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« Au bout d’une heure, Kanisia rompit le silence en se tournant vers moi : “Nous serons bientôt arrivés. Je dois parler aux femmes du village. Je pense que c’est mieux que tu restes discrètement en dehors des conversations dans un premier temps. En effet, parler du drame humain et des risques sanitaires de l’excision devant les jeunes femmes, c’est faisable, mais convaincre les notables et les vieux, les hommes comme les femmes, c’est un dur combat. Ce village est de tradition musulmane et la soumission de la femme est une règle pour les hommes du village. Mais il reste la tradition tribale…” »
À PROPOS DE L'AUTEUR
André Villez, pour écrire, s’inspire de ses expériences de voyages et de ses perceptions du monde. Par ailleurs, il est auteur de plusieurs livres dont Le deus ex machina.
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Seitenzahl: 411
Veröffentlichungsjahr: 2023
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André Villez
Le secret de Kanisia
Roman
© Lys Bleu Éditions – André Villez
ISBN : 979-10-422-0336-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Avertissements
Ce thriller est un deuxième roman, un document de pure fiction. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou des faits réels serait bien sûr pure coïncidence.
Mauritanie
Où étais-je ? Je venais d’ouvrir les yeux, rien de familier. Mes vêtements de coton étaient moites, la transpiration coulait sur mon front, ma vue était brouillée et j’avais mal partout. Un bourdonnement sourd et régulier attira mon attention au-dessus de ma tête. Je ne distinguais pas bien. Puis les choses commencèrent à s’éclaircir. J’apercevais maintenant la moustiquaire qui recouvrait le lit dans lequel j’étais couché et par-dessus j’apercevais les pales du ventilateur, qui tournaient lentement. Dans la pénombre, les murs semblaient vert pâle, et dans le fond de la pièce il y avait une porte fermée. Sur le mur opposé, il y avait une fenêtre qui donnait sur un paysage exotique. La lumière vive du soleil passait par les persiennes et lançait des faisceaux de lumière trop vive. J’émergeais lentement de ma torpeur. À côté du lit, il y avait un guéridon, tablette de verre et pieds de fer, qui devait servir de table de nuit. Il y avait une carafe d’eau et un verre. Cela ressemblait à une chambre d’hôpital moderne, mais vintage. Le style des persiennes et le soleil violent me disaient que je n’étais pas dans ma région. Maintenant, les bruits de l’extérieur parvenaient jusqu’à moi. Je ne distinguais pas nettement ce brouhaha, cela semblait être une ambiance méridionale.
La porte s’ouvrit et la lumière du soleil inonda la pièce. Dans l’encadrement de la porte, une silhouette svelte apparut. Cette personne aux cheveux blonds ondulés était habillée de vêtements classiques, clairs, style nurse anglaise. À contre-jour, je ne distinguais pas son visage. Je pensais : sûrement une infirmière, j’étais donc dans un hôpital. Elle s’avança, referma la porte doucement, puis elle vint vers moi. Elle s’approcha, et je découvris son visage ; c’était une belle femme, mince, élancée, je supposais qu’elle devait avoir une cinquantaine d’années. Elle souriait doucement en venant vers moi. Maintenant, je distinguais mieux la personne. Je n’arrivais pas à me souvenir, ces traits me semblaient familiers et je ne la reconnaissais pas. Je commençais à avoir des craintes. J’étais devenu amnésique. Que se passait-il ? Que m’était-il arrivé ?
Je n’arrivais toujours pas à me rappeler. Je commençais à retrouver mes sens, maintenant je distinguais nettement mon environnement. J’étais dans une chambre d’hôpital. Mais où ? La dame écarta les pans de la moustiquaire. Elle s’assit sur le bord du lit, toujours avec un sourire, sa jupe droite dégagea ses genoux et elle croisa les jambes, ce qui la mettait particulièrement en valeur. Je me dis que si je pouvais encore apprécier une jolie femme tout n’était pas perdu. Bien plus que l’effet que son charme indéniable faisait sur moi, elle me perturbait. J’avais la conviction de l’avoir déjà rencontrée, et je ne la reconnaissais toujours pas. Si j’arrivais à découvrir ce lien, ce fil d’Ariane qui me permettrait de me rappeler, je pourrais peut-être retrouver mon passé. Je ne sais ce qui se passe, tout se brouille à nouveau devant mes yeux et je retombe dans une sorte de léthargie. Tout devient confus, les bruits de l’extérieur, les traits de ma visiteuse, et je bascule dans le néant.
Je ne sais combien de temps je suis resté dans ce coma, une voix d’homme dans le lointain me sortit de ma longue nuit.
« Je pense qu’il est sorti d’affaire !
La fièvre est nettement tombée. Il doit boire beaucoup, il est proche de la déshydratation !
On ne va pas le perdre maintenant ! »
Tout ce dialogue se passait ailleurs, je faisais partie de cet ailleurs ! Mais où est cet ailleurs ? Où suis-je ? J’émergeais à nouveau de ce brouillard. J’ouvris les yeux, et ce visage qui torturait ma mémoire était là. Ce visage qui me semblait bienveillant, qui veillait sur moi, à la fois si proche et inconnu. J’étais trempé de sueur, et sa main qui tenait un linge humide et frais tapotait doucement mon front. Cette fraîcheur me faisait beaucoup de bien. Maintenant, je retrouvais la chambre, enfin je croyais la reconnaître. Le léger ronronnement du ventilo, les bruits assourdis de l’extérieur. Cette chaleur sèche. Cette femme, je reconnaissais son visage, son doux sourire. Mes yeux balayaient la chambre. C’était bien la même chambre d’hôpital. Elle prit la carafe d’eau, remplit le verre et me le présenta. De l’autre, elle avait déposé la serviette, elle me souleva la tête pour que je puisse boire. Je bus de longues lampées d’eau, ma gorge était tellement sèche. Elle déposa le verre, reprit la serviette et la passa sur mon visage. Elle se tourna et la trempa dans un bassin d’eau que je n’avais même pas remarqué. Elle passa la serviette rafraîchie sur ma poitrine presque affectueusement. Je me rappelais maintenant, son charme, son sourire… Je me sentais mieux, mais je ne me situais toujours pas, pourtant, j’étais moins inquiet, probablement cette présence qui me semblait rassurante dans ma détresse. Elle se leva rapidement, déplaça le bassin, remplit le verre à nouveau et le plaça à ma portée, puis remit de l’ordre comme une professionnelle. Elle mit son index sur les lèvres comme une institutrice pour m’inviter à me taire, elle fit un dernier sourire et referma la moustiquaire. Et sans un bruit, elle quitta la pièce.
