Le retable - Dominique Lelys - E-Book

Le retable E-Book

Dominique Lelys

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Beschreibung

Orphelin élevé par sa tante, François travaille dans une librairie. Tous les samedis, il se rend à la propriété familiale pour lui rendre visite. Étienne, son cousin, jaloux de cette relation depuis longtemps, envisage de le déposséder de son héritage à la mort de leur parente. Toutefois, il ignore que cette dernière détient un retable très ancien qu’elle n’expose jamais. Les dissensions familiales iront de mal en pis jusqu’au dévoilement du secret qui pourrait s’avérer être la clé de voûte ouvrant sur un apaisement ou sur la mort.


A PROPOS DE L'AUTEUR
Considérant l’écriture comme un creuset fertile qui ne lui révèle ses richesses qu’en le plongeant en lui-même, Dominique Lelys s’y consacre après une carrière dans le monde du dessin. Le retable est son premier roman.

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Seitenzahl: 224

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Dominique Lelys

Le retable

Roman

© Lys Bleu Éditions – Dominique Lelys

ISBN : 979-10-377-5529-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Quentin

Les personnages et les situations de cette œuvre sont fictifs.

Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

Préface

Le retable est un livre à l’image de son auteur, Dominique Lelys, amoureux des beaux objets qui ont été toute sa vie l’objet de ses soins, de ses recherches et de son travail.

Le retable, mais aussi d’autres beaux objets plus modestes, décorant « la Muette », la maison de famille de tante Eli, sont, dans le livre, comme de petits cailloux blancs qui parsèment le récit.

On sent aussi le goût de l’auteur pour la nature, pour la contemplation de l’œuvre si belle d’un créateur tellement artiste que les merveilles qu’elle recèle ne sont jamais assez explorées.

L’histoire a en partie pour cadre le Perche, cette belle campagne, jadis partie du domaine royal, rattachée aujourd’hui à la Normandie, où Dominique Lelys a choisi de vivre.

Tout au long du roman, le lecteur se promène le long des étangs et rivières qui le parsèment, ou sous les arbres si hauts et si droits (des « perches » !) qu’ils servirent longtemps à faire les mats des navires de la marine royale et feront partie des fûts utilisés pour refaire la charpente de Notre Dame à l’identique.

L’histoire est celle d’une querelle de famille. Le héros, François, est naturellement porté au bien et c’est en accomplissant une noble mission d’aide bénévole aux malades qu’il rencontrera l’amour. Mais il devra alors faire face à un membre de sa famille, rongé par le mal, la jalousie, qui ne songe qu’à détruire son bonheur.

François finira par comprendre que si son cousin agit ainsi c’est pour se consoler de son propre malheur. La compassion du héros pour son cousin est comme un écho à celle de l’auteur, qu’on ressent tout au long du récit, pour les maux divers que l’homme doit affronter au long de sa vie : la maladie, la vieillesse, la dureté des relations de travail, la mort d’un proche… et les querelles de famille.

Écrit dans une belle langue française classique, Le retable emmène le lecteur dans un temps lointain où les enfants étaient sages et les maisons de famille accueillantes.

Aujourd’hui, la « bonne éducation » n’a pas bonne presse – signe extérieur de bourgeoisie – et les maisons de famille sont ressenties comme des privilèges de nantis et grevées de droits de succession exorbitants qui, de fait, empêchent souvent de les conserver.

La piété et l’amour pour la beauté de tante Eli et la dévotion de François pour sa tante feront jouer au retable, dans ce contexte, un rôle décisif.

Le retable est une belle histoire, à la fois savante, pudique et optimiste qui, tranchant avec l’obscénité, la superficialité et le pessimisme ambiant, redonne foi en l’humanité et sera lue avec profit par les petits et les grands.

Catherine Rouvier

Le 17 février 2022

Avant-propos

Le romantisme est un sentiment de majesté calme sous un air de passé, ou, ce qui revient au même, de solitude, d’absence, de séparation.

