Le talon de fer - Jack  London - E-Book

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Jack London

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Beschreibung

Le talon de fer (titre original : The Iron Heel) est un roman de l'écrivain américain Jack London publié aux États-Unis en février 1908. C'est une contre-utopie décrivant une tyrannie capitaliste totalitaire aux États-Unis. Il est considéré comme la première dystopie moderne. Résumé Le talon de fer décrit une révolution socialiste qui serait arrivée entre 1914 et 1918, et analysée par un observateur du XXIVe siècle. L’auteur relate le développement de la classe ouvrière nord-américaine et ses combats contre l'oligarchie capitaliste, à travers le point de vue d'Avis Everhard, jeune fille de famille riche devenue amoureuse d'Ernest, un socialiste qui prend la tête des révoltés. Cette révolution est suivie d'une répression impitoyable, rationnelle et standardisée, permise par les moyens scientifiques avancés des États-Unis de l'époque, et par l'alliance prévisible entre capitalistes et aristocrates du syndicalisme. Il présente la révolution armée comme le remède à la misère sociale atroce provoquée par le capitalisme. |Wikipedia|

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SOMMMAIRE

Avant-propos

|1| Mon aigle

|2|. Les défis

|3|. Le bras de Jackson

|4|. Les esclaves de la machine

|5|. Les Philomathes |38 |

|6|. Ébauches futuristes

|7|. La vision de l’évêque

|8|. Les briseurs de machines

|9|. Un rêve mathématique

|10|. Le tourbillon

|11|. La grande aventure

|12|. L’évêque

|13|. La grève générale

|14|. Le commencement de la fin

|15|. Les derniers jours

|16|. La fin

|17|. La livrée écarlate

|18|. À l’ombre de la Sonoma

|19|. Transformation

|20|. Un Oligarque perdu

|21|. Le rugissement de la bête

|22|. La Commune de Chicago

|23|. La ruée de l’Abîme

|24|. Cauchemar

|25|. Les terroristes

Notes

JACK LONDON

LE TALON DE FER

Traduction de Louis Postif (1923)

Raanan Éditeur

Livre 984 | édition 1

Avant-propos

On ne peut affirmer que le manuscrit Everhard soit un document historique important. Pour l’historien, il fourmille d’erreurs – non pas des erreurs concernant les faits, mais des erreurs d’interprétation. Si nous examinons les sept siècles qui se sont écoulés depuis qu’Avis Everhard a terminé son manuscrit, les événements aussi bien que leur signification, qui lui semblaient confus et obscurs, sont pour nous tout à fait clairs. Elle manquait de perspective. Elle était trop proche des événements qu’elle rapporte. Mieux, elle était plongée dans les événements qu’elle décrit.

Quoi qu’il en soit, en tant que document personnel, le manuscrit Everhard est d’une valeur inestimable. Mais là encore il recèle des erreurs de mise en perspective, et est entaché de biais sentimentaux. Toutefois nous ne pouvons qu’en sourire, et pardonner Avis Everhard pour la description héroïque qu’elle a donnée de son époux. Nous savons maintenant qu’il n’était pas un tel surhomme, et qu’il a beaucoup moins pesé sur les événements de son temps que ne voudrait nous le faire croire le manuscrit.

Nous savons qu’Ernest Everhard était un homme extrêmement fort, mais pas aussi fort que sa femme aurait voulu le croire. Il n’était, après tout, que l’un des nombreux héros qui, de par le monde, vouèrent leur vie à la révolution ; bien qu’il faille reconnaître qu’il a réalisé un travail très particulier, notamment dans son élaboration et son interprétation de la philosophie de la classe laborieuse. Les mots qu’il utilisait à ce sujet, la « science prolétaire » et la « philosophie prolétaire », montrent le provincialisme de son esprit – un défaut qui lui venait toutefois de son époque, et auquel personne en ces temps ne pouvait échapper.

Mais revenons au manuscrit. Sa grande valeur est de nous permettre de RESSENTIR cette terrible époque. Nulle part on ne peut trouver une peinture plus éclatante de la psychologie des personnes qui vivaient en cette période tumultueuse qui s’étend entre 1912 et 1932 – leurs erreurs et leur ignorance, leurs doutes, leurs peurs, leurs malentendus, leurs illusions éthiques, leurs violentes passions, leur esprit inconcevablement sordide et égoïste. C’est tout ceci qu’il est si difficile de comprendre, pour nous qui vivons en cet âge de lumière. L’histoire nous enseigne que ces choses ont existé, et la biologie et la psychologie nous disent pourquoi, mais l’histoire et la biologie et la psychologie ne les rendent pas vivantes. Nous les acceptons comme des faits, mais nous demeurons incapables d’en avoir une compréhension sensible.

Cette sensibilité, nous la trouvons toutefois quand nous lisons attentivement le Manuscrit Everhard. Nous entrons dans l’esprit des acteurs de ce drame mondial et ancien, et pendant un temps leurs processus mentaux sont nos propres processus mentaux. Ce n’est pas seulement que nous comprenons l’amour d’Avis Everhard pour son héros de mari, mais nous sentons, comme il l’a senti lui-même en ces temps anciens, le vague et terrible poids de l’oligarchie. Le Talon de Fer, le bien nommé, nous le sentons s’abattre sur l’humanité et l’écraser.

Et en passant, nous notons que cette expression historique, le Talon de Fer, naquit dans l’esprit d’Ernest Everhard. On pourrait dire que c’est la question la plus controversée qu’éclaircit ce document récemment retrouvé. Auparavant, la plus ancienne utilisation connue de cette expression se trouvait dans le pamphlet « Vous, Esclaves », écrit par George Milford et publié en décembre 1912. Ce George Milford était un obscur agitateur à propos duquel on ne sait rien, sinon les quelques fragments d’informations apportés par le manuscrit, qui mentionne qu’il a été abattu lors de la commune de Chicago. Il est évident qu’il a entendu Ernest Everhard utiliser ces mots lors de quelque discours public, très probablement lors de sa campagne pour le Congrès à l’automne 1912. Le manuscrit nous apprend qu’Everhard l’utilisa au cours d’un dîner privé au printemps 1912. Il s’agit, sans aucune discussion possible, de la plus ancienne mention de l’Oligarchie sous ce nom. La montée de l’Oligarchie restera toujours la cause d’un secret émerveillement pour l’historien et le philosophe. D’autres grands événements historiques ont leur place dans l’évolution sociale. Ils étaient inévitables. Leur venue aurait pu être prédite avec la même certitude que les astronomes, de nos jours, peuvent prédire le mouvement des étoiles. Sans ces autres grands événements historiques, l’évolution sociale n’aurait pas pu avoir lieu. Le communisme primitif, l’esclavage, le servage et l’exploitation économique, étaient des jalons nécessaires dans l’évolution de la société. Mais il serait ridicule d’affirmer que le Talon de Fer était un jalon nécessaire. De nos jours on le considère plutôt comme un pas de côté, ou en pas en arrière, vers ces tyrannies sociales qui firent du monde ancien un enfer, mais qui étaient aussi nécessaires que le Talon de Fer était inutile. Aussi sombre qu’ait été le féodalisme, sa venue était inévitable. Quoi d’autre que le féodalisme aurait pu succéder à l’écroulement de cette immense machine gouvernementale centralisée qu’était l’Empire Romain ? Il n’en est pas de même, pourtant, pour le Talon de Fer. Dans le déroulement normal de l’évolution sociale, il n’y avait pas de place pour lui. Il n’était ni nécessaire ni inévitable. Cela restera toujours une grande curiosité de l’histoire – une lubie, une fantaisie, une apparition, quelque chose qui n’était ni attendu ni rêvé, et cela devrait servir d’avertissement à ces théoriciens politiques irréfléchis qui de nos jours parlent avec certitude des processus sociaux. Le capitalisme était considéré par les sociologues de son temps comme étant l’apogée du règne de la bourgeoisie, le fruit parvenu à maturité de la révolution bourgeoise. Et nous, de nos jours, nous ne saurions souscrire à cette opinion. Il était entendu que le Socialisme viendrait après le capitalisme, et ceci même par des intelligences puissantes et pourtant peu favorables, comme Herbert Spencer. Des décombres du capitalisme égoïste, sortirait cette fleur de l’histoire, la Fraternité des Hommes. Au lieu de quoi, aussi consternant pour nous qui regardons en arrière que pour ceux qui vivaient à cette époque, le capitalisme, pourri jusqu’à l’os, accoucha de ce monstrueux rejeton, l’Oligarchie. Le mouvement socialiste du début du vingtième siècle devina trop tard la venue de l’Oligarchie. Et quand il la devina, l’Oligarchie était là – un fait, établi dans le sang, une stupéfiante et terrible réalité. Et même alors, comme le montre très bien le Manuscrit Everhard, on n’attribuait aucun caractère permanent au Talon de Fer. Son éviction ne serait l’affaire que de quelques années, pensaient les révolutionnaires. Il est vrai qu’ils se rendirent pas compte que la Révolte Paysanne n’était pas préparée, et que la Première Révolte était prématurée, mais ils ne réalisaient pas non plus que la Seconde révolte, planifiée et mature, était d’une égale futilité, et vouée à une répression plus terrible encore.

