Le temps des ombres : La légende de la guerre de Cent Ans - Tome 1 - Jonathan Cajet - E-Book

Le temps des ombres : La légende de la guerre de Cent Ans - Tome 1 E-Book

Jonathan Cajet

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Beschreibung

Début du XVe siècle, en pleine guerre de Cent Ans, le Royaume de France, incapable de résister à l’invasion anglaise, est au bord de l’implosion. Sur ces terres en proie à la violence et abandonnées aux pillards et aux mercenaires, Kalas, fils adoptif d’un herboriste d’une cité proche de Calais, fait la rencontre de Bertrame, un mystérieux érudit qui l’initie à la Miasmatique, exigeante maîtrise des essences de la nature dotant celui qui la domine de puissantes capacités, ainsi que d’Éléonore, sa fille, redoutable combattante. Alors que les troupes du roi anglais Henri V poussent toujours plus loin leur conquête de la France, les trois compagnons vont rapidement être emportés au cœur des intrigues de ce conflit séculaire. De leurs choix dépendra le sort du Royaume de France et de la Chrétienté.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Passionné par l’Histoire, il y avait, selon Jonathan Cajet, l’espace pour créer autour de la guerre de Cent Ans, à travers les aventures de Jeanne d’Arc et la lutte entre la France et l’Angleterre, une épopée légendaire à l’instar de la légende du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde. Après plusieurs mois, cette idée s’est transformée en obsession. C’est ainsi qu’est née la trilogie Le Temps des Ombres, comme le besoin débordant de livrer aux lecteurs une version épique, mêlant un univers fantasy cohérent à ce contexte historique riche et plus complexe qu’il n’y paraît.

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Jonathan Cajet

Le temps des ombres

La légende de la guerre de Cent Ans

Tome I

La revanche de la perfide Albion

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jonathan Cajet

ISBN : 979-10-377-5356-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je tiens à remercier ma compagne, Aline, mon premier et plus grand soutien dans ce projet.

Pour mon neveu Aïden et mon filleul Emiliano.

Pour une expérience encore plus immersive, j’invite le lecteur à écouter, avant de passer d’un chapitre à l’autre, les œuvres musicales qui m’ont bercé lors de l’écriture du roman.

Le répertoire des inspirations musicales se trouve en annexe, en fin du livre.

Puissent-elles vous transporter au temps de la chevalerie et vous plonger dans les mystères de la Miasmatique.

Et maintenant, sans plus tarder, rejoignez Bertrame et entrez avec lui dans la légende…

… La légende de la guerre de Cent Ans.

Laissez-moi vous parler d’un temps aujourd’hui révolu, celui de mes aïeux. Le miasme, exigeante maîtrise des essences de la nature, qui fut appelé par la suite magie et sorcellerie pour mieux le condamner et œuvrer à sa disparition, parcourait alors les terres bénies des royaumes chrétiens d’Europe. Parmi ces royaumes, la France était de loin le plus grand et le plus puissant. Elle était, depuis la chute de l’Empire romain, le protecteur de la chrétienté, la fille ainée de l’Église, le royaume donné par Dieu pour apporter la lumière divine au reste du monde. N’allez pas croire pour autant que cette destinée était une bénédiction. La lumière, si éclatante soit-elle, projette inéluctablement sa part d’obscurité. Cette ombre, dès le milieu du XIVe siècle, allait s’appeler Albion, le royaume d’Angleterre…

… Alors que je sens qu’Il m’appelle auprès de lui, laissez-moi vous raconter ce que j’ai vu et entendu, laissez-moi vous décrire la mission qui m’a été confiée et dont vous allez hériter, par la grâce de Dieu…

Louis le Onzième,

À mes descendants

Chapitre 1

L’ermite de la grotte de l’Ours Noir

En l’an de grâce 1413, vivait près d’Hardinghen, modeste bourg situé au nord du saint royaume de France, à la lisière d’une immense forêt de chênes, d’épicéas et d’ormes, un homme que tous les bourgeois d’Hardinghen s’accordaient à qualifier d’ermite. Ils étaient presque unanimement persuadés qu’il se terrait dans une caverne nichée sur une petite butte rocailleuse et visible depuis le bourg, l’antre de l’Ours Noir, comme ils aimaient l’appeler, en référence à la bête qui jadis en avait fait son foyer avant d’en être chassée par l’Homme.

Bertrame, c’était son nom, n’avait pas quarante ans mais en paraissait soixante, la faute, peut-être, à ses longs cheveux gris négligés et à une barbe hirsute, dont les poils désordonnés viraient de plus en plus au blanc. Outre cette pilosité hasardeuse, le visage de Bertrame était marqué par la rudesse de la vie. De profondes rides d’inquiétude parcouraient son front et lui conféraient un air grave. Il était, par ailleurs, aveugle de l’œil droit et conservait à ce niveau quatre profondes cicatrices que son cache-œil ne parvenait que très modestement à cacher. Bertrame descendait rarement à Hardinghen sauf pour acheter ce qu’il ne pouvait lui-même se procurer en échange de ses fameux onguents à l’efficacité redoutable. À dire vrai, Hardinghen n’avait pas grand-chose d’attirant, ni même de repoussant d’ailleurs, elle était l’archétype de ces petits villages que le commerce avait fait grossir et transformer en bourg. Elle jouissait de sa proximité avec la côte calaisienne et prospérait via l’échange de denrées d’avec l’Angleterre et la Flandre. Ces derniers temps, Hardinghen vivait des temps plus difficiles, le conflit entre le roi de France et le roi d’Angleterre, son vassal, avait pris un tour très défavorable pour le premier.

