le souhaitiez. Je suppose que voici votre petit-neveu. Je suis enchanté de vous connaître, Mr Adam Salton. Je suis Nathaniel de Salis, et votre oncle est mon plus vieil ami.

Adam eut le sentiment, dès l’instant où leurs yeux se rencontrèrent, qu’ils étaient déjà amis de longue date. Cette rencontre fut une nouvelle note de bienvenue, qui s’ajouta à celles qui avaient déjà tinté à ses oreilles.

La cordialité avec laquelle se rencontrèrent sir Nathaniel et Adam aida considérablement le premier à fournir des explications, et le second à les écouter. Sir Nathaniel était un homme du monde fort intelligent, grand voyageur et excellent spécialiste de certains domaines. Il était aussi un brillant causeur, comme on pouvait le supposer d’un diplomate aussi doué, même dans les conditions les moins favorables. Il fut cependant touché et, dans une certaine mesure, ragaillardi par l’admiration évidente du jeune homme et par son empressement à s’instruire auprès de lui. Voilà pourquoi la conversation, qui avait commencé dans les termes les plus amicaux, prit un tour passionné lorsque le vieil homme en parla le lendemain à Richard Salton. Il savait déjà que son vieil ami désirait que son petit-neveu apprît tout ce qu’il pouvait sur le sujet d’actualité ; aussi, au cours de son trajet depuis le Peak, avait-il rassemblé ses idées de manière à les exposer et à les expliquer. Adam n’avait donc qu’à écouter et il apprendrait tout ce qu’il désirait savoir. Quand le dîner fut terminé et que les serviteurs se furent retirés après avoir servi le vin aux trois hommes, sir Nathaniel commença:

– D’après de que m’a dit votre oncle, j’ai compris que… À propos, je présume que nous ferions mieux de vous appeler oncle et neveu, plutôt que de chercher votre parenté exacte ? En fait, votre oncle est un si vieil et si cher ami, que, avec votre permission, je vais abandonner toute étiquette avec vous et vous appeler Adam, comme si vous étiez son fils.

– Rien ne saurait me faire plus plaisir ! répondit le jeune homme.

Cette réponse réchauffa le cœur des deux vieillards. Tous se sentirent touchés mais, avec la discrétion habituelle des Anglais envers les sujets qui les émeuvent, ils retournèrent instinctivement à la question précédente. Sir Nathaniel prit la parole.

– Je comprends, Adam, que votre oncle vous a mis au courant des relations de la famille Caswall ?

– En partie, sir, mais il m’a dit que vous auriez la bonté de m’en apprendre plus de détails.

– Je serai enchanté de vous dire tout ce que je sais sur cette histoire. Bien, nous devons garder à l’esprit, en ce qui concerne les événements de demain, que pas moins de dix générations de cette famille sont impliquées. Et je crois profondément que pour une juste compréhension de l’arbre généalogique, il n’existe pas de meilleure solution que de vous référer à la liste. Tout ce que nous aborderons au fil de notre récit se mettra alors naturellement en place, sans effort superflu. La branche de la famille dont il est maintenant question remonte seulement à un peu plus d’un siècle et demi. Plus tard, nous devrons probablement remonter plus loin dans le temps, car l’histoire de la famille Caswall se confond avec celle de l’Angleterre — inutile de nous embarrasser de dates ; les faits seront plus aisément saisis dans leur aspect général.

« Le premier Caswall auquel on pense est Edgar, tête de la famille et propriétaire de ces terres, qui vinrent en sa possession juste à la mort de George III. Il avait un fils qui devait être âgé de vingt-quatre ans. Il se produisit une violente querelle entre eux deux. Personne à l’époque n’en a jamais su la cause, mais, considérant les caractéristiques de la famille, nous pouvons être assurés que, malgré sa violence et sa gravité, elle avait une cause insignifiante.