Il semble qu’Avis Everhard ait terminé le manuscrit dans les derniers jours de préparation de la Seconde Révolte ; de là vient qu’il ne mentionne aucunement le résultat désastreux de la Seconde Révolte. Il est très clair qu’elle destinait le Manuscrit à une publication immédiate, dès que le Talon de Fer serait renversé, afin que son époux, mort si récemment, reçoive tout le crédit de ce qu’il avait tenté et accompli. Ensuite est arrivé le terrible écrasement de la Seconde Révolte, et il est probable qu’en ce moment de danger, avant qu’elle ait fui ou ait été capturée par les Mercenaires, elle ait caché le Manuscrit dans le chêne creux de Wake Robin Lodge.

D’Avis Everhard il n’est ensuite plus fait mention nulle part. Sans aucun doute elle fut exécutée par les Mercenaires ; et comme on le sait bien, aucune trace de ces exécutions n’était conservée par le Talon de Fer. Mais elle ne réalisait pas vraiment, même alors, tandis qu’elle cachait le Manuscrit et se préparait à fuir, à quel point l’écrasement de la Seconde Révolte fut terrible. Elle ne se rendait pas compte que l’évolution tortueuse et faussée des trois siècles suivants amènerait une Troisième Révolte et une Quatrième Révolte, toutes noyées dans le sang, avant que le mouvement mondial du travail s’épanouisse. Et elle ne pensait pas que pendant sept longs siècles, le témoignage de son amour pour Ernest Everhard reposerait paisiblement au cœur du vieux chêne de Wake Robin Lodge.

ANTHONY MEREDITH

Ardis, 27 novembre de l’an 419 de la Fraternité des Hommes (2600 après Jésus-Christ)

|1|Mon aigle

La brise d’été agite les pins géants|1|, et les rides de la Wild-Water clapotent en cadence sur ses pierres moussues. Des papillons dansent au soleil, et de toutes parts frémit le bourdonnement berceur des abeilles. Seule au sein d’une paix si profonde, je suis assise, pensive et inquiète. L’excès même de cette sérénité me trouble et la rend irréelle. Le vaste monde est calme, mais du calme qui précède les orages. J’écoute et guette de tous mes sens le moindre indice du cataclysme imminent. Pourvu qu’il ne soit pas prématuré ! Oh ! pourvu qu’il n’éclate pas trop tôt !|2| 

Mon inquiétude s’explique. Je pense, je pense sans trêve et ne puis m’empêcher de penser. J’ai vécu si longtemps au cœur de la mêlée que la tranquillité m’oppresse, et mon imagination revient malgré moi à ce tourbillon de ravage et de mort qui va se déchaîner sous peu. Je crois entendre les cris des victimes, je crois voir, comme je l’ai vu dans le passé|3|, toute cette tendre et précieuse chair meurtrie et mutilée, toutes ces âmes violemment arrachées de leurs nobles corps et jetées à la face de Dieu. Pauvres humains que nous sommes, obligés de recourir au carnage et à la destruction pour atteindre notre but, pour introduire sur terre une paix et un bonheur durables !

Et puis je suis toute seule ! Quand ce n’est pas de ce qui doit être, je rêve de ce qui a été, de ce qui n’est plus. Je songe à mon aigle, qui battait le vide de ses ailes infatigables et prit son essor vers son soleil à lui, vers l’idéal resplendissant de la liberté humaine. Je ne saurais rester les bras croisés pour attendre le grand événement qui est son œuvre, bien qu’il ne soit plus là pour en voir l’accomplissement. C’est le travail de ses mains, la création de son esprit|4|. Il y a dévoué ses plus belles années, il lui a donné sa vie elle-même.

Voilà pourquoi je veux consacrer cette période d’attente et d’anxiété au souvenir de mon mari. Il y a des clartés que, seule au monde, je puis projeter sur cette personnalité, si noble qu’elle ne saurait être trop vivement mise en relief. C’était une âme immense. Quand mon amour se purifie de tout égoïsme, je regrette surtout qu’il ne soit plus là pour voir l’aurore prochaine. Nous ne pouvons échouer ; il a construit trop solidement, trop sûrement. De la poitrine de l’humanité terrassée, nous arracherons le Talon de Fer maudit ! Au signal donné vont se soulever partout les légions des travailleurs, et jamais rien de pareil n’aura été vu dans l’histoire. La solidarité des masses laborieuses est assurée, et pour la première fois éclatera une révolution internationale aussi vaste que le monde|5|.  

Vous le voyez, je suis obsédée de cette éventualité, que depuis si longtemps j’ai vécue jour et nuit dans ses moindres détails. Je ne puis en séparer le souvenir de celui qui en était l’âme. Tout le monde sait qu’il a travaillé dur et souffert cruellement pour la liberté ; mais personne ne le sait mieux que moi, qui pendant ces vingt années de trouble où j’ai partagé sa vie, ai pu apprécier sa patience, son effort incessant, son dévouement absolu à la cause pour laquelle il est mort, voilà deux mois seulement.

Je veux essayer de raconter simplement comment Ernest Everhard est entré dans ma vie, comment son influence sur moi a grandi jusqu’à ce que je sois devenue une partie de lui-même, et quels changements prodigieux il a opérés dans ma destinée ; de cette façon vous pourrez le voir par mes yeux et le connaître comme je l’ai connu moi-même, à part certains secrets trop doux pour être révélés.

Ce fut en février 1912 que je le vis pour la première fois, lorsque invité à dîner par mon père|6|, il entra dans notre maison à Berkeley|7| ; et je ne puis pas dire que ma première impression lui ait été bien favorable. Nous avions beaucoup de monde, et au salon, où nous attendions que tous nos hôtes fussent arrivés, il fit une entrée assez piteuse. C’était le soir des prédicants, comme père disait entre nous, et certainement Ernest ne paraissait guère à sa place au milieu de ces gens d’église.

D’abord ses habits étaient mal ajustés. Il portait un complet de drap sombre, et, de fait, il n’a jamais pu trouver un vêtement de confection qui lui allât bien. Ce soir-là comme toujours, ses muscles soulevaient l’étoffe, et, par suite de sa carrure de poitrine, le paletot faisait des quantités de plis entre les épaules. Il avait le cou d’un champion de boxe|8|, épais et solide. Voilà donc, me disais-je, ce philosophe social, ancien maréchal-ferrant, que père a découvert : et certainement avec ces biceps et cette gorge, il avait le physique du rôle. Je le classai immédiatement comme une sorte de prodige, un Blind Tom|9| de la classe ouvrière.

Ensuite il me donna une poignée de main. L’étreinte était ferme et forte, mais surtout il me regardait hardiment de ses yeux noirs… trop hardiment, à mon avis. Vous comprenez, j’étais une créature de l’ambiance, et, à cette époque-là, mes instincts de classe étaient puissants. Cette hardiesse m’eût paru presque impardonnable chez un homme de mon propre monde. Je sais que je ne pus m’empêcher de baisser les yeux, et quand il m’eut dépassée, ce fut avec un soulagement réel que je me détournai pour saluer l’évêque Morehouse, un de mes favoris ; homme d’âge moyen, doux et sérieux, avec l’aspect et la bonté d’un Christ, et un savant par dessus le marché.

