Un château de cartes - Dominique Lelys - E-Book

Un château de cartes E-Book

Dominique Lelys

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Beschreibung

Féodor Alekseïevitch Boronine, un sexagénaire descendant de Russes blancs et grand amateur d’art, fait la connaissance de la jeune Marie à un café de Saint-Germain-Des-Prés. Sa beauté, se rapprochant étrangement de celle d’une Flamande peinte par un artiste de la fin du quinzième siècle, éveille en lui le goût de la séduction. Naît alors entre eux une romance, avec l’art, la littérature et l’histoire comme trame de fond, tandis que Marie se sensibilise à l’âme russe de son précepteur. Cependant, après avoir rencontré Elisabeth, femme mûre et indépendante, un sursaut de clairvoyance le fait renoncer à Marie qu’il présente à son jeune ami Charles. Dès lors, il n’aura de cesse de tisser un lien entre ces deux-là : un bien fragile château de cartes commence à s’ériger…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur du roman "Le retable" publié en février 2022 chez Le Lys Bleu Éditions, Dominique Lelys considère la littérature comme un creuset fertile qui révèle ses richesses en explorant son propre être.

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Seitenzahl: 356

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Dominique Lelys

Un château de cartes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Dominique Lelys

ISBN :979-10-422-1750-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Poldo

Un château de cartes se présente au premier abord comme un marivaudage contemporain, avec en toile de fond, un point de vue subtilement critique sur les défauts ou les abus de notre société.

On fait connaissance avec Féodor, fraîchement retraité de la presse, qui vit seul avec son chien depuis son divorce. Issu d’une famille de Russes blancs, attaché aux valeurs traditionnelles, passant ses dimanches entre la chasse et la messe, il regarde de loin les soubresauts de notre époque, et ses tics de langage.

Cela rend d’autant plus surprenant le fait qu’il tombe sous le charme de Marie, une étudiante rencontrée par hasard, vive et curieuse, mais située à ses antipodes. Il fait un pas de deux avec elle, puis décide de la présenter à son vieil ami Charles, peut-être pour manipuler leur relation. Charles devient fou amoureux de Marie, cependant que Féodor entame une liaison avec Elizabeth. Mais où est le vrai ? Le faux ?

Au XVIIIe siècle, Crébillon écrivait Les égarements du cœur et de l’esprit. Ce roman résolument contemporain continue ce style indémodable.

Stéphane Barsacq

Avant-propos

Les sens qui s’ouvrent à la vie, lorsque l’œil capte le renouveau du printemps dans sa palette de couleurs fraîches, d’odeurs envoûtantes et de jours qui s’allongent, appellent la jeunesse, émerveillée de ses découvertes qui feront de lui un homme.

Cette construction sera longue, mais jalonnée d’aventures passionnantes ; du gazouillis proche de celui des oiseaux, il passera progressivement aux balbutiements pour se dresser sur ses jambes afin de voir la vie autrement ; l’univers des fleurs et des buissons suscitera l’admiration pour les arbres dont il aura déjà envie d’atteindre les cimes.

Telle une cathédrale, son berceau sera un lieu choisi et sacré comme la vie ; sa stature deviendra le gnomon sur lequel la lumière du ciel projettera une ombre délimitant son territoire, et l’on pourra établir, à partir de sa croissance, le projet de l’édifice dont les plans seront l’étendue de son existence.

Il y aura d’abord les fondations, une éducation basée sur l’amour, puis la nef et le transept, délimités par ses membres encore hésitants, ensuite, le chœur et l’abside en écho de son intelligence, enfin, la croisée des transepts, lieu de recueillement et d’élévation, le socle permanent des sentiments en éveil comme les bourgeons des arbres s’ouvrant aux jours nouveaux.

L’arrivée progressive de l’été, sous une lumière différente réchauffant l’air, révélant une nouvelle palette d’odeurs et de tonalités, se distingue par le foisonnement d’une nature généreuse et nourricière : le blé et la vigne dont la culture, fruit du travail des hommes, lui donnera sa nourriture essentielle, le pain et le vin célébrés depuis déjà deux mille ans.

De la base de sa construction, atteignant gentiment son âge d’homme, les murs s’érigent, les colonnes se dressent et les voûtes s’harmonisent en courbes graciles saluant la toiture, coque d’un navire prêt à voguer sur l’écume des nuages, fendant les flots du ciel tandis que la vie des hommes maintiendra pourtant ses deux pieds sur la terre ; il vivra ce passage du plan au volume par l’élan de son cœur, ceinturant la cathédrale encore inachevée de ses arcs-boutants assurant la solidité de l’ensemble et, progressivement, les arbres seront dépassés de par les aspirations de celui qui, hier encore, n’avait pas compris quel sens donner à sa vie. Mais déjà, dans cet été chaud où la nature se transforme et se multiplie au son des abeilles butinant, prolongeant la fécondité du monde qui l’accueille, le jeune adulte saura lui rendre hommage en consacrant sa vie à sa propre prolongation : c’est peut-être en partie la raison pour laquelle les cathédrales sont toutes appelées « Notre-Dame ».

