Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Un acouphène pollue le quotidien d’Adna. Cherchant à l’apprivoiser, elle découvre une myriade d’inconnus qui l’apostrophent. Ce sont ses ancêtres se bousculant pour lui dévoiler un pan significatif de leur vie. Ils l’aident à surmonter son quotidien…
À PROPOS DE L'AUTEUR
D’origine normande,
Nicolas Pesquet retrace en mosaïque l’histoire des membres élus et disparates de sa famille. Il mêle mille ans de petites et grandes histoires dans un roman saisissant.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 189
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Nicolas Pesquet
Le silence a disparu
Roman
© Lys Bleu Éditions – Nicolas Pesquet
ISBN :979-10-377-8273-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mes parents
Tremblante comme une jeune mariée,
Mais plus riche qu’aux jours passés
De tendresse et de larmes et de temps,
Je reviens te chercher
Gilbert Bécaud
J’ai retrouvé sous une pile,
Une liquette pliée.
J’ai mâchonné le col de l’objet oublié,
Espérant retrouver le goût,
De la peau, de son cou.
Ma salive a imprégné le tissu.
Mais rien n’est venu.
J’ai porté le coton à mon nez,
Aucune odeur, aucun fumet.
Seul un très léger parfum gâté traînait.
Pourtant la couleur, c’était lui, orange gai.
Sa peau blanche contrastait encore,
En dessous du coton,
Absents, son souffle et son corps
L’animaient encore,
Du résidu d’un frisson.
J’en ai fait une boule,
L’ai glissée contre ma peau,
Émue,
J’avançais aux bords, d’abimes,
Abyssaux.
Adna
Ce n’est pas arrivé d’un coup, mais progressivement.
La nuit, au commencement.
Une foule surgit, psalmodiant mille litanies.
Le murmure confus mêlait tellement les voix qu’il était inaudible. Il se fondait dans le froissement des draps… en chuchotant…
Le ronronnement continu, étrange de prime abord, devint vite une gêne.
Les nuits changèrent de couleur : noires, grises puis blanches. Agitées. Malsaines.
Rien n’y fit.
Ni les bouchons d’oreilles ni le casque antibruit, dont la notice promettait pourtant d’estomper soixante-dix décibels.
Pour cause : la plainte venait de l’intimité, pas de l’extérieur.
J’étais le récepteur involontaire d’une onde délétère.
Je retardais alors l’endormissement afin d’échapper à l’insomnie, errant du canapé à la chambre, craignant l’instant où il faudrait poser la tête sur l’oreiller.
Allongée sur ma couche enfin, j’allumais la radio pour créer une diversion au caquet.
Lorsqu’épuisée j’arrivais à somnoler, le charivari s’infiltrait dans les rêves et transformait la douceur attendue des songes en d’éreintantes divagations.
Les matins, hallucinés, avaient alors un goût de bile.
Puis le tintouin s’immisça aussi le jour, au travail, dans les couloirs du métro, en pleine réunion.
Épisodiquement.
Ensuite, tout le temps.
Le ronron n’était pas tonitruant mais constant.
Il prenait de fait les dimensions d’un barouf.
Les murmures se muaient en esbroufe.
Je n’entendais plus que ça…
Une mélopée tellement redondante pesant comme une enclume sur mon quotidien.
Ma vie ployait sous ce fardeau. Les os craquaient. Les viscères se nouaient.
J’allais mal.
Lasse, je décidais de consulter un médecin…
Après de longues minutes d’examen, le généraliste déclara qu’il s’agissait d’un acouphène. Il n’y avait rien à faire, ou prendre patience.
Cette dernière cependant s’était effritée contre mes tympans. Il m’en restait moins d’une once, un résidu insignifiant.
Les jours passant, je perdis l’appétit, la raison, et la tranquillité. La régularité saugrenue du babil parasite empoisonnait mes heures.
En désespoir de cause, je me résolus à questionner un spécialiste : un oto-rhino-laryngologiste.
Le docteur ausculta attentivement le conduit auditif avec un otoscope.