Mais cette hardiesse que je prenais pour de la présomption était en réalité le fil conducteur qui devrait me permettre de démêler le caractère d’Ernest Everhard. Il était simple et droit, il n’avait peur de rien, il se refusait à perdre son temps en manières conventionnelles. — Vous m’aviez plu tout de suite, m’expliqua-t-il longtemps après, et pourquoi n’aurais-je pas rempli mes yeux de ce qui me plaisait ? — Je viens de dire que rien ne lui faisait peur. C’était un aristocrate de nature, malgré qu’il fût dans un camp ennemi de l’aristocratie. C’était un surhomme. C’était la bête blonde décrite par Nietzsche|10|, et en dépit de tout cela, c’était un ardent démocrate.

Occupée que j’étais à recevoir les autres invités, et peut-être par suite de ma mauvaise impression, j’oubliai presque complètement le philosophe ouvrier. Il attira mon attention une fois ou deux au cours du repas. Il écoutait la conversation de divers pasteurs, et je vis briller dans ses yeux une lueur d’amusement. J’en conclus qu’il avait l’humeur plaisante, et lui pardonnai presque son accoutrement. Cependant le temps passait, le dîner s’avançait, et pas une fois il n’avait ouvert la bouche, tandis que les révérends discouraient à perte de vue sur la classe ouvrière, ses rapports avec le clergé et tout ce que l’Église avait fait et faisait encore pour elle. Je remarquai que mon père était contrarié de ce mutisme. Il profita d’une accalmie pour l’engager à donner son opinion. Ernest se contenta de hausser les épaules, et, après un bref « Je n’ai rien à dire », se remit à croquer des amandes salées.

Mais mon père ne se tenait pas facilement pour battu ; au bout de quelques instants il déclara :

— Nous avons parmi nous un membre de la classe ouvrière. Je suis certain qu’il pourrait nous présenter les faits à un point de vue nouveau, intéressant et rafraîchissant. Je veux parler de M. Everhard.  

Les autres manifestèrent un intérêt poli et pressèrent Ernest d’exposer ses idées. Leur attitude envers lui était si large, si tolérante et bénigne qu’elle équivalait à de la condescendance pure et simple. Je vis qu’Ernest le remarquait et s’en amusait. Il promena lentement les yeux autour de la table, et j’y surpris une étincelle de malice.

— Je ne suis pas versé dans la courtoisie des controverses ecclésiastiques, commença-t-il d’un air modeste ; puis il sembla hésiter.  

Des encouragements se firent entendre : Continuez ! Continuez ! Et le Dr Hammerfield ajouta :

— Nous ne craignons pas la vérité qu’il y a chez n’importe quel homme… pourvu qu’elle soit sincère.  

— Vous séparez donc la sincérité de la vérité ? demanda vivement Ernest, en riant.  

Le Dr Hammerfield resta un moment bouche bée et finit par balbutier :

— Le meilleur d’entre nous peut se tromper, jeune homme, le meilleur d’entre nous.  

Un changement prodigieux s’opéra chez Ernest. En un instant il devint un autre homme.

— Et bien, alors, laissez-moi commencer par vous dire que vous vous trompez tous. Vous ne savez rien, et moins que rien, de la classe ouvrière. Votre sociologie est aussi erronée et dénuée de valeur que votre méthode de raisonnement.  

Ce n’est pas tant ce qu’il disait que le ton dont il le disait, et je fus secouée au premier son de sa voix. C’était un appel de clairon qui me fit vibrer toute entière. Et toute la tablée en fut remuée, éveillée de son ronronnement monotone et engourdissant.

— Qu’y a-t-il donc de si terriblement erroné et dénué de valeur dans notre méthode de raisonnement, jeune homme ? demanda le Dr Hammerfield ; et déjà son intonation trahissait un timbre déplaisant.  

— Vous êtes des métaphysiciens. Vous pouvez prouver n’importe quoi par la métaphysique, et, cela fait, n’importe quel autre métaphysicien peut prouver, à sa propre satisfaction, que vous avez tort. Vous êtes des anarchistes dans le domaine de la pensée. Et vous avez la folle passion des constructions cosmiques. Chacun de vous habite un univers à sa façon, créé avec ses propres fantaisies et ses propres désirs. Vous ne connaissez rien du vrai monde dans lequel vous vivez, et votre pensée n’a aucune place dans la réalité, sauf comme phénomène d’aberration mentale.  

« Savez-vous à quoi je pensais tout à l’heure en vous écoutant parler à tort et à travers ? Vous me rappeliez ces scolastiques du moyen âge qui discutaient gravement et savamment combien d’anges pourraient danser sur une pointe d’aiguille. Messieurs, vous êtes aussi loin de la vie intellectuelle du XXe siècle que pouvait l’être, voilà une dizaine de mille ans, quelque sorcier peau-rouge faisant des incantations dans une forêt vierge. »

En lançant cette apostrophe, Ernest paraissait vraiment en colère. Sa figure empourprée, ses sourcils froncés, les éclairs de ses yeux, les mouvements du menton et de la mâchoire, tout dénonçait une humeur agressive. Pourtant c’était là simplement une de ses manières de faire. Elle excitait toujours les gens : son attaque foudroyante les mettait hors d’eux-mêmes. Déjà nos convives s’oubliaient dans leur maintien. L’évêque Morehouse, penché en avant, écoutait attentivement. Le visage du Dr Hammerfield était rouge d’indignation et de dépit. Les autres aussi étaient exaspérés, et certains souriaient d’un air de supériorité amusée. Quant à moi, je trouvais la scène très réjouissante. Je regardai père et crus qu’il allait éclater de rire en constatant l’effet de cette bombe humaine qu’il avait eu l’audace d’introduire dans notre milieu.

— Vos termes sont un peu vagues, interrompit le Dr Hammerfield. Que voulez-vous dire au juste en nous appelant métaphysiciens ?  

— Je vous appelle métaphysiciens, reprit Ernest, parce que vous raisonnez métaphysiquement. Votre méthode est l’opposé de celle de la science, et vos conclusions n’ont aucune validité. Vous prouvez tout et vous ne prouvez rien, et il n’y a pas deux d’entre vous qui puissent se mettre d’accord sur un point quelconque. Chacun de vous rentre dans sa propre conscience pour s’expliquer l’univers et lui-même. Entreprendre d’expliquer la conscience par elle-même, c’est comme si vous vouliez vous soulever en tirant sur vos propres tiges de bottes.  

— Je ne comprends pas, intervint l’évêque Morehouse. Il me semble que toutes les choses de l’esprit sont métaphysiques. Les mathématiques, les plus exactes et les plus profondes de toutes les sciences, sont purement métaphysiques. Le moindre processus mental du savant qui raisonne est une opération métaphysique. Sûrement, vous m’accorderez ce point ?  

— Comme vous le dites vous-mêmes, vous ne comprenez pas, répliqua Ernest. Le métaphysicien raisonne par déduction en prenant pour point de départ sa propre subjectivité ; le savant raisonne par induction en se basant sur les faits fournis par l’expérience. Le métaphysicien procède de la théorie aux faits, le savant va des faits à la théorie. Le métaphysicien explique l’univers d’après lui-même, le savant s’explique lui-même d’après l’univers.  

— Dieu soit loué de ce que nous ne sommes pas des savants, murmura le Dr Hammerfield avec un air de satisfaction béate.  

— Qu’êtes-vous donc alors ?  

— Nous sommes des philosophes.  

— Vous voilà partis, dit Ernest en riant. Vous avez quitté le terrain réel et solide, et vous vous lancez en l’air avec un mot en guise de machine volante. De grâce, redescendez ici-bas et veuillez me dire à votre tour ce que vous entendez exactement par philosophie.  

— La philosophie est… (le Dr Hammerfield s’éclaircit la gorge), quelque chose qu’on ne peut définir d’une façon compréhensive que pour les esprits et les tempéraments philosophiques. Le savant qui se borne à fourrer le nez dans ses éprouvettes ne saurait comprendre la philosophie.  