J’étais perplexe et complètement désorienté. Je me sentais faible, et je retrouvais lentement mes esprits. J’entendais le bruit de la rue qui montait et les rayons de lumière faiblissaient, la chaleur était supportable, je devais avoir de la fièvre. Le bruit lancinant du rotor du ventilateur attirait mon attention et j’avais des difficultés à me concentrer. Je bus un verre d’eau qui me semblait tiède. Lentement, j’essayais de rassembler mes esprits. Je pouvais me situer difficilement dans cette chambre, je distinguais mon environnement immédiat, mais je ne savais même pas dans quel pays je me trouvais. J’entendis des bruits près de la porte, des exclamations, des rires et la porte s’ouvrit toute grande, presque avec fracas. Quelle ne fut pas ma déception, ce n’était pas « mon » infirmière mais bien une Africaine plantureuse aux vêtements bigarrés et criards, un large sourire aux lèvres et aux gloussements incessants. Elle portait un turban des mêmes couleurs que ses vêtements sous son tablier blanc. Elle s’approcha à grands pas bruyants et en faisant de grands gestes. Elle ouvrit la moustiquaire, changea l’eau, puis repartit dans un fracas. Oh ! Quel mal de tête. Ce n’était pas possible. Je n’avais pas encore retrouvé ma condition physique. J’étais malade, évidemment, que faisait cette femme ici ? Nouveau fracas, et cette femme qui se bat entre ses gros seins pour porter un plat, et des couverts. Elle plaça une grande assiette profonde en terre cuite qui contenait de la semoule, puis elle versa une sorte de bouillon, quelques morceaux de viande indéfinissable. Cela ressemblait à du couscous comme en Afrique du Nord, mais les senteurs me semblaient différentes. Elle repartit, et en trois enjambées elle me rapporta un flacon qui devait contenir du vin. C’était Byzance ! Elle avait un autre verre et elle versa le vin et me tendit le verre.
« Mam dit que tu dois boire beaucoup… surtout de l’eau, et manger. Toi tu dois avoir eu les fièvres, déliré beaucoup… longtemps ! Maintenant, ça va ! »
La femme faisait éclater son sourire de toutes ses dents blanches qui contrastaient avec son teint foncé. Elle avait de grands yeux exorbités. Je ne sais pas pourquoi cette forte femme m’effrayait presque. Je bus une lampée de vin à la saveur inconnue. À voir ma tête, elle reprit :
« C’est du Sidi Brahim. On dit qu’il est bon ! »
Je bus encore un peu, pris la cuillère et me mis à manger mon plat. En fait, j’avais faim et mon mal de tête provenait sûrement de là. C’était un couscous à la saveur étrange avec beaucoup d’épices, mais pas trop fort. La nourriture me faisait du bien et je sentais mes tiraillements d’estomac disparaître lentement. Depuis que je m’étais réveillé, je n’avais pas eu une sensation de bien-être. Et maintenant si tout n’était pas parfait, j’étais affaibli, amaigri, mais j’étais mieux. J’ai presque mangé tout mon plat et j’ai encore bu un verre de vin. Puis je pris de l’eau. Je me sentais assez fort pour oser poser une question :
« Où sommes-nous ?
En Afrique de l’Ouest ! Au Maroc ! »
Mais qu’est-ce que je faisais là ? Il me semblait me souvenir vaguement de quelque chose. Ma tête devenait lourde, j’avais une envie de dormir, ce n’était plus une perte de connaissance. Mon cerveau continuait à chercher dans ma mémoire. Ma tête devenait trop lourde, je me recouchai sur mon lit. Mais maintenant, je me rappelais ! Les détails arrivaient pêle-mêle dans mon esprit. Je devais les mettre en ordre.
La porte s’ouvrit, un flot de lumière frappa mon visage et me fit ouvrir les yeux. C’était elle ! Elle venait vers moi. La grosse africaine se déplaçait maintenant, avec une dextérité et dans un silence étonnant :
« Il a mangé et bu Mam, il doit se reposer maintenant.
— Les fièvres vont reprendre, mais il a pris de la quinine. »
J’aurais voulu parler avec cette belle inconnue, mais je n’avais plus la force, je retombais dans cette torpeur, mais cette fois ce n’était plus le néant, mes rêves étaient habités.
L’avion taxi qui nous emmenait de la côte ouest vers le cœur de l’Afrique, là où se trouvait notre camp de base, était un vieux « Cessna », enfin je crois, un bimoteur. Ce vieux coucou avait vraiment beaucoup d’heures de vol et le contraste avec l’avion de ligne que nous venions de quitter était vraiment flagrant. Nous venions de quitter le vingtième siècle pour le retour vers l’aventure. Non pas par nostalgie pour le temps des colonies, mais pour le temps des découvertes.
Nous étions quatre vieux copains, pas vraiment des amis, pas non plus des « baroudeurs ». Mais cela faisait des années que nous chassions ensemble dans les Ardennes en Belgique. Nous venions d’horizons très différents et l’on s’appréciait suffisamment que pour faire une escapade de découverte africaine. Certains avaient chassé en Pologne, moi je connaissais l’Afrique. C’était un souvenir de jeunesse, un lointain voyage d’étudiants agencé par « l’Organisation des Pays de langue française » où j’avais pu découvrir le Gabon et le Cameroun. J’avais découvert les longues pistes africaines tant de la brousse du Cameroun que de la forêt équatoriale gabonaise. J’avais gardé le souvenir des paysages très contrastés et des modes de vie villageois encore organisés sous une hiérarchie tribale. J’avais toujours rêvé de revenir dans ces contrées, et j’avais très envie de retrouver ce parfum d’exotisme et de voir l’évolution de cette Afrique qui m’avait fasciné. Et, arrivés à la soixantaine, nous avions décidé de nous offrir un safari en Afrique. Pas pour la chasse aux « big five » les vrais gros, ni aux félins, simplement aux phacochères, ces gros sangliers d’Afrique et aux antilopes, même si secrètement nous rêvions d’un buffle noir. Nous étions autant tentés par l’aventure et l’exotisme du camp en brousse que par la chasse en elle-même.