En 1356, le roi de France Jean II dit le Bon qui aurait sûrement mérité un autre qualificatif, fut fait prisonnier à la bataille de Poitiers par le roi anglais. Sa rançon ruina la France alors que les chevauchées sanglantes et cruelles d’Edward III d’Angleterre en Champagne et du Prince Noir, son fils, de Bordeaux à Narbonne, dévastèrent le pays. En 1360, par le désastreux traité de Brétigny, le roi d’Angleterre s’empara du quart du royaume de France. La mort de Jean II le Bon en 1364 et le sacre de Charles V redonnèrent espoir aux sujets du royaume. Charles V redressa la France et la sortit de sa torpeur en s’entourant d’habiles collaborateurs tel le puissant Du Guesclin. Le Poitou reconquit, Charles VI hérita d’un royaume qui avait retrouvé l’espoir de bouter l’Anglais hors ses frontières. Les querelles internes, intestines et fratricides, eurent pourtant raison du lent travail opéré par feu Charles V. Un grand mal finit par atteindre Charles VI, que certains appelèrent folie, d’autres empoisonnement. Toujours est-il qu’à partir de 1392, le comportement du roi changea et devint erratique sans qu’on ne puisse l’expliquer. Pour beaucoup, ce bon roi, aimé par le peuple mais malchanceux, avait été trahi par ses proches et ses oncles, qui ne pensaient qu’à se partager le royaume à leur profit, fut-ce un royaume amoindri. Surtout, le peuple, par une intuition presque mystique, sentait que la reine Isabeau, surnommée souvent « l’étrangère », parfois la « putain de Bavière », n’était, pour le coup, pas étrangère aux malheurs du royaume.

Toujours est-il qu’à Hardinghen, en 1413, année marquée par l’avènement d’Henri V sur le trône d’Angleterre et par la poursuite des hostilités entre Anglais et Français, et Français entre eux, on n’attendait plus grand-chose du roi de France, qui semblait complètement dépassé et maintenu dans un voile d’ignorance et de corruption par ceux qui l’entouraient. Et pourtant, malgré sa proximité avec Calais, forteresse anglaise depuis 1347, le bourg n’avait pas encore eu à pâtir de la présence d’Albion. La bourgade était ceinte de fortifications derrière un étroit fossé. Une partie de la ceinture était en pierre mais pour accroître la hauteur de la muraille à moindres frais, un deuxième étage, essentiellement en bois, avait été rajouté à la partie basse. Les bourgeois se relayaient sur les six palissades qui faisaient office de tour de guet. Les plus riches payaient des gens d’armes pour effectuer leur tour de garde à leur place. La ville, somme toute modeste, disposait d’une auberge tout à fait convenable où les habitants et gens de passage pouvaient, sans craindre pour leur bourse ou leur poitrail, partager les quelques bières et hydromels que la région offrait et apprécier un bon lit en toute quiétude. En dehors des habitations de toutes natures qui s’amoncelaient à l’intérieur des murailles de la ville, de plus en plus étroite, Hardinghen disposait d’un armurier, d’une boutique de tissus, d’une boucherie, d’une place de commerce, rarement animée ces temps-ci, et d’une herboristerie. L’herboriste était d’ailleurs le seul habitant qui connaissait un tant soit peu Bertrame. C’était son interlocuteur privilégié pour la vente de ses onguents. Il lui arrivait de plus en plus souvent de recourir aux services de l’ermite pour collecter peaux de serpent, insectes et autres herbes rares qu’il ne pouvait se procurer sans danger depuis les dernières incursions anglaises. Sa dernière venue remontait à la semaine dernière, jour pour jour, il s’attendait donc à le voir aujourd’hui lui apporter l’acérola, l’achillée millefeuille et l’ail des ours nécessaires à la préparation de ses remèdes.

Bertrame avait effectivement pris la route et on pouvait l’apercevoir quitter la lisière de la forêt pour arpenter la plaine qui le séparait du petit bourg. De l’enceinte de la ville, Jacques dit l’Ancien, du fait de ses nombreux printemps passés sur cette terre, aperçut l’ermite encapuchonné. Bien que personne ne sache d’où Bertrame venait, ni ce qu’il faisait réellement dans cette forêt depuis deux ans, le vieux Jacques jurait à qui voulait l’entendre, c’est-à-dire peu de monde, qu’il était déjà venu à Hardinghen il y a de cela plus de vingt années. Jacques passait ses journées le long des fortifications. Il avait les yeux fixés sur la forêt au loin, prêt à sonner le tocsin dès qu’il apercevrait un de ces maudits Anglais. Les bourgeois l’aimaient bien, même s’ils le prenaient pour un vieux sénile, il leur permettait de dormir pendant leur tour de garde ou de jouer aux cartes, assurés qu’ils étaient que rien n’échapperait à l’ancien. Malgré ses soixante années, sa vue était encore affutée surtout pour sentir venir l’Anglais. Du haut de sa palissade, qu’il aimait à appeler son petit donjon, Jacques était le seul à savoir que Bertrame n’habitait pas la grotte de l’Ours Noir. Certes, il le voyait souvent entreposer ses effets, tonneaux et autres barriques dans cette sinistre remise mais, tous les soirs, de sa vue d’aigle, il apercevait l’ermite au cache-œil gris gravir ce qui ressemblait à une échelle souple, faite de cordages et de planches de bois vieilli, pour se perdre dans la cime des arbres. Jacques supposait que c’était une manière d’échapper aux patrouilles anglaises ou plus certainement de se protéger des loups qui rôdaient depuis deux ans dans ces bois. Il avait, en effet, aperçu plusieurs fois la meute près de l’antre. Jacques l’ancien aimait bien Bertrame, même s’il ne le connaissait pas vraiment et qu’il ne lui avait que très peu parlé. Ses onguents avaient sauvé sa fille et son petit-fils par le passé. L’ermite pouvait certes effrayer certains bourgeois. Son regard scrutateur, ses cicatrices y étaient pour beaucoup et sa façon de vivre ne cessait d’interroger. Certains n’hésitaient pas à affirmer qu’il était un serviteur du Diable et que des tréfonds de sa grotte, il s’adonnait à quelques rites interdits. La rumeur était partie de quelques gens de passage ayant entrevu des faisceaux de lumière s’échapper de la grotte par intermittence. Mais, à vrai dire, cette histoire servait surtout à effrayer les enfants turbulents à coup de « si tu continues à lambiner, je vais t’abandonner dans la forêt, Bertrame te transformera en serpent et se servira de ta peau pour en faire de l’onguent ». Ainsi, Bertrame, malgré les services qu’il rendait au bourg, n’était pas vraiment respecté, ni même véritablement craint, il paraissait certes mystérieux mais personne n’avait eu à se plaindre de lui. Et puis, en cette année de guerre et d’ombre planant sur les récoltes, la plupart des villageois cherchait à survivre tant bien que mal, ce qui laissait peu de place pour les ragots et autres commérages, privilèges de l’oisiveté.

