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Tant qu’il y aura des garçons et des filles, il y aura des coups de foudre, des anomalies de la vie. Des moments où rien ne devait se passer et où il se passa quelque chose. Deux personnes qui n’étaient pas censées se croiser se sont vues, se sont bien aimées et ont fait un pas vers l’autre. Aussi inattendu que cela puisse être. Les yeux dans les yeux. Une parfaite inconnue et pourtant, déjà, elle se met à marcher vers ma position.
À PROPOS DE L'AUTEUR
La fibre littéraire de
Thibault Lacourt a été éveillée par sa professeure de français qui lui a fait découvrir des auteurs tels que Barbey D’Aurevilly, Tolstoï, Oscar Wilde et J. D. Salinger. Par ailleurs, il est auteur de trois romans.
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Seitenzahl: 349
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Thibault Lacourt
Le sacre du printemps
Roman
© Lys Bleu Éditions – Thibault Lacourt
ISBN :979-10-377-9175-7
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À Toscane D. et Baptiste P.
Avec tout mon amour…
Mon histoire n’est pas longue à dire : je ne peux ni l’aimer, ni en aimer une autre, ni me passer d’aimer.
Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle
La première fois que j’ai vu Alice, elle avait cette sorte de ridicule ruban rouge dans ses cheveux blonds. J’ai toujours aimé les blondes, mais avec Alice, c’était différent. Ça l’a toujours été. Elle sent bon, comme une fleur. Une rose fraîche. C’est donc assez ironique que notre première rencontre ait eu lieu dans un jardin. C’était à Shanghai. Elle avait quatorze ans et moi quinze. On était jeunes, encore des enfants. À l’époque, je me croyais plus vieux que ce que je n’étais vraiment. Je pensais déjà être un homme, alors que pour cela, il me fallait encore rencontrer Alice.
La famille d’Alice avait déménagé dans la maison en face de la mienne. Avant cela, ils avaient vécu au cœur de la concession française. Ma mère avait été invitée à plusieurs reprises dans leur charmante maison, style ère coloniale, à l’occasion de cocktails et de dîners mondains entre expatriés. Mais comme leurs deux filles de onze et quatorze ans, deux grandes blondes aux yeux bleus, fréquentaient le lycée français, les parents d’Alice avaient voulu leur épargner du temps de trajet et avaient donc choisi de se rapprocher de l’école. Ainsi, comme beaucoup de familles expatriées à Shanghai, avec des enfants au lycée français, ils avaient choisi de poser leurs cartons dans le quartier de Hongqiao.
Pour leur pendaison de crémaillère, ils organisaient une garden-party sur les vastes pelouses, parfaitement entretenues, de leur immense villa de quatre étages avec piscine. Il fait bon dans cette région du monde au mois de septembre. La fournaise humide de juillet laisse place à un doux été indien. Si ma mère ne m’avait pas traîné de force à cet événement de pince-fesses bourgeois, j’aurais bien tiré profit de mon dimanche après-midi pour aller boire des bières avec mes amis, dans les parcs publics, là où les vieux Chinois jouent au Mah-jong. À la place, elle m’avait fait enfiler une chemise en lin couleur lavande et j’avais aussi été ordonné de me peigner les cheveux en arrière. Si ma mère tient autant à ce que je paraisse être un beau jeune homme et, occasionnellement, un bon parti, c’est que contrairement à mon père, elle n’a pas grandi dans ce milieu. Elle n’a obtenu sa citoyenneté, pour ainsi dire, que bien plus tard, par mariage avec mon père. C’est donc de la plus haute importance pour elle que ma sœur et moi présentions aussi bien que possible. Pour que nous paraissions être des initiés de naissance. Il faut lui reconnaître qu’elle a plutôt réussi. Non seulement nous maîtrisons les codes, les us et les coutumes de notre milieu, mais en plus de cela les gens nous complimentent régulièrement sur nos bonnes manières. Beaucoup de mères envient la nôtre et lui répètent sans cesse comment elles trouvent ses enfants charmants et bien élevés. Bien présenter en société ne veut pas pour autant toujours dire que l’on s’y amuse, mais tout l’art réside dans les apparences.