Les vieux sièges de l’avion étaient déchirés sur les coins. Les ceintures de sécurité étaient blanchies par le soleil et le trop grand nombre d’utilisations. Et dans le cockpit, le tableau de bord me faisait penser aux temps héroïques de « l’Aéropostale ». J’étais assis à côté du pilote et je pouvais observer le poste de pilotage à mon aise. Il y avait une double commande, mais tous les instruments de contrôle de base se trouvaient sur la planche centrale, sans réplication ! Le compas de route était lui aussi unique et placé au-dessus de la console centrale juste derrière le pare-brise. La radio qui ressemblait à un ancien poste de la « C.B. Citizen Band » était placée sous le tableau de bord dans un arceau, de type voiture. Celui-ci était allumé, mais à part les nombreux crachotements, on n’entendait pas d’appel. Il y avait encore une radio portable semblable à celle que les techniciens de sol utilisent dans les grands aéroports. La radio était déposée négligemment dans le porte-carte de la portière côté pilote. Le pilote avait sur les genoux une farde contenant son plan de vol et une carte chiffonnée, le tout soutenu par deux élastiques sur une planchette, qu’il avait vaguement regardé pendant que l’avion roulait sur l’air de taxi avant le départ. En me retournant, j’aperçus la ligne bien nette de la côte, l’océan de son bleu azur qui se confondait avec le ciel sur l’horizon. On apercevait encore la route côtière qui allait vers la ville avec son flot de voitures et les grands palmiers qui se balançaient mollement. L’avion prenait de l’altitude et la brume de chaleur brouillait les détails. Devant nous, le paysage avait changé, on apercevait la brousse, avec sa terre ocre-rouge, et puis plus loin une ligne d’un vert émeraude d’une forêt-galerie. Le pilote cria et m’indiqua un troupeau d’antilopes qui fuyait sous le bruit de l’avion. L’avion montait toujours. Nous avions trois heures de vol pour atteindre notre destination. De cet aéroport régional, il nous fallait encore deux heures de route, par de mauvaises pistes pour rejoindre notre camp de brousse. Une jeep de l’organisation devait nous attendre, et l’aventure devait commencer pour nous. Le pilote qui nous avait invités à mettre nos écouteurs nous demanda qui voulait faire l’hôtesse de service. Il prévient mes amis de l’arrière que derrière leur siège se trouvait un bloc frigo de camping. Il y avait des boissons fraîches que l’on pouvait distribuer et que pour lui ce serait une canette de bière. Les boissons passèrent de main en main dans la bonne humeur. L’avion disposait d’une circulation d’air et la température était plus acceptable qu’au sol. Les bruits du moteur berçaient l’équipe et derrière les copains étaient assoupis.
Après deux heures de vol, un bruit discordant se fit entendre au moteur droit. Le pilote avait quitté son sourire et son air nonchalant. Il s’était remis bien droit sur son siège et observait les moteurs. Ses yeux allaient de ses cadrans aux moteurs sans arrêt. Un grand sifflement, et un jet d’huile vint maculer la partie droite du pare-brise. Derrière, l’équipe s’étirait et demandait ce qui se passait. Les deux moteurs tournaient toujours. Le pilote nous avertit :
« Je vais couper le moteur droit, je ne sais pas ce qui se passe, mais ce n’est pas grave, notre deuxième moteur est assez puissant pour nous amener à bon port. Nous allons nous poser au poste six. C’est une ancienne base rebelle, mais qui comporte une piste de brousse correcte, de quelques installations de base, mais surtout qui dispose aussi d’un mécano ! Sur place, nous évaluerons la situation puis nous aviserons sur la poursuite de votre voyage. »
Le moteur droit s’arrêta après quelques toussotements, sans autre problème. L’avion ne semblait pas affecté, si ce n’est la diminution du bruit. Avec le vent, l’huile s’était éparpillée sur tout le pare-brise. Le lave-glace et l’essuie-glace avaient grossièrement nettoyé le pare-brise du côté gauche devant le pilote. En effet, malgré l’abondance de produit lave-glace sur le pare-brise, l’huile mélangée aux insectes écrasés formait un film translucide léger, mais désagréable pour la netteté. L’avion descendait assez vite. La tension était perceptible. Nous ne faisions pas de commentaires, mais nous n’étions pas à l’aise. L’avion fit un grand virage sur l’aile et continua de descendre. Nous apercevions nettement le paysage de brousse sèche avec des arbres espacés, mais suffisamment proches pour représenter un vrai danger. Le pilote prit sa petite radio l’alluma.
« Mayday, mayday, mayday, ici taxi Roger, pour poste six ?
Mayday, mayday, mayday, ici taxi Roger, pour poste six ?
— Parlez taxi Roger ! Ici poste six !
— J’ai un problème technique avec le moteur droit qui est “out”.
Je demande : Autorisation d’atterrir en priorité ?
Je répète : Demande d’autorisation d’atterrir en priorité ?
— Salut Roger ! Tu as encore fait le con ! OK prend la piste est-ouest, vent au sol presque nul. Attends le tir de la fusée d’avertissement pour te poser.
— OK ! Bien reçu poste six, terminé pour taxi Roger. »
L’avion maintenant survolait la cime des arbres à une centaine de mètres. Nous distinguions nettement le sol rouge couvert de cailloux et de broussailles, parsemé de très grands arbres. Nous regardions l’horizon quand devant nous, une fusée verte de signalisation éclata dans le ciel azur. L’avion vira, ralentit encore, puis une trouée dans la végétation nous indiqua la piste. Pratiquement rien, on apercevait une large bande de terre battue avec des marques de craie qui avaient dû être blanches pour tout balisage. Nous y voilà ; l’avion ralentit encore et les ailes se balançaient. L’avion tanguait fortement, trop pour mon goût. Le pilote cabra l’appareil et le plaqua littéralement sur le sol. Le contact fut sec, l’avion rebondit, et le pilote le replaça à nouveau sur la piste plus doucement cette fois. L’avion roulait à vive allure sur la piste de terre battue. Il ralentit assez sèchement, tourna en bout de piste puis revint en cahotant vers les baraquements de service. C’était désolant. Il n’y avait pratiquement rien. Une baraque de bois délavée était surmontée d’un étage avec un bureau vitré sur les quatre faces, probablement la tour de contrôle, sur le toit on apercevait deux antennes minables et le vestige d’une manche à air déchirée. Des hangars de tôles ondulées semblaient éparpillés sur le côté. Dans le fond, on voyait des citernes à carburant à l’air libre, toutes rouillées, vaguement entourées de fil de fer barbelé. Il semblait n’y avoir personne. Dans quel « bled » sommes-nous tombés ? Nous voulions de l’aventure, nous étions servis. Enfin, tandis que l’avion finissait de rouler en s’approchant de l’aire de stationnement, j’étais content de simplement pouvoir rouler sur le plancher des vaches sans casse. L’avion s’immobilisa à quelques encablures des baraquements à côté de la piste. Le deuxième moteur se tut à son tour. Et un calme pesant tomba sur nous. L’air environnant était plein de poussière et tout était recouvert de cette couleur indéfinissable ocre-jaune. Du ciel, tout semblait plus rouge, plus vert. Mais ici, tout semblait sale, poussiéreux. Nous sortîmes de l’appareil en nous ébrouant, la température lourde, humide nous tombait sur les épaules. En marchant sur le sol avec mes amis, je remarquai qu’ils étaient en sueur, la chaleur évidemment, mais nous avions eu réellement peur. Le pilote nous rejoignit. Plus personne ne parlait. Dans l’avion avant l’incident, il y avait une bande de joyeux lurons qui s’était rapidement transformée en une équipe dépitée de « losers ». Et il restait des mines fatiguées par le voyage et l’émotion de cet atterrissage forcé en brousse. Une jeep décapotée se détacha du bâtiment central et roula vers nous. Elle portait une antenne à l’arrière, avec un petit drapeau triangulaire rouge. En s’approchant, de nous, on apercevait trois hommes à bord, des noirs, en tenue camouflée, coiffés du béret rouge, lunettes solaires et qui portaient des armes ! Le pilote sortit de son mutisme.
