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Un père, un glaive, un fils. Lorsque l'apprentissage de la vie se mue en une éducation guerrière, et lorsque le fils se modèle au père pour un destin pourtant bien contraire aux attentes de ce dernier... Une épouse, un époux. Lorsque l'arrivée d'une seconde fille déséquilibre l'entente du foyer, mais lorsque les actes de l'épouse deviennent ceux d'une reine aux yeux d'un roi. Un prince unificateur, une religion. Lorsque le prix de la paix coûte une double alliance passée. Dans ce second tome de L'Empire de Générosix, le destin de tous les protagonistes est bouleversé. L'arrivée de la chrétienté transforme l'âme de Rome mais aussi l'esprit des combats.
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Seitenzahl: 480
Veröffentlichungsjahr: 2023
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À mon tendre époux.
Benoît. Ton prénom vient du latin "benedictus" qui signifie "béni par Dieu".
Dans les divinités celtiques, "Vindonnus", qui signifie aussi "Le béni", est assimilé à Appolon.
Dans ce roman, un certain Vindonnus apparaîtra. Certainement pas considéré ici comme un dieu celte incarné, il est cependant un homme béni par Dieu, tout à ton image d’époux aimant et d’homme discret et efficace. Il est loin d’être le héros de ce roman, mais quelle importance s’il l’est au cœur de son foyer ?
Tu quoque fili,
Je me permets de reprendre ces mots légendaires pour exprimer mon sentiment : Je pourrais mourir d’amour pour toi mon enfant. Tu es le plus bel accomplissement de ma vie.
À toi aussi, M-A, et à ton petit ange qui est au Paradis.
Dédicace
Annexes en image
Introduction ou Remise en contexte
1
ère
PARTIE : L’Exode d’une reine
I Guerre et paix
II Si vis pacem
III Ce rôle de père
IV Sombres et mystérieux jours
V L’armée ou la magistrature
VI Convocation en la Villa Jovis
VII Actes
VIII Conséquences
IX Le pacte
X Filles de Décébale
XI Guerre dacique
2
ème
PARTIE : Le récit d’un roi
XII L’affaire juive
XIII Pax Romana
XIV Le voile se lève
XV Disgrâces
XVI La terre des aïeux
XVII Les revenants
XVIII Frêle Berthilde
XIX Déclarations mouvementées
XX Le parchemin de l’Histoire
XXI Fins
Lexique
Bibliographie et autres sources
Cartes
*Personnages historiques
Bien avant que Glaucus Marcus ne fût tribun militaire, Octave-Auguste, premier empereur romain, adopta Tibère, qui n'était encore que consul. C’était en l’an 4 ap. J.-C. Cette même année, sur les instances d’Auguste, le consul se vit forcé de prendre pour héritier son neveu : Caius Julius Caesar. Ce dernier, un an avant la mort d’Auguste, fut chargé de la guerre contre les Germains au cours de laquelle il vainquit Arminius, leur chef. Il reprit les aigles de Varus1, et se couvrit de gloire par des exploits qui lui valurent le titre de Germanicus. À son retour de Germanie, la foule venue le saluer en masse avait bien manqué de l'étouffer. Peu après, Auguste mourut. Les légions de Germanie entrèrent en rébellion et proclamèrent Germanicus empereur de Rome. Cependant, ce dernier ramena l'ordre et, pour calmer les mutins, il les conduisit contre les Barbares au-delà du Rhin. Tibère, malgré la loyauté manifeste de son fils adoptif, jalousait celui-ci et craignait que sa popularité ne nuisît à son principat2. Il le rappela donc à Rome afin de l’envoyer en Orient.
Après avoir apaisé les troubles de l'Arménie et donné un roi à ce pays, Germanicus eut une altercation avec Pison, confident intime de Tibère et gouverneur de Syrie, qui s'était plu à l'insulter. Germanicus le chassa de sa province mais, peu après, il fut emporté par une maladie aiguë, en 19 ap. J.-C. dans sa trente-cinquième année. En mourant il prétendit avoir été empoisonné par Gnaeus Calpurnius Pison et excita ses amis à le venger. Par cette accusation et l'amitié très forte entre Pison et Tibère, c'était l'empereur lui-même qui semblait avoir commandité l'assassinat. Du point de vue de Tibère l'affaire était très embarrassante, car Germanicus jouissait à Rome d'une extraordinaire popularité. À sa mort, le peuple lança des pierres sur les temples et renversa les autels des dieux. Certains jetèrent à la rue les lares3 de leur famille. La foule en colère punissait donc les divinités à coup de jets de pierre, quand elle ne se livrait pas simplement à un iconoclasme4 vengeur.
Aussitôt après, l'Afrique fut secouée par d’importantes révoltes. Comme Tibère souhaitait la paix dans les provinces, il intenta des procès contre les gouverneurs trop avides de pouvoir.
Cependant, Agrippine, épouse de Germanicus, ne partageait pas la thèse de la responsabilité divine quant à la mort de son mari. Selon elle, les coupables du meurtre étaient bien des humains. De retour à Rome, la veuve déclara publiquement que Pison était le meurtrier ; elle insinua en outre qu'il existait des responsabilités cachées. Pison, déjà exposé à la haine du peuple, fut incriminé par le Sénat. Il comprit qu’il était perdu. On le trouva un jour chez lui, la gorge transpercée, son glaive gisant à terre... Tibère se rendit devant le Sénat pour y lire la dernière lettre de Pison, dans laquelle celui-ci clamait haut et fort sa loyauté et son innocence. Malgré cela, le souvenir de cette mort plana toujours au-dessus du nouvel empereur : il fit tout son possible pour effacer des mémoires cet événement et s'engagea à faire bonne figure.
Dès le début de son principat, Tibère voulut sincèrement établir une dyarchie5, partager le pouvoir avec le Sénat. Soucieux de légalité, il attendit que la haute assemblée le confirmât dans ses nouvelles fonctions. Mais très vite il se rendit compte que les temps avaient changé. Il renonça à solliciter l'aide de l'aristocratie en tant que corps constitué ; il se débarrassa d'Agrippa Postumus, petit-fils de son prédécesseur, et se conduisit en tout comme un monarque, fondant son pouvoir sur l'imperium maius6, la puissance tribunicienne et, surtout, l'armée. C'est seulement par scepticisme qu'il condamna les excès d'adoration qu'entraînait le culte impérial7.
L'homme conserva un caractère profondément aristocratique. Il gouverna avec l'aide de quelques sénateurs et des principaux chevaliers, indifférent au sort de la plèbe.
Il confia le pouvoir à son préfet du prétoire, Séjan. Ce dernier, habile et ambitieux, fit installer les prétoriens dans un nouveau camp situé près de la porte Nomentane, pour mieux surveiller la ville.
Séjan était devenu préfet du prétoire en 16 ap. J.-C. Le pouvoir exceptionnel qu'il exerçait, surtout lorsque Tibère se fut retiré en Campanie, inspira à ce parvenu l'ambition de monter sur le trône impérial. Pour mettre ce projet à exécution, il ne recula devant aucun crime. Il fit empoisonner le propre fils de l'empereur, Drusus ; de nombreux parents ou amis de l'empereur, même Agrippine, la veuve de Germanicus, et ses jeunes enfants, furent, les uns exilés, d'autres jetés en prison, d'autres même réduits à se donner la mort. Mais Séjan se perdit lui-même par l'excès de son audace. Il osa demander à Tibère la main de sa belle-fille Livie, veuve de Drusus. L'empereur la lui refusa et commença à le soupçonner.
