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Les vies de Sofia et Ewald ne seront jamais comme avant, c'est un fait. La fin du monde, de leurs mondes, est actée. Les Myrkur, protégés par les Titans et le Tout-Puissant Harka, ne font que gagner du terrain et l'espèce humaine risque de connaître ses dernières heures, tout comme les Gardiens. Mais dans cette apocalypse annoncée, un infime espoir se niche. Au plus profond d'eux, sommeille une arme capable de renverser la donne et dont le prix à payer pour s'en servir sera bien trop élevé. Un tribut dont personne ne sortira indemne. Alors que tout semble perdu, et que la mort apparaît comme seule fin possible, quelles sont les chances pour que leur amour résiste? Laissez Sofia et Ewald vous embarquer dans la fin de leur histoire, et tenez-vous prêts, vous n'aurez jamais connu pareille épopée.
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Seitenzahl: 439
Veröffentlichungsjahr: 2022
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À mes enfants : N’oubliez pas que la vie n’est qu’une chance de renaître mille fois. Soyez ce que vous voulez être, mais restez toujours vous-mêmes.
Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître.
Marguerite Yourcenar
Chers lecteurs,
Nous voici ensemble dans celle qui sera la dernière aventure de Sofia, Ewald et leurs amis. Comme toujours, vous aurez le point de vue des deux protagonistes, afin que vous ne ratiez pas une miette de leurs émotions, leur vécu et surtout leurs mondes.
Cette fois-ci, j’ai choisi pour vous deux symboles qui représentent, non seulement leurs destinés, mais aussi l’essence de ce tome. Je ne vous en dis pas trop… pour ne pas vous dévoiler la fin de l’histoire.
Pour Ewald, ce sera le phœnix :
Cet oiseau chimérique, qui est capable de renaître de ses cendres à l’infini, possède une beauté unique, couplée à la force de l’éternité, la résilience et l’espoir.
Pour Sofia, ce sera l’Ouroboros :
Il s’agit d’un sceau purificateur et symbolise l’immuable unité de chaque chose et incarne le cycle de la naissance et de la mort.
Maintenant que vous avez les clés, je vous invite à vous laisser transporter et profiter du dernier voyage en leur compagnie.
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Épilogue
Grâce nous avait conduits jusqu’à cette miteuse chambre d’hôtel en un clin d’œil, comme toujours. La pièce était sombre, sans aucun attractif ni florilège, et l’ameublement très sommaire, se composant uniquement d’une table avec une chaise, puis un lit qui avait déjà vécu plusieurs décennies. Au mur, une vieille télé allumée, mais sans son, laissait défiler des images d’une chaîne d’information nationale. Je regardai quelques instants, et je vis horrifiée comment le scénario qui se déroulait dans ma ville était quasiment le même partout. Rome, Paris, Madrid, Séoul, New York, n’étaient qu’un échantillon parmi les grandes capitales mondiales ayant été dévastées par le passage de ce que le journaliste appelait « les êtres noirs », alors que nous savions tous qu’il s’agissait simplement des Umbras.
Simplement. Voilà que pour moi ce monde fait de Gardiens, d’Éveillés, d’Umbras et d’autres forces, était désormais devenu banal. C’était ma normalité à présent, et il m’était difficile de me souvenir qu’il n’y a pas si longtemps, je faisais partie de ces humains qui découvraient avec effroi l’existence d’un univers parallèle, invisible pendant des millénaires, et qui maintenant s’entremêlait au nôtre, nous protégeant ou nous détruisant au choix.
Lasse d’entendre ce foutu journaliste blablater de choses dont il n’avait pas la moindre idée, mais qu’il se sentait obligé de qualifier de « désastre écologique » ou « attaque militaire d’élite » selon leurs hypothèses, je pris la télécommande sur la table et j’éteignis l’écran. Ewald, Zach et Grâce étaient restés à l’écart de moi, tapis dans un coin sombre de la pièce, sans que je m’en aperçoive. Ils me regardaient interrogatifs, puis regardaient le lit, pour revenir à moi ensuite. Je ne comprenais pas leur attitude, alors je tournai à nouveau la tête vers ce lit en bois bas de gamme, et sous la couverture polaire je vis un corps bouger. Je compris alors ce que Grâce avait fait. Elle était rentrée dans ma tête et avait mesuré mes inquiétudes. Mon amie avait sûrement eu accès aussi aux souvenirs des mots d’Astrid, installés durablement dans mon subconscient, et face à mon angoisse, elle avait pris la décision de nous embarquer tous dans cette escale avant de faire le grand saut à l’Église, où nous n’avions pas la moindre idée d’à quoi nous attendre. Est-ce que Dune et Charles réussiraient à attirer un nombre suffisant de résistants ? C’était là toute la question. S’ils y arrivaient, nous pourrions peut-être commencer à envisager une réelle contre-offensive. Mais s’ils échouaient, le temps qui nous restait face aux forces obscures étant plus que limité, je ne parierais pas pour la survie de l’espèce humaine ou même la nôtre.
Je regardai Grâce et elle lut en moi ma gratitude, puis elle accompagna notre échange d’un sourire encourageant. Alors seulement, je m’approchai du lit. Lentement, n’osant pas réveiller la personne qui y dormait. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Me pointer comme si de rien n’était ? De quoi rendre fou l’esprit le plus solide.
Je m’assis délicatement sur le matelas et j’observai ces cheveux cendrés, légèrement gras, dénonçant un léger manque d’hygiène, d’abandon de soi. Le corps bougea et il se tourna vers moi, me laissant ainsi le plaisir de contempler le visage torturé de celui qui dormait à peine à quelques centimètres de moi.
Les sourcils froncés, la respiration rapide, des petites mimiques contrites… Tout portait à croire qu’un cauchemar était en train de se dérouler dans son cerveau en pourrissant son repos. Je regardai Ewald et mes amis, puis je scrutai la chambre, mais je ne vis aucune trace d’une éventuelle présence d’Umbra qui puisse manipuler ses songes. Ainsi, la douleur qui se reflétait dans le visage de cet homme n’était pas le produit d’une séance de torture des Myrkur et leurs sbires, c’était une souffrance authentique, issue d’un vécu propre, ce qui la rendait encore plus insupportable à mes yeux.
— Papa ?
Sans m’en rendre compte, j’avais posé ma main sur sa joue et je l’avais appelé pour le réveiller, pour abréger au plus vite cette peine qui le consumait même dans ses moments d’absence. Il mit sa main sur la mienne et il sourit, convaincu sûrement que ce contact n’était pas réel.
— Papa, c’est moi, Sofia.
Mon père ouvrit les yeux comme s’il venait d’entendre la sirène d’alerte d’une caserne de pompiers. Il me regarda et se rassit rapidement, puis, il encadra mon visage de ses mains et ses paupières s’écarquillèrent comme des soucoupes volantes.
— Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! Je suis devenu fou !