Tandis que l’âge avance, que les branches se parent lentement de couleurs de feu et de miel, offrant à l’homme vieillissant suffisamment de recul pour faire un premier bilan, la nature engourdie ne renonce pourtant pas à poursuivre son œuvre : c’est le moment des récoltes, de la transformation et du mûrissement, instants magiques où l’acquis dicte les gestes sages, fertilise la pensée et éclaircit le regard ; tandis que l’humus automnal dégage une sensation nouvelle et que les éléments semblent rentrer en eux-mêmes, la cathédrale de sa vie est presque achevée. Alors, conscient de l’étendue de ses connaissances enfin maîtrisées, il va embellir, orner, parer les murs de fresques et de couleurs, afin d’attirer en son sein tous ceux qui auront eux-mêmes participé à son élévation, comme ils se sont élevés eux-mêmes, prenant enfin conscience que l’édifice construit n’a d’autre finalité que de relier le ciel et la terre. Et s’il commence à faire froid, que les nuages encombrés de pluie succèdent aux beaux jours, l’homme mûr accueillera les intempéries avec la sagesse de son cœur apaisé.

L’hiver arrive, et souvent bien trop tôt ; à l’instar des arbres maintenant nus comme des squelettes erratiques, l’homme approche du seuil de son existence où cohabitent souvent souvenirs et regrets.

Ainsi, des trois premières saisons qui ont été consacrées à la construction, la quatrième, celle qui effraie souvent, porte une autre mission dont l’enjeu est d’importance : assuré de sa disparition lorsqu’il retournera en poussière au sein de la terre qui l’a vu naître, sa cathédrale demeurera érigée et solide comme un témoignage vivant de l’œuvre accomplie ; les hommes s’y reposeront tandis que restera en eux le souvenir heureux d’une vie pleine de sens.

L’hiver n’est donc pas désolation, mais un terrain de transmission où les nouveaux arrivants, jeunes comme le printemps, actifs comme l’été et réfléchis comme l’automne puiseront leur force pour, à leur tour, grandir, construire, et transmettre.

Je quitte progressivement l’automne pour entrer dans l’hiver qui s’annonce le plus souvent comme une fragilité, où tout ce qui fut construit peut s’évanouir comme un souffle et s’effondrer comme un château de cartes, et déjà, mille questions se bousculent : ai-je bien construit mon édifice ? Sera-t-il pérenne ou tombera-t-il aux premières bourrasques ? Si le plan semblait parfait, l’ornementation répondra-t-elle aux attentes de mes successeurs ? Pourrai-je être fier de mon œuvre vitale sans en tirer d’orgueil mal à propos ? Et surtout, aurais-je pu mieux faire ?

Je sais répondre à cette dernière question, cependant je demande au Ciel un sourire d’indulgence qu’il saura, je l’espère, m’accorder, car comme tout un chacun, je reste persuadé avoir fait de mon mieux, en espérant que ceux qui me suivront feront des œuvres dont on pourra dire qu’elles sont plus magnifiques encore.

Dominique Lelys

Bellême, juillet 2023

Chapitre I

Marie était belle.

Non pas de cette beauté de magazines qui avait fini de m’émouvoir depuis un âge trop précoce ; pas de cette fausse ingénuité non plus, dont sont friands les hommes timides et les gratteurs de mandoline, non, cette jeune femme avait quelque chose de différent.

Je l’avais rencontrée par hasard.

Ce fut d’une grande banalité : Paris, un dimanche d’automne sur la terrasse couverte d’une brasserie de Saint-Germain-des-Prés où je n’allais que rarement ; nous étions séparés par deux tables, avec, curieusement, le même livre à la main, le pamphlet d’un jeune auteur non dénué d’humour qui traitait avec légèreté des mœurs de notre époque.

Ce n’est que plus tard que j’ai prêté attention à cette coïncidence, car son visage, en plus d’être charmant, me disait vaguement quelque chose : un regard vert sauge absorbé par sa lecture, des lèvres charnues comme gorgées de sève, prêtes à céder sous le mâchonnement de ses dents nacrées, un teint de lait rosé que Fragonard n’aurait pas renié, et ce joli masque rayonnant sous une chevelure mordorée encadrant la fraîcheur de son visage rond d’où l’enfance n’avait pas dit son dernier mot.

D’ailleurs, quel âge pouvait-elle bien avoir ? Vingt-trois ans ? Allez, pas plus de vingt-cinq, en tout cas. Sûrement une étudiante, à voir son écharpe de mohair rose sur un imperméable sans couleur, son chandail fatigué, ses bijoux rigolos, ses ongles vernis en mauve vif, son jean convenu et ses lourdes chaussures que j’ai préféré oublier, en dépit du trouble qu’elle semait en moi sans même s’en rendre compte : déjà captif de mes projections, je cherchais à deviner quel passage du livre retenait tant son attention, comme si un miroir indiscret s’était substitué à mes pages ; le regard oscillant entre le récit désormais vide de sens et le secret de son enveloppe, je me trouvai dans la situation du voyeur, celui qui observe en coin avec le souffle court, tout en craignant d’être surpris.

Et c’est ce qui arriva.

Derrière ses yeux plissés non dénués de sévérité, elle me fixait maintenant de ce regard direct devenu si courant chez les femmes de sa génération, une posture faite pour dérouter.

Je lui adressai un sourire.

« Il vous plaît ? Oui, aimez-vous ce livre ? »

Silence embarrassé sur des yeux devenus interrogateurs.

« Parce que, voyez-vous, nous lisons la même chose, n’est-ce pas, lui dis-je en levant la couverture de mon exemplaire.

— Ah ! Effectivement, me répondit-elle en rougissant. »

L’étudiante baissa les paupières, puis les releva tout en intercalant son marque-page.

« Il y a de bons passages, reprit-elle. Enfin, il me distrait. Et vous ?

— Ma foi, oui ; j’aime sa prose légère, c’est le genre de roman à lire lorsque l’on est déprimé.

— Vous êtes déprimé ? »

J’éclatai de rire.

« Ah non, vraiment ! En fait, c’est un livre dont la lecture vous rend le cœur léger, n’est-ce pas. On est très loin d’une thèse de philo ! »

Je pris un passage au hasard.