Seul dans un coin du jardin, je sirotais une boisson glacée à la fraise et au citron. Mon ennui est manifeste. Je suis un enfant au milieu d’une foule adulte. Je n’éprouve ni d’intérêt à socialiser avec les grandes personnes ni de plaisir de complimenter des quasi-inconnus sur des qualités pour lesquelles je n’ai aucun intérêt. Les adultes et les adolescents communiquent si mal les uns avec les autres. Je crains le moment où une femme au foyer va me demander si je vais faire un stage dans l’entreprise de mon père l’été prochain. Ou alors celui où un homme, ennuyé par les questions de sa femme, me demandera dans quelle université j’irai après l’école. Je ne connais les réponses à aucune de ces questions.
Je songe à m’échapper discrètement pour fumer une cigarette. Afin de passer le temps et de m’évader. Je me tenais au milieu de ce brouhaha, le regard perdu dans le vide, quand quelque chose s’est passé. Alors qu’il ne se passe jamais rien, je l’ai vue : elle. Une grande blonde aux yeux bleus avec des jambes interminables, dans une combinaison en short bleu clair. On aurait presque pu se concentrer sur le ruban rouge qui maintenait en place ses cheveux d’or, si on n’avait pas pu deviner ses jolis seins ronds. Libres de leurs mouvements, puisque non retenus par un soutien-gorge sous le fin tissu bleu. Les mains dans les poches de sa combinaison, elle a cette assurance détendue des filles élevées par une mère avec une forte personnalité.
Cette fille est une énorme injustice pour toutes les autres. Une telle beauté est en temps normal, réservé aux jeunes filles sans fortune. Peut-être que les dieux, ou alors le destin, tentent de rétablir un semblant de justice dans ce monde, en donnant une maigre compensation physique à celles qui n’auraient, sans cela, rien d’autre. Mais celle-là a tout. Elle est riche, belle, élégante. En provenance du sud de la France, elle a un teint pâle, très aristocrate. Et un sourire trop honnête pour ne pas être celui d’une princesse. Ses sourcils lui donnent un regard sévère. Mais c’est son nez… Son nez… C’est son nez qui est son plus grand atout. Il rend les hommes fous d’amour et Cléopâtre verte de jalousie. On voudrait prendre ses pommettes rosées pour embrasser ses lèvres, seulement pour coller son nez sur le sien. Cette fille est une reine née.
Comme la dauphine qu’elle est, elle tient cour au milieu de ses sujets. Ils n’ont d’yeux que pour elle et, du haut de son adolescence, elle exerce déjà son pouvoir charmeur à l’aide de ses beaux yeux et de son sourire à qui personne ne saurait refuser quoi que ce soit. L’égalité entre les hommes est un mensonge, une utopie que l’on voudrait tellement croire. Mais dans ce monde, il y a des faibles, des idiots et de l’autre côté, il y a Alice. Une de ces filles pour qui les chevaliers partaient en joute et y laissaient leur vie. Le genre qui donne envie aux rois de conquérir des empires pour les lui offrir sur un plateau en argent. Ces filles garantissent aux hommes qu’il vaudra toujours la peine de tomber tant qu’il y a des Alice pour les aider à se relever. Des femmes calmes, telles des mers d’huile, qui provoquent en nous les plus grands brasiers.
Son regard balaye les alentours et finit par atterrir sur le mien. Beaucoup seraient intimidés ou se sentiraient inconfortables de se rendre compte qu’un inconnu les dévisage, depuis l’autre côté du jardin. Mais là, c’était Alice. Et aussi timide et fragile que semblait être ce petit oiseau, au lieu de détourner le regard et de fuir, elle maintient le menton levé pour souligner mon incivilité. Elle me fixe. Le regard droit. Doux et en même temps ferme. Ceci est un duel, une impasse mexicaine. Même si la pression monte en moi, je sais qu’il ne faut pas fuir. Ne pas bouger d’un cil, sous peine d’être catégorisé de fuyard de manière irréversible. Je préfère être ébloui par la beauté d’Alice plutôt que de m’enfuir la queue entre les jambes comme tous les autres garçons lâches. Moi, je suis pétrifié sur place et elle range avec décomplexions ses mains dans les poches de sa tenue, les coudes en arrière.
