Le silence des années - Marie-Laure Sébire - E-Book

Le silence des années E-Book

Marie-Laure Sébire

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Beschreibung

Dans un monde où la parole s’efface et l’écoute se dérobe, madame Tout-le-Monde tente de rompre les silences et fait entendre sa voix… quitte à déranger. À travers une fresque féminine saisissante, l’auteure dresse le portrait de femmes aux prises avec les non-dits et les conventions sociales. Tandis que l’héroïne défie l’inertie du monde qui l’entoure, trois veuves et leur amie encore mariée se retrouvent dans un village de Murcie, tissant leur quotidien entre commérages, parties de cartes et rites ancestraux. "Le silence des années", à la fois mordant et empreint d’humour, explore la révolte et la résignation, le poids du silence et la puissance du dialogue, jusqu’au récit émouvant d’une « petite bonne » espagnole qui se souvient…

À PROPOS DE L'AUTRICE

Marie-Laure Sébire, marquée par une vie mouvementée, a attendu l’âge précieux de la retraite pour enfin donner vie aux histoires qui l’habitaient depuis toujours. Inspirée à ses débuts par Jane Austen, elle a su emprunter de nouvelles voies, laissant place à une créativité renouvelée.

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Seitenzahl: 217

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Marie-Laure Sébire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le silence des années

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Marie-Laure Sébire

ISBN : 979-10-422-6245-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

 

 

 

Un rayon de soleil la frappe au visage.

— Zut ! J’ai oublié de fermer les volets.

Un regard au réveil la fait grogner :

— Six heures ! Qu’est-ce que vous voulez que je fasse à six heures ? De sa chambre, elle entend la télévision du salon. Il est réveillé, ou plus sûrement assoupi devant une série américaine qu’il écoute à plein tube, car il devient sourd. Trop tôt pour aller se préparer un bon petit déjeuner… moment privilégié. Elle devra attendre qu’il s’extraie du sofa pour aller prendre une douche avant de sortir au jardin, bêcher son potager, enlever les mauvaises herbes… enfin toute activité qui, selon lui, justifiera le soupir épuisé en rentrant et le désintérêt total pour toute tâche utile jusqu’au lendemain.

Elle se lève, ouvre grand la fenêtre pour mieux entendre le merle qui s’en donne à cœur joie et pour respirer l’haleine du jardin. Le printemps envahit la petite chambre et elle se glisse à nouveau dans son lit encore tiède de sa courte nuit. Elle regarde avec satisfaction les murs défraîchis, les meubles dans lesquels elle a vécu enfant, les tableaux assez médiocres qui venaient de chez sa grand-mère, l’étagère où reposent ses livres préférés… et elle n’entend plus la télé, blottie dans ce cocon utérin qui la protège encore pour de trop courts instants.

Cela l’énerve au plus haut point quand ses enfants lui répètent légèrement envieux : « Maintenant en fait vous êtes toujours en vacances. » Eh bien, mes petits, pour être en vacances, encore faut-il également parfois ne pas être en vacances. Pas de vacances pour le chômeur ou le retraité, simplement de longues heures sans rythme, sans règle.

Lui, et elle le comprend, il s’est inventé un rythme, des règles : deux ou trois heures de bricolage-jardinage par jour, le déjeuner, copieux et gras, la sieste, le dîner gras et copieux et la télé pendant des heures, télécommande en main et toujours des programmes qu’elle trouve nuls. Le dimanche, on ne travaille pas. Grâce au ciel, au moins trois après-midi par semaine, la sieste-télé est sacrifiée au profit de la pétanque ou de parties de belote avec les copains. Pas question pour elle de rentrer dans ce système… cela doit être son côté « j’ai fait mai soixante-huit, moi, Madame ! ». La retraite ne devrait pas signifier des vacances infinies, mais une autre forme de liberté. Les vacances, elle en a de grands souvenirs, mais elles étaient rythmées, réglées : repas, pique-niques, plage, courses, lavage, ménage, Monopoly… maintenant, elle refuse d’obéir aux règles. Elle a retiré sa montre, ne sait plus la date ou même le jour de la semaine, elle mange quand elle a faim et le dimanche… pas de pétanque ni de belote, alors elle s’enferme dans sa chambre.