Je pris ses mains dans les miennes, les laissant cependant me toucher. Au-delà du fait de vouloir le convaincre de ma présence, j’avais vraiment besoin de ce contact qui m’avait tant manqué. Lorsque j’étais encore vivante, dans ce maudit lit d’hôpital, il effleurait mon corps inutile, mais je ne ressentais rien, et cette frustration venait s’ajouter au poids oppressant qui s’était créé avec toutes les découvertes sur mon enfance, et au bonheur de revoir celui que j’avais cru perdu à jamais.
— Papa, c’est bien moi, lui dis-je avec douceur. Laisse-moi t’expliquer…
Des larmes coulèrent des yeux embués de mon père, elles roulèrent sur mes mains et au contact de leur tiédeur, je souhaitai secrètement pouvoir lui rendre la pareille. Pleurer, enfin libérer tout le chagrin qui s’était accumulé en moi tel un ballon qui ne cesse pas d’enfler, jusqu’à ce qu’il éclate. Je voulais exploser, je voulais lui faire comprendre ainsi que je ressentais exactement la même chose que lui, ce mélange de joie de l’avoir retrouvé, et de tristesse de savoir que nous ne faisions plus partie du même monde. Mon père vieillirait, et je le verrais mourir, comme tous ceux que j’aimais et qui étaient encore vivants. Je resterais figée à jamais dans une immortalité qui ne me comblerait que parce qu’Ewald et ma nouvelle famille m’avaient ouvert les portes et leur cœur.
J’essayai de pleurer, mais rien ne vint. Je restai là, impassible, et bien que je voulusse tout lâcher, je sentais au fond de moi quelque chose qui m’obligeait à me contenir. Était-ce Larza ? Son souffle avait peut-être plus d’emprise sur moi que celle que j’avais pourtant déjà constatée. Cette idée me fit peur, jusqu’où irait-elle ? Jusqu’à me priver, comme ses enfants firent avec les Gardiens, de toute expression humaine ? Larza aimait néanmoins les humains au point de se sacrifier pour eux, mais de toute évidence son orgueil était bien plus important que les démonstrations de ce qu’elle considérait, assurément, comme des faiblesses.
— Je ne suis plus vivante comme toi, commençais-je en cherchant mes mots au plus juste essayant de le perturber le moins possible. Mais je suis aujourd’hui vivante d’une tout autre façon. Ne me crains pas s’il te plaît. J’avais besoin de te voir, de savoir que tu allais bien, on m’avait dit que toi et maman vous étiez…
Mon père baissa la tête, puis les mains lui tombèrent aussi, rompant ainsi ce semblant de lien physique.
— Anna… dit-il presque dans un murmure, puis il leva les yeux vers moi, cherchant une manière de m’annoncer ce qui allait suivre sans pour autant me détruire. Ta mère… Ta mère est morte, Sofia… tout comme Dave… Il n’y a plus personne, il n’y a plus que moi maintenant.
À ces mots, mon père rompit en sanglots. Il était secoué par le chagrin avec une telle violence qu’on aurait pu craindre qu’il se brise littéralement en deux. Je m’approchai de lui, et je le pris dans mes bras, le consolant comme une mère le ferait avec son enfant, inversant ainsi nos rôles.
J’essayais d’assimiler les mots que je venais d’entendre, et quelques secondes après je fus prise d’une honte sans nom. Je ne m’étais pas effondrée en apprenant la mort de ma génitrice, loin de là, et pourtant c’est ce qu’on aurait attendu de moi. J’étais dans cette chambre, à m’inquiéter pour l’état de mon père, et à regretter la perte de celui qui fut son grand amour. J’avais plus de compassion en moi pour cet homme que je n’avais pas connu, que pour celle qui m’avait donné la vie et qui m’avait, pour ainsi dire, élevée.
Le temps d’un instant, je cherchai à comprendre ce qui n’allait pas chez moi. Comment pouvais-je demeurer impassible face à cette annonce ? Je voulais avoir mal, je voulais souffrir dans mes entrailles, peut-être ressentir cette absence qui serait la sienne à tout jamais… Mais rien ne venait, rien sauf ce qui me parut être le coup de grâce, celui qui achève tout ce qui reste comme espoir, le soulagement. Merde ! Merde ! Et merde ! Je devais manquer d’une case ! N’importe qui aurait pu au moins s’assombrir un peu, mais moi je me sentais carrément soulagée de savoir qu’elle était partie pour toujours, et je me fichais bien de savoir si elle avait atterri dans le Néant, ou bien si elle avait été récupérée dans l’armée des Myrkur. J’étais même heureuse que le destin m’ait pris ma mère plutôt que mon père. Lui méritait de vivre, lui était là devant moi et maintenant que nous pouvions parler et nous toucher, rien ne nous empêchait de renouer des liens. De plus, disparue à tout jamais, elle emportait avec sa haine tout moyen de gâcher ce que je voulais construire avec mon père. En paix, voilà comment je me sentais à ce moment précis. L’espace d’une seconde, j’aurais souhaité dire que c’était à nouveau le souffle qui m’insufflait ces sentiments odieux, mais je devais admettre l’évidence, je détestais ma mère au point que sa mort était synonyme de bonheur. Je me maudissais de penser ainsi, et il me faudrait du temps pour me pardonner à moi-même autant de froideur, mais même si je m’acharnais à forcer mon cœur à se contraindre, tout ce qu’il faisait c’était s’ouvrir, encore et encore, pour absorber toutes les émotions que mon père dégageait et que j’espérais faire miens.
Il me regarda sans saisir ma réaction. Évidemment, il ne pouvait pas savoir ce que j’avais enduré aux côtés de cette femme qui un jour fut son épouse. J’aurai peut-être le temps de lui expliquer un jour, et cela suffirait, je l’espérais, à lui faire comprendre pourquoi j’étais à ce moment-là incapable de montrer la moindre peine. Il m’était absolument nécessaire de tout lui raconter, ne serait-ce que pour éviter qu’il pense que sa fille n’était qu’un monstre sans sentiments, mais ça attendrait encore un peu, le moment où la situation serait meilleure, ou bien que je réussisse à trouver le courage et les mots justes.
— Je suis désolée pour Dave, papa.
C’était vrai. Ces paroles étaient sincères et je m’interdisais d’en prononcer d’autres. J’avais passé ma vie à faire semblant que tout allait bien, à montrer un sourire le matin alors que des cascades de larmes coulaient dans mon âme, je me refusais aujourd’hui à continuer cette mascarade. Oui, j’étais désolée d’apprendre que mon père venait de perdre l’homme qui l’avait rendu libre, qui l’avait réconcilié avec sa nature. Et non, je n’ajouterais pas pour le plaisir de la bienséance, les mêmes mots à propos de celle qui fut ma mère.