C’est horrible que de se forcer à regarder droit dans les yeux quelqu’un qui vous fait bouillir de l’intérieur. Cette fille est une source d’uranium et moi je ne suis qu’un bassin d’eau refroidissant en totale ébullition. Le sang dans mes veines change d’état. C’est un liquide en vaporisation. Mes artères sont les autoroutes qu’empruntent un milliard de fourmis, de mon crâne jusqu’aux plus infimes capillaires de l’extrémité de mes membres. C’est insupportable. Dans mon agonie, un réflexe physiologique me fait cligner des yeux. Un flash de lumière blanche passe. Je viens de perdre la première bataille de cette guerre.
Le coup de foudre est un cliché hollywoodien, mais parfois, c’est fou ce que la vie ressemble au cinéma. Un garçon rencontre une fille. Ce n’est pas sorcier. Et ainsi, recommence la plus vieille histoire du monde. Mais qu’il aille en enfer celui qui dit que cette histoire est en passe d’être démodée. Tant qu’il y aura des garçons et des filles, il y aura des coups de foudre, des anomalies de la vie. Des moments où rien ne devait se passer et où il se passa quelque chose. Deux personnes qui n’étaient pas censées se croiser se sont vues, se sont bien aimées et ont fait un pas vers l’autre. Aussi inattendu que cela puisse être. Les yeux dans les yeux. Une parfaite inconnue et pourtant, déjà, elle se met à marcher vers ma position.
Pendant une seconde de silence, j’ai cru avoir été trop direct avec elle. Une fille comme ça, on ne sait jamais s’il faut la brusquer ou la brosser dans le sens du poil, pour qu’elle vous apprécie. Alice a regardé ses pieds, le temps d’un battement de cils. Puis à droite et ensuite à gauche, les mains toujours dans les poches de sa combinaison.
On s’est échappés du jardin et du reste du monde. Je l’ai emmené dans la petite aire de jeux derrière la rue de sa maison. Pas la grande où vont tous les enfants, l’autre, la plus petite, celle derrière les grandes villas inoccupées. Celle où personne ne va jamais. On n’y serait pas dérangés.
Nous étions tous les deux assis en équilibre sur le grand grimpeur carré en métal. Un paquet de cigarettes chinoises était posé entre nous. De temps en temps, Alice se servait et je lui allumais sa cigarette d’une main pendant qu’elle formait un paravent avec la sienne. Ses cheveux blonds volaient à chaque petite brise. Ils retombaient plus lentement qu’ils ne décollaient. Comme les plumes blanches des coussins après une bataille de polochons. Alors elle utilisait sa main libre pour se recoiffer tout en conservant à chaque fois un air de surprise. Comme si c’était indécent que les cheveux d’une jeune fille volent en éclats de fils blonds. Comme si c’était une robe en toile légère que le vent avait soulevée. Ça me plaisait.