Il m’interrogea ensuite sur mon passé médical, les pathologies depuis la prime enfance jusqu’à maintenant et mon hérédité. N’ayant rien à raconter, j’expliquais les détails faisant de ma vie une singularité : ma soif inextinguible, le froid m’assaillant en continu, le sentiment parfois de ne pas appartenir à ce temps…
Rien ne retint son attention. Mes irritants étaient inintéressants.
En forme de pronostic, il énuméra les différentes formes de thérapies. Aucune n’assurait de résultat.
Il faudrait peut-être, se résigner.
Décidée à ne pas l’être, j’ai tout essayé.
J’ai absorbé la Trimétazidine avec l’espoir qu’elle me délivrerait. Nenni, elle m’a laissé seulement des céphalées.
La thérapie sonore : pire ! Non seulement la mélopée continuait, mais les sons censés masquer l’acouphène m’insupportaient.
Je n’aspirais qu’au silence. À l’absence. Au rien.
Je rêvais d’une apnée dans les profondeurs de la mer, bercée par les courants étouffants sous des tonnes d’eau salée, les miasmes auditifs me laminant.
La thérapie cognitivo-comportementale ne fut pas de mon style. Il eut fallu renoncer à me débarrasser de l’intrus.
J’ai écouté le psychologue patiemment, un peu. Et n’y suis pas retournée.
Les matins et les nuits s’amalgamant, je choisis à bout de force de tenter le tout pour le tout et alpaguais une hypnothérapeute de renom, une guérisseuse faisant, paraît-il, des miracles, dixit les nombreux commentaires de sa page Facebook, le tout agrémenté de pouces levés, de cœurs, et de smileys.
Les cœurs m’ont décidée.
La disciple d’Esculape résidait rue Saint-Jacques, dans le cinquième.
Descendant le boulevard Saint-Michel, je bifurquai à gauche dans la rue de la Huchette.
À deux pas du fameux « Caveau », je trébuchai.
Le bout de ma chaussure, un escarpin bleu verni, ripa le creusement d’un pavé. Je valdinguai.
Je passai mon chemin, esquissant un pas de danse comme on en trouve dans « Lala Land », afin d’échapper au ridicule.
Un autre pas chassé plus loin, je me retrouvai devant la porte cochère du domicile de la thérapeute : un propylée noir, massif et triste.
Le franchissant d’un bond, je pénétrai chez l’artiste.
J’accédai au deuxième étage, un escalier ciré, un tapis de velours et le seuil barré d’un paillasson arborant la formule éculée « Home Sweet Home. »
La promesse de confort cependant, n’allait pas être démentie car après avoir poussé la porte, je découvris un vestibule flamboyant.
Le sol était garni d’une moquette épaisse, rose dragée, les murs d’un papier peint vert perroquet, barbouillés de magnolias magenta.
Au fond, avant le couloir distribuant les pièces, deux statues antiques se faisaient face, posées sur des guéridons en bois de Dalbergia.
L’une représentait Diane chasseresse et l’autre Actéon.
Des reproductions de Jean Honoré Fragonard, accrochées aux cloisons, donnaient un aspect sensuel, à l’ensemble.
Enfin, à gauche, un canapé rococo, tapissé de velours Framboise invitait à s’alanguir dans cette débauche de couleurs vives.
La « Nana » de Zola surgirait derrière moi sans me surprendre. Je lui suggérerais de se prélasser sur le sofa.
J’avançai jusqu’après l’antichambre avec précaution pour ne rien déranger.
Le couloir sombre donnait sur trois portes ornées chacune d’une plaque de cuivre intitulant à gauche, les sanitaires, au fond le cabinet, et à droite la salle d’attente.
Je poussai la dernière.
La pièce contrastait radicalement avec la précédente. Elle en était une symétrie opposée : nue et blanche.
Une chaise immaculée trônait seule au milieu. Je m’y assis, pensant que l’endroit était bien étrange.
Des enceintes acoustiques dissimulées diffusaient une musique laconique et lente.
Je crus reconnaître les échos arithmétiques du « Moise und Aron » d’Arnold Schönberg.
Je n’eus pas le temps de m’appesantir : la doctoresse approchait, son pas pesant faisant vibrer les murs.