Goethe

À monsieur de R.

Cher ami,

Lors de notre dernière entrevue, vous m’avez interrogé sur ce François qui accompagne les chapitres de mon roman.

Bien que je sois surpris que cette question vienne de vous qui êtes l’excellence du romantisme, c’est avec plaisir que je vous livre ma pensée.

En essayant d’être au plus près de l’esprit du XIXe siècle dont ce courant est issu, il ne s’agit que de la recherche d’un idéal, comme Novalis, Gautier et tant d’autres l’ont fait avant moi par l’écriture avec, il faut le dire, bien plus de talent. Ainsi, le romantique rassemble à mes yeux et en un seul personnage, les vertus qu’une éducation bien faite donne à faire entrevoir, non par la sensiblerie qui, la plupart du temps, ne sert qu’à entretenir une posture inspirée, mais par le long apprentissage de l’art de bien vivre sans renier ses sentiments.

Si le bleu des blazers de François ne coule pas dans ses veines, j’avoue lui accorder, non sans une certaine nonchalance défaite d’affectation, de la légèreté tant il est dans son monde ; comme tout jeune homme en recherche, il semble se satisfaire de superficialité, tel un masque l’éloignant des âmes trop sérieuses tout autant que de lui-même. J’ai eu la grâce de transposer mes propres échecs en autant de leçons qui m’ont amené à construire François, sa pensée, ses priorités et ses goûts. Ainsi, entre deux figures se reflétant, l’une clémente dans le miroir du soir et l’autre ingrate, et en plein jour, ce jeune homme sensible vogue de l’une à l’autre en essayant de caler ses rêves au centre de ce paradoxe.

Dans cette attitude, point d’originalité : je reste persuadé que c’est un chemin classique pour toute personne dont la conscience est éveillée aux choses de ce monde en une sentimentalité préservée de niaiserie, une force intérieure non dénuée de douceur, une rigueur ne s’exemptant pas de souplesse et un regard tourné vers le ciel.

Mais je vous parle d’un idéal et comme tout idéal, nous demeurons dans l’abstraction ; je vous imagine déjà m’interroger sur le pont virtuel que je tends entre la vision ancienne du romantique et sa projection dans notre monde contemporain, et vous avez raison ! Il est vrai que notre société jette des barrières de sécheresse souvent infranchissables pour le plus vertueux des hommes qui, souvent, baisse les bras par conformisme, découragement ou peur de l’aventure. Néanmoins, je suis convaincu que cette vision, pareille à une terre aperçue à l’horizon après des mois d’errance aurait pour vertu d’unifier son contemplateur, de rassembler ses vertus innées ou acquises en une force apaisée que nul ne saurait braver ; cette terre promise, une fois atteinte, amènerait à l’essentiel de la mission ultime d’un homme : vivre en accord avec lui-même, entourer les femmes de tous les honneurs qu’elles méritent et les hommes de la considération qui leur est

Première partie

Les jours heureux

1

Il pleuvait sur ce morceau de campagne percheronne perdue entre un timide cours d’eau et la forêt, le ciel gris de Payne contrastait avec le vert tendre des arbres qui, en ce début de septembre, refusaient obstinément de roussir.

La route qui menait à la Muette était luisante ; au dernier virage avant d’arriver au hameau, il fallait encore franchir un portail et parcourir un chemin de gravier sous une haie de tilleuls pour découvrir la maison, un relais de chasse de la fin du XVIIe siècle reconstruit trente ans plus tard après un incendie, où le chevalier d’Eon aurait, dit-on, passé la nuit et qui s’élançait, dans une sobre majesté, à l’entrée des trois hectares de la propriété. La bâtisse de pierre et de briques de trois cent cinquante mètres carrés était prolongée de communs et d’une grange autour de la cour pavée, d’un four à pain et d’un pigeonnier encadrant les jardins et, au bout des écuries et du chenil désormais vides, d’une minuscule chapelle.

C’était la demeure de tante Eli.