Ernest parut insensible à ce coup de pointe. Mais il avait l’habitude de retourner l’attaque contre l’adversaire, et c’est ce qu’il fit tout de suite, le visage et la voix débordants de fraternité bénigne.  

— En ce cas vous comprendrez certainement la définition que je vais vous proposer de la philosophie. Toutefois, avant de commencer, je vous somme, ou d’en relever les erreurs, ou bien d’observer un silence métaphysique. La philosophie est simplement la plus vaste de toutes les sciences. Sa méthode de raisonnement est la même que celle d’une science particulière quelconque ou de toutes. Et c’est par cette même méthode de raisonnement, la méthode inductive, que la philosophie fusionne toutes les sciences particulières en une seule et grande science. Comme dit Spencer, les données de toute science particulière ne sont que des connaissances partiellement unifiées ; tandis que la philosophie synthétise les connaissances fournies par toutes les sciences. La philosophie est la science des sciences, la science maîtresse, si vous voulez. Que pensez-vous de cette définition ?  

— Très honorable…, très digne de crédit, murmura gauchement le Dr Hammerfield.  

Mais Ernest était sans pitié.

— Prenez-y bien garde, dit-il. Ma définition est fatale à la métaphysique. Si dès maintenant vous ne pouvez pas indiquer une fêlure dans ma définition, tout à l’heure vous serez disqualifié pour avancer des arguments métaphysiques. Vous devrez passer votre vie à chercher cette paille et rester muet jusqu’à ce que vous l’ayez trouvée.  

Ernest attendit. Le silence se prolongeait et devenait pénible. Le Dr Hammerfield était aussi mortifié qu’embarrassé. Cette attaque à coups de marteau de forgeron le démontait complètement. Son regard implorant fit le tour de la table, mais personne ne répondait pour lui. Je surpris père en train de pouffer derrière sa serviette.

— Il y a une autre manière de disqualifier les métaphysiciens, reprit Ernest quand la déconfiture du docteur fut bien avérée, c’est de les juger d’après leurs œuvres. Qu’ont-ils fait pour l’humanité, sinon tisser des fantaisies aériennes et prendre pour dieux leurs propres ombres ? J’accorde qu’ils ont ajouté quelque chose aux gaîtés du genre humain, mais quel bien tangible ont-ils forgé pour lui ? Ils ont philosophé — pardonnez-moi ce mot de mauvais aloi — sur le cœur comme siège des émotions, et pendant ce temps-là des savants formulaient la circulation du sang. Ils ont déclamé sur la famine et la peste comme fléaux de Dieu, tandis que des savants construisaient des dépôts d’approvisionnement et assainissaient les agglomérations urbaines. Ils décrivaient la terre comme centre de l’univers, cependant que des savants découvraient l’Amérique et sondaient l’espace pour y trouver les étoiles et les lois des astres. En résumé, les métaphysiciens n’ont rien fait, absolument rien fait pour l’humanité. Ils ont dû reculer pas à pas devant les conquêtes de la science. Et à peine les faits scientifiquement constatés avaient-ils renversé leurs explications subjectives qu’ils en fabriquaient de nouvelles sur une échelle plus vaste, pour y faire rentrer l’explication des derniers faits constatés. Voilà, je n’en doute pas, tout ce qu’ils continueront à faire jusqu’à la consommation des siècles. Messieurs, les métaphysiciens sont des sorciers. Entre vous et l’Esquimau qui imaginait un dieu mangeur de graisse et vêtu de fourrure, il n’y a d’autre distance que quelques milliers d’années de constatations de faits.  

— Cependant la pensée d’Aristote a gouverné l’Europe pendant douze siècles, énonça pompeusement le Dr Ballingford, et Aristote était un métaphysicien.  

Le Dr Ballingford fit des yeux le tour de la table et fut récompensé par des signes et des sourires d’approbation.

— Votre exemple n’est pas heureux, répondit Ernest. Vous évoquez précisément une des périodes les plus sombres de l’histoire humaine, ce que nous appelons les siècles d’obscurantisme : une époque où la science était captive de la métaphysique, où la physique était réduite à la recherche de la pierre philosophale, où la chimie était remplacée par l’alchimie, et l’astronomie par l’astrologie. Triste domination que celle de la pensée d’Aristote !  

Le Dr Ballingford eut l’air vexé, mais bientôt son visage s’éclaira et il reprit :  

— Même si nous admettons le noir tableau que vous venez de peindre, vous n’en êtes pas moins obligé de reconnaître à la métaphysique une valeur intrinsèque, puisqu’elle a pu faire sortir l’humanité de cette sombre phase et la faire entrer dans la clarté des siècles postérieurs.  

— La métaphysique n’eut rien à voir là-dedans, répliqua Ernest.  

— Quoi ! s’écria le Dr Hammerfield, ce n’est pas la pensée spéculative qui a conduit aux voyages de découverte ?  

— Ah ! cher Monsieur, dit Ernest en souriant, je vous croyais disqualifié. Vous n’avez pas encore trouvé la moindre paille dans ma définition de la philosophie, et vous demeurez en suspens dans le vide. Toutefois c’est une habitude chez les métaphysiciens, et je vous pardonne. Non, je le répète, la métaphysique n’a rien eu à faire là-dedans. Des questions de pain et de beurre, de soie et de bijoux, de monnaie d’or et de billon et, incidemment, la fermeture des voies de terre commerciales vers l’Hindoustan, voilà ce qui a provoqué les voyages de découverte. À la chute de Constantinople, en 1453, les Turcs ont bloqué le chemin des caravanes de l’Indus, et les trafiquants de l’Europe ont dû en chercher un autre. Telle fut la cause originelle de ces explorations. Christophe Colomb naviguait pour trouver une nouvelle route des Indes ; tous les manuels d’histoire vous le diront. On découvrit incidemment de nouveaux faits sur la nature, la grandeur et la forme de la terre, et le système de Ptolémée jeta ses dernières lueurs.  

Le Dr Hammerfield émit une sorte de grognement.

— Vous n’êtes pas d’accord avec moi ? demanda Ernest. Alors dites-moi en quoi je fais erreur.  

— Je ne puis que maintenir mon point de vue, répliqua aigrement le Dr Hammerfield. C’est une trop longue histoire pour que nous l’entreprenions ici.  

— Ici n’y a pas d’histoire trop longue pour le savant, dit Ernest avec douceur. C’est pourquoi le savant arrive quelque part ; c’est pourquoi il est arrivé en Amérique.  

Je n’ai pas l’intention de décrire la soirée toute entière, bien que ce me soit une joie de me rappeler chaque détail de cette première rencontre, de ces premières heures passées avec Ernest Everhard.

La mêlée était ardente et les ministres devenaient cramoisis, surtout quand Ernest leur lançait les épithètes de philosophes romantiques, projecteurs de lanterne magique et autres du même genre. À tout instant il les arrêtait pour les ramener aux faits. – C’est un fait, camarade, un fait irréfragable, proclamait-il en triomphe chaque fois qu’il venait d’assener un coup décisif. Il était hérissé de faits. Il leur lançait des faits dans les jambes pour les faire trébucher, il leur dressait des faits en embuscades, il les bombardait de faits à la volée.

— Toute votre dévotion se réserve à l’autel du fait, lança le Dr Hammerfield.  

— Le fait seul est dieu, et M. Everhard est son prophète, paraphrasa le Dr Ballingford.  

Ernest, souriant, fit un signe d’acquiescement.

— Je suis comme l’habitant du Texas, dit-il. Et comme on le pressait de s’expliquer, il ajouta : — Oui, l’homme du Missouri dit toujours « Il faut me montrer ça » ; mais l’homme du Texas dit « Il faut me le mettre dans la main ». D’où il appert qu’il n’est pas métaphysicien.  

À un autre moment, comme Ernest venait d’affirmer que les philosophes métaphysiciens ne pourraient jamais supporter l’épreuve de la vérité, le Dr Hammerfield tonna soudain :

— Quelle est l’épreuve de la vérité, jeune homme ? Voulez-vous avoir la bonté de nous expliquer ce qui a si longtemps embarrassé des têtes plus sages que la vôtre ?  