Mon corps palpitait à la même allure.
Elle apparut dans l’entrebâillement de la porte.
C’était une géante : la fille d’Ouranos. Elle mesurait près d’un mètre quatre-vingt-cinq et avait une allure massive.
Son visage rond était auréolé d’une crinière blonde et frisée. Des yeux bleus brillaient, malicieux, derrière des lunettes aux montures dorées.
Sa bouche enfin s’ouvrait largement, découvrant les dents.
Les amazones d’antan, le sourire en moins devaient lui ressembler. J’imaginais la terreur qu’elles devaient inspirer.
Elle me salua d’une courbette japonaise discrète, et me précéda jusqu’à son officine.
Elle s’assit derrière un bureau en bois de séquoia, tapissé de cuir corail.
Derrière elle était posé sur un meuble un bouquet de tulipes écarlates. Elle fit signe de m’asseoir sur un fauteuil ressemblant à un œuf, pourpre et blanc.
Je le fis pivoter en m’appuyant sur la pointe des orteils, nerveusement. Tout ce rouge n’inclinait pas à la sérénité !
« Vous vous appelez Adna, c’est bien ça ? »
« Oui. »
« C’est un prénom original ! »
« Il vient de Germanie, paraît-il. Mes parents voulaient m’affubler d’un prénom inédit. À l’école, il avait l’avantage de s’écrire rapidement en haut des copies. Et puis on se souvient de moi : je suis la fille qui s’appelle Adna ! »
« Le formulaire de prise de rendez-vous précise que vous souffrez d’acouphènes. Faisons connaissance avant de rentrer dans le vif de sujet ! »
Je souscris en hochant la tête.
Elle poursuivit.
« Je commence ?
J’ai obtenu un diplôme d’hypnose clinique à l’université Paris XI et j’exerce depuis quinze ans. Je suis maman d’une petite fille de huit semaines ! »
« Félicitations ! »
C’est ce qu’on dit dans ce genre de circonstances !
Le silence s’installant, je compris qu’elle en attendait un peu plus.
Je repris.
« Donc… Adna… Je programme des ordinateurs quantiques et participe à l’amélioration des systèmes. Ma principale activité est la recherche et le traitement d’informations médias. »
Silence de nouveau.
« Je n’ai pas d’enfant et suis amoureuse. Il n’y a pas grand-chose à dire de moi sinon que je mène une vie “nonnacale”, très rangée. »
Ses yeux rieurs s’accrochèrent aux miens.
Ils devinrent couleur ardoise.
Une faille s’ouvrait dans sa pupille, tellement profonde que j’y aperçus un bout de monde, inconnu et sombre.
Elle reprit :
« Le premier principe de notre relation est la confiance. La thérapie a pour objectif de vous placer dans un état de conscience modifiée pour vous amener à entrer en dialogue avec vous-même et vous permettre de considérer votre acouphène non comme un problème, mais comme une ressource. »
Une ressource ? Ce fléau ?
« Il est en train de me ronger. Il emplit mes jours et mes nuits. Il prend toute la place. J’ai la sensation d’être une maison de bois dévorée par des termites. Tout vacille. »
« Quelle est la nature de ces bruits ? » me demanda-t-elle.
Je ne m’étais jamais posé la question.
J’entendais. Je n’écoutais pas.
« Un brouhaha ? Comme des voix se chevauchant. Des dizaines. Une sorte de ronron ne cessant pas. »
« Et que disent-elles ? »
« Je ne sais pas. Vous croyez que je suis folle ? »
« Non. Vous vous rappelez ce que je viens de vous expliquer : ce qui vous arrive est une ressource. Il y a un certain nombre de personnes dans l’histoire ayant entendu des voix. Vous ne seriez pas la première. Certaines en ont même fait de grandes choses ! » dit-elle d’un ton emphatique.
Et sont mortes brûlées…
Ou enfermées…
Elle enchaîna.