« Le résultat de cette querelle fut que le fils quitta la maison sans se réconcilier, et sans dire même à son père où il partait. Il ne revint jamais. Quelques années plus tard, il mourut, sans avoir échangé aucun mot ni aucune lettre avec son père. Il s’était marié à l’étranger et avait eu un fils, qui semble avoir été tenu dans l’ignorance de toute cette histoire. L’abîme entre eux semblait infranchissable ; pendant ce temps, ce fils s’était marié. À son tour, il eut un fils, mais, ni joie ni peine ne réconcilièrent ceux qui s’étaient séparés. Dans de telles conditions, aucun rapprochement2 n’était à prévoir. Une indifférence totale, au mieux fondée sur l’ignorance, remplaça l’affection familiale, et il en fut de même pour la communauté des intérêts. On ne doit qu’à la vigilance des avoués d’avoir appris la naissance de ce nouvel héritier. Avec le temps, arriva un second fils, mais sans que cela ne rapproche les uns et les autres.

« Enfin, un faible espoir se dessina de voir enfin cesser les hostilités, car bien qu’aucune des parties de la famille ne fasse mention de cet événement — dont, une fois encore, on n’a eu connaissance que grâce aux hommes de loi — un fils était né chez ce dernier membre de la branche des exilés volontaires, l’arrière-petit-fils de l’Edgar que son fils avait quitté. Par la suite, la question de savoir qui hériterait de la propriété devint le seul point d’intérêt commun aux divers membres de la famille — d’autant plus qu’une fille était née chez le petit-fils du premier Edgar. Quelque vingt années plus tard, cet intérêt s’atténua lorsque l’on apprit — une fois de plus par le biais des hommes de loi — que ces derniers rejetons s’étaient mariés, ce qui mettait un terme définitif à toute opportunité de contester l’héritage. Comme aucun autre enfant n’était né dans les différentes branches de la famille au cours des vingt dernières années, tous les espoirs de recevoir l’héritage se concentrèrent sur le fils de ce couple, l’homme dont nous célébrerons demain le retour au pays. Les anciennes générations s’étant éteintes depuis longtemps et en l’absence de toute autre branche collatérale, cet héritage ne souffrait aucune contestation.

« Maintenant, il serait bon que vous ayez à l’esprit les caractéristiques dominantes de cette famille. Elles se sont préservées et demeurent inchangées ; tous, jusqu’au dernier, sont les mêmes : froids, égoïstes, dominateurs, insouciants des conséquences de la recherche de leurs désirs. Ce n’est pas qu’ils aient perdu leur foi — bien que ce sujet les touche peu — mais ils prennent soin de calculer à l’avance ce qu’ils doivent faire pour arriver à leurs fins. Si par hasard ils commettent une erreur, quelqu’un d’autre en supporte les conséquences. Tout ceci revient si régulièrement que cela semble faire partie d’une politique établie. Il ne faut donc pas s’étonner du fait que, quel que soit le changement instauré, ils restent toujours assurés de leurs biens. Ils sont absolument froids et durs par nature. Pas un seul d’entre eux, d’aussi loin que nous les connaissons, n’est réputé pour avoir éprouvé des sentiments tendres, pour s’écarter de ses desseins, ou pour avoir retenu sa main, obéissant aux ordres de son cœur. Ceci est dû en partie à leur nature dominante, autoritaire. Les traits aquilins qui les distinguent semblent justifier toute leur rudesse. Les portraits et effigies, qui les représentent, montrent tous une ressemblance au type romain antique. Leurs yeux sont larges, leur chevelure, noire comme le corbeau, pousse épaisse, drue et bouclée. Leur visage est massif et reflète leur force.

« Cette épaisse chevelure noire, poussant bas dans le cou, témoigne de leur grande force physique et de leur endurance. Mais ce qu’il y a de plus remarquable chez eux, ce sont leurs yeux. Noirs, perçants, presque insupportables, ils semblent contenir en eux une remarquable force de volonté qui n’admet aucune contradiction. C’est un pouvoir en partie racial et en partie individuel : un pouvoir empreint d’une propriété mystérieuse, en partie hypnotique, en partie mesmérique, qui semble enlever aux yeux qui les rencontrent tout pouvoir de résistance — non, pire encore, tout pouvoir de désir de résistance. Devant des yeux pareils, plantés dans un visage d’aigle, entièrement dominateur, il faudrait être fort en vérité pour penser résister à l’inflexible volonté qui se trouve derrière. L’habitude et l’exercice du pouvoir qu’ils expriment suffisent à eux seuls à inquiéter ceux qui sont conscients de leur propre faiblesse.