Bertrame se présenta chez l’herboriste comme convenu. Il ôta sa cape de laine à capuchon profond. L’herboriste songea en le voyant qu’il n’était pas dénué d’une certaine élégance. Affublé de sa chemise de lin blanc et d’un pourpoint bleu marine lacé à ses coutures, il aurait pu passer pour un riche commerçant si son pantalon chanvre n’était pas aussi rapiécé et les extrémités de son pourpoint tant marquées par l’usure. Toujours est-il qu’il n’avait pas grand-chose d’un ermite même si son accoutrement n’était pas dépourvu d’originalité comme en témoignait la présence, dans le fourreau accroché à sa taille, d’une imposante canne en bois noir, qui semblait solide comme un roc, et dont le pommeau était orné d’une gueule de loup finement ciselée dans l’argent. Bertrame déposa la commande sur le plan de travail : quatre pieds d’acérola, dix pieds d’ail des ours et seulement deux achillées millefeuilles. Il proposa également deux bois de cerf et trois peaux de serpent au marchand que ce dernier s’empressa d’analyser sous tous les angles. Alors que l’herboriste s’apprêtait à peser les deux achillées, des éclats de voix légèrement étouffées par les murs de la boutique se firent entendre. L’ermite s’étonna de cet accès de colère dont il crut reconnaître le propriétaire. L’apothicaire remarqua son trouble et lança à son encontre :

« Ça fait deux heures qu’on l’entend houspiller le Parcifal, mon avis que ça doit être sérieux son histoire car c’est la première fois que je l’entends se mettre dans un tel état.

— Encore de nouvelles taxes ? s’enquit Bertrame. À ces yeux, il n’y avait bien que ce motif pour mettre Parcifal, le bourgmestre d’Hardinghen, dans une colère aussi noire.

— Je ne sais pas trop, m’est avis que non. J’ai vu un type le rejoindre il y a quelques heures mais ce n’était pas le collecteur de taxes.

— Quelqu’un du bourg ? demanda-t-il au marchand, qui commençait à être intrigué par ce soudain intérêt porté par Bertrame aux affaires du bourgmestre.

— Non, jamais vu jusqu’à aujourd’hui mais il doit avoir une bonne situation ou avoir réussi dans le commerce, il avait les mains propres et était plutôt bien mis, peut-être même un nobliau, va-t’en savoir. »

À cette réponse, Bertrame ne put s’empêcher de froncer les sourcils, son instinct lui fit sentir que quelque chose se tramait. Il se souvenait du jour où Parcifal était venu à sa rencontre, il y a deux ans de cela, essentiellement pour le mettre en garde de ne pas venir troubler la « quiétude et le commerce » d’Hardinghen. S’il lui avait paru foncièrement antipathique, il se souvint d’un homme maître de lui-même et assez habile dans sa façon de délivrer des messages pour ne pas froisser outre mesure son interlocuteur. Pas du tout le genre à chercher la confrontation et à s’époumoner de la sorte.

L’instinct de Bertrame le décida à prolonger sa petite escapade à Hardinghen. Il profita de la livre tournois et des dix-sept sous qu’il venait d’empocher chez le Maître herboriste pour commander une pinte à l’auberge du Vieux-Furet, d’où il avait une vue imprenable sur la demeure du bourgmestre, la plus imposante et la plus cossue du bourg. Il s’essaya à goûter cette nouvelle bière tout droit venue de l’Est. D’ordinaire, il détestait la bière et préférait de loin l’hydromel. Il faut dire que, jusqu’à récemment, elle avait l’aspect de pain bouilli et était plus nourrissante que désaltérante. Il fut agréablement surpris par la légèreté de celle-ci, laquelle contrastait avec sa forte amertume. Ces nouvelles recettes, incorporant du houblon, révolutionnaient littéralement l’art de la brasserie. Tenant moins au corps, mais plus fortement alcoolisées, elles faisaient toutefois des ravages parmi les locaux qui ne tenaient pas la boisson. Durant l’heure et demie qu’il passa au troquet, agrémentée de deux chopes de bière en provenance directe de la tribu des tonneliers d’Alsace, il se rendit compte à quel point il était un étranger pour les villageois. Les habitués ne cessaient de le toiser avec interrogation. Il est vrai que c’était la première fois qu’on le voyait s’abreuver de la sorte. L’un des piliers de comptoir ne cessait de maugréer en regardant le fond de son verre. Bertrame avait l’impression que ces imprécations s’adressaient à lui mais n’y fit guère attention. Les éclats de voix provenant de chez Parcifal le ramenèrent à ses premières considérations. Au même instant, un homme, de taille moyenne, poussa violemment la porte en sortant de la maison du bourgmestre. Il était richement vêtu, comme le lui avait indiqué le maître des plantes, et plutôt athlétique. On entendit distinctement Parcifal, sur le perron de sa demeure, lui lancer :