En 31, Tibère, qui ne quittait plus l'île de Capri, dans le golfe de Naples, envoya au Sénat une lettre accusatrice contre Séjan : le porteur de la lettre, Macro, gagna l'appui de la garde prétorienne, et Séjan fut massacré. Après Séjan lui-même, la plupart de ses amis furent poursuivis et condamnés.
*Environ soixante ans plus tard.***
Après l’assassinat de l’empereur romain Domitien le 18 septembre 96, le Sénat avait accordé la couronne impériale à Nerva, déjà âgé de 70 ans, sans que l’on sache trop bien pourquoi le choix des Pères conscrits se porta précisément sur ce survivant de l’époque de Néron et des premiers flaviens. Peut-être le parti aristocratique et sénatorial, durement éprouvé par la tyrannie de Domitien, espérait-il que ce juriste assez falot, légèrement efféminé et très peu intéressé par la politique, lui laisserait enfin les mains libres.
Mais ce Nerva, qui avait côtoyé tant de souverains, fous comme Néron et Domitien, ou sages comme Vespasien, avait certainement acquis une profonde connaissance de l’âme humaine et de prodigieuses facultés d’adaptation. Ces qualités lui furent précieuses pour réparer les dégâts de son prédécesseur. Cependant, son impopularité aux yeux de l'armée provoqua une révolte de la garde prétorienne, devenue de plus en plus puissante depuis Séjan : son autorité s'en trouva affaiblie.
*
Une bise légère qui balaie la brume ; des vallons couverts de chênes effeuillés ; des enfants qui s’amusent à sauter pardessus les flaques. Une tunique de laine blanche relevée d’une large ceinture rouge vif cachant un ventre qui porte à nouveau la vie. Une masse de cheveux noirs soigneusement tressés et des yeux légèrement bridés, délicatement maquillés. Nul sourire sur la fine bouche.
Le Sage de la Cité du Generosus n’est plus. Rome fait à nouveau parler d’elle car son vieil empereur Nerva, après avoir été pris en otage par sa propre garde prétorienne, s’est vu contraint de répliquer en adoptant le légat impérial propréteur8 de la Germanie supérieure, Trajan. Il l'associe ainsi immédiatement à son pouvoir. Cet homme, issu d’une province espagnole restée fidèle à l’empire romain, est d’abord considéré par Cavarix comme une menace et il voit en son prochain enfant à naître sa dernière lueur d’espoir pour pérenniser l’Alliance. "Il s’appellera Haël" avait dit l’époux" en l’honneur de mes aïeux Celtes qualifiés d’un épithète romain9".
Dans ses préparatifs pour la naissance, Oxana est distraite. Son regard se pose sur le jeune garçon châtain qui folâtre dehors en jouant avec les feuilles. De la même manière que Hlothilda avait pris le petit Ambio sous sa tutelle, la jeune reine souhaite demander à l’oncle de Marcellin de prendre l’enfant à sa charge. Trois semaines auparavant, elle l’avait trouvé à genoux devant le cabanon de son arrière-grand-père, frigorifié, accablé, sans que personne ne se soucie de lui… La solitude de cet enfant la désole et elle aimerait tant y remédier.
Le jour du drame, ce fut Cavarix qui trouva le vieillard, immobile, dans son siège en osier. Le roi venait le consulter car il avait foi en ses conseils ; or à ce moment-là, Cavarix venait d’apprendre l’adoption de Trajan par le vieux Nerva, survenue deux semaines plus tôt, et ne savait comment réagir. Il avait eu l’occasion de rencontrer Trajan en Germanie et il l’avait senti très diplomate et plutôt honnête, mais nul ne connaissait sa position sur le christianisme pour lequel l’empereur romain avait manifesté sa clémence. Tout laissait croire que le fils adoptif renouvellerait le veto de son père qui s’opposait aux accusations d’athéisme. Seulement, lorsque le roi s’était résigné à consulter le Sage et après avoir cherché à ouvrir la grosse porte obstinément fermée malgré ses appels, il avait constaté que le vieillard ne se réveillerait plus. Ambio avait quitté ce monde agité de la manière la plus paisible qui soit.
Après la perte de son père et du conseiller de sa famille, Cavarix avait dû prendre sur ses épaules toute la responsabilité propre à sa charge.
Dans la salle du conseil, les antrustions tournent leurs regards interrogateurs mais confiants vers leur grand chef. Ils le sentent calme, contre toute attente. Cela fait plusieurs jours qu’Ambio a été enterré aux côtés de l’empereur de l’Alliance des Nouvelles Terres. Depuis ce temps et jusqu’à une heure plus tôt, Cavarix ne s’était pas beaucoup montré par crainte de laisser paraître son accablement. Il s’est réfugié dans les bras de sa mère comme un enfant. L'accueil de celle-ci, empreint de douceur et de consolation, a cependant été suivi de discussions tenues avec force et sincérité, la tendresse maternelle assumant pour un court instant l'autorité paternelle. Cavarix doit relever la tête et tout de suite ! Oui, tout de suite. Le roi est donc présent, devant ses hommes, avec les résolutions d’un chef.
Dans un futur lointain, Michel Menu traduira ces résolutions ainsi :
« Si tu veux être chef un jour, pense à ceux qui te seront confiés.
« Si tu ralentis, ils s’arrêtent.
« Si tu faiblis, ils flanchent.
« Si tu t’assieds, ils se couchent.
« Si tu critiques, ils démolissent.
« Mais…
« Si tu marches devant, ils te dépasseront.
« Si tu donnes la main, ils donneront leur peau.
« Et si tu pries, alors, ils seront des saints.
Cavarix est pénétré des conseils déjà reçus autrefois par son père et par Ambio. Désormais, c’est à son tour d’assumer la pérennité de l’Empire de Générosix.
— Mes amis, je vous ai rassemblés aujourd’hui parce que, comme vous le savez, l’empereur Nerva a officialisé partout son adoption. Vous souvenez-vous de Trajan que nous avons rencontré en Germanie ? Vous souvenez-vous de notre entente et de sa façon si maligne à répandre les accords de paix au nom de son empereur ? L’homme est populaire et mérite toute notre attention. Il est inutile de rappeler que le chef de l’Alliance n’est que l’image du restaurateur de la paix. Mes aïeux et les vôtres ont œuvré pour libérer du mauvais joug romain les peuples abusivement soumis et ils y sont parvenus. Il semblerait qu’aujourd’hui, Rome s’apprête à élever au titre d’empereur un homme pouvant tout aussi bien bouleverser la paix établie que la préserver.
Une légère agitation emplit la petite salle.
— Lorsque j’ai appris l’adoption de Trajan, un sentiment d’inquiétude m’est d’abord venu. C’est un général romain renommé et il est légitime de craindre qu’il exerce sa politique de conquête contre nous pour écraser ceux qui furent considérés comme rebelles ! Eh bien à force de réflexion, je me demande s’il n’est pas nécessaire d’aller à la rencontre de Nerva avant que Trajan ne soit officiellement empereur.
De nouveaux murmures se font entendre.
— Aujourd’hui, Trajan est le plus grand chef militaire connu, mais il est entièrement soumis à son père d’adoption. Une charte d’entente entre nous doit être signée dès maintenant !
Les guerriers ne sont pas sûrs de comprendre.
— Nous nous devons de maintenir la paix, c’est tout l’objet de la mission de l’Empire de Générosix, mais peut-être pas complètement à la manière de mon père qui a été, finalement, le restaurateur de l’ancien empire romain. Rome reprend du poil de la bête et, et marquant de son empreinte les civilisations du pourtour méditerranéen, il nous faut reconsidérer notre position. Soyons lucides ! Mon père a été le Procurator pace1 que Rome était incapable de fournir à cause de tous ses empereurs dévoyés, mais Nerva et Trajan sont d’une nouvelle trempe. Aussi, ce dernier ne se battra-t-il pas contre nous s’il devient le Procurator pace !