— Je n’ai rien pu faire, poursuivit-il, cherchant à s’excuser. Nous avons été surpris en sortant de l’hôpital par ces… Et ils les ont pris ! D’abord Anna, puis Dave quand il s’est interposé entre moi et l’un d’eux… C’était horrible. Leurs cris résonnent encore en moi, et je peux voir ces visages terrifiés lorsque je ferme les yeux. J’ai essayé de les arrêter, mais c’était trop tard, ils ont été si rapides… Je suis désolé, je suis tellement désolé…
Les mots de mon père émergeaient de sa gorge comme un geyser, avec violence et se voulant destructeurs. Pourtant j’étais incapable de me laisser atteindre. Une seule question me venait à l’esprit et m’importait.
— Comment as-tu échappé à leurs griffes ?
Il baissa la tête et cacha son visage avec ses mains, sans la force pour me regarder, comme si l’embarras le consumait.
— J’ai… J’ai… fui. Je me déteste, Sofia, mais quand je les ai vus morts, j’ai compris que je n’aurais aucune chance, et puis tu étais encore à l’hôpital, il fallait que je puisse te sortir de là. Alors j’ai profité du fait qu’une femme arrivait et les avait attirés sur elle pour leur échapper. J’ai tellement honte ! J’ai laissé cette femme-là crever à ma place, parce que je sais qu’elle est morte, n’est-ce pas ? Ils n’épargnent personne, ils les tuent, hein, Sofia ?
Mon père tremblait de la tête aux pieds. Tout dans son attitude reflétait l’énorme traumatisme qu’il venait de subir. L’horreur de cette scène où il avait vu périr les deux êtres qui l’avaient aimé devait se répéter en boucle dans son esprit.
— Je suis un misérable ! Et tu m’en veux, n’est-ce pas ? Je peux comprendre que tu me détestes, parce que je me déteste aussi… Je suis un lâche ! Et je les ai perdus parce que je ne sers à rien ! Pardonne-moi, Sofia, je suis vivant alors que j’aurais dû mourir à la place de ta mère !
Je pris ses mains et je réussis à les décoller de son visage. Ses yeux, injectés de sang, me regardaient, craignant un rejet de ma part ou même un reproche. Comment lui expliquer, sans paraître inhumaine, que même si je regrettais la perte de Dave, à choisir entre ma mère et lui, les Umbras m’avaient rendu un fier service ?
Je cherchais les mots les plus justes. Il devait déjà être assez sonné de me voir là, comme un fantôme digne d’un manoir hanté, pour en plus l’accabler d’une culpabilité inutile.
— Papa, je ne t’en veux pas. Tu as bien fait de t’enfuir, tu n’aurais pas eu la moindre chance de survie autrement, et j’ai besoin de toi.
Mon père n’insista pas. Peut-être qu’il pensait que j’étais sous le choc, comme dans ces films où la protagoniste vient d’apprendre une terrible nouvelle, par exemple le cancer de son enfant, mais qu’elle reste impassible, puis s’effondre quelque temps après pour devenir une vraie loque… En général après la mort du petit. Scénario typique des productions américaines pour mère au foyer dans la quarantaine, hélas. Ce qui clochait chez moi c’est qu’il n’y aurait pas d’après, je le savais, je le ressentais au plus profond de mon être. Je ne craquerais pas. J’avais donné de mon vivant tout ce que j’étais prête à donner et il ne me restait plus rien.
— Mais comment est-ce possible ? Ils ont dit que tu étais… Enfin… Que tu étais…
— Morte ? lui demandai-je, voyant que ce simple mot lui était insupportable à prononcer. Je le suis, papa. Je suis physiquement morte, mais je vis dans cette autre dimension que tu ne connais pas.
— Tu veux dire que tu es un spectre ? Je suis donc devenu fou ou se pourrait-il que cela existe vraiment ? Et ton corps ? Je voulais prendre ta dépouille, et l’enterrer, te rendre hommage, mais je n’ai pas pu revenir alors j’espérais qu’ils se soient trompés sur ton compte. Je gardais espoir, mais ton cadavre… Il est…
— Je fixais les mains de mon père dans les miennes. Ces mains calleuses d’avoir trop fouillé la terre semblaient appartenir à un vieillard. Il tremblait encore, et de temps à autre un petit sanglot venait le secouer, comme pour éviter qu’il oublie trop vite sa douleur. Combien d’années avait-il prises en une nuit ? J’aurais pu jurer qu’un siècle entier, pour peu que les humains puissent aussi compter sur une existence illimitée.
— Je ne suis pas un esprit… Je suis une sorte d’âme recyclée par des êtres supérieurs… Par des Gardiens. Mais ils ne se font plus appeler comme ça maintenant… Désolée d’être si brouillon, mais c’est compliqué à expliquer et même moi je ne comprends pas encore ce que je suis. Et mon corps… Je regardai furtivement Ewald qui sembla se raidir à l’évocation de mon cadavre. Je ne sais pas exactement ce qu’il est devenu, mais j’imagine qu’il est resté là-bas. De toute façon, il aurait été impossible de le déplacer, et il ne me sert à plus rien maintenant.
Inutile pour l’instant de lui parler du souffle, de Larza, des Titans, et du fait que j’avais des pouvoirs tellement dangereux que j’avais déjà éliminé deux êtres maléfiques sans même le vouloir.
— Des Gardiens ? Tu as dit des Gardiens ?
Mon père sembla s’animer brusquement, comme si mes mots avaient réveillé en lui quelque chose d’oublié et qui prenait désormais tout son sens.
— Mais attends ! Je vois ! Je comprends tout à présent !
Il quitta le lit à une vitesse folle et se dirigea vers la table du bureau en formica qui était contre le mur. Il ouvrit sa sacoche et sortit un ordinateur portable dernière génération. L’appareil s’alluma rapidement. Je fus alors saisie d’une émotion brutale. L’image qui s’afficha en fond d’écran me ramena directement à mon enfance, ou plutôt à une enfance dont je ne gardais aucun souvenir, car encore une fois, la démence de ma mère l’avait possédée jusqu’à brûler toutes les photos où son mari apparaissait. Et là, devant mes yeux, la vision de mon père tenant dans les bras ce petit bébé dodu que j’étais, réussit à me faire plus d’effet, à remuer en moi plus d’émotions, que toutes celles que j’avais pu ressentir ces derniers jours.
— Je sais que c’est quelque part…
Il cliquait ici et là frénétiquement. Il ouvrait et fermait des dossiers aux noms farfelus, cherchant apparemment le seul qui lui restait caché.
— Ah ! Le voilà !
Enfin il ouvrit un diaporama, et des représentations de reliques et de vieux textes défilèrent. Il s’arrêta sur une des diapositives, qu’il avait nommée : Les Gardiens des rêves : Civilisation perdue ou légende ? puis il me fit signe de le rejoindre.