« Dis bien à ton maître que je préfère vendre mon âme au Diable que d’accéder à sa demande. Chien !

— Prends garde à toi, bourgeois, mon maître est très à cheval sur le respect qui lui est dû, il ne manquera pas de te l’enseigner promptement. »

À ces mots, le visiteur, goguenard, quitta Hardinghen d’un pas lent. Bertrame n’était pas plus avancé, mais son inquiétude grandit. Du fond de l’auberge, un des habitués, dont les joues et le nez étaient déjà bien rosis, ne put s’empêcher de s’esclaffer en se donnant en spectacle : « Ce bon gros Parcifal a encore essayé d’arnaquer un honnête marchand ! » Son compagnon, un gros gaillard couperosé, qui d’affalé sur le comptoir se redressa, lui répondit de façon cinglante :

« Misérable pochtron ! Tu es vraiment un sacré abruti. C’était un noble, aussi vrai que tu es un imbécile !

— Un noble ou un bourgeois, ça change quoi pour nous, qui n’avons rien ?

— Ça change tout, si tu n’étais pas qu’un sombre ivrogne tu saurais que les nobles ne font pas commerce et refusent de travailler. Ils laissent ça aux gueux comme toi !

— Tu es aussi gueux que moi !

— C’est vrai, mais toi en plus d’être gueux tu es stupide et ignorant ! »

À ces mots, l’ivrogne insulta son comparse de chiabrena1 et lui lança sa chope à moitié pleine. Elle se fracassa contre le mur du fond de l’auberge, à plus d’un mètre de son destinataire, qui n’avait pas cillé. « Tu ne tiens même pas debout, sale ivrogne, rentre chez toi, tu me fais pitié ! »

Une rixe éclata aussitôt.

Malgré le tohu-bohu, Bertrame ne quitta pas des yeux la maison du bourgmestre. Ce dernier, alors rouge de colère au point d’en trembler, semblait dorénavant anxieux depuis le départ de son mystérieux invité. Qui était donc ce nobliau ? Et pourquoi Parcifal l’avait-il congédié avec si peu de délicatesse ? Apportait-il un message de la Cour du roi de France ? Non, Parcifal ne se serait jamais permis de congédier de la sorte un émissaire de Charles VI. Bertrame était totalement absorbé par ses pensées. Il s’agissait d’un noble, sans l’ombre d’un doute, mais il ne parvint pas à reconnaître le blason qu’il avait aperçu sur le fourreau de son épée. Tout juste avait-il pu lire quelques mots l’ornant, même si les premiers lui manquaient : « … Mon droit. » Quelle maison française délaisserait ainsi le latin pour orner ses armoiries ? « … Mon droit… Mon droit » Où avait-il déjà vu cette devise ? Il allait la retrouver, il en était certain. Mais plus il cherchait, plus sa mémoire lui jouait des tours. Plus il cheminait vers la réponse, plus elle s’échappait au dernier moment. Il comprit qu’il n’y arriverait pas aujourd’hui, il décida donc de quitter Hardinghen pour continuer ses recherches chez lui. Au moment où il se redressa pour quitter sa table, il s’exclama soudainement : « Malédiction ! Dieu est mon droit ». Au même instant, le dos d’une chaise miteuse en bois s’abattit sur l’arrière de son crâne.

Il s’effondra instantanément.

Onguent de concentration

L’ingrédient essentiel de cet onguent est Mentha Arvensis, plus connu sous le nom de Menthe des champs. Il s’agit d’une plante n’excédant pas deux pieds. On la trouve sur les terres légères formant des fleurs violacées ou bleutées. Seules les sommités florales serviront à composer la mixture.

Habitat : commune dans le royaume de France, d’Angleterre, de Navarre, de Castille, du Portugal.

Utilisation : appliquer l’onguent sur le milieu du front par friction cutanée jusqu’à ce qu’il soit complètement absorbé par la peau.

Bertrame du Hainaut, Maître de la Lune, pair de France

Potions, onguents et décoctions, la sagesse des plantes.

Chapitre 2

Le fils du cerf

À son réveil, Bertrame eut l’impression d’avoir la tête dans un étau. Il passa sa main sur l’arrière de son crâne et sentit que deux grosses bosses y avaient fleuri. À moitié inconscient, il se réveillait sans pouvoir bouger et se rendormait quelques minutes plus tard. Durant ses éveils intermittents, il crut reconnaître l’endroit où il était couché. Il pariait sur la demeure de l’herboriste d’autant plus qu’à mesure qu’il recouvrait ses sens, une forte odeur d’arnica mêlée à du thym lui parvint aux narines. De temps à autre, un jeune garçon venait appliquer un onguent sur ses hématomes, à intervalles réguliers. Bertrame reconnut l’effet de son onguent à l’arnica et à l’ail des ours. Il se réveilla en sursaut et reconnut l’herboriste qui tenait son chevet.