— Certainement, répondit Ernest avec cette assurance qui les mettait en colère. — Les têtes sages ont été longtemps et pitoyablement embarrassées pour trouver la vérité parce qu’elles allaient la chercher en l’air, là-haut. Si elles étaient restées en terre ferme, elles l’auraient facilement trouvée. Oui, ces sages auraient découvert qu’eux-mêmes éprouvaient précisément la vérité dans chacune des actions et pensées pratiques de leur vie.  

— L’épreuve ! Le critérium ! répéta impatiemment le Dr Hammerfield. Laissez de côté les préambules. Donnez-le-nous et nous deviendrons comme des dieux.  

Il y avait dans ces paroles et dans la manière dont elles étaient dites un scepticisme agressif et ironique que goûtaient en secret la plupart des convives, bien que l’évêque Morehouse en parût peiné.

— Le Dr Jordan|11| l’a établi très clairement, répondit Ernest. Voici son moyen de contrôler une vérité : « Fonctionne-t-elle ? Y confierez-vous votre vie ? »  

— Bah ! ricana le Dr Hammerfield. Vous oubliez dans vos calculs l’évêque Berkeley|12|. En somme, on ne lui a jamais répondu.  

— Le plus noble métaphysicien de la confrérie, dit Ernest en riant, mais assez mal choisi comme exemple. On peut prendre Berkeley lui-même à témoin que sa métaphysique ne fonctionnait pas.  

Du coup le Dr Hammerfield se mit tout à fait en colère, comme s’il eût surpris Ernest en train de voler ou de mentir.

— Jeune homme, s’écria-t-il d’une voix claironnante, cette déclaration va de pair avec tout ce que vous avez dit ce soir. C’est une assertion indigne et dénuée de tout fondement.  

— Me voilà aplati, murmura Ernest avec componction. Malheureusement j’ignore ce qui m’a frappé. Il faut me le mettre dans la main, Docteur.  

— Parfaitement, parfaitement, balbutia le Dr Hammerfield. Vous ne pouvez pas dire que l’évêque Berkeley a témoigné que sa métaphysique n’était pas pratique. Vous n’en avez pas de preuves, jeune homme, vous n’en savez rien. Elle a toujours fonctionné.  

— La meilleure preuve, à mes yeux, que la métaphysique de Berkeley ne fonctionnait pas, c’est que Berkeley lui-même — Ernest reprit tranquillement haleine — avait l’habitude invétérée de passer par les portes et non par les murs : c’est qu’il confiait sa vie à du pain et du beurre et du rôti solides : c’est qu’il se faisait la barbe avec un rasoir qui fonctionnait bien.  

— Mais ce sont là des choses d’actualité, cria le Docteur, et la métaphysique est une chose de l’esprit.  

— Et c’est en esprit qu’elle fonctionne, demanda doucement Ernest.  

L’autre fit un signe d’assentiment.

— Et, en esprit, une multitude d’anges peuvent danser sur la pointe d’une aiguille, continua Ernest d’un air pensif. Et il peut exister un dieu poilu et buveur d’huile, en esprit ; car il n’y a pas de preuves du contraire, en esprit. Et je suppose, Docteur, que vous vivez en esprit ?  

— Oui, mon esprit, c’est mon royaume, répondit l’interpellé.  

— Ce qui est une autre façon d’avouer que vous vivez dans le vide. Mais vous revenez sur terre, j’en suis sûr, à l’heure des repas, ou quand il survient un tremblement de terre. Me direz-vous que vous n’auriez aucune appréhension pendant un cataclysme de ce genre, convaincu que votre corps insubstantiel ne peut être atteint par une brique immatérielle ?  

Instantanément et d’une façon tout à fait inconsciente, le Dr Hammerfield porta la main à sa tête, où une cicatrice était cachée sous ses cheveux. Ernest était tombé par hasard sur un exemple de circonstance. Pendant le grand tremblement de terre|13| le Docteur avait failli être tué par la chute d’une cheminée. Tout le monde éclata de rire.

— Eh bien ! demanda Ernest quand la gaieté se fut calmée, j’attends toujours les preuves du contraire. — Et dans le silence universel, il ajouta : — Pas mal, ce dernier de vos arguments, mais ce n’est pas encore cela.  

Le Dr Hammerfield était temporairement hors de combat, mais la bataille continua dans d’autres directions. De point en point, Ernest défiait les ministres. Lorsqu’ils prétendaient connaître la classe ouvrière, il leur exposait à son sujet des vérités fondamentales qu’ils ne connaissaient pas et les mettait au défi de le contredire. Il leur servait des faits, toujours des faits, réprimait leurs élans vers la lune et les ramenait en terrain solide.

Comme toute cette scène me revient ! Je crois l’entendre, avec son intonation de guerre, les fouailler d’un faisceau de faits dont chacun était une verge cinglante. Et il était impitoyable. Il ne demandait pas quartier et n’en accordait pas. Je n’oublierai jamais la raclée finale qu’il leur infligea.

— Vous avez reconnu ce soir, à plusieurs reprises, par vos aveux spontanés ou vos déclarations ignorantes, que vous ne connaissiez pas la classe ouvrière. Je ne vous en blâme pas, car comment pourriez-vous la connaître ? Vous ne vivez pas dans les mêmes localités, vous pâturez dans d’autres prairies avec la classe capitaliste. Et pourquoi agiriez-vous autrement ? C’est la classe capitaliste qui vous paie, qui vous nourrit, qui vous met sur le dos les habits que vous portez ce soir. En retour vous prêchez à vos patrons les bribes de métaphysique qui leur sont particulièrement agréables, et qu’ils trouvent acceptables parce qu’elles ne menacent pas l’ordre social établi.  

À ces mots il y eut une rumeur de protestation autour de la table.

— Oh ! je ne mets pas en doute votre sincérité, poursuivit Ernest. Vous êtes sincères. Ce que vous prêchez, vous le croyez. C’est en cela que consiste votre force et votre valeur aux yeux de la classe capitaliste. Si vous songiez à modifier l’ordre établi, votre prédication deviendrait inacceptable pour vos patrons et vous vous feriez mettre à la porte. De temps en temps, quelques-uns d’entre vous sont ainsi congédiés. N’ai-je pas raison ?|14| 

Cette fois, il n’y eut pas de dissentiment. Tous gardèrent un mutisme significatif, à l’exception du Dr Hammerfield qui déclara :

— C’est quand leur manière de penser est erronée qu’on leur demande leur démission.  

— Ce qui revient à dire, quand leur manière de penser est inacceptable. Aussi, je vous le dis en toute sincérité, continuez à prêcher et à gagner votre argent, mais, pour l’amour du ciel, laissez la classe ouvrière tranquille. Vous n’avez rien de commun avec elle, vous appartenez au camp ennemi. Vos mains sont blanches parce que d’autres travaillent pour vous. Vos estomacs sont gavés et vos ventres ronds. (Ici le Dr Ballingford fit une légère grimace et tout le monde regarda sa corpulence prodigieuse. On disait que depuis des années il n’avait pas vu ses pieds.) Et vos esprits sont bourrés d’un mortier de doctrines qui sert à cimenter les arcs-boutants de l’ordre établi. Vous êtes des mercenaires, sincères, je vous l’accorde, mais au même titre que l’étaient les hommes de la Garde suisse sous l’ancienne monarchie française. Soyez fidèles à ceux qui vous donnent le pain et le sel, et la solde : soutenez de vos prédications les intérêts de vos employeurs. Mais ne descendez pas vers la classe ouvrière pour vous offrir en qualité de faux guides. Vous ne sauriez vivre honnêtement dans les deux camps à la fois. La classe ouvrière s’est passée de vous. Croyez-moi, elle continuera à s’en passer. Et, en outre, elle s’en tirera mieux sans vous qu’avec vous.  

 

|2|. Les défis

À peine les invités partis, mon père se laissa tomber dans un fauteuil et s’abandonna aux éclats d’une gaîté pantagruélique. Jamais, depuis la mort de ma mère, je ne l’avais entendu rire de si bon cœur.