Je m’approchai de l’écran et je vis apparaître ce qui semblait être des reproductions assez proches des Gardiens. Des figures humanoïdes, vêtues d’une coule, alignées de face, avaient vraisemblablement été découvertes sur une grotte datant des premiers hommes. Ma bouche s’ouvrit de surprise, et je cherchai du regard Ewald et les autres afin d’examiner leur réaction. Quand nos yeux se trouvèrent, je fus rassurée de constater que je n’étais pas la seule à être complètement perdue.
— Papa, mais qu’est-ce…
Mon père, le grand Thomas Louson, partit alors dans une explication semi-incompréhensible de ce que représentaient ces images. Apparemment un explorateur, du nom de Michael Bords, les avait rapportées dans un carnet dans les années trente. Il avait dédié plus de dix ans à leur trouver une interprétation plausible, et pour ce faire, il avait voyagé un peu partout dans le monde, croissant des données, faisant des recherches même dans des tribus aujourd’hui disparues. Il avait réussi à mettre la main sur des écrits qui mentionnaient des êtres capables de rentrer dans la tête des humains pendant leur sommeil. D’autres faisaient référence au mal absolu qui pénétrait dans les hommes à la tombée de la nuit, les rendant mauvais. Chaque texte relatait à sa façon l’existence de l’Ordre et des Myrkur, mais avec un autre nom, d’autres descriptions et surtout en les présentant comme des êtres à éviter à tout prix, quasiment des enfants de Satan.
— Je ne comprends pas. Ewald, je ne comprends pas comment cela est possible…
Ewald s’avança pour me rejoindre et m’encercler de ses bras puissants, conscient que je n’étais pas loin de m’effondrer, craignant peut-être que je perde le contrôle du souffle.
Comment était-il possible que les humains puissent avoir mentionné quelque chose dont ils méconnaissaient l’existence ? Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Mon père tourna la tête et se leva d’un bond en voyant ces trois autres personnes sortir de l’ombre. Il était sidéré, et je me rendis compte rapidement que pour lui, ces histoires de progéniture satanique étaient ce qui avait de plus proche de la vérité.
— Papa, ne crains rien… lui dis-je en avançant vers lui. Voici Grâce et Zach, ce sont des amis, puis Ewald.
Il attarda son regard sur Ewald, et je compris qu’il lui fallait un complément d’information compte tenu de la façon dont il m’étreignait.
— Ewald est pour ainsi dire… ce qui pour toi pourrait être le plus semblable à un petit ami.
Mon père ne dit rien, mais dans son expression je vis passer le doute, la surprise et la méfiance, chacun se mélangeant aux autres et rendant le silence de plus en plus insupportable.
— Monsieur Louson, interrompit Ewald d’un ton ferme mais apaisé, je comprends que tout ça soit difficile à encaisser, mais je vous assure que nous ne vous voulons aucun mal, et encore moins à Sofia.
Le vieil homme n’aurait jamais imaginé se trouver dans pareille situation, j’en étais certaine. Mais qui l’aurait pu ?
— Je peux ?
Ewald pointa de son index l’écran de l’ordinateur. Mon père acquiesça et aussitôt Ewald prit sa place.
Ewald regarda le moniteur et il commença à lire quelques paragraphes à voix basse. Il regarda ensuite Zach et Grâce, qui étaient à présent eux aussi sous le choc.
— De toute évidence, annonça Ewald, nous devons nous soumettre à vos lumières, Monsieur Louson. Nous allons tout vous expliquer, mais il se pourrait également que vous nous apportiez des clés dont nous avons cruellement besoin pour régler ce désastre.
Mon père se gratta la barbe grisâtre, vieille de plusieurs jours, puis me regardant avec amour, me prit dans ses bras un court instant. Ce contact me soulagea, me berça dans un bonheur indescriptible et dont je pouvais facilement devenir accro.
Ensuite, sans plus attendre, il retourna s’asseoir, il tourna le portable vers lui et il réouvrit d’autres dossiers. Rapidement, il sortit en marmonnant son cahier de notes et le stylo plume en argent avec lequel je l’avais vu écrire pendant des heures dans mon enfance. Le grand Thomas Louson était à nouveau devant moi, plongé dans son travail de chercheur, m’impressionnant par l’assurance qui se dégageait dans chacun de ses gestes.
— Ne perdons pas de temps avec des explications inutiles, dit-il avec aplomb. Dites-moi en quoi puis-je vous être utile. Si cela peut aider ma Sofia, je vous raconterai absolument tout ce que je sais !
Le temps passa à une vitesse folle. La montre de mon père affichait déjà vingt-trois heures et nous n’avions pas fini de lui poser des questions. Par son travail, il était une mine inépuisable de connaissances, bien qu’un peu moins pour ce qui était les Gardiens et leur supposée légende, ce qui était compréhensible puisque les humains n’étaient pas censés être au courant de leur existence.
— J’ai du mal à saisir quelque chose, annonça Zach. Comment est-ce possible que les éveillés puissent avoir eu vent de notre présence depuis si longtemps, et que nous restions malgré tout un simple mythe ?
La question avait son importance. Jamais avant, en tant qu’humaine, je n’avais entendu parler d’eux, même pas en guise d’histoire qu’on raconterait à un enfant à l’heure du coucher. Comment était-ce donc possible, alors que de toute évidence ils étaient rentrés en contact avec nous à plusieurs reprises ?
— Réparer l’erreur, dit Ewald, le regard perdu dans le vide.
— Qu’est-ce que tu dis ? lui demandai-je.
Zach et lui échangèrent un coup d’œil entendu. Grâce tourna la tête pour éviter le mien. Ça crevait les yeux que ces trois-là me cachaient quelque chose.
— Ewald ? insistai-je.
Ewald me prit les mains, puis il inspira profondément avant de me répondre.
— Lorsque les Premiers ont appris que tu pouvais me voir, ils m’ont exigé de « réparer l’erreur », il marqua une pause, comme si les mots qu’il allait prononcer lui brûlaient la gorge en essayant de les sortir. Dans leur jargon, cela voulait dire que je devais te faire disparaître afin de ne pas courir le risque inutile que tu puisses dévoiler notre existence à ton espèce.
Je restai interdite. Ewald avait donc reçu l’ordre de m’éliminer et il avait désobéi. À quel prix avait-il défié leur autorité ? Combien d’humains avaient péri aux mains de Gardiens moins bienveillants ?
— Je pense, continua-t-il, que ces peuples ont tout simplement été éradiqués de la Terre à la suite des ordres des Premiers. Ils ont quand même commis l’erreur de ne pas effacer les traces de la mémoire des humains, ou bien peut-être qu’ils se sont dit qu’ils seraient suffisamment naïfs pour se contenter de l’excuse du mythe ancestral, et ils ne se sont plus souciés de ces peintures. Mais une chose est sûre, si toutes ces tribus anciennes ont disparu, ce n’est pas simplement à cause de l’homme ou de leur évolution, mais plutôt un coup de pouce de leurs Gardiens.