« Merde que se passe-t-il ici ? Faites attention à ne pas les exciter, et faites à la lettre ce qu’ils demandent. Cela voudra mieux pour nous tous ! Soyez attentifs à mes réflexions et comprenez-moi rapidement, on ne peut pas tout expliquer. »
La jeep s’arrêta dans un nuage de poussière. Un grand noir, bien bâti, sauta du véhicule, il était en tenue de toile, et portait un pistolet à la ceinture dont la gaine était ostensiblement restée ouverte. Le GP dans sa gaine avait le chien armé ! Un deuxième homme, qui était placé à l’arrière de la jeep, le suivait. Il portait une mitraillette légère à la bretelle, canon pointé dans notre direction. Celui qui semblait être le chef, dit :
« Es-tu Taxi Roger ?
Que trafiques-tu dans ce coin ?
Va voir les bagages ! »
Le deuxième soldat mit le canon de son arme vers le bas et monta dans l’avion. On le vit grimper par-dessus les sièges à l’arrière et fouiner longtemps dans les bagages. Il revint avec nos armes de chasse. Il cria :
« Ce sont des armes de safari, des carabines à verrou. Calibre 375 HH ! répondit le soldat.
— Où allez-vous avec ces armes ? »
Le grand noir, probablement celui qui commandait, nous observait sans sourciller. Le pilote s’adressa au chef presque avec déférence.
« Ils vont à la ferme de Nouna. Ils sont attendus pour un “safari découverte”.
Ils ont les licences et ont payé tous les droits. Ils ont été contrôlés par la sûreté de l’aéroport.
— Et maintenant ici, c’est l’armée qui contrôle ! répondit le soldat. Toi, surveille-les ! »
Le chef s’avança et ouvrit la première valise de voyage spéciale pour carabine, l’ouvrit et observa. C’était un ancien modèle de carabine à culasse type « Moser » de marque « CZ ». C’était une arme robuste de qualité, mais d’un prix très raisonnable. J’espérais qu’il ne repère pas ma « Browning », ou encore ma « Demoulin », excellentes armes de réputation mondiale à la valeur de revente nettement supérieure. Il prit l’arme en main, passa la paume de la main sur le Canon, puis manœuvra le verrou, et il appuya sur la détente. Un très léger cliquetis se fit entendre. Il nous regarda en fronçant les sourcils.
« Il n’y a pas de percuteur ?
« C’est une recommandation du voyagiste, c’est une simple précaution d’usage.
Il nous a bien demandé de neutraliser les armes pour le voyage et d’emballer les armes et munitions séparément dans des coffrets de voyage “ad hoc”. La neutralisation des carabines est indiquée sur les bagages, en français et en anglais, afin d’éviter les vols dans les bagageries des aéroports. Nous avons envoyé ces percuteurs il y a plus d’un mois. Nos hôtes nous ont confirmé les avoir bien reçus.
— C’est bon, toi surveille-les !
Puis vous deux, prenez les documents et suivez-moi ! »
Il m’avait désigné avec le pilote. Il déposa l’arme, sans ménagement, devenue sans intérêt pour lui. Il nous fit grimper dans la jeep, à l’arrière. Il laissa un planton avec mes compagnons, et nous emmena rapidement vers la baraque centrale. Sans capote le soleil nous brûlait, à l’arrière, le pare-brise n’avait plus d’utilité, le vent et la poussière nous piquaient dans les yeux. Nous arrivâmes devant le bâtiment central, il nous invita à patienter. Par les fenêtres dont une partie des carreaux était cassée, on pouvait voir des locaux administratifs meublés de bois, deux bureaux, quelques documents de couleurs épars, quelques tampons, tables, chaises, une armoire entrouverte, le tout simple, sans fioritures, mais correct. Le chef demanda mes documents de voyage et s’installa au téléphone. Il fit plusieurs tentatives avant de pouvoir commencer à parler. Cela me semblait une éternité. Pendant que je suivais la scène, je n’avais pas remarqué qu’une nouvelle « jeep » était venue se ranger devant le bâtiment. Mais le bruit du moteur me fit tourner la tête, c’était des soldats blancs, armés, probablement des Français. Ils étaient trois, ils descendirent de leur véhicule et entrèrent.
Ils portaient un uniforme de toile couleur sable, manches retroussées, un écusson français sur le haut de la manche, et le béret des parachutistes. Le pilote esquissa un sourire. Le chef raccrocha son téléphone brusquement, se mit debout, raide, presque au garde-à-vous et effectua un salut militaire digne de « Saint-Cyr ». Un soldat français lui rendit son salut, le regarda et dit :
« Repos ! Que se passe-t-il ? »
L’autre, qui avait perdu de sa superbe, lui répondit en balbutiant :
« Oui lieutenant, un avion en difficulté s’est posé en catastrophe, une panne de moteur.
C’est Taxi Roger, voilà les documents des clients, mais ils transportaient des armes que nous voulions contrôler.