Son mari, l’oncle Jean, avait acheté la bâtisse en 1974 pour presque rien et l’avait patiemment restaurée, petit à petit, souvent par lui-même. Il ne put hélas finir sa tâche, emporté dix ans plus tard par un infarctus que personne n’avait vu venir, alors qu’il envisageait de faire remplacer la toiture de l’aile ouest.

En souvenir de cet homme, tante Eli portait toujours sur elle sa montre à gousset qu’elle avait arrêtée à l’heure de sa mort, et persistait à ne dormir, dix ans plus tard, que d’un côté du lit.

En bonne vieille dame proche de la nature, elle passait ses journées dehors et s’occupait des parterres, retirait les fleurs fanées, taillait les buis et les massifs, soignait son potager : le jardin était son royaume qu’elle gérait avec le lent respect de celle qui vit au rythme du temps qui passe.

Badaboum, son cairn terrier, la suivait partout, joyeux, espiègle et inlassablement curieux des gestes de sa maîtresse, tel un élève attentif et affectueux.

Le clocher du village voisin sonna six coups, mais ce soir-là, Patrice, le gardien, ne ferma pas la grille de l’entrée.

Comme tous les samedis, il avait revêtu sa veste huilée par-dessus son vieux gilet de piqueur mité et déteint qu’il ne quittait jamais ; il s’était coiffé de sa casquette en tweed à carreaux et avait enfilé ses bottes avant de sortir la 4L pour aller chercher monsieur François à la gare de Nogent-le-Rotrou.

Âgé de soixante ans et quelques, de taille moyenne, sec comme une branche sur deux longues jambes arquées, Patrice était un enfant du terroir. Fils de fermiers, il avait connu l’oncle Jean, surnommé « l’Accouru » par les habitants du village, au moment de l’achat du domaine. Sans instruction autre que celle de la vénerie (il était valet de limier du temps de l’équipage sous le nom de La Brindille), c’était un homme à tout faire qui s’installa dans la maison de gardien, selon un accord naturel jamais clairement formulé. Il changeait les ardoises, étamait les cuivres, remplaçait les carreaux, colmatait les fuites, nourrissait les poules, vidangeait la voiture, conduisait dame Eli en ville et encore mille choses qui le rendaient indispensable.

Le gardien venait de partir et tante Eli s’affairait : Badaboum ayant boulotté sa gamelle, il s’agissait désormais d’être prête pour l’arrivée du visiteur ; le couvert était dressé autour de deux assiettes à même la table de ferme de la cuisine, près de la cheminée où ronronnaient quelques bûches ; l’éclairage se reflétait dans les cuivres et la pièce était chargée du fumet poivré d’un Bourguignon préparé depuis la veille.

Par la fenêtre ouverte de la cuisine, comme pour lutter contre ces effluves, l’air frais de la campagne se chargeait d’odeurs de terre humide, de feuilles, de châtaignes et d’humus, tandis que le ciel continuait à lâcher son tribut d’eau vive.

La cuisine était son lieu de repos où elle oubliait tout.

Chaque samedi matin, Patrice l’emmenait au marché. Elle restait bavarder avec la caissière de la charcuterie auvergnate, au sol recouvert de sciure et de jambons pendant en grappes généreuses au-dessus de leurs têtes. Le fromager et ses jattes de crème onctueuse adossées au Cantal lui flattaient ses narines et le boucher lui servait une viande persillée à cœur qui restituait des odeurs de prairie tandis que le pain en miches croustillait et durait quatre jours sans sécher.

Il faut dire que François, le visiteur, n’était pas n’importe qui : c’était son neveu chéri, le fils de sa jeune sœur Isabelle disparue en Amérique du Sud. Elle avait recueilli l’enfant le lendemain de ses huit ans et l’avait élevé comme son propre fils.