« Vous devez appréhender ce qui vous arrive non comme une souffrance, mais comme une chance. Pour ma part, je ne suis sûre de rien mais j’en ai assez vu pour douter du hasard. Vous êtes physicienne, et devez connaître les théories de Julian Barbour ? L’entropie est morte. C’est la complexité qui grandit… Et parfois, nous ne comprenons pas… Nous ne le pouvons pas. »
Ces yeux virèrent de nouveau au gris, sa jovialité à la maussaderie.
Elle me fixa longuement. Je soutins son extrospection.
Subitement, elle reprit d’un ton saccadé et rapide.
« Je ne vais pas vous hypnotiser Adna. Ni vous faire payer cette séance. La prochaine fois, s’il y en a une et si vous en avez besoin, je le ferai. Je vous le promets. En revanche, je vais vous demander de faire un exercice. Vous allez trouver un endroit calme, un peu magique, et allez demander à ces voix de vous parler, pas toutes ensemble, mais une par une. Il faudra leur expliquer que c’est vous qui décidez. Accueillez-les ! C’est peut-être une grande chance. Savourez ces échanges ! Laissez-leur une petite place ! »
Elle s’interrompit encore.
Puis tout bas.
« Et vous me raconterez… »
En partant, elle me tendit sa pogne de colosse. Une effusion rapide laissant dans la mienne une carte de visite.
Elle avait griffonné au recto un numéro de portable et une adresse mail, suivis du dessin d’un sourire.
Je le lui rendis une fois sortie.
Dans la rue, la nuit était tombée. Pour une fois, je ne ressentis pas le froid, mais ramenai par habitude le col de mon manteau sur mes oreilles.
Je laissais mes pieds me guider, l’un chevauchant l’autre à tour de rôle. Une ligne droite imaginaire de talons et de pointes, vacillante dans la lueur des phares des automobiles circulant lentement sur les boulevards encombrés.
Les voix s’étaient tues, je crois.
Ce n’était pas encore un dialogue mais le début d’une conversation.
J’imposais le silence et parfois, les voix voulaient bien m’exaucer.
Je m’habituais à leur présence, comme elles à la mienne, m’accommodant du tumulte comme j’aurais pu le faire s’il m’était arrivé de demeurer à proximité de la cour d’une école. Je considérais leur tapage à l’égal de ceux des marmots bruyants l’ayant fréquentée : avec indulgence.
Sans certitude et femme de peu de foi, je m’informai cependant au même moment des hallucinations auditives et leurs causes putatives : la schizophrénie, les troubles bipolaires, les évènements traumatiques…
Je ne rentrais, me semblait-il, dans aucune de ces catégories.
Je fus stupéfaite : quarante pour cent de la population affirmait entendre ou avoir entendu des voix.
Je n’étais donc pas seule dans cette galère !
Dans un moment de doute, de ceux à se cogner la tête contre les murs, j’envoyai un mail à la thérapeute thaumaturge.
La Circée enchantée me répondit aussitôt : je n’étais pas folle mais chanceuse.
Elle me demanda si j’avais pu organiser LE moment, et si je savais enfin ce que ces personnes avaient à me dire.
C’était bien sûr la seule question en contenant deux !
Que voulaient propager ces voix ?
À qui appartenaient-elles ?
Je lui répondis que je me préparais.
Alors je le fis.
Je cherchai l’endroit.
Facile !
Il n’y en avait qu’un : mon paradis enfantin. Le bord de mer où jadis, je passais mes étés.
Je contactai Christophe et lui racontai mon histoire. Il ne s’est pas moqué. Il n’a même pas cillé lorsque je lui ai demandé de m’accompagner.
J’avais besoin de sa main dans la mienne pour accueillir la surprise. Il me répondit solennellement qu’il m’assisterait dans mon entreprise.
Je n’étais pas étonnée. Je l’aimais pour cela.
Ces yeux bleus étaient tellement sérieux. N’importe qui d’autre aurait hurlé à la folie. Lui, pendant que je narrais, me regardait de cet air grave qui m’a toujours touché.
Sa foi en moi est la chose la plus bouleversante qu’on m’ait jamais donnée.
Je gambergeai toute une semaine à la meilleure façon de mener mon affaire.
J’avais bien compris qu’il allait falloir apprivoiser mes interlocuteurs.