Elle m’a parlé d’elle. Comment elle en était arrivée là. Sa naissance dans le sud de la France. Sa maison d’enfance à deux pas des calanques de pierres grises et blanches. Les petites falaises depuis où, chaque été, elle saute dans l’eau azur de la Méditerranée. Et son golden retriever blond qu’elle avait eu étant petite. Elle rigolait quand elle décrivait ses yeux doux, ses longues oreilles et sa langue qui pendait toujours. Ils avaient dû le laisser à ses grands-parents quand son père s’était vu proposer un contrat d’expatrié à Singapour, il y a cinq ans. Ils y étaient restés trois ans dans ce climat chaud et moite avant de déménager encore, à Shanghai cette fois-ci. Elle était là depuis deux ans déjà. Mais les contrats d’expatriés durent rarement plus de trois. Ce ne serait pas une surprise pour elle si elle était amenée à refaire ses valises à la fin de l’année scolaire, sans même encore savoir où elle finirait. Il y avait quelque chose de pire que la tristesse dans sa voix. Quelque chose de bien plus dur : de la résignation. « C’est étrange de faire ses valises sans savoir où l’on va », disait-elle. « Tu ne trouves pas ? »
À vrai dire, nous étions même surpris qu’il nous serve de l’alcool tout court, dans un endroit pareil. On se savait privilégiés. Le Bar Rouge était le club le plus exclusif du pays. C’est comme si le prestigieux Stork Club du New York des années 1940 s’était réincarné à Shanghai en 2015. La clientèle, occidentale, riche et très bien habillée, buvait du champagne en admirant la vue panoramique sur le Bund et ses gratte-ciel plongés dans la nuit. Ce bar était le symbole même de l’élite aisée, des stars de cinéma, des célébrités et des puissants hommes d’affaires qui se mélangent tous dans la salle ouverte du club. Certains soirs, si vous étiez un observateur attentif, vous pouviez voir, assis à la même table du carré VIP, un acteur hollywoodien qui avait gagné un Oscar l’année précédente discuter avec une grande et mince chanteuse de pop chinoise. En face d’eux, la top-modèle Hollandaise blonde qui faisait la dernière publicité d’une marque de parfum français se faisait allumer sa cigarette par un milliardaire chinois dans une chemise bleue au col blanc. Tous les deux affichent un air blasé. Le milliardaire : dans le but de sembler décontracté. Il espère ne pas faire voler en éclats ses chances de coucher avec la mannequin le soir même, en affichant la nervosité qu’il ressent à être assis en face d’elle. Elle : parce qu’elle se fait honnêtement chier à mourir et qu’elle trouve déplaisante la compagnie de ce petit homme nerveux, indélicat et vulgaire avec son gros cigare et ses bijoux en or en excès à la Yuppie de Wall Street des années 80.
Thomas Perrin et moi n’étions pas exactement le type de clientèle que les patrons rêvaient de voir traîner au bar. Mais comme il était grand, que je paraissais plus vieux que mon âge, que nous étions blancs, bien habillés et que nos parents avaient de l’argent, alors on nous laissait parfois entrer. Sous réserve, bien sûr, qu’on se tienne bien et qu’on ne dérange pas les clients prestigieux.
Mon ami était une de ces personnes qui ont la faim de vivre. Il abordait la vie avec engouement, que d’ailleurs, il appréciait sous toutes ses formes. Thomas rentrait de ses courses d’endurance et engloutissait un sandwich kebab tout entier en moins d’une minute avant d’étancher sa soif avec une canette de soda, qu’il finissait d’une traite. Il rotait puis s’essuyait les lèvres du revers de la main et, avec des yeux grand ouverts, tirait un grand sourire, large de l’oreille à l’autre, témoin d’une autosatisfaction. On ne peut plus authentique. Même dans vos jours les plus gris, il savait vous soutirer un sourire. Même durant les soirs d’hiver, il savait rire à chaque moment, danser sous les stroboscopes et courir ivre dans les rues de la ville. Sans aucun doute : un bon vivant.
Deux jeunes filles faisaient leur chemin à travers le Bar Rouge. Je crois reconnaître une fille du lycée : Lolita Ruth Bacut, dite Lola. Une Américaine d’origine asiatique avec de fines jambes et de hautes pommettes. À ses côtés : Alice. Bien sûr ! Ces deux-là ne sont vendues pas séparément.
Ce soir, l’objet de mes passions s’est glissé dans une longue robe en satin vert, ouverte sur la cuisse droite, tenant au buste par de fines bretelles posées comme de la soie sur ses délicates épaules blanches. Alice scrute la foule, cherche quelque chose du regard. Quelque chose, ou quelqu’un. Son regard se fixe sur nous. Dans cette situation, beaucoup de gens auraient plissé les yeux. Elles les avaient grand ouverts. Comme un chat dans la nuit.