François adorait la Muette, c’était son repaire, c’était le monde, c’étaient les quatre éléments : la terre et ses odeurs humides de fougère croisées avec la mousse de chêne ; le feu de l’automne en écho de l’histoire mouvementée de la maison ; la musique de l’eau qui abreuvait monts et vallées avant de mourir dans le ruisseau, et l’air vivifiant qui portait encore parfois sur les feuilles, trente ans après, les cors et les cris de la meute du Rallye Taillevent dans les secrets de la forêt de Bellême.

Patrice était parti depuis vingt-cinq minutes.

Tante Eli était montée dans sa chambre pour se « préparader », comme elle disait ; le chien, repu, avait préféré rester sur son coussin en face de la cheminée, veillant de manière tacite au bon ordre des choses en son absence.

Tout en se changeant, elle souriait en revisitant ses souvenirs : les premiers cours de jardinage de l’enfant ; sa sympathie pour Patrice qui lui apprit à faire des collets et des fagots ; son premier coup de feu avec le fusil de l’oncle Jean, un « Dominion » calibre 20 (Une arme de gentilhomme, disait-il) qui lui laissa un hématome sur l’épaule ; ses premières confitures et sa cueillette de cèpes ; son blazer marine de premier communiant fait par un tailleur d’Alençon, sans oublier ses rares réprimandes qui se terminaient inlassablement par « petit nouillon, va ! » ; enfin, la ferveur religieuse de cet adolescent qui ne manquait jamais l’office du dimanche matin.

Elle se regarda furtivement dans le miroir de la cheminée avant de redescendre : ma foi, pour ce soir, ça irait bien comme ça !

De retour dans la cuisine, tante Eli prit un torchon et souleva le couvercle de la braisière pour y donner un ultime tour de cuillère ; puis elle posa un châle sur ses épaules et s’assit sur le banc, se servit un verre de cidre tout en regardant Badaboum qui somnolait.

2

Le train arriva en gare de Nogent-le-Rotrou avec cinq minutes de retard.

François n’avait qu’un sac polochon et deux boîtes de chocolats, la grosse pour sa tante et la petite pour le gardien. Il descendit parmi les derniers et Patrice lui fit de grands gestes avec sa casquette, ce qui amusait le jeune homme car il reproduisait inlassablement cette pantomime d’un samedi à l’autre.

« Monsieur François a-t-il bien voyagé ?

— Bien Patrice, merci, répondit-il. Et vous, comment allez-vous ? Et tante Eli ?

— Oh si vous saviez, Dame Eli était impatiente de vous voir ! Sinon ça va, on a eu de l’eau cette semaine, et pas qu’un peu ! »

Tout au long de la route rectiligne de la campagne percheronne, Patrice donna des nouvelles du pays avec passion : le renard qui traînait en lisière du bois, près des pâturages du Marcel ; la messe en plein air à Saint-Martin qui dut être annulée en raison du mauvais temps ; son cousin qui avait gagné le concours du meilleur boudin à Mortagne ; le rhume du Père Roderick, le curé du village… François connaissait déjà la moitié de ces histoires, mais il laissait parler le vieux gardien, tout à sa joie de se sentir, aussi modestement soit-il, faire partie de la famille.

La voiture franchit le portail.

Il ne la gara pas sous la grange, comme à l’accoutumée, mais la laissa sur le bas-côté de l’escalier, dans la cour. François le remercia, lui offrit ses chocolats et entra dans la maison en sautant les marches du perron.

Tante Eli, souriante, le regardait derrière la porte vitrée.

Il lâcha son sac, ôta sa casquette, la saisit par la taille, la souleva en virevoltant et la couvrit de baisers.

« Mais laisse-moi donc, gros nouillon, tu vas encore nous faire tomber », s’exclama-t-elle en riant.

Badaboum, debout sur ses pattes arrière, poussait des jappements de joie. Puis ce petit monde entra dans la cuisine et s’attabla sans tarder : le régulateur du vestibule sonna neuf coups et d’habitude, à cette heure-là, sa tante était déjà couchée.

Le lendemain matin, François se réveilla avec le jour. Il flâna au lit pendant une vingtaine de minutes, puis alla dans la salle de bains.