Aussitôt dans la salle du conseil, certains s’agitent.
D’un geste de la main, Cavarix ordonne le silence :
— Regardons les choses en face : il y a moins d’une génération, Rome est tombée. Forte de ses erreurs, elle renaît désormais de ses cendres. Il faut voir au-delà du pouvoir conféré par les peuples de la Méditerranée au Représentant de la paix, car ce rôle peut être endossé de nouveau par l'empereur romain non sans contrepartie.
— Et quelle contrepartie comptes-tu proposer à celui à qui tu veux rendre tous les pouvoirs sur la Méditerranée ? interroge un fidèle ami du roi.
— Une totale liberté pour les chrétiens ! Le chef de l’Eglise du Christ2 a établi son siège à Rome car elle est encore le cœur des civilisations dont la nôtre ! Il a choisi cette ville centrale pour faciliter le rayonnement de sa prédication, qui s'est propagée accidentellement, ou plutôt providentiellement jusqu’en Gaule. Nous avons eu vent d'une lettre écrite par Paul de Tarse à son ami Timothée avant sa décapitation sous Néron. En voici la copie : "Je t'en conjure devant Dieu et devant Jésus-Christ, qui doit juger les vivants et les morts, et au nom de son apparition et de son royaume, prêche la parole, insiste en toute occasion, favorable ou non, reprends, censure, exhorte, avec toute douceur et en instruisant. Car il viendra un temps où les hommes ne supporteront pas la saine doctrine ; mais, ayant la démangeaison d'entendre des choses agréables, ils se donneront une foule de docteurs selon leurs propres désirs, détourneront l'oreille de la vérité, et se tourneront vers les fables. Mais toi, sois sobre en toutes choses, supporte les souffrances, fais l'œuvre d'un évangéliste, remplis bien ton ministère." Alors anticipons l’avènement d’un nouvel empereur, incrédule mais diplomate, et assurons cette paix pour la chrétienté !
Après un léger silence, l’un d’eux s’exclame :
— Cavarix, tes paroles sont raisonnables pour ton peuple, mais tous les princes de la Méditerranée qui forment l’Alliance des Nouvelles Terres ne sont pas chrétiens comme toi. Et je saisis mal pour quelles raisons tu veux que ce pacte soit signé avec Nerva ! Ne devrions-nous pas justement attendre que Trajan soit nommé pour qu’il respecte cela directement en tant qu’empereur ? Car s’il signe en tant que général, ne pourrait-il se donner le droit de revenir sur sa décision après son avènement ?
— Il y a à peine plus d’une heure, je pensais comme toi, Straton. Mais si j’envisage de proposer un traité à Trajan avant sa nomination, c’est justement parce que celui-ci est aujourd’hui un soldat, un homme d’honneur qui, même après la mort, ne pourrait rompre le serment fait à son père. Nerva a connu mon aïeul vainqueur de Rome et malgré cela, il souhaite plus que tout la reconnaissance de celle-ci. Je peux lui rappeler que Trajan aime à exercer une politique de conquête et que nous sommes prêts à tout pour l’écraser comme nous l’avons fait auparavant. Il est clair qu’aujourd’hui, il me suffit de dire "Suivez-moi !" à ta terre natale la Grèce et au reste de la péninsule balkanique. Que j’en fasse tout autant avec une grande partie de la péninsule Ibérique, la Bretagne, la Rhétie, la Pannonie et maintenant la Dacie, ils combattront tous à mes côtés sans même que j’aie besoin d’ajouter "s’il vous plaît". Mais ma responsabilité est d’éviter la guerre. Nerva signera donc un traité de paix avec moi et demandera à Trajan d’y apposer son sceau. Il le faut ou ce sera à nouveau un bain de sang pour les peuples. Quant à la chrétienté, elle resterait enchaînée par les arrêtés impériaux qui font toujours plus de victimes innocentes.
Le conseil vote. Quelques-uns ne partagent pas l’avis de leur chef. Le souvenir des souffrances passées fait régner en eux une haine trop forte envers les Romains. Ils préfèrent se battre, assurés de leur victoire, plutôt que de laisser Trajan porter la couronne de la paix. Qu’il exerce ou non une politique de conquête, Cavarix l’a dit, l’Empire de Générosix vaincra. Pour cette décision, le jeune roi comptait sur un vote à l’unanimité mais le temps presse. Voilà un mois que Nerva a adopté Trajan, et nul doute que désormais sa fin est proche. Le roi compte se rendre à Rome pour s’entretenir tout d’abord avec Clément2, successeur de Pierre. Le chef de la chrétienté semble le mieux placé pour parler de paix, et il lui revient de prendre la décision finale. À cette proposition, le grand chef de l’Alliance obtient l’unanimité malgré les contendants religieux.
*
Cavarix n’a jamais vu Rome. Son père y est entré en conquérant, et certains de ses aïeux y sont nés. Le sang romain qui coule dans ses veines a soudainement pris le dessus lorsque les portes de la grande Cité lui ont été ouvertes pompeusement. Il est vêtu simplement : ni trop celte, ni trop romain. Ses acolytes, eux, ont choisi de représenter leurs pays natals, symbolisant ainsi l’Alliance. De fiers cavaliers de plusieurs ethnies avancent la tête haute, vêtus de leurs plus beaux atours. L’immensité de Rome les subjugue tous mais dans leur cœur ils savent que c’est ce faste qui l’a conduite à sa perte.
L’avant-veille, ils ont rencontré Clément, chef de l’Eglise, à l’extérieur de la ville. L’entrevue a d’abord conduit à quelques festivités suivies d’un nouveau conseil. Le chef de la chrétienté bénit la sagesse de Cavarix concernant sa décision de s’être tourné vers lui au préalable. Il faut en effet user de tous les moyens pour préserver la paix de la chrétienté. Un élément le tracasse cependant quelque peu. Trajan voue un culte très prononcé aux dieux romains et, depuis Néron, les chrétiens mènent une vie secrète. Le veto de Nerva les a rassurés, mais étant donné son âge avancé qui rend la paix fragile, ils sont peu confiants. Cavarix est perplexe mais Clément le rassérène immédiatement. Quoi qu’il arrive, Trajan deviendra empereur de Rome, et comme l’a compris le jeune roi, il faut à tout prix conserver l'héritage diplomatique des Générosix qui assurerait aussi la tranquillité des chrétiens.
Aussitôt, le chef de l’Alliance fait savoir à Nerva qu’il est à Rome. Le vieillard a eu connaissance de l’arrivée du Générosix grâce à sa garde, mais n’ayant pas été officiellement informé, il n’a pu s’empêcher de s’inquiéter. S’étant remémoré la tragique chute de Rome sous Néron, il compte les recevoir avec magnificence afin de paraître inébranlable aux yeux de ses ennemis.
C’est escorté par les gardes noirs que Cavarix pénètre chez l’empereur. À la vue de cette cohorte, le chef celte a fait signe à ses compagnons qu’un seul devra l’accompagner et que les autres se disperseront dans le palais par petits groupes pour parer à toute éventualité. Le prince de l’Alliance sait que Nerva a été témoin de l’invasion de son aïeul et qu’il pourrait envisager de tendre un guet-apens à ce regroupement de chefs barbares. Le Romain y a pensé, en effet, mais quelles en auraient été les conséquences ? La perte de tous les grands aurait-elle apeuré les peuples et permis de les soumettre à nouveau par la terreur ? Ou bien ces peuples se seraient-ils levés deux fois plus vindicatifs encore qu’après le grand incendie de Rome trente-trois ans plus tôt ? Nerva sait que l’héritier de Générosix n’est pas uniquement Cavarix mais que c’est aussi le symbole de paix qui unit ces barbares. Si Cavarix est à Rome, c’est à cause de Trajan, c’est parce que la paix est menacée. Alors l'empereur éprouve un sentiment de force, convaincu de la justesse de son choix quant au général espagnol puis un sentiment de faiblesse car l'âme de Générosix est immensément puissante.