« Voyez son humour, par exemple : "lorsque les jeunes filles pensent au démon, les mères veillent"… Des monts et merveilles… C’est drôle ! Ou encore : "Une fille au pair au musée des Offices, cela ne manque pas d’esprit". Père, Fils, Esprit… Vraiment amusant ! Tenez encore, page 12 : "l’enfer consiste à être au four et au malin…"

— C’est vrai, mais il développe quand même de grandes idées, moi, ça m’a fait réfléchir. »

L’espace d’un instant, j’eus envie de me lever et de la planter là.

Une femme, assise derrière nous, se parlait à elle-même tout en frappant frénétiquement sur son portable et tirant sur une cigarette en fin de vie. Puis elle écrasa le mégot fumant dans le cendrier en aluminium, se leva en râlant et laissa le prix de son café sur la table avant de s’éloigner d’un pas nerveux.

« Je vais prendre un thé, lui dis-je en dépit de mon hésitation. En voulez-vous ?

— Plutôt un coca, s’il vous plaît ! »

Je passai la commande ; la permission de son regard me laissa franchir les fauteuils de rotin plastifié et les tables en fonte au plateau marbré qui nous séparaient, pour aller m’asseoir auprès d’elle.

Marie dégageait un parfum étrange, un mélange de lait et de camphre, comme une troublante jeunesse associée aux mystères de l’orient.

La jeune femme prit la carafe qui se trouvait devant elle, se servit, but une gorgée d’eau et posa son livre tandis que ses yeux, si expressifs quelques minutes auparavant, semblaient soudainement noyés dans une brume éloignée.

Alors, la mémoire me revint.

La rencontre était pour le moins surprenante : j’avais à mes côtés l’incarnation d’une femme dont le portrait, peint il y a plus de cinq cents ans, avait suscité mon admiration lors d’une exposition à Bruges, le travail d’un artiste bruxellois identifié comme « le maître du feuillage brodé » : il avait représenté son modèle tenant une carte à jouer, une reine de cœur, dans sa main gauche, sur un fond de verdure délicatement peint, feuille après feuille.

Ma stupeur venait de la ressemblance, révélant un passage dont je croyais enfin saisir le mystère : la permanence de la beauté là où on l’attendait le moins, victorieuse du temps et de la mort, une porte ouvrant sur des secrets auxquels nul n’avait encore accès.

Cependant, le sourire vivant de mon invitée et ses yeux soudainement ravivés contrastaient désormais avec la mélancolie figée de la flamande, tout en illuminant la grisaille du faubourg : ce visage de chair que mon regard investissait avec les prémisses du désir venait d’anéantir toute résistance de ma volonté.

Le garçon de café, armé de son plateau de faux bois, vint nous servir, posant méthodiquement son contenu sur la table : je profitai de son intervention pour tenter de rompre l’envoûtement, tandis qu’elle sirotait son soda en me regardant, testant sur moi les effets de sa puissance de feu.

« Vous avez un visage qui doit inspirer les artistes, n’est-ce pas.

— Ah oui ? On ne me l’avait jamais dit. Enfin, presque. En tout cas, merci, c’est sympa. Et je parie que vous êtes peintre…

— Pas du tout ! Je serais plutôt littéraire, mais il est vrai que j’aime la peinture et toute autre forme d’art.

— Que dites-vous du street art ? Je rêverais d’avoir un mur tagué dans ma chambre.

— Vous n’auriez pas peur de faire des cauchemars ?

— Ah, alors vous n’aimez pas…

— Je n’ai pas dit ça, mentis-je, c’est simplement parce qu’une chambre appelle la quiétude. Or ces œuvres n’ont rien de reposant, n’est-ce pas.

— Oui, mais bon, c’est moderne. Et puis vous avez tort, il y a de vrais artistes parmi eux.

— Certes. Cependant… »

Son téléphone venait de cracher une mélodie à la mode que j’accompagnai d’un discret soupir.

« Excusez-moi », me dit-elle en posant son verre.

Elle fouilla nerveusement dans son sac.

« Salut… je pars maintenant… D’ici une heure… Où ça ? Ah oui, sur la place, le café à l’angle, je vois. OK, pas de souci. À plus. »

La demoiselle avait laissé traîner son regard sur moi durant toute la conversation ; elle rougit en remettant le portable dans son sac, but une dernière gorgée à la hâte puis se leva brusquement.

« Je dois y aller, on m’attend…

— J’espère que nous aurons l’occasion de parler à nouveau de cet auteur, lançai-je dans un moment de panique.

— Qui sait, me répondit-elle. Je m’appelle Marie. Au revoir ! »

Je n’eus pas le temps d’ajouter un mot, mon tableau flamand venait de sortir de son cadre, et traversait le boulevard avant de s’évaporer à l’angle d’une rue, entre la station de métro et un réverbère : je me retrouvai seul, ma tasse de thé en main, dépossédé, hébété, consterné, vaincu.

Il me fallut à peine dix minutes pour regagner mon domicile : je marchais cependant d’un pas lent, comme revenant à la surface d’un état d’ébriété dans lequel on se demandait si le réel ne s’était pas joué de nos sens.

Depuis mon divorce, j’habitais non loin du faubourg, dans un deux-pièces de quarante-huit mètres carrés, situé au troisième étage d’un immeuble ancien fatigué et au voisinage acariâtre, orienté au nord, sur cour et sans ascenseur : un héritage de Tante Svetlana, la sœur de papa, morte sans postérité au milieu de sa collection de sulfures, de ses perruches et de Igor, Youri et Oleg, ses trois chats que je détestais autant que son goût pour les tapis muraux qui décoraient chaque pièce.