— Je parierais bien que le Dr Hammerfield n’avait encore rien affronté de pareil de sa vie — dit-il entre deux accès. — La courtoisie des controverses ecclésiastiques ! As-tu remarqué qu’il a commencé comme un agneau — c’est d’Everhard que je parle — pour se muer tout à coup en un lion rugissant ? C’est un esprit magnifiquement discipliné. Il aurait fait un savant de premier ordre si son énergie eût été orientée dans ce sens.  

Ai-je besoin d’avouer qu’Ernest Everhard m’intéressait profondément, non seulement par ce qu’il avait pu dire ou par sa façon de le dire, mais par lui-même, comme homme ? Je n’en avais jamais rencontré de semblable, et c’est pourquoi, je suppose, malgré mes vingt-quatre ans sonnés, je n’étais pas encore mariée. En tout cas, je dus m’avouer qu’il me plaisait, et que ma sympathie reposait sur autre chose que son intelligence dans la discussion. En dépit de ses biceps, de sa poitrine de boxeur, il me faisait l’effet d’un garçon candide. Sous son déguisement de fanfaron intellectuel je devinais un esprit délicat et sensitif. Ses impressions m’étaient transmises par des voies que je ne puis définir autrement que comme mes intuitions féminines.

Il y avait dans son appel de clairon quelque chose qui m’était allé au cœur. Je croyais encore l’entendre et je désirais l’entendre de nouveau. J’aurais eu plaisir à revoir dans ses yeux cet éclair de gaîté qui démentait le sérieux impassible de son visage. D’autres sentiments vagues mais plus profonds remuaient en moi. Déjà je l’aimais presque. Pourtant, si je ne l’avais jamais revu, je suppose que ces sentiments imprécis se seraient effacés et que je l’aurais oublié assez facilement.

Mais ce n’était pas ma destinée de ne jamais le revoir. L’intérêt que mon père éprouvait depuis peu pour la sociologie et les dîners qu’il donnait régulièrement, excluaient cette éventualité. Père n’était pas un sociologue : sa spécialité scientifique était la physique, et ses recherches dans cette branche avaient été fructueuses. Son mariage l’avait rendu parfaitement heureux. Mais, après la mort de ma mère, ses travaux ne purent combler le vide. Il s’occupa de philosophie avec un intérêt d’abord mitigé, puis grandissant de jour en jour : il fut entraîné vers l’économie politique et la science sociale, et comme il possédait un vif sentiment de justice, il ne tarda pas à se passionner pour le redressement des torts. Je notai avec gratitude ces indices d’un intérêt renaissant à la vie, sans me douter où la nôtre allait être menée. Lui, avec l’enthousiasme d’un adolescent, plongea tête baissée dans ses nouvelles recherches, sans s’inquiéter le moins du monde où elles aboutiraient.

Habitué de longue date au laboratoire, il fit de sa salle à manger un laboratoire social. Des gens de toutes sortes et de toutes conditions s’y trouvèrent réunis, savants, politiciens, banquiers, commerçants, professeurs, chefs travaillistes, socialistes et anarchistes. Il les poussait à discuter entre eux, puis analysait leurs idées sur la vie et sur la société.

Il avait fait la connaissance d’Ernest peu de temps avant « le soir des prédicants ». Après le départ des convives, il me raconta comment il l’avait rencontré. Un soir, dans une rue, il s’était arrêté pour écouter un homme qui, juché sur une caisse à savon, discourait devant un groupe d’ouvriers. C’était Ernest. Hautement prisé dans les conseils du parti socialiste, il était considéré comme un de ses chefs, et reconnu pour tel dans la philosophie du socialisme. Possédant le don de présenter en langage simple et clair les questions les plus abstraites, cet éducateur de naissance ne croyait pas déchoir en montant sur la caisse à savon pour expliquer l’économie politique aux travailleurs.

Mon père s’arrêta pour l’écouter, s’intéressa au discours, prit rendez-vous avec l’orateur, et, la connaissance faite, l’invita au dîner des révérends. Il me révéla ensuite quelques renseignements qu’il avait pu recueillir sur son compte. Ernest était fils d’ouvriers, bien qu’il descendît d’une vieille famille, établie depuis plus de deux cents ans en Amérique|15|. À l’âge de dix ans il était allé travailler en manufacture, et, plus tard, il avait fait son apprentissage de maréchal ferrant. C’était un autodidacte : il avait étudié seul le français et l’allemand, et à cette époque il gagnait médiocrement sa vie en traduisant des œuvres scientifiques et philosophiques pour une maison précaire d’éditions socialistes de Chicago. À ce salaire s’ajoutaient quelques droits provenant de la vente restreinte de ses propres œuvres.

Voilà ce que j’appris de lui avant d’aller me coucher, et je restai longtemps éveillée, écoutant de mémoire le son de sa voix. Je m’effrayai de mes propres pensées. Il ressemblait si peu aux hommes de ma classe, il me paraissait si étranger, et si fort ! Sa maîtrise me charmait et me terrifiait à la fois, et ma fantaisie vagabondait si bien que je me surpris à l’envisager comme amoureux et comme mari. J’avais toujours entendu dire que la force chez l’homme est une attraction irrésistible pour les femmes ; mais celui-là était trop fort. — Non, non ! m’écriai-je, c’est impossible ; absurde. — Et le lendemain, en m’éveillant, je découvris en moi le désir de le revoir, d’assister à sa victoire dans une nouvelle discussion, de vibrer encore à son intonation de combat, de l’admirer dans toute sa certitude et sa force, mettant en pièces leur suffisance et secouant leur pensée hors de l’ornière. Qu’importait sa fanfaronnade ? Selon ses propres termes, elle fonctionnait, elle produisait des effets. En outre, elle était belle à voir, excitante comme un début de bataille.

Plusieurs jours se passèrent, employés à lire les livres d’Ernest, que père m’avait prêtés. Sa parole écrite était comme sa pensée parlée, claire et convaincante. Sa simplicité absolue vous persuadait lors même que vous doutiez encore. Il avait le don de la lucidité. Son exposition du sujet était parfaite. Pourtant, en dépit de son style, bien des choses me déplaisaient. Il attachait trop d’importance à ce qu’il appelait la lutte des classes, à l’antagonisme entre le travail et le capital, au conflit des intérêts.

Père me raconta joyeusement l’appréciation du Dr Hammerfield sur Ernest, « un insolent roquet, gonflé de suffisance par un savoir insuffisant » et qu’il se refusait à rencontrer de nouveau. Par contre, l’évêque Morehouse s’était pris d’intérêt pour Ernest, et désirait vivement une nouvelle entrevue. « Un jeune homme fort » avait-il déclaré, «et vivant, bien vivant ; mais il est trop sûr, trop sûr. »

Ernest revint un après-midi avec père. L’évêque Morehouse était déjà arrivé, et nous prenions le thé sous la véranda. Je dois dire que la présence prolongée d’Ernest à Berkeley s’expliquait par le fait qu’il suivait des cours spéciaux de biologie à l’Université, et aussi parce qu’il travaillait beaucoup à un nouvel ouvrage intitulé « Philosophie et Révolution »|16|.

Quand Ernest entra, la véranda sembla soudain rapetissée. Ce n’est pas qu’il fût extraordinairement grand — il n’avait que cinq pieds neuf pouces — mais il semblait rayonner une atmosphère de grandeur. En s’arrêtant pour me saluer, il manifesta une légère hésitation en étrange désaccord avec ses yeux hardis et sa poignée de main ; celle-ci était ferme et sûre : ses yeux ne l’étaient pas moins, mais, cette fois, ils semblaient contenir une question tandis qu’il me regardait, comme le premier jour, un peu trop longtemps.

— J’ai lu votre « Philosophie des classes laborieuses », lui dis-je, et je vis ses yeux briller de contentement.  

— Naturellement, répondit-il, vous aurez tenu compte de l’auditoire auquel la conférence était adressée.  

— Oui, et c’est là-dessus que je veux vous chercher querelle.  

— Moi aussi, dit l’évêque Morehouse, j’ai une querelle à vider avec vous.  