Thomas se manifeste auprès des deux filles en faisant un grand geste de la main. Son bras oscille de droite à gauche comme le mât d’un bateau à l’arrêt. Alice lui sourit et se met en chemin vers notre table. Surpris, je ne sais pas si je dois me réjouir ou m’inquiéter. Encore sous le choc de la nouvelle, je reste silencieux le temps d’une seconde.
Quand les filles s’approchent de notre table, on se lève tous les deux pour leur faire la bise. Je sors de mon introspection aussi vite que le temps que met une bulle de savon à éclater. Je reviens à la réalité quand Alice se rapproche et que les traits de son visage deviennent de plus en plus clairs. Sa beauté est indéniable. Cette femme est une princesse.
« Qu’est-ce que je lui dis ? » je chuchote très discrètement à Thomas en lui faisant mine de lui adresser un sourire de franche camaraderie. « Aucune idée », me répond-il avec un clin d’œil complice. « Mais j’espère que tu trouveras quelque chose. » Salopard !
Avant de dire bonsoir à Alice, je dois faire la bise au poisson-pilote d’Alice tout en gardant l’apparence d’un calme total.
Ce coquin de cochon de Thomas a fait asseoir le poisson-pilote à sa droite. Et ceci pour deux raisons. Premièrement, pour avoir une fille sous le bras. Car la seule chose qu’il est plus que lourd, c’est pervers. Et deuxièmement, pour nous forcer, Alice et moi, à être assis côte à côte et à faire la conversation. Mes yeux maudissent mon ami de me faire un coup si bas que de me forcer à me confronter à mes peurs, surtout que ce psychopathe appréciait d’un plaisir malsain de mener sa ruse à bon port. Mais au fond de mon cœur, je savais qu’il me rendait un service. Car je pouvais continuer à lui parler d’Alice pendant encore des siècles avant que l’occasion de nous revoir ne se présente. Et si je ne la voyais pas bientôt, non seulement je saoulerais Thomas des récits de notre première entrevue jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais aussi rien ne se passerait jamais de plus avec Alice. Puisqu’il était mon ami, il n’avait pas plus envie que moi de voir ce scénario se produire. Alors, il nous a réunis de force et nous a mis devant le fait accompli.
« De tous les bars de toutes les villes du monde, il a fallu qu’elle entre dans le mien. » Comme l’a dit Humphrey Bogart dans Casablanca. « On cherchait un endroit où sortir. » Commence Alice qui ne veut pas laisser le silence s’installer. « Puis Thomas m’a dit que vous deux seriez ici de toute manière. Alors j’ai pensé que peut-être, on pourrait passer dire bonjour avant de sortir. » Elle mentait aussi mal que Thomas quand il prétendait ne pas savoir ce qu’Alice faisait dans la même boîte que nous. Quoique lui ne s’en cachait pas avec autant de charme. J’aurais aimé lui dire qu’il ne lui était pas nécessaire qu’elle prétende être là, uniquement, par le plus pur fruit du hasard. Sans aucune causalité avec son coup de fil avec Thomas quelques heures plus tôt. Thomas, qui m’avait traîné, non sans instance jusqu’au Bar Rouge. Mais enfin, je ne pouvais pas lui dire que je savais, que moi aussi, je la cherchais. Je n’allais quand même pas lui dire toute la vérité dès le début. Même si j’en brûlais d’envie. Ce serait trop facile. Et l’amour, ce n’est pas simple. J’aurais tout donné pour la prendre par la main et l’emmener là où nous serions seuls. Mais ce n’est pas comme ça que fonctionne la vie à ses débuts.
Elle a encore la gêne qu’ont les jeunes filles de se trouver dans un lieu d’adulte. Comme si l’établissement n’avait pas désespérément besoin de jeunes filles à la beauté aussi absolue pour maintenir sa réputation. Comme si, de tout temps, les bars et les boîtes de nuit n’avaient pas laissé rentrer les sublimes déesses juste parce qu’elles n’étaient pas encore majeures. Comme si toutes les femmes ne s’étaient pas retournées sur son passage par jalousie pour sa jeunesse, ses longues jambes lisses et ses petits seins fermes. Ces femmes regardent les jeunes vierges effarouchées avec des yeux brûlants d’envie et de haine, car elles savent qu’à un moment donné, elles ont inévitablement perdu ce mystérieux éclat de pure jeunesse. Comme si ce n’était pas, précisément, le fait de ne pas être une adulte qui donnait tout son charme à une jeune fille.