Elle entend ses chaussons traîner dans le couloir et immédiatement elle se lève, tirée du lit par la pensée de ce bon café, ces tartines chaudes devant son émission préférée de jardinage, dont le présentateur bon-enfant l’entraîne dans des propriétés de rêve où des pergolas dégoulinent de roses, où des étangs reflètent des arbres centenaires ou dans de vieilles et vénérables maisons absolument romanesques.

— Ils pourraient de temps en temps nous montrer des pavillons ! C’est bien joli ces maisons et ces grands jardins vallonnés, mais nous on a 500 mètres de jardin avec vue imprenable sur la nationale, le gazon artificiel du voisin et son barbecue monumental… Enfin… faut bien rêver ! Le rêve… c’est ce qui lui reste… la solitude et le rêve. Elle s’est inventée, comme le font les enfants, des amis invisibles avec lesquels elle a de longues conversations, souvent intéressantes, parfois affectueuses.

Bien sûr, ses enfants sont gentils, ils lui téléphonent souvent et l’assomment de conseils qui ne lui servent à rien.

— Sors donc, maman ! Pourquoi ne t’inscris-tu pas aux activités du club des seniors ? Ah ! Voilà autre chose ! On ne dit plus les personnes âgées, encore moins les vieux, maintenant il faut dire « NOS seniors »… D’abord, elle n’est le senior de personne et puis « senior », c’est absolument ridicule ! Comme si on parlait d’une équipe de foot ou de tennis ! Elle boit doucement le café brûlant, mord avec délice dans la tartine généreusement beurrée et couverte de confiture. Le présentateur bon enfant leur fait visiter un jardin près de Menton, planté de palmiers, de citronniers et au fond… la Méditerranée. Elle n’a jamais été sur la Côte d’Azur, beaucoup trop chère, mais elle a aimé l’océan et l’odeur des pins sur ces plages des Landes où ils louaient un gîte… Elle retournerait bien faire une petite escapade sur la plage de Biscarosse… mais lui ne voudra pas… il a horreur de sortir de chez lui, les beaux paysages il s’en moque et les beaux villages ou les lieux culturels l’ennuient. Elle a lu sur le bulletin municipal que le « club des seniors » organisait une excursion de trois jours au Mont-Saint-Michel et une autre à l’automne à Chartres. Sa fille insiste :

— Tu verras, maman, tu te feras des amis. Toi qui adores visiter des trucs, je suis sûre que tu aimeras. Mais la seule idée de passer trois jours en compagnie de vieux qui vont lui lancer leur haleine de vieux au visage, « slurper » leur soupe, geindre sur leur arthrite ou leur prostate ou encore lui parler avec des trémolos dans la voix de leurs incomparables petits-enfants l’insupporte. Elle s’extrait avec un soupir du canapé, range le plateau et va dans la salle de bain. Elle déteste son reflet dans le miroir comme elle déteste se voir en photo. Elle qui fut belle, elle voit une vieille, les cheveux clairsemés et gris, le visage flasque labouré de rides profondes, les yeux délavés aux paupières tombantes.

— Voilà une vieille qui n’aime pas les vieux ! C’est ridicule ! dit-elle à voix haute en ricanant. Puis vient la routine que l’on dit rassurante, mais qui n’est que la stupide justification des heures qui passent.

— Bon ! Le lit est fait, je suis propre, la maison est propre, le bœuf bourguignon est sur le feu… S’il y en a trop, je congèlerai pour après… Il faut acheter du beurre et du café. Bon ! Bon ! Et après déjeuner qu’est-ce que je fais ? Elle trouve bizarre l’expression « Tuer le temps ». Comment peut-on tuer quelque chose d’éternel ? Tuer une heure en regardant la télé, c’est reculer pour mieux sauter. Après viennent une ribambelle d’heures, de semaines, de mois, d’années… Devant elle, soudain, la vision d’une route toute droite, poussiéreuse et sans fin, comme celles que l’on voit parfois dans les documentaires sur les États-Unis ou l’Australie.

Il reste du bœuf bourguignon pour au moins deux fois. Il lui a dit très gentiment qu’il était drôlement bon. Elle le regarde pendant qu’il mange son fromage. Lui aussi il est vieux et il a l’air fatigué. Toute sa vie, il s’est battu pour ramener sa paye à la maison et maintenant il a l’air vaincu. Une vague de compassion, peut-être de tendresse, la surprend. Elle se lève, caresse doucement ce crâne où ne restent que quelques cheveux blancs. Il sourit légèrement et continue de manger, à grandes bouchées bruyantes, un Saint-Nectaire qui pue.