Tandis que Nerva se perd dans ses pensées, son héritier s’avance vers lui, le dos droit et les épaules en arrière. Il lui sourit. Le soldat s’incline puis embrasse le vieil homme qui reste assis la majeure partie de son temps.
— Où comptez-vous recevoir Cavarix ?
— J’ai fait réunir une session spéciale avec le Sénat3. Ils doivent nous attendre.
— Avec le Sénat ? Vous semblez inquiet, mon Père. Ne montrez pas un visage si expressif à ces barbares. Ils s’en flatteraient. Peut-être Cavarix est-il seulement venu demander l’exhumation de ses aïeux ?
— Es-tu naïf ou cherches-tu seulement à me détendre ?
Esquissant un sourire, Trajan invite son père adoptif à se reposer sur son bras pour rejoindre le lieu de rendez-vous.
— Un peu des deux, certainement. Vous savez que j’ai eu l’occasion de rencontrer Cavarix en Germanie.
— Et je n’oublierai pas l’habile façon dont tu t’y es pris pour faire face à la conjoncture tout en te mettant à ton avantage et en retournant les événements en faveur de Rome.
— En effet, et je ne vous ai pas non plus caché que, si un univers ne nous séparait pas, j’aurais pu avoir le privilège de m’en faire un ami. Cependant je suis bien plus soldat romain que sentimental.
— Je suis mal placé pour prétendre que les deux ne sont pas incompatibles, toutefois non seulement je ne suis pas soldat, mais aussi il semble inconcevable de faire de Générosix un ami.
— Ce que je voulais dire par là, c’est que même s’il est l’ennemi de Rome, Cavarix n’en est pas moins le représentant de paix le plus reconnu de la Méditerranée. Il n’est donc un danger pour personne ici à moins de l’offusquer profondément. Il vous reconnaît en tant que maître de Rome. Pourquoi lui montrer une mine sombre ?
Alors que les deux éminents personnages arrivent au niveau de la grande porte du Sénat, un bruit de cavalerie résonne sur le côté. Les prétoriens escortent le grand chef de l’Alliance. Trajan reconnaît Cavarix et incline la tête de façon cordiale. Tandis que la salle du Sénat s’agite d’une foule de plébéiens peureux ou courroucés, le fils de Générosix descend de cheval et fait signe à son compagnon d’en faire tout autant. La garde qui entoure les deux Celtes s’écarte de chaque côté. Cavarix incline à son tour la tête, respectueusement. Nerva est assez perplexe et ose souffler à l’oreille de son fils :
— J’ai personnellement rencontré son père une seule et unique fois dans cette même salle, il y a plus de trente ans, et je peux t’assurer qu’il ne manifestait pas autant de considération envers l’empereur romain.
— Mon Père… Permettez-moi de vous rappeler que la situation était on ne peut plus différente…
D’un geste, Nerva invite Cavarix et son antrustion à s’approcher tandis que Trajan ordonne aux prétoriens de se retirer. Les portes du Sénat s’ouvrent devant eux. Chacun s’avance à la suite de l’empereur. Les sénateurs se lèvent.
— Un instant !
Le prince de l’Alliance a lancé un audacieux appel en voyant cette pièce remplie de monde. Tous le regardent. Il est seulement sur le seuil de la porte.
— Je ne suis pas venu ici pour assister à un débat avec les mineurs de Rome.
Un silence pesant suivi d’un grondement monte.
— Mon père s’est autrefois adressé à vous dans cette salle parce qu’il n’y avait plus d’empereur. Je suis ici parce que je reconnais le maître de Rome et que c’est à lui et à son héritier seulement que je désire m’adresser. Les disputes sénatoriales ne me concernent en rien.
Trajan ferme les yeux et se retient de rire. Gardant un air platonique, il se tourne vers Nerva et l’interroge du regard. Ce dernier a été investi des pouvoirs impériaux par le Sénat, ce qui fait de lui un souverain assez docile à cette institution. L’empereur garde pourtant l’omnipotence. Tout cela, Cavarix le sait, sinon, il ne saurait être si direct. Depuis que la République a laissé place à l’Empire, le Sénat perd progressivement son influence politique. Avec l’intronisation de Nerva, le Sénat a légèrement repris le dessus, cependant pas suffisamment car l’assemblée est dissoute aussi rapidement qu’elle a été réunie.
Depuis quelques jours, la Cité du Generosus est plongée dans une inquiétude peu commune. L’empereur romain Nerva est mort. La nouvelle s’est répandue partout et les visages se sont assombris. Non pas de peine car l’Alliance ne vénère que Générosix, mais de crainte. Après son voyage à Rome, Cavarix a propagé la nouvelle de l’entente avec Trajan et tous connaissent les conséquences de cet acte. Le nouveau souverain de Rome est désormais le Procurator pace. Le monde romain reprend les rênes perdues trente ans plus tôt mais elles lui sont volontairement rendues. L’accord signé sera-t-il respecté ? C’est la question que tous se posent à l’annonce de l’avènement du général espagnol.
Le temps n’est plus à réfléchir. Le roi doit s’assurer le soutien de tous ses alliés. Dès la mi-février, il envoie à tous les pays de l’Alliance un communiqué clair : "Jusqu’à preuve du contraire, l’Espagnol Marcus Ulpius Traianus doit être reconnu comme le représentant de l’Union. À ce titre, les nations unies lui doivent respect et soutien, pour la pérennité de la Paix." Sans surprise, de nombreux rois et princes lui font parvenir cette réponse : "Nous sommes un peuple libre et notre premier arbitre en cas de conflit de voisinage restera le fils de Générosix. Mais afin de montrer notre bonne foi, sois certain que nous nous accorderons avec Trajan tant qu’il n’usurpera pas ses droits. Ainsi donc, il sera assuré de notre alliance. Il pourra être fier de porter le titre de Procurator pace mais ne devra pas être dupe de la véritable considération que nous garderons à l’égard de ton nom. Fidèlement…"
Il semblerait qu’ils se soient tous entendus pour répondre au prince de l’Alliance. Cependant, un allié reste muet… Il s’agit de Décébale.
Cavarix est inquiet. Malgré des mois passés loin de son épouse, il se hasarde à la convoquer. Pour faciliter le dialogue, il demande à sa mère d’être présente. Celle-ci, songeant que cette demande est purement altruiste, répond positivement et se réjouit même de voir que son fils semble impliquer son épouse dans ses préoccupations. Cependant, une fois rendue chez le roi, elle remarque vite qu'il exprime une rigidité autant dans sa voix que dans son langage corporel. À peine a-t-il salué Oxana à son arrivée qu’il annonce l’absence de réponse du roi dace. A-t-elle eu des nouvelles de son père ? Est-elle au courant de quoi que ce soit ? Sur le même ton sec, la reine répond par de brefs "non". À la demande du roi : « Je souhaiterais que vous écriviez à votre père pour qu’il m’assure de son soutien et de son respect de l’accord avec Rome », la reine apporte la même réponse. Cavarix et la reine-mère elle-même sont interdits. Un silence plane, aussi glacial que les réponses d’Oxana. Son époux se sent sincèrement déstabilisé. Voilà un comportement auquel il ne s’attendait pas. Jamais cette femme n’avait osé, jusque-là, s’opposer au roi. Lui, qui n’entendait enfin plus parler d’elle et croyait que la fougueuse dace s’était effacée derrière son devoir de génitrice, prend conscience de son erreur. Voici réapparue la jeune femme de caractère dont il entendait parler au début de leur mariage. Il ne la connaît pas et doit lui faire face.