La douche tiède l’extirpa du sommeil pour le ramener à la surface du réel ; le courant d’air s’insinuant par la fenêtre entrebâillée acheva de le réveiller. François ferma le robinet à regret.

Il s’habilla sans hâte, puis descendit.

En passant dans le hall d’entrée qui séparait la maison en deux ailes symétriques, il regarda la cour encore voilée d’effluves de brume. Badaboum quitta son coussin et vint le saluer en échange d’une caresse.

L’énorme piano en fonte de la cuisine était encore tiède de la veille ; François se rendit à l’office attenant et en ramena suffisamment de bois pour tenir la matinée.

Ce fourneau était un vestige. Malgré les protestations de sa femme qui ne voulait pas entendre parler de cuisinière à gaz, l’oncle Jean avait souvent projeté de s’en débarrasser « pour passer à quelque chose de plus moderne » ; mais l’idée de déplacer ce monstre noir de près de deux mètres, installé depuis toujours dans l’âtre de l’ancienne cheminée l’avait découragé. Par conséquent, il était resté là, fidèle, ronflant, majestueux, rassurant, et représentait, pour François, le cœur battant de la maison.

Tante Eli descendit à son tour, revêtue de son peignoir de couleur lavande qui allait si bien avec ses cheveux blancs. Depuis quelque temps, il avait remarqué qu’elle s’était voûtée, alors que son visage, encadré de rides en étoile autour d’un regard pétillant, ne changeait pas. Mais sa silhouette s’était bel et bien tassée, et son pas s’était raccourci afin de rétablir un équilibre qu’une canne eût compensé si elle n’avait pas, à son âge, des coquetteries de jeune fille.

Après un bref coup d’œil sur le courrier de la veille resté en vrac sur la console de l’entrée, Ils s’assirent, elle devant son thé au lait (toujours du Lapsang Souchong), François devant son café (un mélange Ethiopie-Jamaïque). Et comme à l’accoutumée, ils se regardaient sans parler, plissant parfois les yeux ou souriant de manière complice.

Mais cette fois-ci, elle rompit le silence.

« Et ton travail ? Ton patron te laisse-t-il enfin tranquille ?

— Ça va, tante Eli, ça dépend des jours ! Heureusement, j’aime ce que je fais.

— Si seulement tu étais resté à Normale Sup’, tu n’en serais pas là… Et puis, à défaut, j’aurais aimé que tu viennes t’installer ici. C’est un peu ma faute, j’aurais dû te garder auprès de moi plutôt que de t’envoyer à la ville… Tu aurais pu reprendre le domaine, je suis certaine que tu en aurais fait quelque chose ! Je ne sais pas, moi… de l’hôtellerie ?

— Houlà ! Il prit une gorgée de café puis s’essuya la bouche. Je doute fort que tu aimes voir des inconnus dans la maison. Et puis, imagine un ballon atterrir sur tes plates-bandes ? Lorsque je jouais avec mon cousin Étienne, tu n’étais pas toujours très contente pour tes iris !

— Oui, soupira-t-elle, tu as peut-être raison. Mais réfléchis, car je ne suis pas éternelle… »

François posa sa tasse et baissa les yeux sans répondre.

Badaboum vint quémander un bout de pain, puis se rendit à pas mesurés dans le jardin par la porte vitrée qui était restée ouverte. Le brouillard s’était levé, on entendit le chant d’un merle : la journée promettait d’être belle.

« Tu viendras m’aider au jardin tantôt, ou tu as des choses à faire ?

— Je viendrai, tante Eli. Je ne manquerai ça pour rien au monde ! »

3

Parisienne jusqu’au bout des ongles, ornée de l’élégance de la Chaussée d’Antin plus que de la rue Cambon, grande lectrice de Jours de France et de Femmes d’Aujourd’hui, la mère de François, Isabelle, était une aventurière convoitée au-delà du raisonnable sans qu’elle n’oppose beaucoup de résistances aux sollicitations et, a-t-on chuchoté dans le quartier, à des affinités moins avouables.