— Oui évidemment, puis-je voir les documents ? »
Le lieutenant parcourut les documents rapidement, me regarda et s’adressa au chef de poste qui avait l’air de se détendre un peu :
« OK, cela a l’air correct, leur venue était annoncée. Je vais m’occuper d’eux. Venez avec moi ! »
Un instant après, nous étions dehors, après la pénombre du bureau, la lumière éclatante du soleil nous éblouissait et je clignais des yeux, car je voyais mal. Un Français nous fit signe de monter derrière dans la « jeep ». Le lieutenant mit des lunettes solaires et s’installa à côté du chauffeur. Nous nous serrâmes à l’arrière. La « Jeep » française roula rapidement vers l’avion. Quand nous fûmes arrivés, le planton avait disparu. Un nouveau personnage était présent. Un homme blanc, au teint buriné, habillé en tenue de travail en toile bleue, longs cheveux gris, pas rasé, les yeux ridés, mais rieurs. Il se tenait debout au pied de l’appareil et discutait avec mes compagnons.
« Salut Max ! lança le lieutenant.
— Salut lieutenant, salut les gars ! » lança le nouveau venu.
« Sorry Roger, on a entamé ta réserve stratégique ! »
Je vis que la boîte frigo était à terre, quelques canettes vides à côté, et les valises des armes avaient disparu et je remarquai que le capot du moteur droit était ouvert. Notre pilote lança à son tour :
« Salut, Max si c’est toi qui a appelé la cavalerie, pas grave pour la bière, et puis s’il en reste, partage avec nos bienfaiteurs. »
Max fit un grand sourire, distribua des bières aux soldats et à Roger et me donna un coca, il n’y avait plus de bière… mais enfin boire un peu et presque frais, ce n’était pas désagréable. Max reprit :
« Oui c’est moi pour la cavalerie, les évènements se bousculent derrière la frontière… cela devient nerveux dans le coin, on en reparle après !
Diagnostic du vieux coucou si tu veux…
Le coucou volera encore…
Juste une durite “amochée” réparable, et il faudra compenser la perte d’huile, je pense pouvoir y arriver, mais impossible de reprendre le vol avant la nuit.
À vous de vous organiser, on peut prévoir un départ pour demain, mais pas avant midi. »
Roger, notre pilote, puisque c’est son nom, semblait presque soulagé. Il regarda le lieutenant qui avait fini de siroter sa bière puis se tourna vers moi :
« Si le lieutenant peut nous aider pour le transport, nous pouvons passer une nuit au Ritz et repartir demain. »
Il y eut un grand rire de Max accompagné par les soldats, et le lieutenant reprit :
« Bienvenue en Afrique !
Je rentre à la base et je vous envoie un véhicule.
Ah oui, quelques recommandations, rappelez-vous ! ne buvez pas d’eau courante… vous pourrez boire et manger ce soir.
Ne vous fiez à personne !
Ne laissez rien traîner dans l’avion pour la nuit.
À ce soir ! »
La jeep française s’éloigna dans un nuage de poussière. Nous étions las, mes compagnons et moi, et un peu abasourdis par tous ces évènements. Durant tout ce temps, nous étions restés silencieux. Je regardai autour de moi : cette piste de brousse en terre battue tracée dans la savane, cet avion en panne, les baraquements dans le lointain… Le chef et ses soldats africains autour de leur véhicule nous observaient de loin. Roger et Max s’affairaient derrière le capot du moteur et mes trois amis au regard hagard semblaient écrasés par la chaleur. Max revint vers nous et rompit le premier le silence :
« Ce n’est pas trop grave pour le moteur, une première nuit d’adaptation au climat avant la ferme de Nouna et puis vous pourrez repartir.
Depuis combien de temps avez-vous réservé votre voyage ? »
Un de mes amis expliqua :
« Nous avons réservé depuis quelques mois, et nous sommes passés par une agence officielle reconnue en France.
Il y a de nombreuses publicités et références dans les revues de chasse. Pourquoi cette question ? »
Max reprit :
« Oh ! Nouna a une bonne réputation, le logement est confortable, la cuisine réputée, et l’organisation de ses safaris “découverte” sont sympas, si vous n’avez pas trop d’exigences au point de vue du grand gibier, mais le souci n’est pas à Nouna, c’est le pays voisin.
Depuis quelque temps, les bandes rivales s’affrontent régulièrement, et des rebelles passent volontiers la frontière.
Ils ne se gênent pas pour piller, voler et font régner la terreur dans les populations ! »
Cette explication était directe et nous éclairait sur l’attitude des soldats. Après cette dernière remarque, un petit camion militaire fit son apparition de l’autre côté de la piste. Au début, on ne le distinguait pas bien à cause de la poussière. Il se dirigeait vers nous. Comme il s’approchait, on pouvait découvrir un véhicule sans bâche, camouflage type saharien, couleur ocre jaune avec des taches brunes. Deux soldats blancs étaient assis sur les sièges avant. Sur le garde-boue avant gauche, les couleurs du drapeau français étaient placées bien en évidence au-dessus de l’écusson régimentaire. C’était un petit véhicule de reconnaissance tout terrain, mais à l’évidence plus grand que la jeep vue précédemment. Le véhicule se rangea près de l’avion, et je reconnus le soldat qui accompagnait le chauffeur, il escortait le lieutenant. Il fit un bref salut et avec un sourire il lança haut et fort :
« Taxi pour le Ritz ! Embarquez, mesdames et messieurs…
Embarquez tous vos bagages et ne laissez rien traîner, il y a de fortes chances de ne pas retrouver ce que vous auriez pu oublier. »
Le soldat descendit, pour nous faciliter l’accès et un des amis monta à l’arrière et nous lui passâmes les bagages et les armes, aidés par Roger qui, lui, déchargeait l’avion pour aider au transbordement. Le soleil était bien haut sur l’horizon, la chaleur faisait vibrer l’air doucement et nous étions obligés de cligner les yeux tellement la luminosité nous semblait forte. Il faisait vraiment chaud et toutes ces manœuvres nous fatiguaient et nous faisaient transpirer abondamment. Je remarquai que mes amis avaient tous la chemise mouillée, elles méritaient d’être tordues. Machinalement, je regardai ma poitrine et je vis que j’étais dans le même état. Le transfert des armes et bagages touchait à sa fin. Nous montâmes dans le véhicule, en laissant Roger et Max au pied de l’avion. Le soldat reprit :
« Le lieutenant aura prévenu de votre arrivée, ne vous inquiétez pas.
Il y a de quoi se rafraîchir. »
Roger et Max reprirent la parole :
« Nous serons à l’hôtel avant le soir, nous partagerons le repas ensemble, mais je dois d’abord surveiller la réparation et sécuriser le “coucou” », dit Roger.
« Et moi je serai au bar des Trois Magots ! reprit Max.