— Je crois que vous m’avez mal compris Madame. Cette fois ce n’est pas une question mais bien une requête de votre roi.
— Je l’ai parfaitement compris et ma réponse est un "non" catégorique.
Cavarix, curieusement, ne sent pas encore la colère monter. Sa surprise reste totale. Il se tourne vers sa mère qui perçoit son désemparement.
— Ma fille, comment pouvez-vous répondre de la sorte ? Il s’agit là d’une affaire grave. C’est le maintien de la paix dont nous parlons.
Oxana reste imperturbable :
— Avec tout le respect que je vous dois, chère Mère, si Cavarix revendique la paix, il devrait commencer par harmoniser son foyer. Votre fils me convoque aujourd’hui après plusieurs mois sans contact. Le dernier que nous ayons eu fut un acte conjugal qu'il exigea dès que j'eus la capacité d'enfanter à nouveau. C’est un comportement abominable et je peux vous assurer qu’aussi longtemps que je vivrai je condamnerai cela !
La reine-mère est abasourdie. Depuis la mort de son époux elle est à moitié consciente du monde qui l’entoure et ce qu’elle entend la désole.
— Cavarix ? Dit-elle la vérité ? Est-ce possible que tu te comportes de la sorte ?
— Cette femme déforme la vérité ! Je me suis assuré de sa santé avant de la rappeler à ses devoirs ! Et tout cela n’a rien à voir avec le sujet qui m’a conduit à la mander. Vous-même l’avez dit : il s’agit d’une affaire grave. L’Union des Nouvelles Terres a besoin de tous ses alliés pour garantir la paix. Le roi dace doit me réaffirmer sa loyauté.
Gardant son air assuré malgré ses jeunes vingt ans, son épouse lui répond :
— Depuis le début de notre mariage vous m’avez toujours tenue à l’écart de vos actions politiques. Vous m’avez, par le passé, accusée de me mêler d’affaires internes pour des bagatelles. Aussi, alors même que vous partiez pour Sarmizégétuse, vous n’avez pas même daigné me tenir informée de votre véritable destination ! Et maintenant que vous me méprisez ouvertement, vous voulez que je joue l’intermédiaire diplomatique ? Savez-vous ce que j’en pense ? Depuis que notre cher Ambio nous a quittés vous n’êtes plus sûr de rien, ce qui vous fait perdre peu à peu la confiance de vos plus proches antrustions. Ils remarquent bien que vous ne vous sentez pas à la hauteur de votre père ! Le mien peut bien faire ce qu’il veut ! S’il n’a pas répondu à votre missive, c’est qu’il n’avalise probablement pas votre accord signé avec Rome !
Revenant de sa stupeur, la reine-mère reprend la parole :
— Mais cet accord était la meilleure chose à faire compte tenu de la situation, Oxana !
— Je ne prétends absolument pas le contraire ! Je n’ai aucune opinion à former sur le sujet, de toute façon. Je dis simplement ce que peut penser mon père. Jusqu’ici, Cavarix a su être diplomate avec tous les grands de ce monde. En quoi aurait-il besoin de moi pour s’adresser au roi dace aux côtés duquel il a livré bataille ? Manque-t-il de confiance en celui qui lui a sauvé la vie ?
Et, se tournant vers son époux :
— Parlez-lui comme vous l’avez toujours fait : comme un chef. Vous deux êtes au moins de même étoffe. N’est-ce pas ce que vous avez toujours pensé de moi ? Que rien ne nous liait ? Alors ne me demandez rien, roi Cavaroskeno ! Vous me traitez trop comme une moins que rien pour que j’en fasse davantage ! Après tout, peut-être mon père a-t-il décidé qu’avoir donné deux filles aux gallo-romains, c’était bien assez cher payé !
Cavarix reste sans voix. La femme qui lui parle, faisant usage de son nom complet comme personne ne le fait, semble réellement lui être inconnue. Une inconnue qui exprime toute son animosité et à la fois, dévoile violemment la vérité. Mais qu’est-ce que la vérité si elle n’est mise dans son contexte ?
— Sortez d’ici !
Voilà les seuls mots qu’il arrive à prononcer. Sa gorge est serrée, il ravale sa fierté. Dans son cœur bouillonne un désir de vengeance mais la présence de sa mère le retient. Il sait que c’est une bonne chose et se dit que cela pourra peut-être lui servir plus tard.
Oxana est satisfaite. S’inclinant devant la reine-mère et s’abstenant de toute politesse envers le roi, elle se retire la tête haute. Ses pensées sont aussi noires que celles de son mari et elle réalise en ce jour qu’elle ne ressent absolument plus rien pour le père de sa fille.
"Ma fille !" pense-t-elle alors. Et le sourire revient, sincère.
Alors s’écoulent les semaines et les mois. Arrive un jour de juin qui voit s’éveiller un petit être fragile à la peau blanche. Son nom est Hoëla2.
L’arrivée d’une nouvelle fille est un comble pour le roi. Mais finalement, étant donné la situation, il en est presque heureux. Usant du témoignage de sa mère pour corroborer le comportement inapproprié d’Oxana, il annonce au conseil la répudiation de sa femme. L’acte est en cours de rédaction. Malgré le désaccord de l’épiscope, le prince de l’Alliance est décidé, et afin de faire accepter l’événement en douceur aux yeux de la chrétienté, il consent à seulement l’éloigner pendant un temps indéterminé. Fénice, la sœur du roi, ouvre donc les bras à l’épouse indésirée, et alors que la reine déchue regarde son enfant nouveau-né, Cavarix rappelle à lui son frère : Adriana jubile.
*
Dans la capitale des Carnutes3, l’hiver se présente avec douceur. L’oppidum se situant bien à l’intérieur des terres, le climat y est plutôt tempéré. Ici, point de neige. Cette merveille immaculée manque à la reine déchue qui aimait tant la prendre dans ses doigts fins. Le souvenir du premier rendez-vous avec Ambio lui revient. D’un air mélancolique elle regarde le jeune Marcellin qui joue dehors avec les enfants du palais. Biennac, médecin du roi et tuteur du garçon, avait été désemparé lorsqu’il avait appris la répudiation de la reine. D’un côté, il était incapable de s’occuper de son neveu, et d’un autre, il se demandait si c’était une bonne idée de le confier à Oxana compte tenu de la situation. Suite à la mort de son grand-père, il avait envoyé un messager à sa cousine Eloïse qui avait autrefois grandi au palais. Mère de deux enfants, peut-être accepterait-elle de prendre en charge son neveu, du moins l'espérait-il. Cependant, le message était resté sans réponse. Aussi, le petit Marcellin demandant lui-même à partir avec l’exilée, le dilemme n’avait pas duré. Ce départ le conduisait plus ou moins au service du prince de la Gaule Lyonnaise alors Biennac n’y avait vu aucune objection.
Désormais, Oxana vit au jour le jour. Stupéfaite par le témoignage de sa belle-mère, la belle dace est devenue quasi muette.