Elle trempe ses lèvres dans un mojito. Elle n’aime pas ça. Et ça se voit. Surtout à cause du fort goût d’alcool et un peu à cause du parfum sucré du rhum qui lui donne la nausée. Elle fait tout de même mine d’apprécier le breuvage que son amie lui a pris. Elle repose son verre sur la table et recoiffe une mèche blonde derrière son oreille. Elle me sourit, mais elle n’est pas entièrement à l’aise. Moi non plus. Je sors un paquet de cigarettes de ma poche et lui en propose une. Quand je tends mon bras vers sa bouche, je ne désire qu’une chose : c’est de l’embrasser. J’actionne le mécanisme du briquet et une fragile flamme en sort, travaillée par les coups de vent qui sévissent sur la terrasse. La lumière jaune vient illuminer son grain de peau de blonde. Elle relève doucement les yeux vers moi et le temps s’arrête. Le monde a cessé de tourner sur lui-même. Le vent ne souffle plus sur la terrasse découverte du Bar Rouge. Les aiguilles des montres sont immobiles. Mon souffle ne fait plus gonfler mes poumons. C’est comme si mon cœur chutait d’un immeuble de neuf étages.
Le problème avec le Bar Rouge, c’est qu’il n’a pas été conçu pour s’amuser, mais pour la frime. La vue sur les gratte-ciel depuis le balcon est parfaite pour les photos. Les tables sont garnies de personnes attrayantes. Et le bar rétroéclairé en rouge sert de chères bouteilles de champagne avec des bougies de fêtes scintillantes. Mais pour ce qu’il s’agit de danser, il n’y a pas de piste de danse. Pour boire, il n’y a pas de verres à shot. Et quand il s’agit de s’amuser, il n’y a que des mannequins blasés et des hommes d’affaires avec les yeux rivés sur leur téléphone. Pour danser, il faut aller ailleurs. Et ailleurs, nous y sommes allés.
À deux pas d’ici se trouve un établissement presque aussi prestigieux, mais qui lui reste ouvert toute la nuit. Cette étrange grotte sert de l’alcool à des gens plongés dans le noir pour qu’ils puissent danser sur de la musique, poussée au volume maximum. Les gens, là-bas, rigolent, dansent, s’embrassent, s’amusent et le DJ passe de la bonne musique. Cet endroit, qui se nomme le MUSE, et qui se trouve à deux pas du Bar Rouge, est ce qu’on appelle une « boîte de nuit ». Les filles, Thomas et moi y sommes arrivés quelques instants avant minuit.
L’intérieur est une pièce carrée, sombre, avec un plafond bas. Vous y entrez par les portes de l’ascenseur qui s’ouvrent dans un coin. Directement sur votre droite se trouve un bar bondé. De l’autre côté se trouve l’autel depuis lequel le DJ fait la messe. Le type, un blond d’une vingtaine d’années et qui a l’air d’être très probablement allemand ou hollandais, se tient derrière une table noire et devant un miroir adossé au mur. Au centre de la table se trouve une table de mixage qui est recouverte d’une fine pellicule de poussière aux endroits où le DJ ne passe pas ses doigts. Le jeune homme, qui porte un t-shirt des Doors et une casquette mise à l’envers, a entreposé à la droite des lecteurs de disques une bouteille de crème de whisky et une canette de boisson énergisante. Il ressert son verre et renverse la moitié du contenu sur le sol. Il porte une cigarette à ses lèvres et l’allume avant de jeter le paquet d’un geste insouciant de la main. Il se penche sur les platines et entame la transition vers la prochaine chanson : un remix électro de Bitch Better Have My Money de Rihanna se fond dans les dernières secondes d’un remix de Me, Myself & I de G-Eazy. Les murs humides de sueur tremblent sous la pression de l’air qu’exercent les immenses enceintes. La foule entrevoit la personne qui se tient à côté d’elle quand un éclair blanc de stroboscopes s’abat sur l’obscurité comme la foudre de Zeus dans la nuit. Dans ces brèves fractions de seconde où j’entrevois Alice, je ne vois qu’elle.