« Vous devez penser, Adam, que tout ceci n’est qu’imagination de ma part, d’autant plus que je n’ai rencontré aucun membre de la génération dont je viens de parler. C’est ainsi, mais l’imagination est fondée sur une étude profonde. J’ai usé de tout ce que je connaissais ou pouvais supposer logiquement sur cette étrange lignée. Et de ces données, quel que soit leur degré de vérité, j’ai déduit des conséquences logiques, corrigeant, amendant, accentuant les conclusions généralement acceptées, si bien que par moments j’ai l’impression que les divers membres de cette famille évoluent sous mon regard depuis toujours, et qu’ils continuent encore aujourd’hui. Avec de si mystérieuses qualités, est-ce étonnant que l’idée coure qu’une possession démoniaque s’exerce sur cette famille, idée tendant vers une croyance plus affirmée que certains d’entre eux dans le passé se sont vendus au Diable ? Ce dernier, dirais-je à ce sujet, est rarement mentionné par cette appellation, mais plus souvent par des formules toutes faites telles que « le Pouvoir du Mal », « l’Ennemi de l’Humanité », ou encore « le Prince de l’Air ». Je ne sais pas ce qu’il en est ailleurs, mais ici, sur la côte est, on considère que la politesse n’est pas de dire les choses simplement, brutalement, dans de tels cas, mais de jeter dessus un voile d’obscurité, pour préserver sa sécurité.

« Mais je pense que nous ferions mieux d’aller dormir maintenant. La journée qui nous attend demain sera longue, et je désire que vous ayez l’esprit clair et la sensibilité reposée. De plus, je voudrais que vous veniez avec moi pour une promenade matinale, durant laquelle nous pourrons noter — pendant que le sujet est neuf dans votre esprit — la disposition particulière de cet endroit, non seulement des terres de votre grand-oncle, mais de toute la région qui s’étend alentour. Il y a plusieurs phénomènes dont nous devons rechercher, et peut-être trouver, des éclaircissements. Plus nous connaîtrons d’éléments maintenant, plus ceux qui se présenteront ensuite à nous s’expliqueront par eux-mêmes.

Sur ce, ils allèrent tous se coucher.

1. La Tour du Jugement. (N.d.T.)

2. En français dans le texte. (N.d.T.)

CHAPITRE III

DIANA’S GROVE1

La curiosité fit sortir Adam de son lit de bon matin. Mais, après s’être habillé et être descendu, il constata que, aussi matinal qu’il fût, sir Nathaniel l’était encore plus que lui. Le vieux gentleman était déjà prêt pour une longue promenade, et ils partirent aussitôt. Sir Nathaniel, sans parler, prit le chemin à l’est, en bas de la colline. Lorsqu’ils eurent descendu puis remonté à nouveau, ils se trouvèrent sur le versant est d’une colline escarpée. Celle-ci était un peu moins élevée que celle sur laquelle le château se dressait, mais elle était placée de telle sorte qu’elle dominait les diverses collines qui couronnaient la crête. Tout au long de celle-ci, les rochers sortaient de terre, nus et froids, mais éclatés en une grossière crénelure naturelle. La forme de la crête était une portion de cercle, dont les points les plus élevés étaient à l’ouest. Au centre, à l’endroit le plus haut, se détachait le château. Entre les diverses excroissances rocheuses, il y avait des groupes d’arbres, de grandeur et de taille différentes, et parmi certains d’entre eux on distinguait quelque chose qui, dans la lumière du matin, ressemblait à des ruines. Celles-ci — quelles qu’elles fussent — étaient constituées d’une pierre grise et massive ; probablement de la pierre calcaire taillée de façon rudimentaire, à moins qu’elles n’eussent pris cette forme naturellement. Le plus important de ces bosquets était un ensemble de chênes fort anciens qui s’étendait sur la plus basse des collines, celle qui se trouvait à l’est. L’inclinaison du sol était forte tout le long de la crête, si forte que, çà et là, arbres, rochers et édifices semblaient suspendus au-dessus de la plaine lointaine. Ce paysage était sillonné de nombreux ruisseaux et ponctué de plusieurs étangs aux eaux bleues, visiblement assez profonds.