L’heure du déjeuner approchait ; Boris, mon setter, s’approcha de moi en remuant la queue, réclamant une friandise ; je n’avais pas d’envie particulière hormis celle de parler, ne serait-ce que pour couvrir les dialogues étouffés d’un feuilleton sortant, à travers la cloison, de la télé de mon voisin.

Je m’assis dans mon fauteuil, sous la protection de mon chien qui, du regard, semblait vouloir atteindre ma méditation.

Boris était près de moi à chacun de mes troubles, à vouloir chercher le contact, cherchant mon bras pour quémander une caresse, ou mon corps lorsque j’étais malade, se blottissant contre moi comme le ferait un ange gardien qui susurrerait à mon âme : « ne t’inquiète pas, tout ira bien, et puis je suis là ».

Vingt minutes plus tard, ce fut la pluie tambourinant sur les vitres qui me sortit de ma rêverie.

Je détestais cet état incertain qui insultait la noblesse de ma mélancolie coutumière.Je m’en voulais, comme j’en voulais à Marie, de m’être laissé attendrir par sa beauté, elle qui, de plus, buvait du coca. J’étais furieux de m’être laissé prendre, à mon âge, en délit de faiblesse. J’aurais voulu ne jamais être allé dans un musée des années auparavant pour admirer des portraits de jeunes filles, j’en voulais même à l’auteur de mon livre, à la librairie qui me l’avait vendu, au patron du café d’avoir ouvert un dimanche, à l’heure où tout le monde aurait dû se trouver à la messe, moi compris.

Afin sans doute de justifier mon trouble, je me mis alors à penser aux reliques de sentiments enfouis, lettres écrites jamais lues ou même jamais envoyées, parfum empoussiéré dans lequel résiste encore une vague réminiscence de fleurs lorsque la main caresse le papier jauni, où l’imagination restitue l’odeur laiteuse d’un corps palliant l’érosion du souvenir, lorsque l’image est en prise avec ce que l’on prend trop souvent comme la réminiscence exacte du sublime.

Marie arrivait dans ma vie à ce moment-là, charriant avec elle le flot de mes amours contrariées, des projections idéales, des souvenirs imaginés, gonflant le ruisseau de mon émoi de la rivière du désir qu’elle m’inspirait déjà.

Je saisis mon carnet et mon stylo à plume rangés dans le tiroir de la table basse.

Chapitre II

Journal de Féodor, 21 septembre

La vie réserve bien des surprises !

Les désillusions m’en avaient éloigné au point que ce fut elle qui semblait m’avoir signifié mon congé, mais aujourd’hui, un prodige est arrivé !

De fait, du haut de mes soixante-deux ans arrivés sans semonce, j’avais donc conservé le goût du sentiment amoureux, pourtant bien enfoui, qui m’obligeait à prendre la mesure d’une liberté que je ne m’accordais pas, sans doute à cause de mon héritage culturel, n’osant encore franchir le pas aristocratique de l’audace.

Il faut dire que mon père, Aleksei Vladimirovitch Boronine, arrière-petit-neveu d’un ministre du Tsar, était un « beliak », un Russe blanc arrivé en France avec sa grand-mère en 1928 à l’âge de douze ans, et qui, dès mes quatre ans, avait fait le choix de m’éduquer à l’européenne, du moment que je ne faisais pas étalage de mes sentiments : « Cessez de faire l’intéressant », « ne vous donnez pas en spectacle », « tout le monde vous regarde » étaient des commandements à l’accent roulé qui tombaient sur mes tentatives d’exubérance, sans qu’il ne comprenne qu’il me destinait à passer ma vie à côté de moi-même.

Bien que surdoué, mes jeunes années m’ont alors semblé celles d’un gaucher contrarié, les émotions prenant le pas sur la rigidité d’une attitude dans laquelle je me sentais à l’étroit, les larmes devant obligatoirement être contenues dans le silence de ma chambre peinte en bleu.

Si ma mère, issue de la petite bourgeoisie bretonne, et décédée d’une crise cardiaque quelques jours après mes treize ans, ne me laissait que le souvenir douloureux de ses réprimandes faciles et des coups de martinet marbrant mes cuisses d’enfant, mon père avait eu un parcours qui justifiait en partie sa bienveillante sévérité envers moi, le rejeton prometteur et surdoué sur lequel reporter un manque affectif, celui qui irait un jour chasser ces maudits bolcheviques qui l’avaient privé de sa terre natale, la Sainte Russie.

Son histoire, marquée par l’amertume, avait pris un nouveau tournant durant la guerre : il quitta immédiatement l’usine où il travaillait, rejoignit L’Angleterre avec quelques compatriotes, et prit goût au mode de vie anglo-saxon où le courage, le flegme, l’humour et la distance composaient un nouveau savoir-être très éloigné de l’âme slave qui l’avait bercé jusqu’alors.

S’il ne croisa jamais les pas du général, il fut impressionné par la puissance que dégageait cet Anglais rond en combinaison d’aviateur et fumant le cigare, qui visitait le régiment d’alliés campé non loin des quartiers généraux de la base où il était affecté, et qui lui rappelait sa propre détermination dans les moments d’adversité.

Il aurait aimé lui parler, mais le ministre ne le vit même pas, s’engouffrant sans délai dans un véhicule qui le mena on ne sait où.