Une boîte de nuit n’est pas un endroit propice à la discussion. Pour certains, ce n’est pas plus mal. C’est le cas de Thomas qui est actuellement en train d’embrasser Lola dans un coin obscur de la pièce. « Laisse là respirer, un peu » je pense tout bas. Je connais bien mon ami, c’est un mec intelligent avec un brillant avenir devant lui, mais quand il s’agit de parler aux filles, il finit toujours par dire une bêtise. Ce n’est pas une volonté de sa part que d’être lourd, mais il peut parfois donner l’impression d’être arrogant. Les filles comme Lola n’aiment pas cela. C’est donc mieux qu’il n’ait eu à user que de son physique et de ses prodigieuses compétences de danse pour la charmer. Mais pour moi, à part un regard ténébreux que je m’entraîne à reproduire dans le miroir des toilettes du MUSE, mon attirail de séduction réside essentiellement dans la discussion. Si seulement je pouvais avoir un moment seul, en tête-à-tête avec Alice, alors je pourrais me dévoiler à elle et apprendre à la connaître. Car, aussi étrange et contre-intuitif que cela puisse paraître, quand on éprouve des sentiments pour une personne, on ne désire rien de plus qu’un moment d’intimité pour se mettre à nu. Peut-être que l’amour ce n’est pas d’être fort seul, mais d’être vulnérable à deux.
Je sors des toilettes et repasse devant l’emplacement du Disk-jockey. J’avance à travers la foule comme un aventurier se fraye un chemin à la machette à travers la jungle luxuriante. Lola et Thomas sont toujours affairés l’un avec l’autre quand je les dépasse sans qu’ils ne me remarquent. Je continue jusqu’au bar. Alice y est assise. Les heures qui avancent dans la nuit ont peu à peu vidé le bar à mesure que les noctambules sont rentrés se coucher, ou ont trouvé un meilleur endroit pour continuer à faire la fête. Je m’approche d’Alice par la gauche. Elle semble s’ennuyer. Pas parce que ce genre de lieux la rend lasse. Bien qu’ils ne soient pour quiconque supportable que pour une durée limitée. Mais sûrement, l’abandon de son amie pour les bras de Thomas l’a livré à la douloureuse solitude de l’ennui dans un endroit où tout le monde s’amuse. Ou au moins, prétend s’amuser.
Je tente une pirouette oratoire. Après tout, la séduction moderne ne diffère pas sur tant de points de la parade du paon. Tout l’art réside dans les couleurs et la danse. Alors je pose mes mains sur le comptoir : « Tu as l’air absente, mais rien ne t’échappe. » Un sourire se dessine sur ses lèvres. Et dans un deuxième temps, elle tourne sa tête dans ma direction. Là, je vois que le sourire s’est étendu à ses yeux. Elle prend une courte et délicate inspiration avant de répondre :
Mon regard s’éternise dans le sien. Je reprends :
Je ne dis rien. Elle non plus. Je continue à regarder l’océan dans ses yeux quand je reprends :
Elle sourit :
On se retourne tous les deux vers la piste de danse. Thomas a fait asseoir Lola sur une enceinte. Lui se tient debout entre ses jambes. Les deux continuent à s’embrasser dans le cou pendant que la main droite de Thomas fait son chemin jusque dans la culotte de sa partenaire. Elle ne semble pas y voir de problème. Les yeux fermés, elle lui agrippe les cheveux.