Mon père se leva et il passa sa main par ses cheveux cendrés tout en marmonnant à voix basse.
— Ça tient la route malheureusement… Ça tient la route.
— Mais combien de génocides avez-vous perpétrés envers nous ? demandai-je ahurie. Combien de vies humaines avez-vous exécutées afin de sauver vos fesses, au lieu de chercher à savoir pourquoi ces pauvres gens pouvaient vous voir ?
La colère montait en moi, et les décharges électriques que je connaissais maintenant beaucoup trop bien commençaient à se faire sentir au bout de mes doigts. Non, il ne fallait surtout pas que je perde le contrôle, pas devant les miens, car à coup sûr qu’il y en aurait bien un ou deux qui y laisseraient la vie. La seule idée de les voir disparaître m’était insupportable, alors imaginer que cela puisse être fait par moi me rendait malade.
Malgré tous mes efforts, au plus profond de ma poitrine, je ressentais le souffle se réveiller. Larza n’était sûrement pas contente d’apprendre que ses enfants, ces Premiers à qui elle avait confié sa création humaine, avaient osé s’abaisser à l’anéantir pour se protéger eux-mêmes. Il n’y avait rien de courageux, rien de noble dans cette démarche, bien au contraire, cela n’était qu’une preuve de plus de leur infinie lâcheté.
— Sofia, tu dois te contrôler, viens dans mes bras.
La voix d’Ewald m’extirpa un peu de ma torpeur et je me ravisai tout de suite, reprenant avec force ce combat intérieur que je menais contre Larza. Je me blottis dans ses bras, tremblante, voyant ma détermination faiblir à force de résister à l’appel du souffle.
— Tu dois tenir bon, me dit-il. Pense à ce qui nous reste à faire encore pour protéger tous les autres. Ce qui est fait est fait, pense à ceux que nous devons sauver.
Ses mots pénétrèrent en moi comme l’écho dans une caverne, emplissant tout l’espace de mon être et me faisant vibrer. Je m’accrochai à eux, à l’image de toute une humanité soumise au mal absolu, afin de regagner des forces pour continuer à retenir le pouvoir qui me blessait de l’intérieur en s’échappant de mon corps.
Après quelques minutes, je sentis les mains de Zach sur moi. Des vagues d’accalmie traversèrent mon esprit, et je compris qu’il essayait de maîtriser cette colère assassine qui se nichait en moi avec sa capacité.
— Sofia, tu dois la dégager de ta tête, dit Grâce d’une voix douce et chaude, comme si elle me parlait au creux de l’oreille. N’écoute plus ces murmures de fond, ne lâche pas s’il te plaît.
Elle pouvait donc les entendre aussi. Je n’étais plus seule face aux ordres de Larza et sa puissance. Mes proches, chacun à sa façon, essayaient de porter en eux une partie du mal qui me rongeait. Ils tentaient de tout donner afin de me soulager du poids de ce souffle qui me consumait.
Je souris, et mon sourire grandit au fur et à mesure que les murmures et les décharges s’espacèrent, jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans un bruissement sourd et rapide.
— J’ai réussi, Ewald ! J’ai réussi ! dis-je en les regardant tous, émerveillée moi-même par mon exploit. Elle s’est rendormie ! Je n’entends plus son ronronnement de fond…
Ewald caressa ma joue et embrassa mon front, puis fixa mes yeux et de son pouce, il dessina les contours de mes cernes.
— Oui, je vois ça, répondit-il, j’étais certain que tu y arriverais.
— Je n’y suis pas parvenu toute seule ! Sans vous… Sans vous, qui sait ce que j’aurais fait encore cette fois-ci !
— Ce qu’importe c’est que maintenant tu as la preuve qu’il est possible d’y échapper, ajouta Grâce. C’est un premier pas, petit peut-être, mais un pas quand même vers la domination du souffle.
Est-ce que le travail en équipe était la faiblesse de Larza ? Elle, si grande, si puissante, devait avoir eu une vie bien misérable après tout. Suffisamment pour qu’elle décide de la rendre plus supportable en créant ces minuscules êtres sans intérêt qui étaient les humains. Larza avait tout fait seule, dès l’enfantement des Premiers à la création de l’Humanité, et c’est seule aussi qu’elle avait affronté et perdu face à Harka. La clé de la domination du souffle résidait peut-être dans cette capacité à se reposer sur ses proches, à se faire confiance les uns les autres même au risque d’y laisser sa propre vie.
— Quelqu’un veut bien m’expliquer ce que diable il se passe ici ? s’exclama mon père, qui à en croire son visage, avait assisté à la scène sans rien comprendre et pour cause, il n’était pas encore au courant de ce que j’étais devenue, du moins pas complètement.
Je me détachai d’Ewald et je me tournai vers ce pauvre père, qui, non seulement venait de plonger la tête la première dans un monde résolument fantasque, mais en plus qui voyait toutes ses anciennes convictions, tout ce qu’il avait appris, remis en question.
— Papa, lorsque je suis morte, dis-je en prenant soin de ne pas m’attarder sur ce mot pour ne pas rajouter à sa souffrance, je suis passée de leur côté, tu vois ? Il assentit en regardant Ewald. Mais disons que je n’étais pas seule… J’ai découvert que j’avais en moi ce qu’ils appellent « le souffle de Larza ».
À l’évocation de ce nom, mon père écarquilla les yeux et je compris qu’il ne lui était pas inconnu.
— Mais, ce n’est qu’un mythe créationniste, dit-il. Cela ne peut pas exister…
— Parce que pour toi, tout ça, répondis-je lui montrant mes compagnons, pouvait exister avant de vivre ce que nous avons vécu ?
Je n’attendis pas qu’il réplique et je lui déversai mot par mot tout ce que j’avais appris sur Larza, Harka, les Premiers et ce foutu souffle qui avait décidé, va savoir pourquoi, de s’installer en moi.
Le grand Thomas Louson m’écouta avec attention, il ne perdait pas une miette de ce que j’essayais de lui faire comprendre, et je remerciai le hasard de m’avoir donné un père dont le métier et les connaissances académiques lui permettaient d’assimiler toutes ces informations, plus folles et farfelues les unes que les autres. Pendant quelques minutes, le professeur émérite, le chercheur de renom, se trouvait face à moi, en position d’élève, buvant mes paroles, émerveillé au point de presque oublier que le sujet d’étude n’était autre que sa propre fille.
— C’est incroyable ! me dit-il, prenant mon visage entre ses mains râpeuses. Mais comment te sens-tu ? Est-ce dangereux pour toi ?
Un silence se fit dans la pièce, et mon père comprit qu’il n’y avait pas besoin d’entendre la réponse pour la connaître. Oui, évidemment que c’était dangereux d’être le cocon d’un tel pouvoir. Je l’avais ressenti à chaque fois qu’il s’était manifesté et qu’il m’avait laissée par la suite complètement vidée de mes forces, plus morte que vivante, si toutefois je pouvais encore me considérer comme telle.