Quelques semaines s’écoulent, dans une ambiance relativement calme. La sœur du roi reçoit un message de Cavarix lui annonçant que leur frère est à nouveau à ses côtés. Résumant à haute voix le courrier en présence d’Oxana, elle omet volontairement de citer la notice adressée à son épouse répudiée. Rien n’est plus difficile à deviner que l’humeur d’Oxana et sa visite est devenue une installation à durée indéterminée. Alors Fénice essaie de se faire toute patience et charité. D’un signe, elle demande à l’une de ses servantes d’envoyer chercher ses enfants. Au loin retentissent les branles des chariots que les garçons tirent sans prendre garde aux cavités du terrain de jeux. Quelques jappements laissent à penser qu’ils ont pris le chien comme victime de leurs ébats. Les cris joyeux de Galia confirment la prise d’otage. La fillette est tellement attachée à la bestiole qu’elle n’est en paix que lorsque l’enfant dort. Enfin la servante Velléda revient avec la petite de six mois. Sa mère tend les bras. L’enfant gazouille en secouant un hochet de terre cuite que lui a offert son oncle en revenant du palais royal. Ce dernier se sent plus troublé par la situation que son épouse. Il est antrustion du roi, sans cesse partagé entre son devoir familial et son devoir de sujet.
— Mon amie, tu ne dois pas dissimuler ce mot privé à Oxana. Cavarix exprime un souhait !
— Un souhait ? As-tu seulement lu ses mots, Antiochos ? Je le cite : "Galia me manque". Ces mots doux sont d’une amertume méprisable et je vais lui répondre sur le champ qu’il a une autre fille qui devrait connaître son père et que s’il veut voir son enfant il devra venir la chercher.
Antiochos a beau être prince de la Gaule Lyonnaise et avoir eu l’Empire de Générosix sous sa responsabilité pendant l’absence de son beau-frère, il reste muet au verbe de son épouse. Il est de ceux qui croient l’adage : "Ce que femme veut, si Dieu ne le veut pas, le diable du moins y aide", donnant à ces êtres sublimes un aspect presque maléfique. Hélas ! sa conversion à la chrétienté n’avait fait que renforcer cette idée saugrenue lorsqu’il avait pris connaissance de la cause du péché originel. Ce qu’il n’a pas saisi, c’est que, certes, le pouvoir de la femme est grand, mais c’est à l’homme de savoir prendre la bonne décision. Peut-être suppose-t-il inconsciemment que la décision de son épouse est la plus juste ? Dans quelques jours il s’en mordra les doigts. Pour le moment cependant, Fénice est satisfaite de ce silence qu’elle juge approbateur et se lance de ce pas dans la rédaction d’un courrier à l’attention de son frère dans lequel elle ne pèse point ses mots. Fière, elle demande à ce que cette réponse soit remise au roi dans les plus brefs délais.
Alors que le coursier s’incline, la maîtresse des lieux s’en retourne auprès d’Oxana qui s’est agenouillée avec les enfants pour jouer avec eux aux chevaux à roulettes.
— Je vois là de belles chevauchées ! Cela me fait penser à l’apprentissage que reçut un certain enfant, né à Rome d’une mère celte…
Oxana lève son regard et son visage s’illumine.
— Je crois que tu aimerais que je te raconte l’enfance de celui qui fut le meilleur ami d’Ambio ?
— Puisqu’il n’a pu lui-même me la conter…
* ***
Sept années se sont écoulées quand nous retrouvons la domus4 pleine de vie de la familia Glaucus.
Accroupi sur le bord de l’impluvium5, un petit garçon semblait rêvasser sur sa plaquette de travail. Très différent des autres Romains, il avait les cheveux châtain clair et les yeux verts. Il commençait à marmonner lorsqu’un jeune homme, visiblement de même ethnie, le rejoignit.
« Est-ce que mon jeune maître s’ennuie ? Vous me regardez en riant sous cape depuis tout à l’heure ! Aurais-je une tache sur mon vêtement ?! »
« Certes non Ambio, c’est juste que faire des devoirs, cela m’ennuie beaucoup. Alors que toi, tu me regardes me remplir la tête, et ensuite, tu cours la ville toute la journée… »
« Pour servir vos parents ! Mais vous devriez profiter de tout cela, je n’ai pas cette chance moi d’apprendre comme vous le faites ! »
« Ah, c’est pour cela que tu ne cesses de m’observer lorsque je trace mes lettres ?! Veux-tu que je t’apprenne ? »
« Oh, mon jeune maître est trop gentil, mais je n’ai aucun intérêt à connaître les lettres ! Je peine déjà à apprendre et à parler latin depuis mon arrivée à Rome… Votre père et votre aïeul, qui parlent pourtant ma langue et celle de votre mère, ont été impitoyables là-dessus. A peine revenus en terre romaine, ils ne m’ont plus dit un mot celte. Heureusement que votre chère maman a su faire la médiatrice entre ce nouveau monde et celui de mes ancêtres ! »
« Mais cela pourrait toujours t’être utile. Et apprendre à écrire t’aiderait sûrement à mieux le parler ! Ensuite, peut-être pourras-tu même écrire en ta langue ! »
« Ah, vous savez, il n’y a pas de raison d’écrire chez nous, nous ne faisons pas cela ! »
« Qui sait ! Peut-être qu’un jour, tous les hommes auront besoin de lire et écrire ! Regarde, par exemple, cela te plairait-il d’écrire une lettre à cette Mathild dont tu m’as parlé afin de lui donner de tes nouvelles ? »
« C’est que vous me touchez au point sensible... Et votre argument est tentateur… Seulement, Mathild ne connaît pas le latin, et ne sait pas lire non plus ! Faudrait-il aussi que je sache ce qu’elle est devenue ! »
« Je suis d’accord, mais cela signifie tout de même que tu veux apprendre parce que tu réalises que cela peut être nécessaire ! »
« En réalité, je vous ai toujours envié de recevoir cette instruction, mais… »
« Ambio, cesse de dire “mais” ! Et METS-toi au travail avec moi ! »
« Vous êtes têtu mais je ne peux vous résister… Et après tout, qui sait si un jour je n’aurai pas à vous écrire ! »
« Qui sait… »
Quelques heures plus tard, une jeune femme apparut dans l’atrium, interpelée par le rire des enfants.
« Glaucus Generosus, mon fils, mais que faites-vous donc, vous allez finir par tomber dans le bassin ! »
« Mère ! »
Le petit garçon se précipita dans les bras de Hlothilda. La jeune femme affectionnait tant cette chaleur. Ce jour de mars qui avait vu naître ce fils, elle s’était crue sur le point de rencontrer les dieux pour la seconde fois de sa vie. Déjà très faible après sa maladie et ses chevauchées incessantes, et malgré le trajet en bateau jusqu’à Ostie, elle avait accouché avec un peu plus d’un mois d’avance, quelques jours après l’arrivée de son époux à Rome. Aucun soin n’avait pu lui être procuré sur le moment. Le tribun avait envoyé chercher un soigneur en s’efforçant de rassurer son épouse. L’enfant étant en bonne santé, le cœur des parents s’était empli d’espoir. Lorsqu’enfin Hlothilda s’était trouvée entre des mains expertes, son état était devenu trop grave. Elle avait pu être sauvée in extremis mais jamais plus elle ne pourrait porter d’enfant. Depuis ce jour, elle s’évertuait à élever elle-même leur unique fils qui ressemblait tant à son père Générosix.
« J’apprends à lire à Ambio ! »
« Eh bien, je vois que la lecture t’est devenue une véritable partie de plaisir ! »
L’enfant fixa sa mère d’un air à la fois plein de dépit et de malice.