Venez me rejoindre après votre dîner, on trinquera, c’est juste à côté, vous verrez ! » Le soldat reprit :
« Il y a une petite heure de route par la piste, tenez-vous bien, celle-ci est un peu défoncée, j’essayerai de ne pas vous secouer trop fort. »
Le chauffeur engagea la première vitesse et le véhicule commença à rouler doucement, il rejoignit la piste qui devait joindre cet aérodrome de brousse à la localité voisine. Il s’engagea sur une piste plus large et accéléra le rythme. Nous passâmes devant le cantonnement des militaires français. Pas grand-chose à voir sinon à l’entrée, quelques soldats en arme, des guérites en blocs de béton, peintes en blanc et protégées par de nombreux sacs de sable, une chicane de barbelés et de blocs en béton protégeait l’entrée, et obligeait à passer très lentement. Au milieu de la cour, il y avait un mât où flottait le drapeau français. Dans le fond de la cour, on apercevait des camions et des jeeps rangés devant des bâtiments blancs. Une fois le cantonnement dépassé, notre chauffeur accéléra encore la vitesse. La piste, bien qu’elle ressemblât plus à de la tôle ondulée qu’à une route normale, n’était pas trop défoncée, ce qui permettait une vitesse acceptable. Malgré la poussière, le vent qui frappait nos visages nous faisait le plus grand bien. On n’apercevait pas grand-chose, la terre presque rouge, quelques cahutes avec des toits de tôles ondulées et les arbres rabougris et pleins de poussière. Sur le bas-côté, nous croisâmes une vieille femme en haillons qui portait sur la tête un énorme fagot de bois. Puis çà et là des gosses presque nus qui ne jouaient à rien, sur le bord de la route. Quelques chiens galeux et faméliques traînaient à l’ombre des arbres. Au bout d’une longue route qui me sembla interminable, notre véhicule déboucha sur une place assez verdoyante. Elle était bordée de cases avec quelques comptoirs bigarrés à ciel ouvert. Il y avait du monde qui parlait dans tous les coins. Des hommes gesticulants et des femmes drapées de robes aux couleurs vives traditionnelles vaquaient à leurs occupations. Le véhicule ralentit nettement, traversa la place et vint se ranger devant une très grande bâtisse. Celle-ci ne comportait qu’un étage, les murs construits avec des blocs en béton, les larges fenêtres ne comportaient pas de carreaux, mais étaient équipées de persiennes attenantes aux encadrements et des volets. Le toit de chaume en pente dépassait largement les murs et venait s’appuyer sur des pilotis, ce qui lui faisait une belle terrasse ombragée. Après avoir coupé le moteur, le chauffeur et son compagnon descendirent du véhicule et nous invitèrent à en faire autant. Un homme, barbu, grisonnant d’une cinquantaine d’années, se tenait devant la porte dans l’ombre de la terrasse. Plusieurs Africains se tenaient à ses côtés. Nous descendîmes à notre tour, contents de nous étirer un peu et de secouer la poussière de nos vêtements, nous fîmes quelques pas. La poussière soulevée par le camion se dissipait lentement. Je regardai autour de moi. Le centre de la place ensoleillée semblait vide. Quelques arbres faméliques mettaient un peu d’ombre entre les baraquements de tôles ondulées. Et de l’autre côté de la place, j’apercevais quelques femmes africaines aux vêtements bigarrés qui parlaient. L’homme nous interpella :
« Venez, entrez vous rafraîchir, on nous a annoncé votre arrivée ! Fâcheux incident, mais pas grave en soi… les frais sont pris en charge par Nouna, et l’on va pouvoir vous loger sans souci. »
Nous avons franchi les quelques pas qui nous séparaient de sa terrasse et nous montâmes les trois marches qui nous mettaient à l’ombre et qui nous permettaient de mieux distinguer les lieux. Devant l’entrée pendant au plafond, juste au-dessus de l’homme, un énorme ventilateur tournait lentement avec un léger ronronnement. Au-dessus de la porte à deux battants ouverts, on voyait une large planche de bois blanc avec une inscription : « HÔTEL RITZ ». Plus loin dans le fonds à droite de la terrasse, il y avait une porte ouverte d’où s’échappait une mélopée africaine. Au-dessus de la porte, il y avait la même planche de bois avec une inscription : « Cabaret Aux Trois Magots ». L’homme, avec un sourire, nous tendit la main et nous fit signe d’entrer. Durant ce temps, les hommes qui étaient à ses côtés, déchargeaient nos bagages et les déposaient à l’intérieur du bâtiment. Ils étaient habillés de vêtements légers gris clair, quant à lui il portait un pantalon et une saharienne de coton blanc-écru, ce qui faisait ressortir son visage buriné, et ses yeux foncés. Le tout était entouré d’une chevelure argentée. Le déchargement terminé, j’entendis le départ du camion militaire avec un pincement au cœur, il me semblait perdre une protection, et que nous étions abandonnés à notre sort.
Nous entrâmes dans cette grande case, nous découvrîmes une sorte de hall d’hôtel de style colonial avec de nombreux ventilateurs au moteur de cuivre rutilant qui tournaient lentement. Il y avait un large comptoir d’accueil, en bois d’acajou foncé face à l’entrée. Derrière le comptoir, une porte fermée sur laquelle on pouvait lire : « Bureau ». À côté de la porte, un casier de bois qui devait contenir une dizaine de clés attachées à un gros porte-clés de bois exotique. Sur le comptoir, on pouvait voir un grand livre entrouvert, une sonnette, quelques feuilles de papier à en-tête, un plumier en bois désuet avec quelques stylos-billes et sur le côté, un central téléphonique d’un ancien modèle en ébonite noir. De l’autre côté du comptoir, un présentoir, défraîchi, avec quelques cartes postales, des cartes routières Michelin, et quelques prospectus. Un grand noir se tenait debout bien raide derrière son comptoir. Sur le mur de droite, on voyait une porte qui donnait probablement sur le cabaret. Devant les fenêtres de la façade, et le mur de gauche, de larges fauteuils d’osier, étaient disposés pour former des salons avec de petites tables. Sur les tables de salon, il y avait des revues sur l’Afrique en français et en anglais et quelques journaux français dont « Le Monde » qui dataient de trois jours, mais qui était visiblement mis en évidence. L’homme en blanc qui devait être le directeur, ou le propriétaire nous invita à prendre place dans un des salons.
« Je me présente : Claude Kermelec, propriétaire de cet établissement.