Voilà… Il est parti pour sa partie de pétanque et pour meubler le silence épais, elle met la télé. C’est un documentaire sur la baie de Somme. De grandes étendues, un ciel sans limites… Elle sent presque l’odeur de la mer…

Quand il rentre de la pétanque, haleine de bière et une subtile odeur de transpiration, elle décide d’attaquer de front :

— Demain, je vais dans la baie de Somme. Tu veux venir ?

— Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire dans la baie de Somme ?

— On dit que c’est très beau. Et puis, il y a des oiseaux. Il hausse les épaules et met la télé.

Elle avait craint qu’il l’accompagne. Elle est mieux seule qu’avec un homme boudeur qui n’aurait songé qu’au restaurant pour déjeuner, puis aurait voulu rentrer à la maison sans traîner. Et justement ce qu’elle veut, c’est traîner. Elle pourrait même partir deux ou trois jours… Et une euphorie soudaine l’envahit, une espèce de sentiment de liberté un peu fou. Elle ne s’est jamais permise un peu de folie. Fonctionnaire, mère de trois enfants, habitant un petit pavillon de banlieue, cela ne permettait pas la fantaisie et encore moins un peu de folie.

Elle descend la valise qui ne sert plus depuis… trop longtemps, et elle sort la carte de France sur laquelle elle a déjà rêvé à des escapades. Une escapade, s’échapper, c’est ça qu’elle veut, fuir ces journées sans surprise, ces lendemains sans avenir, ce silence gluant qui s’est installé au cours des années.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

 

 

Elle a rempli sa valise : plein de vêtements, peut-être un peu trop, le petit ordinateur portable que ses enfants lui ont offert pour Noël, la carte de France, deux ou trois livres. Elle la descend en la traînant un peu dans l’escalier. Alerté par le bruit, il sort de la salle de bain, le menton neigeux :

— Tu vas où ?

— Je pars avec ma copine Françoise en baie de Somme. T’as ton déjeuner dans le frigo, le congélateur est plein et de toute façon tu peux aller chez Picard en cas de besoin.

— T’as l’intention de partir longtemps ?

— Je ne pense pas, mais on a envie toutes les deux de prendre quelques jours de vacances.

— De vacances ? Comme si vous étiez toutes les deux fatiguées par votre travail ! Vous dites n’importe quoi ! Oh, et puis, fais ce que tu veux ! Je n’ai besoin de personne ! Ne compte pas sur moi pour faire le ménage en ton absence !

— Je ne comptais pas dessus !

Il ferme en la claquant la porte de la salle de bain ; elle ferme en la claquant la porte de l’entrée et monte dans sa voiture.

Elle aime sa voiture. Elle est toujours propre, elle sent bon, son moteur ronronne amicalement et dans sa voiture elle est chez elle, rien que chez elle. Elle l’a achetée avec son argent et elle a choisi seule la marque et la couleur, jaune canari. Bien sûr, il a tout critiqué :

— C’est un veau, t’aurais bien mieux fait de prendre une Japonaise, elle ressemble à une tortue et la couleur est ridicule. Il la regarde par la fenêtre du salon ; alors vite, elle met le contact.

Elle s’arrête pour faire un plein dans la station de l’hyper qui est moins chère, puis se gare un moment et ouvre la carte. La baie de Somme ne la tente plus, finalement le Mont Saint-Michel, c’est une bonne idée. Il faudra qu’elle prévienne Françoise qu’elle ne réponde pas au téléphone si c’est lui. De toute façon, il la déteste. Elle se met à rire toute seule, à rire parce qu’elle est libre, libre de partir à l’aventure, sans rendre de compte à personne. Elle a passé sa vie à rendre des comptes, à sa mère, à ses professeurs, à ses chefs de service, à son mari, à ses enfants même :

— As-tu fait tes devoirs ?

— Mademoiselle, cette leçon n’est pas sue !

— Qu’avez-vous fait du dossier de monsieur untel ?

— Tu n’as pas repassé ma chemise bleue ?

— Je t’ai appelée et tu n’étais pas là. Où étais-tu, maman ?

Elle a éteint son téléphone portable et, plutôt que de se diriger vers l’autoroute, elle décide qu’elle ne prendra que les petites routes, celles qui serpentent et peuvent vous surprendre.