Le Bund est une zone riveraine et un quartier historique protégé du centre de Shanghai. La zone se concentre sur une section de la route Zhongshan au sein de l’ancienne concession internationale de Shanghai, qui longe la rive ouest de la rivière Huangpu dans la partie orientale du district de Huangpu. La zone le long de la rivière fait face aux gratte-ciel modernes du district de Pudong. Des années 1860 aux années 1940, c’était le centre riche et puissant des établissements étrangers à Shanghai, fonctionnant comme un port grâce à un traité signé à la fin de la Seconde guerre de l’opium. Il y a une promenade le long du Bund. C’est peut-être le lieu que je préfère le plus dans cette ville après la concession française. C’est un endroit parfait pour regarder les levers de soleil par les matins sans trop de brume. Ce n’est qu’à quelques minutes à pied du MUSE.
On s’accoude à la rambarde. Un couple marche derrière nous, la femme sous le bras de ce qui est, j’imagine, son homme. Il s’arrête, prend les joues de sa compagne dans ses mains et l’embrasse calmement avant que les deux ne continuent leur chemin. « Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour avoir cela ? » Je pense silencieusement. Alice frissonne. Les heures du matin qui précèdent les premiers rayons du soleil sont toujours les plus fraîches. « Viens ici » je lui dis. Elle vient se blottir dans mes bras. Sa tête vient s’abriter contre moi. Je referme mon étreinte sur elle. Ce n’est qu’au bout d’un moment, quand je m’arrête de passer la main dans son dos à moitié nu, dans le but de réchauffer ses épaules, que je réalise qu’elle aussi a refermé ses bras sur moi. L’idée me prend de dire quelque chose d’extrêmement risqué. Peut-être que je ne devrais pas. Peut-être est-ce prématuré. Mais tant pis. Je préfère être dérangé par le regret d’avoir agi sans penser que d’être rongé par le remords de n’avoir pas osé faire le saut de l’ange.
Alors je me lance : « Tu sais quelle est la deuxième plus belle phrase du monde ? »
Elle relève doucement son menton. Son regard croise le mien. Puis ses yeux se referment peu à peu. Au début, je pose mes lèvres sur les siennes. La tendre passion monte en moi, à un point tel que je ne peux plus attendre, je l’embrasse. Les premiers rayons du soleil percent la couche nuageuse. Les oiseaux entament leur chant. La nuit est terminée. C’est une nouvelle journée. « Moi aussi, dit-elle. Moi aussi… » Parfois, quand on embrasse quelqu’un, il ne se passe rien. Mais parfois, il se passe quelque chose. Mon Dieu… Il se passe quelque chose.
Un vendredi, durant les mois qui ont suivi, Alice et moi étions assis au fond du bus qui nous ramenait de l’école. Nous étions l’un contre l’autre. Moi, penché contre la vitre et elle contre moi. On restait silencieux, mais ce n’était pas un problème. Nous aimions nos silences. Aucun de nous deux ne voulait que celui-là ne cesse. Le bus est sorti de la route Yan’An et a pris Longxi Road en direction de Elegant Garden, notre quartier. Le bus s’est arrêté, les écoliers et autres lycéens sont sortis des banquettes et se sont mis en file vers la sortie. Alice a fait de même, mais je l’ai retenue par la main. « Non… Ne pars pas, lui ai-je murmuré avec un ton presque enfantin. Ne me laisse pas. »
Elle m’a regardé un instant. Et d’un ton calme, un ton rassurant, lâcha un : « D’accord ». Puis elle s’est rassise. « J’espère que tu as un plan. »
Le bus a continué sa route pendant que le soleil tombait sur Shanghai. Régulièrement, il déposait des élèves fatigués sur son passage. Des adolescents soucieux de rentrer chez eux, de retrouver leurs camarades dans les parcs, dîner et se changer avant de sortir, pour ceux dont les parents les laissaient. Pour les autres : dîner en famille, regarder un film dans le salon avant que leurs parents n’aillent se coucher pour qu’ils puissent faire mine de faire de même et s’échapper par la fenêtre pour rejoindre, dans les bars, d’autres de leurs amis qui faisaient également le mur du logis parental. Nous sommes restés jusqu’au terminus, quelque part dans la concession française. Je suis descendu en tenant Alice par la main. Même si la nuit tombée rendait plus dur de reconnaître les rues des unes des autres, j’ai pu nous orienter vers un lieu que je connaissais bien.
Le Lotus Bleu