Au cours de cette vie dissolue, le garçon fut un accident survenu avec un avocat de passage, une contrariété qui ne sut la révéler à son rôle de mère. Déjà enfant, il était trop souvent gardé par une cousine ou, le dimanche, par sa tante lorsqu’elle partait « voir des amis » et François n’avait jamais su que lorsqu’il est né, elle s’était exclamée avec une grimace, à haute voix dans la salle d’accouchement : « Mon Dieu ! Que mon fils est laid ! » puis avait détourné les yeux.

Peut-être que, d’une manière inconsciente, le voile de tristesse qui le submergeait de temps à autre n’était que le reflet de cette mémoire enfouie qui se manifestait, comme elle le pouvait, à la surface de sa sensibilité.

Un jour, Isabelle décida de partir faire un périple en Colombie avec un Italien de dix ans son cadet. Elle confia François à sa sœur, promettant de revenir d’ici un mois, ou deux au maximum. Au bout d’un an, personne n’ayant eu de nouvelles, tante Eli contacta l’Ambassade et des recherches furent effectuées ; l’enquête n’aboutit à rien, et la mère de François fut déclarée disparue.

Malgré la tristesse relative de perdre celle qui aurait pu ne pas être une inconnue et qui, de mémoire d’enfant, ne lui avait jamais accordé beaucoup d’étreintes, il l’oublia vite et projeta sans mesure son affection sur sa tante qui devint sa tutrice légale.

Le petit garçon fut la joie de son veuvage : sage et docile, intelligent bien que studieux par intermittence, il respirait la joie de vivre même si parfois la mélancolie le gagnait et posait sur son visage un voile de tristesse qui pouvait durer des jours. Ces passages muets inquiétaient toujours sa tante qui, dans ces moments, redoublait d’attention jusqu’à ce que l’enfant retrouve le sourire.

Ne pouvant l’élever à la campagne, du moins le croyait-elle, elle l’installa à Cachan moyennant une pension de quatre cents francs mensuels, chez une cousine qui avait une maison en meulière, avec une cour et un petit potager, et depuis ce temps, François partait tous les week-ends à la Muette où sa tante l’attendait.

Ainsi, de la banlieue parisienne à la Normandie, entre mélancolie et joie, il grandit sagement et devint un bon élève ; en marge de sa scolarité, il monta à cheval, prit des cours d’escrime et de piano, mais comme il s’avéra piètre cavalier, tireur moyen et musicien passable, tante Eli préféra le faire entrer chez les scouts.

Le samedi était souvent le jour de visite de ses cousins : Étienne, à peine plus jeune que lui, Jacques, le petit frère d’Étienne et sa sœur Ombeline, l’aînée.

Si Jacques restait dans son monde exclusif de petits soldats (il adorait l’armée et ne ratait jamais le défilé du 14 juillet), Étienne ne perdait aucune occasion de jouer avec François.

Le ballon fut vite délaissé au profit de jeux d’aventure : un dragon caché dans les communs, séquestrant la Princesse Ombeline qui pleurait dans sa tour ; les voiliers de bois que l’on regardait voguer dans le bassin circulaire à l’entrée de la propriété, tels des corsaires partis pour de longues et dangereuses courses sur les océans où les carpes faisaient office de baleines.

Tante Eli aimait ses neveux et ne manquait jamais une occasion de le leur montrer, mais un incident apparemment anodin fut le point de départ d’un ressentiment qui changea le cours des choses.

Il était seize heures en cette belle journée de juillet, on avait sorti le mobilier d’osier et les enfants étaient attablés dans le jardin autour d’une tarte aux pommes. Étienne venait d’avoir treize ans. Sans s’en rendre compte, tante Eli découpa des parts inégales et offrit la plus grande à François.

Sans un mot, Étienne fixa son cousin, alors que personne n’avait remarqué ce qui, à ses yeux, prenait figure d’injustice.