À ce double défi, Ernest leva les épaules d’un air de bonne humeur et accepta une tasse de thé. L’évêque s’inclina pour me céder la préséance.

— Vous fomentez la haine des classes, dis-je à Ernest. Je trouve que c’est une erreur et un crime de faire appel à tout ce qu’il y a d’étroit et de brutal dans la classe ouvrière. La haine de classe est anti-sociale, et, il me semble, anti-socialiste.  

— Je plaide non coupable, répondit-il. Il n’y a de haine de classes ni dans la lettre ni dans l’esprit d’aucune de mes œuvres.  

— Oh ! m’écriai-je d’un air de reproche.  

Je saisis mon livre et l’ouvris.

Il buvait son thé, tranquille et souriant, pendant que je le feuilletais.

— Page 132 — je lus à haute voix : « Ainsi la lutte des classes se produit, au stage actuel du développement social, entre la classe qui paie des salaires et les classes qui en reçoivent. »  

Je le regardai d’un air triomphant.

— Il n’est pas question de haine de classes là-dedans, me dit-il en souriant.  

— Mais vous dites « Lutte de classes ».  

— Ce n’est pas du tout la même chose. Et, croyez-moi, nous ne fomentons pas la haine. Nous disons que la lutte des classes est une loi du développement social. Nous n’en sommes pas responsables. Ce n’est pas nous qui la faisons. Nous nous contentons de l’expliquer, comme Newton expliquait la gravitation. Nous analysons la nature du conflit d’intérêts qui produit la lutte de classes.  

— Mais il ne devrait pas y avoir conflit d’intérêts, m’écriai-je.  

— Je suis tout à fait de votre avis, répondit-il. Et c’est précisément l’abolition de ce conflit d’intérêts que nous essayons de provoquer, nous autres socialistes. Pardon, laissez-moi vous lire un autre passage. — Il prit le livre et tourna quelques feuillets. — Page 126. « Le cycle des luttes de classes, qui a commencé avec la dissolution du communisme primitif de la tribu et la naissance de la propriété individuelle, se terminera avec la suppression de l’appropriation individuelle des moyens d’existence sociale. »  

— Mais je ne suis pas d’accord avec vous, intervint l’évêque, sa figure pâle d’ascète légèrement teintée par l’intensité de ses sentiments. Vos prémisses sont fausses. Il n’existe pas de conflits d’intérêts entre le travail et le capital, ou du moins il ne devrait pas en exister.  

— Je vous remercie, dit gravement Ernest, de m’avoir rendu mes prémisses par votre dernière proposition.  

— Mais pourquoi y aurait-il conflit ? demanda l’évêque avec chaleur.  

Ernest haussa les épaules : — Parce que nous sommes ainsi faits, je suppose.

— Mais nous ne sommes pas ainsi faits !  

— Est-ce de l’homme idéal, divin et dépourvu d’égoïsme, que vous discutez ? demanda Ernest. Mais il y en a si peu qu’on est en droit de les considérer pratiquement comme inexistants. Ou parlez-vous de l’homme commun et ordinaire ?  

— Je parle de l’homme ordinaire.  

— Faible, et faillible, et sujet à erreur ?  

L’évêque fit un signe d’assentiment.

— Et mesquin et égoïste ?  

Le pasteur renouvela son geste.

— Faites attention, déclara Ernest. J’ai dit égoïste.  

— L’homme ordinaire est égoïste, affirma vaillamment l’évêque.  

— Il veut avoir tout ce qu’il peut avoir ?  

— Il veut avoir le plus possible ; c’est déplorable, mais vrai.  

— Alors je vous tiens. — Et la mâchoire d’Ernest claqua comme le ressort d’un piège. — Prenons un homme qui travaille dans les tramways.  

— Il ne pourrait pas travailler s’il n’y avait pas de capital, interrompit l’évêque.  

— C’est vrai, et vous m’accorderez que le capital périrait s’il n’y avait pas la main-d’œuvre pour gagner les dividendes ?  

L’évêque ne répondit pas.

— N’êtes-vous pas de mon avis ? insista Ernest.  

Le prélat acquiesça de la tête.

— Alors nos deux propositions s’annulent réciproquement et nous nous retrouvons à notre point de départ. Recommençons. Les travailleurs des tramways fournissent la main-d’œuvre. Les actionnaires fournissent le capital. Par l’effort combiné du travail et du capital, de l’argent est gagné|17|. Ils se partagent ce gain. La part du capital s’appelle des dividendes. La part du travail s’appelle des salaires.  

— Très bien, interrompit l’évêque. Et il n’y a pas de raison pour que ce partage ne s’opère pas à l’amiable.  

— Vous avez déjà oublié nos conventions, répliqua Ernest. Nous sommes tombés d’accord que l’homme est égoïste, l’homme ordinaire, tel qu’il est. Vous vous lancez en l’air pour établir une distinction entre cet homme-là et les hommes tels qu’ils devraient être, mais qu’ils ne sont pas. Revenons sur terre ; le travailleur étant égoïste, veut avoir le plus possible dans le partage. Le capitaliste, étant égoïste, veut avoir tout ce qu’il peut prendre. Lorsqu’une chose existe en quantité limitée et que deux hommes veulent en avoir chacun le maximum, il y a conflit d’intérêts. C’est celui qui existe entre le travail et le capital, et c’est un conflit irréconciliable. Tant qu’il existera des ouvriers et des capitalistes, ils continueront à se quereller au sujet du partage. Si vous étiez à San-Francisco cet après-midi, vous seriez obligé d’aller à pied. Pas un train ne circule dans les rues.  

— Encore une grève ?|18| demanda l’évêque d’un ton alarmé.  

— Oui, on se chicane sur le partage des bénéfices des chemins de fer urbains.  

L’évêque s’emporta.

— On a tort, cria-t-il. Les ouvriers n’y voient pas plus loin que le bout de leur nez. Comment peuvent-ils espérer qu’ils conserveront notre sympathie…  

— Quand nous sommes forcés d’aller à pied, acheva malicieusement Ernest.  

Mais l’évêque ne prit pas garde à cette proposition complétive.

— Leur point de vue est trop borné, continua-t-il. Les hommes devraient se conduire en hommes et non en brutes. Il va encore y avoir des violences et des meurtres, et des veuves et des orphelins affligés. Le capital et le travail devraient être unis. Ils devraient marcher la main dans la main et pour leur mutuel bénéfice.  

— Vous voilà reparti en l’air, remarqua froidement Ernest. Voyons, redescendez sur terre et ne perdez pas de vue notre admission que l’homme est égoïste.  

— Mais il ne devrait pas l’être ! s’écria l’évêque.  

— Sur ce point je suis d’accord avec vous. Il ne devrait pas être égoïste, mais il continuera de l’être tant qu’il vivra dans un système social basé sur une morale à cochons.  

Le dignitaire de l’Église fut effaré, et père se tordit.

— Oui, une morale à cochons, reprit Ernest sans remords. Voilà le dernier mot de votre système capitaliste. Et voilà ce que soutient votre Église, ce que vous prêchez chaque fois que vous montez en chaire. Une éthique à porcs, il n’y a pas d’autre nom à lui donner.  

L’évêque se tourna comme pour en appeler à mon père, mais celui-ci hocha la tête en riant.

— Je crois bien que notre ami a raison, dit-il. C’est la politique du laisser-faire, du chacun pour soi et que le diable emporte le dernier. Comme le disait l’autre soir M. Everhard, la fonction que vous remplissez, vous autres gens d’Église, c’est de maintenir l’ordre établi, et la société repose sur cette base-là.  

— Mais ce n’est pas la doctrine du Christ, s’écria l’évêque.  

— Aujourd’hui l’Église n’enseigne pas la doctrine du Christ, répondit Ernest. C’est pourquoi les ouvriers ne veulent rien avoir à faire avec elle. L’Église approuve la terrible brutalité, la sauvagerie avec laquelle le capitaliste traite les masses laborieuses.  

— Elle ne l’approuve pas, objecta l’évêque.  

— Elle ne proteste pas, répliqua Ernest, et dès lors elle approuve, car il ne faut pas oublier que l’Église est entretenue par la classe capitaliste.  