Je devais rester seule maîtresse du palabre.
Alors je m’entraînais.
Je passais de l’impératif : « Taisez-vous ! » à l’interrogatif : « Qui êtes-vous ? ».
Il y eut bien des soirs où, renonçant à parler à des ombres et doutant de ma démence, j’enfouis la tête profondément dans le moelleux des oreillers, sans respirer. Je revins soulagée de ces apnées.
La plupart du temps cependant et les jours passant, je progressais.
J’avais l’impression d’être au cirque et de dresser de grands fauves pour un numéro de domptage.
Je posai quelques jours de congés. Comme mes collègues m’interrogeaient, je prétextai une obligation familiale.
Je n’avais pas de compte à leur rendre et puis qu’auraient-ils compris ?
Je garnis mon sac de voyage de l’essentiel.
Rien de superflu ne devait venir perturber ma faculté à mobiliser l’influx nerveux et la concentration.
À la fin du temps imparti, je fus prête. J’étais même un peu en avance : les voix commençaient à m’obéir…
La veille du grand voyage, je discernais la diversité de ceux m’interpellant. Hormis leur nombre et leur genre, je distinguais des langues et des mots.
Pour trier, je lançai un « Bonjour » espérant en retour et par réflexe, recevoir le même.
L’expérience fut concluante.
Je récoltai une tempête de réponses, tonitruante.
Je démêlai phonétiquement des : « Bonjour », plus prosaïques « Boujou », plus exotiques, « Guten-Tag », « Good-Evening » (nous étions le soir), « Bari or », « Hoeijendagh », « Ola », « Maidenn-mhath », et d’autres dont je ne saurais retranscrire la prononciation.
Mes résidents paraissaient être des hommes et des femmes d’origine cosmopolite et polis.
Je frappai mon front du plat de la main en m’exclamant : « Il y a du monde là-dedans ! », et je ris.
Le dernier soir fut le premier dont je profitai vraiment depuis des lustres. Les voix se taisaient, fatiguées elles aussi peut-être de mes sollicitations, ou bien devinant que je leur en demanderai un peu plus demain, bientôt.
Je savourais la chaleur du lit et le mutisme de mes hôtes. Mais comme une idée suit toujours son fil, je cogitai aux nœuds que j’avais démêlés.
Le sommeil vint tard.
Je ne sus si j’avais rêvé.
Au matin la gorge sèche comme souvent au réveil, je contemplai mon chez-moi comme si plus jamais je ne devais le revoir à l’instar de cet instant… Quelque chose allait arriver… déterminant.
Le paysage défilait.
Christophe assis auprès de moi ne pipait mot.
Son index reposait légèrement sur ma cuisse, comme pour dire « Je ne sais pas si je peux t’aider, mais je suis là. »
Je ne lui en demandais pas plus.
Je regardai furtivement son cou nacré. Une veine bleue palpitait à fleur de sa peau fine. Cela suffit à m’émouvoir.
Il lui en fallait peu pour me chambouler.
La musique meubla la première partie du trajet. Puis las, nous laissâmes le silence s’installer. Mon esprit divagant le long du bitume qui m’emmenait vers le lieu de villégiature de mon âge tendre, les souvenirs affleurèrent en bouffées.
Je revis ma famille, celle d’avant, avant les morts, avant le temps qui avance et blesse, au temps de l’enfance. J’entendis les voix de ma mère, celle de mes grands-parents, toutes lointaines, estompées par la mémoire.
Chaque souvenir était une lance plantée dans le flanc.
Je maudis mon incapacité à les restituer fidèlement. Je m’efforçai cependant de les ressusciter, sollicitant chaque neurone.
Et puis d’un coup, une concordance surgit.
Incapable de continuer le chemin, je stoppai le véhicule sur le bas-côté à proximité d’une borne de détresse. Cela s’imposa : la voix de ma mère faisait partie de celles hébergées depuis des semaines.
Je descendis du véhicule et marchai vers le téléphone orange. Je décrochai le combiné.
Les bras ballants, désemparée, j’entendis la voix du standardiste autoroutier me questionnant.
Christophe vint me rejoindre.