Depuis ce jour, il épia sa tante et François, essayant de déceler la preuve qu’il y avait un traitement différent entre eux deux.

Et, comme chaque soir, elle se rendait dans la chambre de chaque enfant pour les border, Étienne imagina qu’elle passait plus de temps dans celle de François qu’à son propre chevet.

Dès le lendemain, ballons crevés, bateaux démâtés, les jeux cessèrent sans qu’il n’en comprenne la raison ; pire encore, la rancœur nouvelle d’Étienne se transforma, comme une lente distillation, en haine qui ne tarda pas à être perceptible.

François avait maintenant vingt-cinq ans, et travaillait dans une librairie.

Après sa Khâgne, et en dépit de la difficulté de l’examen qu’il avait pourtant brillamment passé, il avait quitté Normale Sup’ au bout d’un an à peine, préférant se vautrer dans sa mélancolie coutumière plutôt que de s’acharner comme le faisaient ses camarades ; pourtant, il adorait la littérature. Il aurait d’ailleurs pu être heureux dans cette boutique du Quartier latin si le libraire, monsieur Pécastin, ne s’évertuait à le considérer comme son souffre-douleur.

Mais depuis longtemps, très loin de ce monde trop sérieux pour combler ses rêves, François nourrissait une passion secrète, et surtout inattendue : le jeu.

Conscient des risques, il s’était juré de ne jamais entrer dans un casino, ce lieu dans lequel on était certain de perdre, mais tout ce que la loterie avait mis à sa disposition était la promesse d’une manne que ses prières du dimanche, sur le banc de l’église, appelaient à renfort de supplications.

Dans l’éventail des rentes possibles, François jouait au Loto deux fois par semaine, bien que son gain le plus important n’eût jamais dépassé trente-cinq francs ; il était persuadé qu’un jour, le ciel entendrait sa demande, mais à chaque tirage, l’annonce des résultats lui extirpait un soupir désolé.

Un jour de printemps, malgré le froid sec qu’un pâle soleil n’arrivait pas à faire oublier, il s’était installé sur le banc d’un jardin public, occupant sa pause déjeuner à nourrir les pigeons tandis qu’il avalait un sandwich. François pensait au Super Loto du samedi lorsqu’il fut distrait par le chant d’un oiseau perché dans l’arbre près de lui ; se souvenant de ses cours lorsqu’il était enfant, il fit l’effort de placer des notes sur les mélismes du volatile : sol-sol-sol – solsolsolsol… Mido, mido !

Tandis qu’il s’amusait de l’expérience, son visage s’illumina.

Le soir même, François quitta la librairie sans délai ; vingt-cinq minutes plus tard, il était chez lui. Son clavier électronique sommeillait dans un placard, il dépoussiéra l’emballage, sortit l’instrument avec fébrilité et alla chercher, dans le tiroir du bureau, des étiquettes autocollantes qu’il numérota soigneusement de 1 à 49. Il appliqua le numéro 1 sur le do, le 2 sur le ré, le 3 sur le mi, et ainsi de suite ; il ne lui restait plus qu’à trouver les tirages du Loto des vingt dernières semaines.

Sept, douze, treize, vingt-trois, vingt-cinq, quarante-deux, numéro chance, le onze. Sur le clavier, cela donnait si, sol, la, ré, fa, si.

« Bof, pas terrible », se dit-il. Il continua cependant grille après grille, à transposer les numéros gagnants en notes de musique, cherchant à trouver un langage, une mélodie globale qui pourrait lui suggérer celle du tirage à venir.

Pas de chance ! le résultat du samedi donna le treize, le seize, le dix-sept, le vingt-quatre, le trente, le trente-deux, numéro chance, le quarante-quatre ; appliquant sa méthode harmonique, il avait joué le douze, le quinze, le dix-neuf, le vingt-cinq, le trente-trois, le trente-quatre et le quarante-deux.

La proximité des numéros fortifia François dans la conviction qu’il tenait enfin le moyen de gagner, et pas seulement quelques francs !