« C’est que, justifia Ambio, votre fils me raconte une histoire pour chaque lettre de l’alphabet ! Elles sont si drôles… Le souci, c’est qu’il y en a tellement, que je confonds ensuite les histoires des lettres et vice versa ! Et tout cela ne fait pas bon cortège ! »
« Generosus, je pense que tu n’es pas encore bon professeur ! Encore faut-il que tu deviennes bon apprenti ! »
« Mère !... » répliqua le garçon froissé.
« Mais je ne vais pas t’empêcher de lui apprendre à lire, cela te rendra toi-même meilleur élève ! Par contre, il ne faut pas que tu confondes « professeur bavard » et « professeur assidu ». Parler davantage n’accroît pas tes chances d’apprendre à ton élève ! Tu ne devrais pas lui raconter la vie de chaque lettre, mais seulement lui donner un mot-clé qui lui permettra de la retenir ! Ne penses-tu pas que ce serait une meilleure idée ? »
« Eh bien… Oui ! Alors, reprenons du début Ambio. Le A, comme "asinus"! »
Les rires fusèrent à nouveau… sauf pour le petit Generosus qui fronça les sourcils :
« Ha, mon enfant, il n’est pas étonnant qu’Ambio ait envie de rire, j’en fais tout autant à t’écouter… »
« C’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit… » fit-il alors, consterné.
« Pas étonnant, répliqua Ambio, vous ne passez pas un jour à l’école sans revenir avec les oreilles d’âne6! »
Le petit Glaucus Generosus se mit à rire, et bondit sur son compagnon pour lui donner une aimable leçon.
« Au secours, je me meurs… »
Sans se soucier de ce petit vacarme, Hlothilda posa un panier sur le rebord de l’impluvium :
« Tiens mon fils, avant de repartir pour l’école : ton pain blanc, les olives, le fromage, les figues sèches et les noix… »
Puis la jeune femme s’éloigna en souriant. Les garçons riaient, et leur bonheur suffisait à la combler.
Telle était la joie que ressentaient Oxana et Fénice.
Voilà deux jours que Cavarix a reçu la missive de Fénice et que ses antrustions ne le reconnaissent plus vraiment. Ils l'ont vu, ce jour-là, décacheter le petit rouleau de son coupe-papier brûlant, sourire d’emblée, constatant qu'il s'agissait de nouvelles de sa chère sœur, puis froncer les sourcils, proférer quelques jurons, rougir et revenir sur les mots qu'il déchiffrait pour s'assurer du contenu. Deux jours qu’il est dans cet état. La lettre est brûlée depuis longtemps mais les mots martèlent sa tête comme un affreux discours. Ses antrustions l’entendent cracher sa haine pour cette femme venue des steppes qui monte toute sa famille contre lui : d'abord son cadet qu'il avait dû éloigner à cause de sa trop grande affection pour Oxana – malgré son retour, Denys n'est pas redevenu complètement le frère du roi. Certaines plaies cicatrisent mais restent présentes – et maintenant sa sœur qui l'accable de reproches ! Il avait seulement demandé des nouvelles de sa fille. Il avait seulement manifesté de l'attention envers son enfant... Et ces antrustions qui ne voient rien ! Ils ont été ensorcelés par cette Dace. Cavarix se sent isolé. Il cherche désespérément à comprendre comment il peut être seul à réaliser ce qui se passe, à voir qu’Oxana n’est qu’une séductrice. Cavarix s'enorgueillit alors de sa perspicacité : comme il a bien fait d’ignorer son épouse ! Il lui semble clair que cela lui a permis d’échapper à son maléfice. Que lui parlait-on de la dangereuse Adriana ? À peine réinstallée au palais avec son époux, cette dernière n'a pas fait parler d'elle un seul instant. Denys paraît heureux et leurs liens fraternels se resserrent à nouveau. Cela rassure le roi, mais son frère ne reste cependant pas la personne appropriée à qui parler d'Oxana. Il se tourne donc vers le dernier antrustion qui lui a prêté serment et qui n'a pas eu le temps de connaître la reine, ayant suivi Cavarix depuis la Germanie.
— Arioviste. Il faut impérativement que tu ailles à Cenabum. Je ne compte pas me laisser faire la morale par des femmes. Et j’ai bien l’intention d’exercer mon droit paternel… Il me vient une idée : il s’avère que j’ai des documents à remettre à mon beau-frère concernant la gérance de la Lyonnaise. Tu te présenteras sous ce prétexte. Une fois arrivé sur place, salue la maîtresse de maison et demande-lui simplement de voir mon épouse. Je souhaite envoyer un généreux ultimatum à cette femme. Informe-la, le jour de ton arrivée, qu’une fois les affaires avec Antiochos terminées, tu rentreras en Aquitaine avec mon aînée. Il ne faudra pas troubler cette dernière. Il ne s'agit pas d'enlever ma fille mais de me la ramener parce que je l'aime et que je sais que je lui manque. Es-tu père, Arioviste ?
— Oui, mon roi.
— Alors, me comprends-tu ?
— Je partage votre sentiment, Cavarix. Je ferai au mieux et tâcherai de vous ramener votre fille. Je pense pouvoir user des mots justes envers une enfant qui désirerait revoir son père.
— Je compte alors sur toi. Avec le document que je vais te donner, attestant que tu es mon antrustion, ils ne pourront pas te repousser car tu seras mon représentant à Cenabum.
— Alors je pars, mon roi. D’autres recommandations ?
— Oui. Prends vraiment le temps avec Antiochos, qu’il ne se sente pas piégé. Je pense qu’il aura beaucoup à te communiquer et par prudence, sur les sujets de Gaule, il faudra que tu te serves de ta mémoire.
*
Arioviste vient d’adresser l’ultimatum. Oxana est perplexe : il semblerait que son époux ait déjà manifesté le souhait de revoir Galia ; elle ne comprend pas, n’ayant reçu aucun mot de la part de Cavarix. Elle subit ce nouvel antrustion auquel le roi n'a pas eu la décence de remettre une missive, l'établissant ainsi intermédiaire direct. Impliquer de cette manière un inconnu est révoltant. Oxana donne congé poliment à cet homme et appelle Ayleana. La dame de compagnie de la reine, sans poser de question, apporte le papyrus, l’encre et la plume qui lui sont réclamés. La souveraine veut se montrer inébranlable et écrit lentement, comme si Cavarix n’avait plus rien à briser en elle. S’il désire son enfant, Oxana devra revenir vivre au palais et être un peu mieux considérée. Elle n’a pas à être regardée par le roi comme la génitrice d’une descendance désirée. À peine l'antrustion Arioviste passe-t-il son premier jour auprès d'Antiochos qu'Oxana réclame un envoi urgent pour la Cité du Generosus. Le messager du roi n’en sait rien et poursuit sa mission. Il ne reste plus à la reine qu’à attendre, cette fois, une réponse écrite du père de ses deux filles. Epuisée par son angoisse, la belle Dace s’endort, rêvant d’un autre père…
* ***
« Maman… »
« Eh bien mon petit Generosus ! Tu en fais une tête ! Jamais je ne t’ai vu si effrayé ! Peux-tu me dire ce qui se passe ? Est-ce Ambio ? »
« Non maman… Il y a un grand soldat à l’entrée qui dit être papa… »
« Par tous les dieux… »
La mère pâlit. Le petit garçon la vit s’agiter dans tous les sens, regarder sa tunique et gémir en se voyant habillée si négligemment, courir vers l’impluvium dans lequel elle observa son reflet qui lui renvoya l’image d’une tête ébouriffée… Rapidement elle remit ses cheveux en place. Ses doigts tremblaient.