Mon père ne dit rien, il m’étreignit dans ses bras, et avant de rompre cette étreinte il susurra tout simplement : « Ne me quitte pas à nouveau ». Ces mots, simples, mais empreints d’un amour qui m’était inconnu, me comblèrent. J’embrassai sa joue avec tendresse, comme quand j’étais enfant, et lors de ce baiser le temps sembla s’arrêter.
— Oh merde ! Oh merde ! s’exclama Zach, nous obligeant tous à le regarder interrogatifs. Mais comment est-ce que nous n’avons pas pensé à ça avant ? Mais ce que nous sommes sots ! Ce n’est pas possible !
— Mais enfin ! De quoi tu parles ? lui demanda Grâce, inquiète de voir son compagnon aussi agité.
— Mais vous ne comprenez pas ? répondit-il. Si les humains ont pu nous découvrir à plusieurs reprises, si nous les avons éliminés pour garder le secret, cela voudrait dire que le Marcak aurait déjà été ouvert, depuis quoi ? Des millénaires ? C’est impossible ! Si tel était le cas, nous aurions vécu cette guerre bien avant ! À moins que…
— À moins que quoi ? demanda Ewald nerveux.
— J’ai lu dans un des ouvrages de la salle des écrits que l’Ordre et les Myrkur formaient un parfait équilibre. Le Marcak contient la totalité des forces noires des Umbras concentrée dans une sorte de noyau, et qui ne peut être libérée que lorsque l’équilibre est rompu, comme aujourd’hui. Cependant, que se passerait-il si, volontairement, quelqu’un avait relâché le Marcak afin de…
— Afin de provoquer ce conflit et l’extinction de l’espèce humaine ! s’exclama Ewald.
— Exactement ! continua Zach. Nous savons maintenant que les Premiers s’étaient alliés aux Myrkur dans ce but… Il se pourrait qu’ils eussent déjà fait d’autres tentatives, et que celles-ci fussent avortées pour une raison inconnue, non ? Ce qui expliquerait que de façon régulière les humains ont pu rentrer en contact avec nous.
— Mais qu’est-ce qui aurait provoqué leur échec ? Et pourquoi insister alors pour éliminer les humains qui pouvaient vous voir ? Ce n’est pas contradictoire ? demandai-je un peu perdue.
Zach réfléchit quelques secondes, puis me regarda avec une étincelle dans les yeux qui reflétait l’arrivée soudaine d’une nouvelle hypothèse.
— Ce qui a provoqué leur échec… J’en ai ma petite idée, mais nous en serons sûrs lorsque nous aurons trouvé Brahman et Balder. En revanche, pour ce qui est d’éliminer les Éveillés, je pense tout simplement qu’il s’agit d’une façon de tenir leur plan secret, dit-il convaincu. Réfléchissez un peu. Comment auraient-ils pu réagir autrement, vis-à-vis d’un Gardien s’étant fait découvrir, sans dévoiler leurs vraies intentions ? De cette façon, leurs tentatives ont échoué et ils ont gardé la face devant la communauté ! Mais partons maintenant ! Il faut rejoindre les autres à l’Église, et je meurs d’envie de savoir si je me trompe ou pas concernant l’élément neutralisant du Marcak !
Zach, excité comme un enfant la nuit de Noël, trépignait presque d’impatience, ce qui me fit sourire malgré l’incongru de la situation. Nous devions avoir confiance en son flair, et jusqu’à maintenant force était de constater qu’il ne nous avait jamais trompés. Zach avait cette capacité d’intuition, issue de ses lectures et de son discernement d’ancien homme de lettres, qui rendait réalisable n’importe quelle théorie, aussi futile fût-elle.
Ewald me prit avec lui, puis Zach prit mon père qui ne s’y attendant pas, retint un cri de surprise au moment où nous nous téléportâmes à notre prochaine destination. Nous partîmes avec nos têtes remplies de questions, mais pour une fois, avec l’espoir également d’y trouver quelques réponses, et peut-être même la façon de mettre un terme à tout ça.
Nous débarquâmes en plein milieu de la nef, provoquant par la même occasion les murmures des Gardiens présents, tout comme l’effroi des humains qui les accompagnaient.
Je regardai l’ensemble de gens réunis et je fus déçu de la quantité. À peine une cinquantaine d’âmes, mortelles et immortelles, étaient regroupées et, à en juger par leurs visages, pas franchement motivées pour s’enrôler dans une guerre qui s’annonçait impossible à gagner.
—Ewald, me dit Sofia à voix basse, je crois que nous leur faisons peur.
Elle avait raison, les humains présents nous dévisageaient comme si nous étions de vrais morts-vivants, et ils n’avaient pas tort, nous étions sûrement ce qui se rapproche le plus de ce qu’ils appelaient spectre, ou encore revenant. Toutes leurs histoires d’âmes en peine, d’esprits tourmentés, inspirés par des films d’Halloween ou des livres fantastiques, devaient être en train de se dérouler dans leurs têtes, se demandant si nous étions de ceux qui rendent fous une ouija, ou bien de ceux, comme dans Le Conte de Noël, qui sont là pour les aider dans leur quête identitaire ou leur révéler des secrets ancestraux. Quelle serait leur déception quand ils apprendraient que nous n’étions ni l’un ni l’autre, mais plutôt une sorte de plaie, de maladie vénérienne, qui allait pourrir leurs vies et les mener à une mort certaine. Ces hommes et femmes, qui croyaient peut-être dur comme fer à la rédemption, la réincarnation ou même, pour les catholiques par exemple, à la résurrection parmi les morts, allaient être découragés en constatant que non seulement tout ça, c’étaient des conneries, mais en plus le risque qu’ils arrivent à disparaître dans le Néant était mille fois supérieur que d’avoir une chance de gagner au loto, surtout maintenant que l’Ordre n’existait plus.
— Sofia !
La voix de Dune retentit et traversa la petite foule pour nous retrouver. Rapidement, la brunette se fraya un chemin, et suivie par Charles, arriva à notre hauteur.
— Oh ma Sofia ! dit-elle en l’étreignant dans ses bras, dans une accolade aussi ferme qu’improvisée. Que je suis heureuse de te revoir ! Je me suis fait tant de souci, puis nous regardant nous autres, Hum… vous aussi, évidemment, mais bon c’est que…
— Laisse tomber, lui répondis-je, j’imagine que nous ne sommes pas encore au point de faire copain copain.
Dune ne répliqua pas, ce qui confirma mon opinion. La seule chose à laquelle cette fille tenait, en plus bien sûr que celle de mettre ses êtres chers à l’abri, c’était à maintenir son amie en vie, ou du moins, dans quelque chose lui ressemblant, et pour ma part ça me suffisait amplement. Je ne souhaitais pas pour l’instant me lier avec d’autres humains. Non pas que je les considérais indignes de moi, mais plutôt parce que m’attacher à des êtres aussi fragiles, alors que nous allions débuter un suicide général, c’était m’infliger une peine inutile.