Que voulez-vous boire pour commencer, de l’eau, de la bière, du coca, du pastis ? »
Mes amis prirent de l’eau et du pastis, notre hôte les suivit, moi je me contentai d’une bière. La pièce un peu sombre semblait fraîche suite à l’action douce des ventilos. Pendant qu’un employé africain s’affairait pour nous servir, l’hôtelier reprit :
« Voilà : les hôtes de votre camp de Nokounda à Nouna m’ont averti de votre incident. Je vais vous montrer vos chambres, vous pourrez prendre une douche, les “clims” sont opérationnelles, ne les coupez pas sinon les moustiques s’occuperont de vous ! Dans une demi-heure, je vous attends pour le repas, et si vous voulez nous pourrons finir la soirée autour d’un verre, je pense que le lieutenant et le pilote viendront nous rejoindre. Pour les formalités, notez juste votre identité, votre numéro de passeport, votre adresse, et votre destination, les frais sont pris en charge par Nokounda, votre voyage était “all in”. »
Après ce discours, je suivis mes camarades devant le comptoir pour l’inscription dans le grand registre des arrivées. L’homme derrière le comptoir avait sur les pointes du col de sa chemise un sigle doré comportant deux clés entrecroisées, c’était le concierge de l’hôtel et en même temps le réceptionniste et le téléphoniste. Quoiqu’en regardant sa musculature, il faisait plus penser à un garde du corps ou à un agent de sécurité, ou encore à un portier de cabaret… Les formalités terminées, nous suivîmes notre hôte dans le couloir qui conduisait à nos chambres où nos valises nous attendaient. Nous prîmes nos biens, et chacun de nous prit une chambre au hasard, les clés pendaient à l’extérieur de la serrure.
Les chambres étaient rustiques, mais correctes. Je découvris la mienne, en blocs peints en blanc, une fenêtre équipée d’une moustiquaire et occultée par des volets. Elle comportait des meubles simples en osier, un lit avec une moustiquaire, des draps de coton blanc un peu raides et un couvre-lit de coton écru, une table de nuit, une lampe de chevet allumée, une penderie, un meuble bas pour poser sa valise, une table de bureau, une chaise et deux fauteuils d’osier. Au plafond pas de ventilo, mais une clim qui faisait un bruit assez soutenu et un petit frigo. Et enfin, j’aperçus un coin douche qui me faisait tant envie ! Je déposai rapidement mes effets et je me glissai voluptueusement sous la douche. J’ai dû traîner, le soleil ne filtrait plus par les interstices des volets et seule la petite lampe de chevet lançait sa lumière blafarde. J’entendais les voix et les rires de mes compagnons pour la première fois depuis bien longtemps. Le temps d’enfiler des vêtements secs et je sortis de ma chambre. Dans le hall d’entrée, ils étaient là souriants, installés dans un coin salon, un verre à la main.
« On n’attendait plus que toi pour passer à table, j’ai l’estomac dans les talons, me lança Pierre !
— Laisse-lui au moins le temps de prendre un apéro ! rétorqua Paul.
— D’accord, répondit Jacques, mais rapide alors ! »
La bonne humeur était de retour. On m’apporta un cocktail de fruits arrosé de gin. Je ne me fis pas prier. Je pris mon verre en main et je suivis mes compagnons vers la salle manger. J’avais mal à la tête, probablement la faim. Il est vrai que nous avions « sauté » le repas de midi. Nous arrivâmes dans la salle à manger meublée de rotin du même style que dans les chambres et le hall. Six ventilateurs aux pales surdimensionnées tournaient lentement. Les tables rondes étaient couvertes de nappes blanches. Il y avait deux tables occupées. Au milieu de la salle, une grande table nous était réservée. La table était dressée, il y avait des carafes d’eau et des bouteilles de vin posées à intervalles réguliers, et au milieu deux paniers débordaient de pain. Notre hôte nous attendait en souriant et nous invita à nous asseoir. L’air brassé lentement par les ventilos était doux. Pendant que nous prenions place, Max le mécano et Roger le pilote apparurent dans la porte d’entrée. Ils s’étaient changés et rafraîchis, ils semblaient un peu moins « broussards ». Ils vinrent se joindre à nous. Ils avaient l’air d’être des vieux habitués du lieu. Pendant ce temps, on nous distribuait les entrées, des assiettes de verdures, on se passait le pain et notre hôte remplissait les verres de vin. Max rompit le premier le silence :
« Votre coucou est retapé ! Une chance, vous pourrez repartir demain matin. » Roger, notre pilote reprit :
« OK pour le coucou, j’ai pris contact, le taxi des militaires viendra vous récupérer demain matin pour vous reconduire à l’avion. Et puis la voiture du camp de Nokounda vous attendra à l’arrivée, sans souci, enfin j’espère.
— Comment, avec ou sans soucis ? » reprit Pierre.
Nous étions trop occupés à manger notre entrée et boire un peu de vin et nous n’avons pas repris la parole. On se contentait de se sustenter, mais Pierre avait sursauté à la dernière phrase de Roger. Nous avions fini notre entrée, les estomacs tiraient moins fort, et nos regards se posèrent sur lui. Notre pilote avait l’air gêné, il finissait consciencieusement son entrée, en nettoyant la vinaigrette de son assiette avec son pain. Préparait-il un effet d’annonce ? Voulait-il nous faire languir ou était-il réellement mal à l’aise ? Il but une lampée de vin, s’essuya la bouche, se cala au fond de la chaise et prit la parole :
« Effectivement, nous avons quelques soucis du côté de la frontière.
Vous avez constaté la nervosité des soldats de l’aérodrome.
Ils ont des craintes, la région n’est plus aussi calme, derrière la frontière, il y a une vraie guerre civile, et comme on vous l’a déjà signalé les rebelles passent volontiers la frontière.