— Je n’avais pas envisagé les choses sous ce jour-là, dit naïvement l’évêque. Vous devez vous tromper. Je sais qu’il y a beaucoup de tristesses et de vilenies en ce monde. Je sais que l’Église a perdu le… ce que vous appelez le prolétariat|19|.  

— Vous n’avez jamais eu le prolétariat, cria Ernest. Il a grandi en dehors de l’Église et sans elle.  

— Je ne saisis pas, dit faiblement l’évêque.  

— Je vais vous expliquer. Par suite de l’introduction des machines et du système usinier vers la fin du XVIIIe siècle, la grande masse des laboureurs fut arrachée à la terre et le mode ancien du travail fut brisé. Les travailleurs, chassés de leurs villages, se trouvèrent parqués dans les villes manufacturières. Les mères et les enfants furent mis à l’œuvre sur les nouvelles machines. La vie de famille cessa. Les conditions devinrent atroces. C’est une page d’histoire écrite avec des larmes et du sang.  

— Je sais, je sais, interrompit l’évêque avec une expression d’angoisse. Ce fut terrible ; mais cela se passait en Angleterre, il y a un siècle et demi.  

— Et c’est ainsi que, voilà un siècle et demi, naquit le prolétariat moderne, continua Ernest. Et l’Église l’ignora. Pendant que les capitalistes construisaient ces abattoirs du peuple, l’Église restait muette, et aujourd’hui elle observe le même mutisme. Comme dit Austin Lewis|20| en parlant de cette époque, ceux qui avaient reçu le commandement « Paissez mes brebis » virent, sans la moindre protestation, ces brebis vendues et harassées à mort|21|… Avant d’aller plus loin je vous prie de me dire carrément si nous sommes d’accord ou non. L’Église a-t-elle protesté à ce moment-là ?  

L’évêque Morehouse hésita. Pas plus que le Dr Hammerfield, il n’était habitué à ce genre d’offensive à domicile, selon l’expression d’Ernest.

— L’histoire du XVIIIe siècle est écrite, suggéra celui-ci. Si l’Église n’était pas muette, on doit trouver trace de sa protestation quelque part dans les livres.  

— Malheureusement, je crois bien qu’elle est restée muette, avoua le dignitaire de l’Église.  

— Et elle reste muette encore aujourd’hui.  

— Ici nous ne sommes plus d’accord.  

Ernest fit une pause, regarda attentivement son interlocuteur, et accepta le défi.

— Très bien, dit-il, nous allons voir. Il y a à Chicago des femmes qui travaillent toute la semaine pour quatre-vingt-dix cents. L’Église proteste-t-elle ?  

— C’est une nouvelle pour moi, fut la réponse. Quatre-vingt-dix cents ! C’est épouvantable.  

— L’Église a-t-elle protesté ? insista Ernest.  

— L’Église l’ignore. Le prélat se débattait ferme.  

— Cependant l’Église a reçu ce commandement « Paissez mes brebis », dit Ernest avec une amère ironie. Puis, se reprenant tout de suite : Pardonnez-moi ce mouvement d’aigreur ; mais pouvez-vous être surpris que nous perdions patience avec vous ? Avez-vous protesté devant vos congrégations capitalistes contre l’emploi d’enfants dans les filatures de coton du sud|22| ? Des enfants de six ou sept ans travaillant toutes les nuits en équipes de douze heures. Ils ne voient jamais la sainte lumière du jour. Ils meurent comme des mouches. Les dividendes sont payés avec leur sang. Et avec cet argent on construit de magnifiques églises dans la Nouvelle-Angleterre, et vos pareils y prêchent d’agréables platitudes devant les ventres replets et luisants des tirelires à dividendes.  

— Je ne savais pas, murmura l’évêque dans un souffle défaillant. Son visage était pâle, comme s’il eût éprouvé des nausées.  

— Ainsi vous n’avez pas protesté ?  

Le pasteur eut un faible mouvement de dénégation.

— Ainsi l’Église est muette aujourd’hui, comme elle l’était au XVIII e siècle ?  

L’évêque ne répondit rien, et pour une fois Ernest s’abstint d’insister.

— Et, ne l’oubliez pas, toutes les fois qu’un membre du clergé proteste, on le congédie.  

— Je trouve que ce n’est guère juste.  

— Protesterez-vous ? demanda Ernest.  

— Montrez-moi, dans notre propre communauté, des maux comme ceux dont vous avez parlés, et j’élèverai la voix.  

— Je me mets à votre disposition pour vous les montrer, dit tranquillement Ernest, et je vous ferai faire un voyage à travers l’enfer.  

— Et moi je désavouerai tout !… Le pasteur s’était redressé dans son fauteuil, et sur son doux visage se répandait une expression de dureté guerrière.  

— L’Église ne restera pas muette !  

— Vous serez congédié, avertit Ernest.  

— Je vous fournirai la preuve du contraire, fut la réplique. Vous verrez, si tout ce que vous dites est vrai, que l’Église s’est trompée par ignorance. Et je crois même que tout ce qu’il y a d’horrible dans la société industrielle est dû à l’ignorance de la classe capitaliste. Elle remédiera au mal dès qu’elle recevra le message que le devoir de l’Église est de lui communiquer. 

Ernest se mit à rire. Son rire était brutal, et je me sentis poussée à prendre la défense de l’évêque.

— Souvenez-vous, lui dis-je, que vous ne voyez qu’une face de la médaille. Bien que vous ne nous fassiez crédit d’aucune bonté, il y a beaucoup de bon chez nous. L’évêque Morehouse a raison. Les maux de l’industrie, si terribles qu’ils soient, sont dus à l’ignorance. Les divisions sociales sont trop accentuées.  

— L’Indien sauvage est moins cruel et moins implacable que la classe capitaliste, répondit-il, et en ce moment je fus tenté de le prendre en grippe.  

— Vous ne nous connaissez pas. Nous ne sommes ni cruels ni implacables.  

— Prouvez-le, lança-t-il d’un ton de défi.  

— Comment puis-je vous le prouver, à vous ?  

Je commençais à être en colère. Il secoua la tête.

— Je ne vous demande pas de me le prouver à moi ; je vous demande de vous le prouver à vous-même.  

— Je sais à quoi m’en tenir.  

— Vous ne savez rien du tout, répondit-il brutalement.  

— Allons, allons, mes enfants ! dit père d’un ton conciliant.  

— Je m’en moque, commençai-je avec indignation. Mais Ernest m’interrompit.  

— Je crois que vous avez de l’argent placé dans les filatures de la Sierra, ou que votre père en a, ce qui revient au même.  

— Qu’est-ce que ceci a de commun avec la question qui nous occupe ? m’écriai-je.  

— Peu de chose, énonça-t-il lentement, sauf que la robe que vous portez est tachée de sang. Vos aliments ont le goût du sang. Des poutres du toit qui vous abrite dégoutte du sang de jeunes enfants et d’hommes valides. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour l’entendre couler goutte à goutte autour de moi.  

Joignant le geste à la parole, il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux. J’éclatai en larmes de mortification et de vanité froissée. Je n’avais jamais été si cruellement traitée de ma vie. L’évêque et mon père étaient aussi embarrassés et bouleversés l’un que l’autre. Ils essayèrent de détourner la conversation sur un terrain moins brûlant. Mais Ernest ouvrit les yeux, me regarda et les écarta du geste. Sa bouche était sévère, ses regards aussi, et il n’y avait pas dans ses yeux la moindre étincelle de gaîté. Qu’allait-il dire, quelle nouvelle cruauté allait-il m’infliger ? Je ne le sus jamais, car, à ce moment-là, un homme, passant sur le trottoir, s’arrêta pour nous regarder. C’était un gaillard solide et pauvrement vêtu qui portait sur le dos une lourde charge de chevalets, de chaises et d’écrans faits de bambou et de ratine. Il regardait la maison comme s’il hésitait à entrer pour essayer de vendre quelques uns de ces articles.  

— Cet homme s’appelle Jackson, dit Ernest.  

— Bâti comme il l’est, remarquai-je sèchement, il devrait travailler au lieu de faire le marchand ambulant|23|.  

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