« Bonjour l’ami, tu nous as fait une belle frayeur !

— Que m’est-il arrivé, Jehan ?

— Tu as reçu un vilain coup sur la tête. L’aubergiste m’a fait quérir et m’a indiqué que tu t’étais retrouvé malgré toi dans une empoignade entre deux habitués.

— Que faisais-je à l’auberge ?

— Ça mon vieux, ce n’est pas moi qui vais pouvoir le deviner, c’est bien la première fois qu’on te voyait dans pareil lieu. Tiens, bois ça, ma femme t’a préparé une tisane au thym, la mémoire te reviendra quand elle reviendra.

— Merci Jehan, merci à ta femme. J’ai cru voir un jeune homme pendant ma convalescence. Est-ce ton fils ?

— Oui et non, tu dois parler de Kalas. C’est le fils de ma défunte belle-sœur. Un garçon intelligent, je lui ai inculqué la science des plantes et le respect de la nature. Il est venu t’appliquer un onguent pendant ton sommeil. D’ailleurs, il s’inquiétait pour toi, tu avais le sommeil agité et n’arrêtais pas de marmonner des paroles inaudibles.

— Je ne me souviens de rien. Je me rappelle être venu au bourg pour livrer ta commande et le reste m’échappe.

— Repose-toi, nous stimulerons ta mémoire plus tard.

— Tu as raison. Mais dis-moi, comment t’es-tu retrouvé à faire du fils de ta belle-sœur ton apprenti ?

— C’est une longue et triste histoire. Ma belle-sœur était partie relever les collets, elle n’en était qu’à sept mois et demi de grossesse mais le travail commença dans la forêt. On l’a retrouvée morte transpercée de toute part. Elle n’était pas seule, trois piquiers anglais baignaient dans leur sang. On ne sait pas trop ce qu’il s’est passé mais on peut deviner. C’est un miracle que le nouveau-né s’en soit sorti. Ma femme m’a raconté que l’enfant avait été sauvé par la chaleur d’un cerf qui s’était endormi à ses côtés. M’est avis que c’est une histoire de bonne femme, sa sœur a fait une mauvaise rencontre d’Anglais qui devait sûrement chasser le cerf en question. Lorsqu’ils l’ont vue, ils ont sûrement choisi de la chasser elle. Je n’ose pas trop imaginer ce qu’ils ont dû lui faire subir. N’en parle pas en présence de ma femme, elle ne s’est jamais vraiment remise de ce qui est arrivé à sa sœur Blanche.

— C’est affreux !

— Ce n’est pas mieux maintenant avec tous ces Anglais qui rôdent aux alentours de Calais.

— Mais je ne comprends pas, tu m’as dit que les piquiers anglais avaient été retrouvés morts ?

— On ne sait pas trop ce qu’il s’est passé. À mon avis, ils n’auraient pas dû perdre le cerf de vue. Leurs corps étaient méconnaissables et leurs entrailles déchirées. Ma femme raconte que Dieu les a punis. Je pense pour ma part que le cerf les a surpris et s’est déchaîné. En tout cas, ils ont eu ce qu’ils méritaient, contrairement à Blanche. Toujours est-il que l’enfant était sauf, il ne pleurait même pas quand on l’a retrouvé. Je n’ai pas pu me résoudre à l’abandonner. Nous voulions un fils et nous n’avions eu qu’une fille. Nous avons décidé de l’appeler Kalas mais tout le monde ici, et surtout le vieux Jacques, l’appelle “le fils du cerf”.

— Voilà une bien étrange et bien triste histoire.

— Plus triste qu’étrange si tu veux mon avis. Mais des histoires comme ça, il en regorge dans tout le royaume depuis la guerre avec les Godons2. Quand les éléphants s’affrontent, seule l’herbe est piétinée. »

Bertrame était loin d’imaginer quels malheurs la famille de Jehan avait traversés. Depuis deux années qu’il vendait ses onguents, c’était la première fois que l’herboriste s’ouvrait ainsi.

« C’est un beau surnom qu’on lui prête. Le cerf incarne la noblesse, la fierté sans l’orgueil, la bravoure sans la stupidité. C’est le protecteur de la forêt comme le souverain est le protecteur du royaume. C’est l’animal royal. Qu’un cerf l’ait protégé dès la naissance est peut-être le signe d’une grande destinée. L’enfant a-t-il les yeux vairons ?

— Non, deux beaux yeux verts, comme sa défunte mère. Pourquoi cette question ? s’étonna Jehan.

— Ne fais pas attention. Ancien réflexe de précepteur en miasmatique.

— Ce n’est donc pas une légende, les Miasmatiques ont deux yeux de couleurs différentes ?

— Exact, la couleur de l’œil droit détermine le courant de miasme qui le domine.

— C’est fascinant, ce doit être tellement excitant de savoir que l’on a été choisi pour entrer en symbiose avec la nature.

— Je vois que tu t’intéresses à la question. Mais sache que les Miasmatiques ne sont liés aux éléments de la nature que pour autant que celle-ci est liée à Dieu. Tout pouvoir est lié au Seigneur et à la destinée qu’il entend nous confier.

— Et pourtant le miasme fait peur aujourd’hui. Il ne fait pas bon s’en réclamer de nos jours, que ce soit en royaume de France ou chez les Anglais. J’ai même entendu dire que depuis quelques années, l’armée avait reçu l’ordre des ecclésiastiques de brûler les adeptes.