Après le pacte germano-soviétique le désignant automatiquement comme suspect, apprenant la dérive des membres de la SFIO empêtrés dans la collaboration, il entretint une haine du socialisme en général et du communisme en particulier, jamais démentie jusqu’à sa mort survenue à 92 ans : ainsi pervertissait-on l’âme d’une nation, disait-il, comme les Russes puis les Allemands qui avaient eux-mêmes été trahis dans leur cœur et leur histoire.

Sa rage antisoviétique ne tarda pas à convaincre les agents de la sécurité britannique qui finirent par écourter sa garde à vue qui avait duré une semaine.

À la libération, il rentra en France et fut décoré de la croix de guerre dont il ne portait jamais le ruban « parce que ça ne se faisait pas » ; il retrouva son travail d’ouvrier, épousa ma mère, et ce n’est qu’en 1960 que je vis le jour, portant déjà sur mes épaules le poids d’aspirations contrariées et d’un héritage douloureux, le souvenir des bonnes manières de la bourgeoisie moscovite rongées à petit feu par le franc-parler de ses collègues de travail : au désespoir de sa femme, il sifflait parfois dans les salles d’attente d’un hôpital ou d’une gare, se raclait la gorge bruyamment et coupait ses fruits, à table, avec son cran d’arrêt qu’il ne quittait jamais.

J’avais honte, bien sûr, car dans mon imaginaire, le grand Cosaque Aleksei Boronine ne pouvait que manier la chachka du haut de son destrier, taillant en pièces tout bolchevique qui se dresserait contre lui. Et pourtant, dès mes vingt ans (était-ce un hommage ou une coïncidence ?), gardai-je moi-même un canif à manche de corne dans la poche de mon pantalon, mon petit sabre personnel qui n’aurait pas fait de mal à grand monde.

Paradoxalement, mon père m’apprit également la distinction, à savoir, se démarquer de la foule qu’il considérait dangereuse et bête. Célébrant régulièrement la mémoire de son oncle, il avait conservé le goût et les fastes de la Cour que lui-même n’avait jamais connus : de la liberté, il disait que c’était un vain mot à consonances variables ; de l’égalité, il devait admettre que ce n’était qu’un vœu pieux, quant à la fraternité… L’histoire était là pour lui prouver que cette notion n’existait pas.

Alors, jeune homme, je suivis ses pas dans la recherche de la différence, sans me rendre compte que je n’étais déjà comme personne. Et comme si la famille n’y suffisait pas, mon haut potentiel était vécu comme des insultes par mes camarades de classe ; du collège à la fac, le monde se détourna de moi, le petit russkoff, pianiste, joueur d’échecs, escrimeur et bon en tout, en affirmant, comble du paradoxe au vu de ma timidité, que « je la ramenais de trop », comme me l’avait asséné mon camarade Crépy, le premier de la classe qui, à l’inverse de moi, ne faisait que travailler, ne voulant accorder son rang d’excellence à quiconque.

Je me suis alors souvent regardé dans le miroir de l’entrée de la maison familiale (un pavillon en meulière situé à Argenteuil, avec jardinet propre de raygrass séparé par une petite allée de gravier), espérant y trouver des failles ou des réponses dans le reflet inversé de mon apparence ; mais les jours se taisaient alors que le temps qui passe ne demandait qu’à être écouté.

Ainsi, au fil des ans, ce silencieux rejet trouva sa résilience en laissant parler ma nature slave : je devins mélancolique.

Mais la société n’aimait pas non plus les rêveurs : c’est sans doute la raison pour laquelle, il y a deux mois, le détestable rédacteur en chef du magazine où je travaillais comme responsable de la rubrique littéraire, ne m’aimant pas plus que les autres, me mit sans ménagements à la retraite anticipée.

Mes nuits furent alors régulièrement ponctuées du souvenir de cette ultime tranche de vie professionnelle, comme la persistance obsédante d’une existence que je croyais ratée, me traquant jusque dans les méandres de mes refuges.

Et maintenant que mon esprit retrouvait un semblant de sérénité, une jeune femme que je ne connaissais pas venait de sortir d’un tableau pour me demander si j’étais déprimé : j’aurais fait preuve d’honnêteté en lui répondant que mon goût pour la pluie n’était peut-être pas anodin.

C’est dans ce contexte que Marie vint forcer la porte entrebâillée de mes secrets, bouleversant ainsi le champ des possibles en m’entraînant dans une nouvelle spirale dans laquelle mon désir naissant se transformerait en passion avant de muter en tragédie.

Chapitre III

Après avoir rangé mon carnet, je quittai mon fauteuil ; Boris se leva à son tour et s’étira en bâillant.

Je me regardai, une fois de plus, dans le miroir de l’entrée ; l’idée de savoir comment le maître du feuillage brodé aurait envisagé de faire mon portrait me traversa l’esprit… Quelle carte aurais-je alors eue en main ? Le joker ? Ou plutôt, vraisemblablement, l’as de pique ?

Fatigué de ma méditation, j’enfilai un imperméable, me coiffai de ma chapka et me chaussai d’une paire de brogues puis, canne en main, Boris en laisse, je pris ma voiture et partis à la recherche d’un endroit perdu où je n’aurais aucune chance de rencontrer Marie.

Il me fallut deux heures et demie pour gagner la forêt de Laigue, près de Compiègne, un poumon de verdure habité par les cerfs, et que j’aimais particulièrement, tant elle me rappelait l’immensité de la taïga sauvage et inhospitalière pour celui qui ne la connaissait pas. On y pénétrait comme dans un sanctuaire, conscient que la mort pouvait surgir de l’ombre d’un bouleau ; mais celle où je me trouvais me semblait ordonnée et bienveillante, comme une nature apprivoisée d’où le danger aurait été banni.