Il me ceintura dans le dos, tendrement afin de m’apaiser.
Sa peau contre la mienne crissait comme de la soie frottée.
Il me fallut un peu de temps pour revenir à moi.
J’expliquai à mon amoureux ma découverte, ma certitude : mon « acouphène » était le mélange de voix défuntes.
J’en reconnaissais certaines maintenant que j’en avais identifié une.
Je le constatai horrifiée : ceux me hantant n’étaient pas de mon temps !
Mes fantômes en étaient donc.
Difficile à digérer.
Je passais de douce folle à complètement dingue !
Là, nulle part, sur un chemin impersonnel et large, à moins de dix lieues de la plage où je comptais convoquer mes esprits, je ressentis l’urgence absolue de joindre mon hypnothérapeute.
Christophe resta près de moi.
Sans un mot mais d’un signe explicite du menton, il me fit comprendre qu’il serait bon de quitter la bande d’arrêt d’urgence et de rejoindre la prochaine aire de repos.
Cinq bornes plus tard, j’appelai mon Alcine.
Elle décrocha de suite.
Paniquée, je lui expliquai ma fulgurance.
Je lui demandai si j’avais touché le fond et s’il fallait m’interner.
Elle répondit :
« Je comprends votre affolement Adna. Ce qui vous arrive est littéralement extraordinaire. Vous êtes une pionnière. D’autres peut-être après vous sauront déchiffrer.
Vous vous rappelez ? C’est une opportunité. Faites-en du positif ! Vous êtes physicienne et férue de quantique, vous le savez bien, le monde ne ressemble en rien à ce qu’il paraît. Le passé et le présent n’existent pas. Seul l’instant compte : pourvu qu’il soit magique, c’est la seule chose importante. Et pour vous, il l’est.
Savourez les retrouvailles avec vos proches. Appelez-moi, racontez-moi ! Soyez folle ou sage, peu importe, mais vivez sereine et expérimentez. Vous en avez la possibilité ! Un dernier conseil : écoutez votre cœur, il n’y a que lui qui sache. »
Je la questionnai encore. Les miens, de ce que j’en savais, étaient de pauvres et simples gens, sans histoire, ayant vécu des vies banales comme la mienne. Que pouvaient-ils relater ?
Elle répliqua :
« Il n’y a pas d’histoires sans biographies ! Aucune vie n’est un néant ! Les tourments et les rebondissements s’attachent aux ans des plus humbles aussi… »
Rassérénée et avant de reprendre la route, je posai mes lèvres sur celles de Christophe. Elles avaient le goût des crêpes au sucre préparées jadis par ma grand-mère.
J’y passai la langue pour ne rien en perdre.
La sensation était étrange.
Le sable sous le corps était à la fois ferme et tendre.
Il épousait les formes puis se tassait inconfortablement.
La mer à deux pas dans le noir vaquait doucement.
Le sac et le ressac avec la régularité d’un métronome bruissaient en frottant la silice.
Les yeux au ciel, je tendis la main vers mon aimé.
Je piochai avidement la matière vaporeuse avant d’accrocher de mon médium son doigt. N’importe lequel ferait l’affaire. Christophe m’offrit son annulaire.
Je scrutai les étoiles.
Bien qu’il ne fasse pas froid, je m’étais emmitouflée : un anorak, et un bonnet.
J’étais prête à affronter ma harde.
Je n’avais plus de doute. Ceux m’apostrophant depuis des mois étaient mes aïeux, serrés en rang d’oignons dans l’espace réduit de mon crâne.
Ce soir enfin je m’adresserai à eux, les étreignant entre mes synapses.
J’étais émue comme on peut l’être quand on s’apprête à découvrir de soi une myriade d’inconnus.
J’allais piocher dans une pochette surprise, sans fond, les yeux bandés, guidée seulement par les mots murmurés.
Je lançai à voix haute ma supplique.
« Il eut fallu que je m’asseye, prenne des heures aux jours, dans cet endroit qui est moi plus que tout, car imperméable au temps. Je vous envoie mes pensées. Qu’elles vous atteignent dans la cavité où l’on vous a oubliés ! »