« Hlothilda ? »
Cette voix ! Enfin ! Depuis plus de deux ans qu’elle ne l’avait entendue. Le soldat avait juste pris le temps, à l’entrée, de faire retirer son armure. Lui aussi se présentait dans un état un peu pitoyable mais dans ce regard échangé, il y avait tant d’amour. Avant que le petit Generosus ait pu comprendre ce qui se passait, son père et sa mère s’étreignaient avec tendresse. Plus affolé que jamais par l’attitude de sa délicate mère, l’enfant partit à la recherche de son inséparable Ambio qui, apprenant la nouvelle, clama son allégresse !
« Décidément… en voilà des manières ! Maman et toi vous poussez des cris maintenant ! C’est bien la première fois que je vous vois si joyeux à la vue d’un soldat romain ! »
« Mais voyons, mon petit Generosus, il s’agit de votre père ! »
« Mouais mais moi je ne le reconnais pas ! »
« C’est normal mon garçon ! Vous n’aviez pas cinq ans lorsque notre Glaucus Marcus est parti en campagne. Quand il sera propre et habillé de frais, vous vous en souviendrez sûrement ! »
« Bah moi je ne l’aime pas… Il me prend maman et toi aussi tu vas être à ses bottes dès que tu le retrouveras ! »
« Eh bien, Generosus ! Quel jaloux vous faites ! Encore hier vous aimiez votre père et vantiez ses responsabilités auprès de vos compagnons de rue. Puisque vous êtes si grognard, je m’en vais aux bottes du tribun, comme vous le dites si bien ! »
Le sarcasme d’Ambio ne fit aucun effet sur le grincheux. L’enfant ne voulait pas admettre qu’il était impressionné ! Eh quoi ? Cela aurait bien été la première fois !
Les époux se flattaient encore quand Ambio pénétra dans l’atrium. Le soldat le regarda, surpris.
« Dieux… Tu as encore tellement grandi. »
Après une petite hésitation, les deux hommes s’échangèrent une ferme poignée de main.
« Mais Ambio, tu es solide comme un roc. Ta croissance doit cesser ou tu pourras tous nous écraser d’une seule main ! »
« C’est que j’ai bientôt seize ans. »
« Mais oui. Et à seize ans on est un homme ! »
Ambio gonfla le torse, fier. Ce soldat était bien le seul de la Cité à le considérer. En effet ses compagnons se comptaient parmi les serviteurs de sa maison et de celles avoisinantes mais toujours il s’était su libre : il n’avait jamais courbé l’échine devant ceux qui prétendaient le contraire et cherchaient à l’humilier. Le jeune Celte était réellement heureux de revoir le tribun Glaucus Marcus et, à l’occasion de son prochain départ, espérait obtenir la faveur de l’accompagner comme messager. Mais pour l’instant, il ne s’agissait surtout pas de parler de départ. Le soldat émérite avait demandé une permission à son légat pour faire une surprise à sa famille. Ce fut une réussite. Moins d’une heure après l’arrivée du maître, toute la maisonnée était en effervescence. Les serviteurs couraient dans tous les sens pour décorer la villa et organiser un grand festin. Les invitations furent écrites à profusion et envoyées tout aussitôt ! Seul le petit Generosus boudait encore. Sa famille et leurs domestiques semblaient ne plus le voir alors il sortit et gambada jusqu’au palais où son grand-père avait un bureau. Evidemment, il se fit arrêter par les prétoriens qui le renvoyèrent avec un coup de pied.
« Pauvres ignares, puisque je vous dis que je suis le petit-fils de Glaucus Vibius. Je suis venu ici plusieurs fois avec lui ! »
Un des gardes, ayant un doute, se décida à aller vérifier. Le procurateur Glaucus Vibius était un éminent personnage. Il ne s’agissait pas de le contrarier si ce blondinet était bien celui qu’il prétendait. La silhouette familière du fonctionnaire impérial se dessina enfin. Le garçon allait finalement pouvoir s’exprimer. En effet, sitôt que le vieil homme fut à proximité de son petit-fils, ce dernier débita un tel flot de paroles que le pauvre Glaucus Vibius ne put qu’attendre que cette vague déferlante passe. Sous les yeux des gardes, l’imperturbable procurateur fléchit les genoux et prit le visage du garçon dans ses grandes mains de diplomate :
« Je te comprends, mon enfant. Tu veux retrouver l’ordre de ta maison ? »
Le petit-fils signa un "oui".
« Eh bien, je te propose d’aller en parler avec ce grand soldat qui, semblerait-il, est mon fils. Ne penses-tu pas cela plus raisonnable que de fuir ta demeure ? »
L’enfant dodelina encore la tête. Se relevant, le fonctionnaire tendit la main au garçon qui la prit aussitôt fièrement ; si fièrement qu’il se retourna et montra sa belle langue aux deux soldats qui lui avaient précédemment mis une correction.
« Ça, c’est de la graine de magistrat… »
« Mmmm. Glaucus Vibius est peut-être magistrat mais Glaucus Marcus, lui… »
« Oui mais l’enfant est blond ! C’est certainement un bâtard. »
Comme si ce constat révélait une vérité fondamentale, l’autre garde acquiesça d’un signe de tête.
*
Vint le jour où la permission de Glaucus Marcus fut sur le point de s’achever. Dans la familia du tribun, tous avaient triste mine, y compris l’impérieux enfant. Ce père était tellement mieux en vrai que lorsqu’il en entendait parler ! Ce père qui, le lendemain de son arrivée, lui avait tendu un vrai glaive en le mettant au défi : « Si tu arrives à me toucher avec, avait-il dit, alors je reconnaîtrai que c’est toi le maître de maison ! » Ce défi avait très rapidement pris la tournure d’une première leçon de combat à l’issue de laquelle le petit Glaucus Generosus s’était retrouvé en nage mais plus rayonnant que jamais.
*
Les derniers jours à Rome commençaient à démoraliser le tribun lui-même. Glaucus Vibius décida alors de prendre les choses en main.
« Allons ! Il nous faut nous distraire. Je viens d’apprendre que Tibère est revenu temporairement de Capri où il se terre la majeure partie de son temps. Je suis tout à fait disposé à lui demander la grâce d’un dîner festif en sa présence et celle de tous tes collègues de garnison, mon fils. N’est-ce pas une idée des plus fantastiques ? »
En entendant le nom de Tibère, Hlothilda écarquilla grand les yeux et ne put retenir un : « Non ! » qui immobilisa tous les auditeurs. Marcus la scruta. Il n’avait même pas eu le temps de considérer la proposition. Cette réponse fut reçue comme un coup et le tribun ne l’apprécia guère.
« Faites donc, père. Cette idée me plaît assez. Revoir Tibère dans un cadre moins formel est… »
« Non… »
Cette fois, Hlothilda insistait d’une voix feutrée, le regard à la fois triste et interrogateur. Sa main cherchait celle de son époux qui lui attrapa le poignet. Les serviteurs témoins se retirèrent alors. Glaucus Vibius lui-même ne souhaita pas assister à cette discussion et fit signe à Ambio, qui arrivait sur ces entrefaites, d’en faire tout autant. Figé comme une statue de bronze, le jeune Celte refusa catégoriquement de bouger. Hlothilda avait toujours veillé sur lui. Désormais c’était à lui de veiller sur elle, quel que soit celui qui oserait porter la main sur elle. Le militaire le devina bien assez vite :
« Hlothilda, dis à Ambio de se retirer. »
« Non, Glaucus. Pas avant que tu ne m’aies lâchée. Tu me fais mal. »
Le tribun ouvrit sa main.
« Ambio, je te demande de te retirer ou bien tu peux oublier de me suivre comme courrier lors de ma prochaine mission. »
Hlothilda fut perplexe.
« De quoi parles-tu ? » et, se tournant vers le jeune homme : « le suivre pour son prochain départ ? »