— Ce n’est malheureusement pas une rumeur, j’ai assisté de mes propres yeux à ce qu’ils appellent commodément les “séances de purification” en Normandie. J’y ai depuis pleuré mon maître et mon précepteur.

— J’en suis désolé Bertrame, ce monde devient fou, tout est piétiné, renversé. Les vices d’avant deviennent les vertus d’aujourd’hui, tout est retourné, renversé, souillé. Même les envoyés du roi de France auraient entamé une chasse aux Miasmatiques, à défaut de parvenir à chasser ces satanés Godons. »

Bertrame soupira. Il savait qu’il y avait du vrai dans les paroles du Maître herboriste.

« Notre bon roi est bien malheureux et bien mal conseillé Jehan. Ses échecs récurrents face aux Anglais et les dissensions internes qui règnent au sein du royaume ne cessent de nourrir son désespoir. Les Miasmatiques, qui ont toujours soutenu le saint royaume de France, se retrouvent être les boucs émissaires de ses campagnes désastreuses et de son manque de détermination à frapper les mauvais génies qui l’empoisonnent par leurs conseils intéressés.

— On raconte qu’il est devenu fou Bertrame, que la malédiction de Jacques de Molay3 ne se serait pas arrêtée aux Capétiens et qu’elle toucherait également la branche des Valois.

— Balivernes, s’il est fou c’est de ne pas faire ce qu’il doit mais ce que d’autres lui disent de faire. Au premier rang desquels se trouve la reine qui manigance et l’encorne à qui mieux mieux. C’est un homme bon, Jehan, je te le certifie. Bon mais tourmenté. Son entourage lui voile la vérité, trop attaché à s’arroger des parts du pouvoir royal et à accroître leurs privilèges, quitte à s’acoquiner avec l’ennemi. Ils courent à notre perte aussi sûrement qu’ils courent à la leur. »

Bertrame et Jehan devisaient avec gravité. Tous deux, d’intelligences supérieures, pressentaient les malheurs à venir et le désespoir qui en résulterait pour les sujets du royaume. Le jeune Kalas entra dans la chambre et interrompit le conciliabule. Il présenta à Bertrame un pot à moitié plein d’onguent. Bertrame remercia le garçon. Il était âgé d’une quinzaine d’années. Ses fins cheveux noirs, longs et plutôt soyeux, étaient noués par une fine cordelette pour former une élégante queue de cheval. De taille moyenne, il était assez musclé pour son âge. Il avait l’œil vif et curieux et semblait calme et réfléchi, ce qui était une anomalie pour quelqu’un de son âge, de son ordre et de cette époque.

« Avez-vous retrouvé votre devise Maître guérisseur ? lança le jeune homme sur le ton de la conversation.

— Comment cela ?

— Votre devise, vous ne cessiez de répéter à voix haute dans votre sommeil qu’il vous fallait vous rappeler une certaine devise. Kalas remarqua que sa question anodine avait rendu l’invité soucieux.

— Je ne me souviens de rien jeune Kalas, m’as-tu entendu parler d’autre chose ?

— Rien d’autre, mais cela semblait vous tourmenter. Sûrement un mauvais rêve, ce ne serait pas étonnant avec le méchant coup que vous avez pris sur la tête.

— Tu as sans doute raison jeune homme, je te remercie de tes soins efficaces.

— Remerciez-vous, Maître guérisseur, ce sont vos onguents que je vous ai appliqués. Ce soir, vous pourrez vous joindre à notre table. Maëlys vous a préparé “un bon repas qui devrait vous requinquer le corps et l’esprit.’’ Ce sont ces mots. »

***

Le soir venu, Maëlys, la femme de Jehan, avait préparé un véritable festin. Bouillon de légumes parfumés, carottes jaunes cuites à l’eau, endives braisées fondantes et surtout de véritables morceaux de sanglier. La richesse des mets contrastait avec la modestie de l’habit. Toute la famille n’était en effet vêtue que de simples sarraus, qui bien qu’usés n’en étaient pas moins régulièrement rafraichis. Jehan lui-même avait revêtu cette tenue de paysan, qui tranchait d’avec son accoutrement habituel d’herboriste et de marchand : chemise en lin et coiffe de bourgeois. Bertrame remercia chaleureusement ses hôtes, il savait que les temps étaient durs et ce repas de fête l’émouvait au plus haut point.

« Maëlys fait des merveilles en cuisine avec ce tout ce qu’elle trouve, fit valoir, reconnaissant, le Maître herboriste. Même quand il ne reste plus que des orties à se mettre sous la dent, elle arrive à rendre ça goûtu. »

Maëlys rougit et fit les yeux doux à son mari qui lui rendit son regard. Elle s’adressa ensuite à Bertrame :

« Comment vous sentez-vous Maître guérisseur ?

— Oh, je vous en prie, appelez-moi simplement Bertrame. Après tout, je suis votre obligé et c’est grâce à vous si je me sens ragaillardi. D’ailleurs, bien qu’il soit tentant de profiter de votre si bonne cuisine, je n’abuserai pas de votre hospitalité une journée de plus.

— C’est un plaisir de vous recevoir, vos onguents et potions médicinales rendent de grands services. Les villageois sont souvent ingrats avec leurs bienfaiteurs, ce n’est pas notre cas.

— Qu’avez-vous donc dans ce fourreau Maître guérisseur ? s’enquit une jeune fille qui devait avoir le même âge que Kalas.