À l’heure du déjeuner, elle est dans la vallée de Chevreuse. Il faut le dire, la banlieue ouest est nettement plus jolie que la sienne, plus verte aussi. Ce n’est pas très juste de penser que, pour avoir droit à la beauté au quotidien, il faut être riche. Mais c’est comme ça et elle n’a jamais été envieuse. Elle se souvient de leur joie et de leur fierté quand ils ont acheté le pavillon. Il avait fallu se serrer la ceinture, mais elle avait mis quelques semaines à ne plus être émerveillée, chaque jour, en rentrant de son travail dans SA maison.

Jusqu’à son mariage, elle avait toujours vécu à Paris, au métro Porte Dorée et cela fut difficile de s’habituer à la banlieue. En fait, elle était restée parisienne et c’est à Paris qu’elle avait travaillé au ministère du Logement. C’est à Paris qu’elle emmenait ses enfants au musée Grévin ou au musée de l’Homme, puis faire du patin sur la terrasse du Trocadéro. C’est à Paris qu’elle aimait traîner, visiter un musée, s’asseoir dans un square pour manger un sandwich ou dans une église pour y trouver le silence. À Paris, la beauté est partout. Dans sa banlieue, même les églises sont moches et les rares belles maisons sont cachées derrière de hauts murs. Elle pense que les hauts murs ne sont pas faits pour protéger l’intimité des habitants, mais pour leur éviter de voir la laideur les entourant. Ils doivent quand même voir les tours de la « Cité des fleurs. » Un nom absurde pour un ensemble de tours, à présent défraîchies, aux murs couverts de graffitis. Les graffitis sont d’ailleurs les seules « fleurs » que l’on peut y voir. Bien évidemment, dans la cité, les conflits sont légion et la police n’aime pas trop s’y aventurer. C’est normal, pense-t-elle, les hommes ne sont pas faits pour vivre dans des tours, loin de la terre nourricière. La plupart sont déjà des déracinés, comment voulez-vous que de nouvelles racines puissent les unir à cette nouvelle terre qui n’est que béton et solitude ? Alors ils s’en créent de nouvelles, de nouveaux liens tribaux avec leur bande, mais ce sont des tribus dans lesquelles l’on ne peut vieillir, ou aucune sagesse n’est transmise par les anciens.

Elle s’achète une baguette toute chaude, du jambon, du beurre, une bouteille de rouge et des fraises dans un charmant village. Elle a emporté son couteau suisse, compagnon d’aventure indispensable. Sur le bord de la route, face à un pré où broutent des vaches, elle mange et tout lui semble exquis. Le soleil de mai commence à chauffer et, étendue sur sa couverture de voyage, elle regarde les nuages passer… Quand elle se réveille, elle se demande un moment où elle est puis elle se souvient et de nouveau, elle se sent submergée par une vague d’allégresse.

Le beurre n’a pas trop aimé rester dans la voiture au soleil.

— J’aurais dû prendre la glacière. Et puis non ! Pas de glacière ! Elle ne veut plus ressembler à ces banlieusards qui pique-niquent le dimanche sur leur table pliante au bord des nationales.

Le soleil commence à baisser et elle en a un peu assez de conduire. Sur le bord de la route, il y a un panneau en bois peint maladroitement : « La ferme du vallon Gîte. » Elle prend le petit chemin qui aurait besoin d’être aplani.

La ferme du vallon, à dire vrai, ne paie pas de mine. Une petite maison crépie, plutôt minable en fait, voilà la ferme et à côté, une grange en blocs de béton où sont entassés du matériel agricole, de grands sacs de plastiques au contenu incertain, du mobilier cassé et des vélos d’enfants. Elle fait sonner la cloche fixée à côté de la porte et une femme apparaît. Elle ne doit pas avoir plus de quarante ans, ses yeux éteints sont clairs et ses cheveux sont réunis en un vague chignon maladroit.

— C’est pour quoi ? demande-t-elle sans amabilité.

— J’ai vu que vous faisiez gîte. Il est libre pour ce soir ?

La femme semble alors s’animer et ouvre la porte avec un sourire.

— Mais, bien sûr ! Entrez donc !