— Milo ! Gail ! Venez voir ! héla Dune derrière elle. Sofia et sa clique sont là !
Merveilleux ! Le blondinet ne m’avait pas laissé beaucoup de répit. Il s’avançait déjà parmi les gens, et arrivant en face de notre groupe, il ne détacha pas son regard de ma femme. Il avait ce putain de don de mettre mes nerfs à rude épreuve, et de me faire regretter à chaque instant de ne pas pouvoir lui arracher le cœur d’une seule main. Sofia dut s’apercevoir de ma nervosité, puisqu’elle me prit la main discrètement, exerçant une petite pression qui voulait sûrement dire « Eh ! On s’en fout ! », mais je ne m’en foutais pas, et ce regard bleu de merlan frit me tapait sur le système, surtout quand il s’attardait un peu trop sur elle.
— Nous n’avons pas pu regrouper plus de monde, annonça Charles, peut-être pour éviter qu’on puisse espérer voir d’autres membres apparaître. Les Gardiens qui ont encore toute leur tête ne sont pas nombreux, et les humains qui ne sont pas morts n’ont pas franchement envie de nous suivre.
— C’est compréhensible, renchérit Zach, n’empêche cela ne nous arrange pas vraiment.
— Avez-vous des nouvelles de Balder ? demanda Charles, certain que nous étions à sa recherche.
— C’est-à-dire que nous ne l’avons pas vraiment cherché, répondit Sofia. C’est entièrement ma faute. J’ai voulu m’assurer que mes parents allaient bien, car Astrid m’avait laissé entendre le contraire, et nous avons fait l’impasse sur notre mission… Désolée d’avoir été aussi égoïste.
Charles fit une moue qui ne me plut guère. Il jugeait Sofia bien trop durement à mon goût. Son détachement pour les liens humains était encore bien trop présent, ce qui pouvait s’entendre puisqu’il n’avait récupéré ses souvenirs que depuis peu. Cependant, rien que par rapport à la relation qu’il avait entretenue avec sa sœur, il aurait dû comprendre l’inquiétude de Sofia. Après tout, il était allé jusqu’au suicide pour garantir, selon lui, un calme relatif à sa famille.
— Oh, mais c’est… dit Dune en regardant le père de Sofia.
— Oui, Dune, c’est mon père, tout ce qui me reste puisque ma mère est…
Sofia n’eut pas le temps de finir sa phrase que Dune la prit à nouveau dans ses bras, souhaitant sûrement la réconforter, étrangère peut-être à la véritable histoire entre Sofia et sa mère. Je ne pouvais avoir qu’une certaine gratitude pour l’amie de Sofia. On aurait dit qu’elle fonctionnait d’une façon plutôt atypique. N’importe quelle humaine aurait été effrayée, tout comme le regard vide de Milo le laissait paraître, mais Dune, en plus de s’être engagée à nos côtés, prête à affronter des êtres maléfiques qui l’avaient kidnappée, continuait de se comporter comme l’amie fidèle et pétillante que Sofia avait toujours connue. C’était comme si Dune ne s’autorisait pas à se laisser atteindre par ce qui se passait autour de nous. Elle restait tellement joyeuse par moments que cela en devenait dérangeant.
Milo, quant à lui, posa sa main sur l’épaule de Sofia, certainement pour essayer à son tour de lui signifier son soutien, mais à mes yeux ce contact était non seulement inutile, mais surtout répréhensible. L’image de sa main, arrachée par mes soins, me traversa l’esprit, me fit sourire, et je regrettai amèrement de ne plus avoir à ma portée mon ancienne épée pour me délecter de sa souffrance.
— Tu te fais du mal pour rien… Mais c’est plutôt drôle à voir !
Grâce me susurra ces mots les accompagnant d’un clin d’œil cocasse. Elle assistait à tous les scénarios cruels que j’imaginais avec Milo comme victime principale, et apparemment la puissance de ma jalousie, loin de l’inquiéter, l’amusait. Je me sentis quelque peu ridicule de m’exposer ainsi à Grâce, alors je fronçai les sourcils en signe de désapprobation à son intrusion. Cependant, mon semblant d’autorité tomba à l’eau quand mon amie lâcha un petit rire étouffé qu’elle retint de sa main menue.
— Je suis désolée pour ta mère, dit Dune à Sofia dans un murmure tout en prolongeant leur étreinte.
— Ne le sois pas, répondit Sofia, puis voyant le visage interrogatif de Dune, elle crut nécessaire d’ajouter un simple « moi je ne le suis pas » qui finit par détacher son amie et qui établit une distance physique toute nouvelle entre les deux femmes.
Sofia baissa le regard, honteuse, et Dune sembla mal à l’aise face à la froideur que son amie montrait. Peut-être qu’il était encore trop tôt pour que Sofia puisse lui parler de tout le malheur que la relation avec sa mère lui avait apporté. Mais il faudrait qu’un jour elle le fasse, qu’elle lui raconte tout, parce qu’à défaut de la soutenir, Dune pourrait au moins la comprendre et cela allégerait le poids de culpabilité qui commençait certainement à se nicher dans l’esprit de Sofia.
— Le père de Sofia nous a été d’un grand secours, annonça Zach, comme voulant racheter notre faute aux yeux de Charles. Il nous a donné des informations précieuses. Venez, je vais vous expliquer tout ça.
Zach s’avança avec Dune, Charles et enfin Milo, et assis sur un banc, débuta son récit. Grâce ne tarda pas à les rejoindre, attirée tel un aimant par Zach. Depuis que ces deux-là s’étaient avoué leurs sentiments, ils étaient incapables de rester loin l’un de l’autre sans avoir une bonne raison pour le faire. C’était comme si tout l’amour qu’ils n’avaient pas pu se donner depuis des siècles s’échappait désormais, pareil à un torrent, emportant tout avec lui sauf ces deux amoureux qui s’arrangeaient toujours pour flotter ensemble.
— Suis-je un monstre ?
La voix de Sofia me sortit de ma contemplation du couple et me ramena à elle.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Comment pourrais-tu être un monstre ?
Je pris Sofia et je la tournai vers moi. Je cherchai dans son regard améthyste quelles émotions pouvaient être en train de lui marteler le cœur au point d’envisager seulement pareille idiotie. Sofia évita mon regard, puis elle mordit sa lèvre, comme lorsqu’elle angoissait ou se sentait trop gênée pour m’affronter. Ce geste, innocent pour elle, avait toujours le pouvoir de m’émouvoir et de réveiller en moi l’envie profonde de l’embrasser, de mettre fin à la torture que cette pauvre lèvre inférieure subissait un peu trop souvent.