— N’importune pas notre invité avec tes questions, veux-tu ! gronda sa mère.

— Oh, cela ne me dérange pas, la curiosité est le terreau sur lequel fructifie l’intelligence alors je m’en voudrai d’y laisser un champ stérile. Il s’adressa ensuite à la jeune fille. Je répondrai à ta question, jeune demoiselle si tu réponds à la mienne. Comment te prénommes-tu donc ? l’interrogea-t-il de son sourire bienveillant.

— Eolia, Maître guérisseur. À vous ! »

La jeune fille était coiffée d’une jolie tresse blonde. Elle était plutôt mignonne et ressemblait trait pour trait à sa mère. Son regard enjoué, teinté d’une pointe d’espièglerie, la rendait très amusante. Son caractère n’avait rien de commun avec le jeune Kalas, qui paraissait tout à la fois silencieux et observateur.

« Il s’agit d’une canne ou plutôt d’un bâton qui fait le plus souvent office de canne, lui répondit-il tout en devinant la question qui allait suivre.

— Pourquoi n’avez-vous pas d’épée, à quoi peut bien servir un bâton contre les Godons ou les sangliers ?

— Question pertinente jeune Eolia. Ce bâton m’a été offert par une personne très importante, qui m’est très chère et que je n’ai pas vue depuis plus de deux ans. Il a l’air inoffensif comme ça mais c’est une meilleure arme que l’épée. Le bois qui compose la tige et le métal qui orne le pommeau ont été façonnés sur mesure pour me permettre de tirer parti des forces qui nous entourent pour me défendre. Bertrame s’amusa de la moue dubitative de la jeune fille. Comme il s’en doutait, elle ne semblait guère impressionnée par ses explications.

— Et bien moi, je trouve que l’arc est une arme bien plus efficace, rétorqua-t-elle avec assurance. J’arrive à arrêter les sangliers avant même qu’ils n’arrivent à mes pieds.

— Tu chasses le sanglier ? » s’étonna-t-il.

Son père la gronda. En effet, il ne souhaitait pas qu’elle se vante de sa dextérité à l’arc. La chasse était réservée aux seigneurs. Les paysans et bourgeois ne pouvaient tuer du gibier que s’il menaçait leur vie ou s’approchait trop des champs. Elle commença à bouder et indiqua à Bertrame qu’elle s’entraînait dès qu’elle le pouvait. Elle était même meilleure que Kalas en la matière. Ce dernier rougit à ces paroles et fixa intensément son bouillon sans mot dire. Malgré le regard réprobateur de Jehan, elle assura Bertrame qu’elle deviendrait la meilleure archère de la région et que ses exploits seraient si grands qu’on entendrait parler d’elle jusqu’à la Cour du roi Charles VI, lequel se déplacerait en personne pour lui demander d’intégrer son armée en tant que Maître archère royale. Elle termina son discours en croisant les bras et en redressant le menton, comme pour montrer à ses parents sa détermination malgré leur désaccord. Sa fine insolence amusa Bertrame. Jehan semblait gêné du discours de sa fille. Il murmura à son invité : « C’est ma faute, je l’ai élevée comme un garçon et maintenant voilà qu’elle se prend à vouloir faire comme eux. Je désespère d’arriver à la marier un jour et pourtant elle est en âge. Le dernier prétendant qui est venu se présenter à elle s’est plaint à ses parents d’avoir été menacé d’une flèche dans le séant s’il continuait de la courtiser. » À ces mots, Jehan et Bertrame pouffèrent de rire, ce que ne manqua pas de remarquer Eolia, qui, ayant tout entendu, ne put s’empêcher d’être emportée par les rires.

Le diner s’attarda ainsi toute la soirée dans une bonne humeur généralisée. L’espace d’un instant, chacun fut heureux, tous oublièrent les menaces qui guettaient au loin : les Anglais, les écorcheurs, les routiers, les récoltes qui s’annonçaient mauvaises et les impôts pour soutenir l’effort de guerre, qui saignaient à vif les sujets du roi de France.

À la fin du diner, un oisillon se faufila d’on ne sait où et vint se poser sur l’épaule de Kalas. « Ah il est de retour celui-là ! » entonna Jehan à l’adresse de Kalas. Bertrame observa la scène avec étonnement. L’herboriste lui expliqua que cette mésange venait tous les samedis soir rendre visite au jeune garçon. « Ce gamin à un don avec les animaux, j’ai pu le remarquer, il leur inspire confiance. S’il devenait chasseur, il n’aurait qu’à se baisser, mais bon j’imagine que les bêtes sentent ces choses-là. » Bertrame observait l’oisillon qui picorait les quelques miettes de pain gris que lui donnait l’adolescent. Il était intrigué par cette apparition. Les animaux se méfiaient des hommes et en temps normal, en tant que Miasmatique, l’aura élémentaire qu’il dégageait attirait à lui la confiance des animaux qu’ils soient sauvages ou domestiqués. Or, dans le cas présent, cet oisillon n’avait d’yeux que pour Kalas et n’avait pas été perturbé le moins du monde par le miasme du Maître guérisseur. Décidément, ce garçon était plein de surprise et cette manifestation raviva les interrogations de Bertrame sur la présence de miasme chez l’adolescent. Kalas et l’oisillon fixèrent l’ermite puis ce dernier s’envola non sans avoir au préalable effectué un dernier vol de célébration autour de l’adolescent. Les yeux du jeune homme étaient tous deux d’un vert sans nuance mais la curiosité de Bertrame devait l’emporter.