Elle entre alors dans un petit vestibule rempli de chaussures et de bottes boueuses, puis dans un salon dont les volets sont fermés et qui sent le vieux et la poussière. La femme se précipite sur les fenêtres, les ouvre en grand, ainsi que les volets, et le soleil inonde la pièce. Elle semble ne jamais servir, mais elle est abondamment garnie de meubles vieillots et dans des cadres de métal argenté, des photos de familles garnissent tous les guéridons. Au mur, sont accrochés de ces tableaux représentant un paysage alpin ou une forêt, un étang et un cerf, comme elle en avait vu à la sortie de l’hyper et même un puzzle de la place Saint-Marc. Elle s’était toujours demandé qui pouvait acheter ces horreurs… Eh bien, elle sait et regrette à présent le jugement sévère qu’elle avait porté sur les acheteurs. Des bibelots comme ceux que l’on gagne dans les foires, blancs, peints de peintures brillantes, trônent sur la cheminée. L’ensemble reflète un véritable effort de décoration, même si le résultat a, pense-t-elle, quelque chose de pathétique.

— Vous avez un joli salon.

La femme a un sourire rempli d’orgueil.

— Oui, n’est-ce pas ? Les meubles me viennent de ma grand-mère. Dans ce temps-là, on faisait de la belle qualité. C’est pareil dans votre chambre. Vous dormirez dans le lit où ma grand-mère est morte. Y a pas à dire, c’était de la belle qualité.

Elle ne se sent pas trop emballée par l’idée de dormir dans le lit mortuaire de l’aïeule, mais elle ne veut surtout pas froisser cette brave femme.

— Venez, je vous montre la chambre, lui dit-elle.

 

L’escalier est plus ou moins recouvert d’un lino usé et elle entrevoit une chambre, sans doute l’antre d’un adolescent, dans un état de saleté indescriptible. La femme ferme la porte rapidement :

— C’est la chambre de mon grand. Il est fouillis que ce n’est pas possible ! ... Là, c’est la salle de bain. Y a de l’eau chaude.

La salle de bain ne donne pas vraiment envie de s’y attarder, mais la chambre qui lui est attribuée est remarquablement propre. Une fois volets et fenêtres ouverts, un souffle de mai y pénètre et la vue sur la campagne vallonnée est charmante. Le lit est recouvert de satin vieux rose et au-dessus, un Christ la regarde de ses yeux souffrants. Une petite table, deux fauteuils de velours rose, un paravent, une armoire et une chaise paillée complètent le mobilier. Sur les tables de nuit, façon Louis XVI, trônent, d’un côté, une petite statuette de la Vierge et, de l’autre, un Saint-François sur la main duquel est perché un oiseau. Elle sourit et dit à la femme :

— C’est une très jolie chambre.

— C’est vrai, elle est jolie. C’est la plus jolie de la maison. Derrière le paravent, vous avez un lavabo. Il n’y a pas d’eau chaude, mais pour une petite toilette ça va. Je vais vous monter vot’ valise et on dîne à huit heures. C’est tard, mais mon mari, il aime regarder les informations en dînant.

 

 

 

 

 

Chapitre 3

 

 

 

Elle a rangé ses affaires et s’accoude à la fenêtre. En se penchant, elle voit quelques poules qui mangent des épluchures et, au fond du jardin, une étable sans doute, aux planches disjointes. Non loin de l’étable, un tas de fumier exhale des vapeurs odorantes. Loin de donner une sensation d’abandon, à la différence de la maison, l’ensemble est parfaitement bucolique et elle trouve tout cela charmant. Les pommiers doivent être superbes en fleurs et elle trouve même l’odeur du fumier réconfortante. C’est une odeur chaude et vivante. Son jardin à elle lui rend la puanteur de la nationale toute proche, sans parler de l’usine sucrière qui empeste pendant les mois d’hiver. C’est sans doute pour cela qu’elle déteste la betterave et n’achète que du sucre de canne.

Des voix d’hommes montent du jardin et elle voit un adolescent et une personne plus âgée, sûrement son père, emmener cinq vaches à l’étable. Elles sont toutes crottées, mais leurs panses sont rebondies et leurs pis gonflés. La femme et une enfant d’une dizaine d’années vont derrière, chargées de seaux, sans doute pour la traite.

Le soleil de mai est maintenant plus bas et elle commence à avoir faim. On frappe à sa porte. Une toute petite fille de guère plus de cinq ans et aux cheveux mal coupés et pas très propres la regarde sans un mot.

— Que veux-tu, ma puce ?

— Maman, elle a dit à table, répond l’enfant avant de partir en courant.