Après avoir garé ma voiture à l’entrée d’une allée, j’attachai un grelot au collier de Boris qui ne dissimula pas son plaisir en jappant.

La pluie s’était arrêtée de tomber. Le sol, recouvert de feuilles gorgées d’eau, formait un tapis spongieux sous mes semelles de crêpe. Je pris une grande inspiration puis, en fermant les yeux, chassai toute pensée intrusive avant de me mettre en marche.

Le silence, agacé par un craquement de branche ou la joyeuse sonnaille de Boris, envahissait mon âme : le vide n’était plus que l’accueil des éléments où, pour une fois, je me savais dépourvu de toute prise.

Poussant les feuilles et les branchages du bout de ma canne au rythme de mon pas, je ne pus cependant m’empêcher de comparer ma présence à l’intrusion d’un barbare ; néanmoins, ma petitesse noyée dans cette mer de verdure jaunie par le vent d’est et les frimas me restituait l’idée de ma juste place dans un monde que, d’ordinaire, je fuyais.

Sans voir quoique ce soit, ma méditation fut interrompue par un brame ; alors qu’à de milliers de kilomètres de cette nature apprivoisée, j’aurais pu, l’espace d’un instant, croiser une meute de loups, Boris, sur le qui-vive, aboya et voulut suivre la voie de l’animal surpris qui avait frôlé notre randonnée.

C’étaient des moments que j’affectionnai particulièrement : la pluie, ou l’humidité qui incitait les hommes à se calfeutrer, et l’escapade au milieu d’une faune qui n’attendait pas d’intrusion : le regard effarouché d’un écureuil, le sentiment que le monde animal s’écartait en silence pour me laisser passer, refermant derrière mes pas la porte de verdure, rassuré de l’éloignement du danger.

Il n’était possible pour personne de se retirer du monde très longtemps, à moins d’être un saint homme, un héros ou un fou.

Avec un minimum de clairvoyance, je ne pouvais m’assimiler à aucun des trois.

Le soir même, je regagnai Paris dans le chaotique retour de week-end, défiant la pluie qui, maintenant, tombait en rafale ; blotti dans mon siège, écoutant Gesualdo dans un confort relatif avec Boris sur le siège passager, j’avais marché longtemps dans les bois sans rencontrer quiconque, et mes pas m’avaient mené aussi loin que le jour tombant m’offrait de lumière pour ne pas me perdre.

Les senteurs mélangées de fougère et de champignons m’avaient procuré une ivresse que je connaissais bien et qui me rassurait, autant que la chaleur de mon chien malgré l’odeur âcre de son poil humide.

Il était vingt-trois heures lorsque je rejoignis mon domicile.

La providence, clémente pour une fois, me gratifia d’une place de stationnement égarée dans ces lignes de voitures rangées comme des trains assoupis, à deux cents mètres à peine de mon domicile.

Boris but de l’eau dans sa gamelle, toucha à peine à ses croquettes, et se rendit d’un pas lent dans sa couche où il s’endormit d’un sommeil rassasié.

Moi non plus, je n’avais pas faim.

Il restait une orange dans la corbeille sur la table de la cuisine : je saisis le canif au fond de ma poche, non sans avoir fait chauffer de l’eau pour un thé, puis m’assis lourdement en rabattant un plaid sur mes jambes.

Soudain, alors que j’épluchai mon fruit tout en essayant de prolonger l’apaisant vide intérieur que m’avait procuré mon escapade, le portrait flamand du maître au feuillage brodé me revint en mémoire.

Je n’avais rien oublié : le délicat travail de la verdure qui, dans sa complexité, rappelait la densité de la futaie ; les couleurs subtiles de la composition qui formait un arc de cercle partant du sommet de la coiffe pour arriver à une main tenant la carte à jouer ; enfin, le regard absent du modèle sur une pâleur nordique, et peint avec tant de réalisme que je pouvais deviner le désir de l’artiste à restituer la beauté, et peut-être même, le désir, tout simplement.

J’avais arrêté de peler mon orange : le souvenir de Marie m’était revenu de plein fouet : son regard, son sourire, son coca…

Je m’étais éloigné de la ville pour rien.

Chapitre IV

Le lendemain, Il me fallut expédier quelques affaires courantes.

J’avais abandonné beaucoup d’activités annexes, comme les débats littéraires et le chant choral ; cependant, afin de ne pas me sentir tout à fait inutile, j’étais resté bénévole au sein d’une organisation qui venait en aide aux démunis à travers des collectes de vêtements, de jouets et de lunettes. Mon sens de l’organisation me fit rapidement prendre une place honorable dans l’équipe, au désespoir de deux collègues qui ne m’aimaient évidemment pas et d’un vieux psychorigide dont le besoin existentiel se révélait plus acéré que le mien.

En quittant mon domicile, je fis un détour, ne pouvant m’empêcher de jeter un coup d’œil à la terrasse du café : mais le souvenir de la veille commençait à s’estomper comme si mon esprit se refusait à accepter l’événement.

Tout en m’éloignant de mon lieu de pèlerinage, je me mis alors à rechercher le visage de mon inconnue tant dans ma mémoire que dans le souvenir de Bruges, mais il ne me restait qu’un sourire, un prénom et une sensation de providence dont la clé m’échappait.Ainsi chaque jour, sous le soleil et la grisaille, passais-je devant le café ; le spectacle vivant de la terrasse ajoutait une distance supplémentaire au souvenir dont je n’arrivais plus à restituer l’image.

Le samedi suivant, dès neuf heures, je me préparai à aller au marché. La ville commençait à s’éveiller, il faisait frais, mais la journée promettait d’être belle.