— Ma mère est morte et je n’ai rien ressenti. Aucun chagrin, aucun regret, rien si ce n’est qu’un certain… soulagement. Dis-moi, continua-t-elle, quel genre d’être suis-je si je ne peux pas ressentir de la peine dans cette situation ? Ai-je perdu toute mon humanité ?
Sa question me prit au dépourvu. Je connaissais beaucoup trop bien la relation tourmentée qui s’était créée entre sa mère et Sofia, surtout depuis le départ de Thomas. J’avais été aux premières loges pour toutes les scènes, les chagrins et les humiliations que sa génitrice lui avait causés, et malgré tout, même moi je n’aurais pas pu imaginer que le décès de cette femme la laisse complètement insensible. Du soulagement ? Oui c’était mieux que rien, mais la logique aurait voulu qu’elle ressente au moins de la colère, de la rage, quelque chose de plus vivant que le soulagement, un sentiment lui permettant d’exploser, d’expulser ce poids qu’elle se traînait depuis sa naissance. Effectivement, le soulagement n’était pas ce à quoi je me serais attendu.
— Sofia, ne sois pas si dure avec toi-même.
La voix de Thomas Louson émergea de nulle part. J’avais complètement oublié sa présence, et pourtant j’aurais dû être attentif à sa réaction. Après tout, il venait d’être téléporté pour la première fois et immergé dans un monde qu’il avait toujours cru issu des légendes. On aurait pu s’attendre à le voir au moins déboussolé, mais me rappelant Sofia dans son endurance, non seulement il se montrait à l’aise dans cette nouvelle situation, mais en plus très prévenant envers les autres. Plus je le regardais, plus j’apprenais à le connaître, et plus je reconnaissais sa fille en lui.
— Pour ressentir de la tristesse, de la colère ou même de la haine, il faut avoir aimé, continua Thomas, fixant Sofia et caressant ses cheveux de feu. Je ne dis pas que tu n’as pas aimé ta mère, mais je pense que cet amour pur que tu avais pour elle, le propre d’un enfant envers sa maman, s’est amoindri à chaque insulte, à chaque claque, à chaque mépris. Je la connaissais bien mieux que tu l’imagines. Je vois très bien quel genre de vie tu as eue à ses côtés, et crois-moi, je m’en veux terriblement de t’avoir abandonnée dans ses griffes, d’avoir si facilement baissé les bras… Tu ne dois pas penser que tu es un monstre parce que tu n’arrives pas à regretter la perte de celle qui a fait de ta vie un enfer. Est-ce qu’un prisonnier est triste d’être libéré ? Alors pourquoi voudrais-tu t’infliger une telle peine ?
Sofia enfouit sa tête dans mon torse et elle soupira, lâchant par ce soupir le boulet que sa culpabilité représentait.
— Merci, papa, répondit-elle, merci pour tout.
Je me détachai de Sofia. Ma place n’était pas là, pas maintenant, cela devenait même indiscret de rester auprès d’eux après un si bel échange. Je la laissai profiter de ces instants de plénitude aux côtés de son père et je rejoignis les autres. Dune, qui avait assisté à toute la scène, semblait à présent regretter sa réaction première et elle me regarda, comme me demandant la permission de l’approcher. Je hochai la tête et elle vint s’asseoir de l’autre côté de Sofia. Encadrée ainsi par son père et sa meilleure amie, j’en déduis que la discussion tant nécessaire allait avoir enfin lieu et je m’éloignai, respectant leur intimité, sans pour autant rester complètement à l’écart d’elle, la surveillant du coin de l’œil et prêt à revenir à ses côtés dès qu’elle aurait besoin de moi.
Je rejoignis Zach qui avait fini son récit et qui répondait aux questions qui fusaient de tous les côtés. Certains Gardiens ayant entendu quelques bribes de la conversation, s’étaient rapprochés afin d’en savoir un peu plus. D’autres semblaient avoir perdu l’usage de la parole face aux faits énoncés par mon ami. Ce qui était clair, c’est que les nouvelles ne laissaient personne indifférent ni humains ni Gardiens.
— Mais comment est-ce possible ? demandait une jeune Gardienne, à peine plus âgée que Grâce. Les Premiers nous auraient caché ça aussi ?
— Les Premiers nous ont caché bien plus que ça ! s’exclama un autre Gardien, métis et très grand, qui répondait apparemment au prénom de Youssef. Tout ça, c’est leur faute ! Tous nos frères et sœurs qui sont morts, ce sont eux qui les ont tués ! Leur cupidité et leur malveillance ont pris le dessus ! Je propose qu’on les retrouve et qu’on les exécute sur le champ !
Un remous se fit dans la salle. Un vent de révolution et de vengeance émanait de certains Gardiens, se propageant peu à peu au reste du groupe. L’ambiance devenait électrique, et les pauvres humains avaient l’air apeurés comme des biches en pleine saison de chasse.
— Tuer un Premier ? s’exclama Grâce. Est-ce seulement possible ?
— Je crains que oui, répondit une voix que nous connaissions tous très bien maintenant. Et je vous dirai comment, mais avant, pouvez-vous me laisser parler à ma mère quelques minutes ?
Le trouble et l’agitation s’immiscèrent dans l’assemblée. Des regards tantôt apeurés, tantôt inquisiteurs, se dirigeaient vers l’homme qui avait prononcé ces mots. La tension était palpable. Certains Gardiens s’écartèrent, comme s’ils craignaient l’attaque de trop. D’autres, au contraire, se tenaient prêts, et leur énergie se concentrait de plus en plus en une sorte d’aura brûlante qui chauffait la pièce. Les humains, quant à eux, restaient pour la plupart muets, en attente de comprendre ce qui se déroulait sous leurs yeux, de connaître l’identité de celui qui causait autant de perturbation en ne faisant rien d’autre qu’être présent.
Balder restait immobile devant nous. Il cherchait du regard celle qu’il avait appelé « ma mère », et il stoppa ses recherches sur Sofia, ou plutôt sur ses yeux, toujours d’un violet étincelant qui pour les spécialistes ne laissait aucun doute sur ce que son corps abritait.
Le Premier n’en menait pas large. Il semblait avoir perdu quelques centimètres tellement qu’il était avachi. Sa pâleur faisait peur. D’un translucide maladif, son visage crispé par une angoisse trop évidente, était à lui seul un défilé d’émotions, toutes négatives, qui au mieux inspiraient de la pitié, au pire une furieuse envie de le baffer. Il se tortillait les mains nerveusement et n’osait plus poser son regard sur Sofia. Oui, sans aucun doute, Balder avait reconnu le souffle, et il se montrait désormais tel un enfant qui a fait une énorme bêtise, énorme comme avoir participé, ou du moins n’avoir pas empêché, le génocide de ceux que sa mère avait créés et chéris jusqu’au sacrifice de sa propre vie.
— Balder…