La cuisine est grande, éclairée de deux fenêtres. La lumière du soleil couchant la nimbe un moment de magie. Il y a une grande table couverte d’une nappe à carreaux vichy, certainement sortie en son honneur. Dans un coin, une énorme télévision et un canapé imprimé. Cela sent bon la soupe de légumes et, même si la pièce aurait eu besoin d’un bon coup de nettoyage, elle trouve cela sympathique et chaleureux. L’homme lui tend une grosse main rugueuse.

— Bonjour, Madame. La chambre vous plaît ?

— Oh, mais oui, elle est parfaite !

— Vous resterez longtemps ? Qu’est-ce qui vous amène par ici ?

— Je ne sais pas exactement. Deux ou trois jours, je pense. Je prends quelques jours de vacances.

Il jette un coup d’œil à sa femme puis, sans rien ajouter, il allume la télévision et se met à table. Un adolescent à l’air renfrogné suivi des deux petites filles entre dans la cuisine et, après un vague « b’jour » du premier et un sourire de ses sœurs, ils se mettent à table. Pas un mot n’est échangé pendant le dîner. Les informations hurlantes ne l’auraient de toute manière pas permis. Ils mangent donc tous en silence une soupe réconfortante, une omelette parfaite et des fromages accompagnés d’un pain… qui a un vrai goût de pain. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas fait un si bon dîner. En fait, il n’eut rien de bien exceptionnel, mais ce n’est pas elle qui l’avait préparé, ce n’est pas elle qui fera la vaisselle et ce n’est pas elle qui se sent exclue par un mari qui la regarde à peine. Après le dîner, le père et les enfants s’assoient devant le poste et, sans vraiment réfléchir, elle prend un torchon et essuie la vaisselle que la femme lave. Celle-ci essaye bien de protester, mais elle l’arrête d’un sourire et d’un haussement d’épaules.

Elle a dormi comme un enfant, d’une seule traite, dans des draps de fil ajourés qui viennent sans doute aussi de la grand-mère. Elle s’était dit amusée en s’endormant qu’entourée de La Vierge, de Saint François et d’un Jésus en croix, elle était convenablement protégée et que le fantôme de la grand-mère ne viendrait sûrement pas lui tirer les pieds.

Le lavabo et l’eau froide suffisent largement à une toilette soigneuse. La visite matinale dans la salle de bain l’a encouragée à cette hygiène spartiate.

Quand elle ouvre la porte de sa chambre, de la cuisine montent le son d’une radio et l’odeur exquise du café. Quand elle y pénètre, la femme l’accueille d’un sourire tout en épluchant des carottes.

— Le café est prêt, j’vous sors du pain, du beurre et de la confiture. C’est mon dernier pot de mûres. Elle est drôlement bonne. J’crois que j’prendrai un café avec vous.

Le café coupé d’un lait incroyablement crémeux, la confiture dont les grains se coincent entre les dents, le pain en tranches épaisses, tout lui semble délicieux.

La femme boit son café doucement en la regardant de temps en temps puis elle s’éclaircit la voix et dit d’un air gêné :

— Ça ne vous ennuie pas de payer la première nuit ? C’est mon mari qui veut ça. Il se méfie de tout le monde. Oh moi je lui ai bien dit que vous aviez l’air honnête ! Il se méfie de tout le monde.

— Mais bien entendu ! Cela ne m’ennuie pas du tout ! Tenez, je vous paie les trois nuits.

La femme empoche prestement les billets et reprend le couteau et les carottes.

— J’vais préparer un sauté de veau pour ce soir. À midi, on est que toutes les deux. Les enfants sont à la cantine et mon mari est allé en ville à une réunion syndicale. Il est secrétaire local et c’est de la responsabilité.

— Ne vous inquiétez pas pour mon déjeuner, j’irai me promener et je déjeunerai dehors.

— Mais le prix de la chambre c’est avec le déjeuner !

La femme est inquiète. Devra-t-elle rembourser quelque chose ? Qu’allait dire son mari ? Elle sent cette inquiétude et la rassure. Il n’y aura rien à rembourser. Elle envoie un message à son propre époux pour lui dire que tout va bien et elle part le cœur léger dans sa petite auto, sans bien savoir où. Son téléphone est toujours éteint et elle se moque éperdument des réflexions certainement désagréables que ne manquent pas de faire mari et enfants. Elle ne leur appartient pas… elle ne leur appartient plus.