Tandis que j’allais d’étalage en déballage, Boris, attiré par les odeurs filtrant au milieu de la foule déjà dense et sonore, tirait sur sa laisse, espérant récupérer ça ou là une friandise tombée par inadvertance.

Je m’attardai d’une allée à l’autre, ravi par le concert de couleurs harmonieusement associées aux senteurs aussi variées qu’une partition à cent voix : des fruits multicolores du primeur, les mets rares de l’échoppe de Mélanie, les cèpes nouveaux, le poissonnier portugais, le vendeur de cornichons polonais, le pain frais en miches, et des myriades d’odeurs qui me réconciliaient, dès le matin, avec la vie.

Sur le chemin du retour, mon cœur se serra en passant près du café. Fatigué des contorsions de mon chien, celui-ci fut le prétexte pour justifier de m’asseoir en terrasse.

Boris s’installa en sphinx à mes pieds, je commandai du thé.

À ma seconde tasse, je décidai de me plonger dans la lecture d’un journal oublié sur une chaise, me prenant de passion pour je ne sais quelle affaire de corruption qui risquait d’entacher la réputation de je ne sais quel homme politique.

Le temps s’écoula.

Ma montre, un cadeau à quartz et plaqué or de mon ex-femme du temps de nos jours paisibles, m’indiquait que je devrais déjà être rentré chez moi. Déçu, je me levai, réglai ma consommation et pris la direction de la sortie. Boris s’ébroua.

C’est au moment où la résignation m’envahit qu’elle apparut : je n’avais pas fait dix mètres, que Marie se trouvait en face de moi, marchant dans ma direction : elle était accompagnée d’une jeune femme qui semblait être de son âge.

Marie me sourit.

« Ah, bonjour, Monsieur ! vous allez bien ?

— Très bien, je vous remercie !

— Euh… Je vous présente Claire, une amie.

— Ah, très heureux ! »

La copine, jolie jeune femme stéréotypée dans les arcanes de la beauté contemporaine (cheveux blonds à mèches, jean troué aux genoux, vernis à ongles multicolores, tatouage compliqué sur le poignet), me regardait avec un sourire intrigué.

« Alors, c’est lui qui… demanda-t-elle à son amie.

— Mais tais-toi donc ! »

Je ne relevai pas la remarque, d’ailleurs j’avais à peine regardé Claire, me concentrant sur l’image de Marie que, cette fois-ci, je tins à garder en mémoire.

« Alors, ce livre ? répondis-je pour faire diversion.

— Eh bien… je ne l’ai pas fini, en fait il m’a un peu lassée, à la longue.

— Je vous comprends », répondis-je sans conviction.

Elle aperçut mon cabas.

« Je reviens du marché… Mais je serais ravi de vous revoir, si vous aimez la littérature, j’aurai beaucoup de livres à vous conseiller.

— Ah oui, mais en fait, je suis assez occupée. Je ne sais pas… »

Claire retint un sourire, puis regarda ailleurs.

« Écoutez, voici mon numéro de téléphone, et appelez-moi quand vous aurez le temps. »

Je lui tendis ma carte de visite griffonnée.

« Vous écrivez toujours au stylo à plume ? Vous trouvez encore de l’encre ? », demanda Claire.

Je ne répondis pas.

« Merci, Monsieur, ajouta-t-elle en prenant le bristol.

— Je m’appelle Féodor. Féodor Alekseiyevitch Boronine. »

J’avais conservé la rigidité de mon père lorsque je me présentais et, en claquant presque les talons, je prononçai mon nom avec un brusque hochement de tête, à la militaire.

« Vous êtes russe ? demanda Claire.

— D’origine. Mais je suis né à Paris, n’est-ce pas.

— Eh bien, merci, Féodor, répondit Marie. Et dites… Il est beau votre chien ! Il s’appelle comment ?

— Boris. »

Je lui tendis la main qu’elle prit comme une offrande, puis m’éloignai des deux amies sans me retourner.

Dans un nouveau raccourci temporel autre qu’artistique, je ne pouvais m’abstraire de l’idée que Marie m’évoquait de manière diffuse le souvenir des femmes que j’avais aimées.

Il y a toujours un danger à projeter l’imaginaire. La jeune fille au feuillage brodé, de par son regard mélancolique, restituait une tristesse enfouie, alors que Marie semblait gaie ; peut-être aurais-je souhaité que les deux figures se ressemblassent dans leurs histoires respectives.

De plus, Marie avait de l’allure : je m’imaginais déjà l’inonder de fleurs et tenter de mettre mon ruisseau de désir au diapason du fleuve de sa beauté qui m’impressionnait : je ne voyais rien d’autre, ni ma vieillesse, ni l’écart intellectuel qui semblait nous séparer, tandis que l’expérience de l’âge et l’écoute de la mélodie de l’existence ne pouvaient me détourner de cette jeune femme avec laquelle j’avais le projet de chanter, ne serait-ce qu’une chansonnette.

Chapitre V

Les événements m’avaient éloigné de tout, et de tous.

Perdu dans mes rapprochements intemporels, noyé dans le souvenir de la séduction, j’en avais oublié mes amis, et surtout Charles, un jeune homme de vingt ans mon cadet avec lequel je m’entendais bien, nos deux parcours ayant pour dénominateur commun l’art et l’amour des belles lettres.

Ma vie n’a jamais été encombrée d’un frère contre lequel je me serais battu, ou qui aurait partagé mes secrets, voire mes conquêtes. Pourtant, mes amitiés masculines n’avaient été que la recherche d’un alter ego qui, au bout du compte, avait fini par imposer son absence.