Ici, c’est calme pour l’instant et l’armée française est omniprésente, ce qui calme les ardeurs de certains. »
La bonne humeur avait à peine eu le temps d’apparaître que déjà les sourires avaient disparu et les visages étaient graves. Dans quelle galère nous étions-nous fourrés ? Le repas, ma foi copieux et savoureux, se composait de poulet rôti, légumes, riz, mais il ne réussit pas à détendre l’atmosphère. Il se termina presque en silence. Notre hôte faisait des efforts pour servir du vin, mais l’ambiance était tombée. Max se leva et nous invita dans le bar :
« Venez découvrir le cabaret ! C’est ma tournée ! »
Nous nous sommes levés dans un certain brouhaha, et nous poussâmes la porte du cabaret à côté. Quel grand nom pour ce caboulot de brousse ! On découvrit les mêmes murs blancs, mais défraîchis, des tables rondes en bois brut sans nappe, des chaises d’osier. Quelques consommateurs disparates étaient assis aux tables. Devant le mur du fond courait un long bar de bois garni d’une série de hauts tabourets. Derrière le bar, un grand noir polissait le bar avec un chiffon. Derrière lui, quelques étagères garnies de divers alcools et liqueurs et de nombreux verres disparates. Dans le fond, presque dans la pénombre, assises sur les derniers tabourets du bar, il y avait deux serveuses africaines, aux longs cheveux noirs défrisés, habillées de jupes trop courtes et crantées à mi-cuisse. Elles portaient une blouse moulante, mais trop serrante et dont le décolleté profond laissait apercevoir une poitrine opulente. Elles se languissaient lamentablement. Nous prîmes place autour d’une table disponible à l’entrée. Le patron avait disparu. Il ne nous avait pas suivis. Max commanda à la volée sans nous demander notre avis :
« Gin-tonic menthe pour tous ! Vous verrez c’est très bon, c’est la boisson des coloniaux.
Le gin rend fou ! le tonic est un excitant, et la menthe c’est aphrodisiaque ! Excellent cocktail ! »
Avant que le barman nous ait servis, le lieutenant fit son apparition. Il était accompagné d’un autre officier en tenue impeccable, et qui tenait son képi à la main. Sans dire un mot, les deux femmes disparurent par une porte à côté du bar que je n’avais pas remarquée, et les autres consommateurs se retirèrent en douce. Le lieutenant nous fit un bref salut militaire, et son compagnon nous tendit la main en se présentant :
« Capitaine Degard, permettez-vous que nous prenions un verre avec vous ? »
Sans attendre de réponse, ils prirent les chaises de la table voisine et vinrent se joindre à nous. Ils semblaient détendus. Je constatai que tous les clients s’étaient esquivés discrètement. Le Capitaine commanda deux bières. Le barman apporta les boissons et retourna faire un petit tour derrière le bar. À part le barman, nous étions seuls avec les militaires. Je remarquai que les deux militaires portaient une gaine de pistolet dont on apercevait la crosse et un chargeur supplémentaire. Le capitaine interpella Roger sur ses activités actuelles. Celui-ci se fit un devoir de raconter avec force de détails notre aventure. Les deux officiers écoutaient attentivement. Max vint compléter la narration avec les détails techniques de la panne et la remise en état de l’appareil. Ils portèrent un toast à la France et burent une lampée à leur verre, et nous les accompagnâmes. Je ne pus m’empêcher de les interroger à mon tour :
« À votre santé, mais au fait, capitaine, que faites-vous dans cette région ? » Il me répondit sans détour :
« J’appartiens aux renseignements militaires et j’accompagne une unité, qui officiellement fait de la formation aux forces gouvernementales.
En réalité, notre mission est simple : par notre présence nous maintenons un calme relatif.
Mais ne vous fiez à rien, plus vous allez vous éloigner de la présence des militaires français, plus il y a de risques de voir des bandes de pillards vous approcher avec les problèmes que cela comporte. » Je repris :
« Je ne comprends pas, lors de la réservation, on nous a présenté le campement presque comme une annexe du “Club Med”, et j’ai le sentiment de tomber presque dans une guerre civile !
— Effectivement, reprit le Capitaine, il y a quelques mois c’était encore un lieu de villégiature exotique pour privilégiés, et bien situé pour faire des safaris aux antilopes et phacochères, mais aussi pour les grandes chasses.
Mais depuis quelque temps, derrière la frontière, tout a basculé. L’état de droit n’existe plus ! les luttes tribales reprennent de plus belle.
Les ethnies s’entretuent, les groupes religieux chrétiens se font massacrer par les musulmans, et les pillards de tous bords en profitent.
Les bandes armées volent, violent, incendient les villages. Dans un pays voisin, des bandes paramilitaires russes sont responsables de nombreuses exactions.
Et les incursions de ce côté de la frontière sont de plus en plus courantes. Votre campement est fort proche de la frontière, l’armée française est bien éloignée, et les troupes régulières ont bien des difficultés à contenir les débordements.
Et, elles ne sont pas trop motivées pour affronter ces troupes de fanatiques sans foi ni loi ! »
J’étais un peu abasourdi et décontenancé par ce récit. Je questionnai à nouveau le militaire français :
« Mais que venons-nous faire dans cet imbroglio ?
— Vous arrivez au mauvais moment, me dit-il ! les équilibres politico-religieux sont délicats et la paix est fragile dans ces régions.
Le volcan endormi des rivalités et des luttes tribales s’est brutalement réveillé. Et puis, vous arrivez avec des armes sur un petit aérodrome de brousse où l’on ne vous attendait pas.
Les militaires de la force gouvernementale vous soupçonnaient d’être des mercenaires.
Mais nous avons vérifié, votre histoire semble exacte et puis le type d’armes qui vous accompagnent ne correspond pas vraiment à l’armement classique des paras !
Vous connaissez l’histoire des “affreux”1 du Katanga, c’est encore dans les mémoires en Afrique. »
Je commençais à comprendre.
La guerre civile est aux frontières et on nous a confondus dans un premier temps avec des mercenaires. Ces militaires n’ont pas de sollicitude particulière pour nous, ils nous contrôlent et veulent avant toute chose que nous reprenions notre route sans disparaître dans la nature. Nous ne disions rien, nous, on se regardait d’un air interrogateur. Nous ne savions plus s’il fallait rebrousser chemin et rentrer à la maison ou poursuivre notre voyage. Je sentais l’indécision dans le regard de mes amis. Le lieutenant avait remis une tournée sans rien dire. Sans se parler, ils sentaient notre indécision. Nous avons terminé notre verre en silence. Après quelques banalités, les militaires prirent congé en nous rappelant qu’ils viendraient nous chercher demain matin pour rejoindre l’aérodrome. Nous étions fatigués par le voyage et la chaleur, et la situation générale ne se présentait pas sous les meilleurs auspices. Nous décidâmes de nous prononcer sur la continuité du voyage le lendemain matin. Les soldats français sortirent avec le pilote et le mécanicien.
Nous allâmes directement vers nos chambres. Après avoir salué brièvement mes amis, je me réfugiai dans ma chambre.
La « clim » avait fait son travail et il y régnait une douce fraîcheur. Je pris une douche et je me suis jeté littéralement sur mon lit. Et, je suis tombé dans un profond sommeil hanté par des cauchemars.