Ma relation avec Charles ne s’était pas bâtie sur le constat des affinités : au début, j’avais même l’impression d’avoir à reconquérir ce terrain à chacune de nos rencontres.

Éprouvée par le temps, notre amitié construite au fil des ans finit par ne faire place qu’à l’essentiel : entre nos silences bavards et l’écart de nos âges respectifs, nous cultivions la même sensibilité.

Charles était grand et svelte, d’une mine claire que j’appelais son « beau teint mondain », doté d’une démarche élégante et d’un port de tête qui lui donnaient une allure hors du commun : ses choix de jeune homme ne pouvaient masquer son patrimoine qui laissait deviner le gentilhomme sous l’apparence de monsieur Tout-le-Monde.

Pour des raisons que nous n’avons jamais eu envie d’éclaircir, il semblait en rupture avec son milieu. Sa résistance passait par un style décalé : pull-overs difformes, jeans rapiécés, et jamais de cravate. Il faut avouer que la jeunesse de ses traits lui permettait ce qui, aux yeux de son père, passait pour une « inconcevable extravagance ».

Pour accentuer le paradoxe, il écoutait de la musique de variétés, ne chassait pas, détestait les mondanités, les jeunes filles comme-il-faut, les portraits d’ancêtres et le saumon fumé.

Quelques femmes avaient croisé sa route avec plus ou moins de sentiment, mais de mémoire, une seule aurait pu pénétrer son monde d’exigence si elle eut été une femme de cœur.

Il avait rencontré Chantal de S. en fac de droit.

À cette époque, il assumait sa jeunesse dans l’insouciance de ce que représentaient les aspirations, et ne voyait que sa beauté : des jambes parfaites, des cheveux châtain foncé et un teint de rose qu’illuminaient des yeux d’un bleu turquoise absolument unique. Charles en tomba amoureux sans comprendre qu’elle n’était pas faite pour lui ; de surcroît, il était alors aussi discret qu’elle était ravissante, aussi introverti qu’elle sortait de l’ordinaire : elle était loin de ressembler à ses amies vêtues de bleu marine, avec comme unique maquillage leur auréole de discrétion, et parce que sa beauté et son élégance emportaient les regards, la jeune femme cultivait une suffisance masquée de politesse et de belles manières qui décourageaient la moindre des familiarités. Sans intelligence particulière ni culture marquante, trônant sur le futile avec un naturel déroutant, son instinct lui permit de saisir les arcanes de la réussite qui lui ouvrait portes et cœurs : ainsi se jouait-elle des sentiments des jeunes gens qui, comme Charles, « tombaient comme des mouches » aimait-elle dire en riant, souvent à haute voix.

Le jeune homme était devenu son chevalier servant alors que, bien qu’il fut du même milieu qu’elle, l’objet de son désir le considérait tout au plus comme un gentil majordome, l’aidant en tout et multipliant les efforts pour la séduire. Aimait-elle un film, qu’il allait le voir dix fois ; choisissait-elle un restaurant qu’il le considérait comme la meilleure table de la capitale.

Sa nature changea en essayant de se mettre au diapason de cette beauté qu’il rêvait cependant d’épouser, sans chercher à savoir qu’il était la risée de sa promotion en dépit des remarques de ses copains : il n’écoutait rien, persuadé que son élue finirait par être touchée par un romantisme dont il s’inspirait.

Un jour, alors qu’ils prenaient un café, n’y tenant plus, il se déclara en ajoutant, tant pis pour les étapes brûlées, qu’il voulait l’épouser. Elle esquissa un sourire ponctué d’un ricanement : « Oh, aucune chance… », avant d’ajouter qu’elle était flattée, mais que cela ne serait pas possible. Devant son insistance pareille à celle d’un enfant tentant d’infléchir un adulte qui lui aurait refusé un bonbon, elle changea de ton et lui fit comprendre, cette fois avec moins de diplomatie, qu’il existait un obstacle entre leurs vies, un mur qui serait infranchissable. Charles rougit de honte : cette vérité, cruellement assénée, venait de lui ouvrir les yeux.

Le temps passa, elle avait quitté la faculté au bout d’un an sans lui dire adieu ; malgré l’affront, il lui écrivit vingt lettres avant d’abandonner, le cœur meurtri et l’amour-propre endommagé.

La reconstruction fut longue, mais sa bonne nature l’aida, avec la maturité, à panser la blessure. S’il avait été naïf, son intelligence palliait désormais la douleur ; ainsi décida-t-il de relever la gageure de sa vie : se rendre digne de l’indigne. Le « aucune chance » qui, jadis, l’avait anéanti, était devenu l’élément clé de sa propre reconquête. Il se replongea dans les études, délaissant le droit qui ne correspondait pas pleinement à ses aspirations, et passa le concours d’entrée à Normale Sup. Par chance, il avait toujours été bon en latin : son goût de la littérature classique avait fait le reste. Au bout de cinq ans, curieux de tous et de tout, il bifurqua de nouveau et s’intéressa à l’art, fit des rencontres et écrivit la préface remarquée d’un ouvrage sur Klimt, Freud et la société viennoise d’avant la guerre : ce texte, précis, documenté et intelligent, fut le coup d’envoi de sa notoriété.

Ainsi, ses études de lettres puis la vie active l’avaient-elles fait graviter dans de nouvelles sphères qui, en vertu de son talent, compensaient largement les manques hier encore honnis.

Sa carrière fut bientôt celle d’un critique littéraire renommé ; après avoir achevé quelques thèses sur l’œuvre de Sénèque et la pensée d’Aristote, ouvrages remarqués par ses pairs, il fonda, à l’âge de trente-neuf ans, Lettres ouvertes,