Avant de sortir de table, Jehan demanda à son invité s’il allait remercier Dieu à la messe du lendemain, bien qu’il connaisse déjà la réponse à sa question. On n’avait, en effet, jamais vu l’ermite à l’église.

« Je crains que ma présence ne soit guère appréciée par le prêtre et je remercie Dieu d’une façon qui m’est propre. Chaque jour qui passe, je m’efforce de préserver la nature et de respecter son œuvre. (Jehan n’insista pas.)

— À quelle heure repars-tu demain ?

— Peu après l’aube si cela m’est possible.

— Très bien, n’hésite pas à emporter un quignon de pain pour le trajet.

— C’est bien aimable, mais après le festin de ce soir, je pense pouvoir jeûner jusqu’à lundi. J’ai cependant une dernière faveur à te demander, si tu me le permets.

— Je t’en prie.

— Même si je me sens d’attaque, je crains que le trajet ne me fatigue excessivement. Pourrais-je demander au jeune Kalas de m’accompagner jusqu’à la forêt, histoire de s’assurer que je ne m’évanouisse pas en chemin ?

— Sans problème ! Kalas, tu accompagneras le Maître guérisseur jusque chez lui. Ne lambine pas sur le chemin du retour, il faut que tu sois rentré à Hardinghen pour la messe. »

Malgré la fatigue et l’excellent repas, Bertrame eut grande peine à trouver le sommeil cette nuit-là. Ses pertes de mémoire le travaillaient. Qu’était-il allé faire à l’auberge du Vieux-Furet ? Qu’est-ce qui le taraudait autant ? Ce jeune adolescent avait-il quelque chose avoir avec le miasme ? Il finit toutefois par s’endormir en songeant qu’au petit matin, il aurait une réponse certaine à au moins l’une de ces trois questions.

Chapitre 3

La cabane perchée

Au petit matin, dès l’aube, après que Kalas eut avalé un frugal petit-déjeuner, jour de messe obligeant, le Maître guérisseur et l’adolescent quittèrent la demeure familiale et se mirent en route. Ils étaient tous deux chaudement vêtus, Kalas était affublé d’une cape en fourrure de sanglier, qui servait pour toute la famille, tandis que Bertrame portait par-dessus sa cape un fin manteau grisâtre doublé d’une fourrure rare de zibeline. Au moment où Kalas s’approcha de Bertrame pour soutenir sa marche, l’ermite sortit son bâton et s’en servit comme d’une canne pour appuyer ses pas. Kalas se demandait bien pourquoi le guérisseur lui avait demandé de l’accompagner, il semblait en effet en pleine forme.

Bertrame s’aperçut des soupçons du jeune homme mais ne chercha pas pour autant à faire semblant d’être éprouvé par la randonnée. Il lança la conversation sans détour :

« Jeune Kalas, t’arrive-t-il souvent d’attirer les animaux comme cet oisillon d’hier ?

— Les animaux ne me fuient pas, on m’a raconté qu’à ma naissance j’aurais été maintenu en vie par un cerf près de la dépouille de ma mère. Hormis ce fait qui n’est pas certain et l’oisillon, je n’ai pas l’impression d’avoir une aura particulière avec les animaux.

— T’es-tu déjà aventuré dans la forêt bordant Hardinghen ?

— Cela nous est interdit, par le bourgmestre et par Jehan. C’est trop dangereux. Des écorcheurs rôdent dans le périmètre. On m’a dit que c’étaient des bandits ou des mercenaires qui profitent de la guerre pour voler et commettre des horreurs sur tous ceux qu’ils croisent. Trois d’entre eux ont essayé, pas plus tard que la semaine dernière, de dérober les récoltes du bourg pendant que leur chef, un noble il paraît, a tenté de s’emparer des trois jeunes enfants de l’aubergiste. Je ne sais trop ce qu’il voulait en faire, ils n’ont même pas dix ans, mais cela devait être terrible car je n’avais jamais vu le prêtre aussi révulsé. Et pourtant ce n’est pas un drôle le prêtre d’Hardinghen. Le pire dans tout ça c’est que le bourgmestre ne peut même pas leur régler leur compte comme l’un d’entre eux se prévaut d’être noble. Il doit d’abord aviser les autorités royales avant d’en faire quoi que ce soit. Même si ceux-là croupissent en prison pour l’instant, on pense qu’il y a d’autres bandes dans le coin, il y a aussi les maudits Anglais et puis…

— Oui ? Parle sans détour, entre deux compagnons de route, il ne peut y avoir de gêne, rétorqua Bertrame d’un sourire bienveillant. (Après avoir hésité quelques secondes, le jeune homme répondit calmement.)

— Et puis… il y a des rumeurs sur vos activités dans la grotte aux ours… et la meute de loups qui rôde… pas loin de chez vous. (Les paroles de Kalas firent sourire le guérisseur.)

— Et toi, jeune Kalas, que penses-tu de ces rumeurs ?

— Pas grand-chose, vous n’avez pas l’air d’être bien méchant avec votre bâton. Je pense que les villageois ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas. Et votre façon de vivre… ils ne pourront jamais la comprendre.

— Bien vu jeune homme, tu comprendras donc qu’il m’est de toute façon impossible de démentir ces rumeurs. Pour tout te dire, elles servent même mes intérêts et empêchent que l’on m’enquiquine. Quant aux loups, il n’y a rien à craindre d’eux sauf si on les menace, ce que je ne pourrais tolérer.

— Vous protégez ces loups ? s’étonna-t-il.

— Ils n’ont pas besoin de moi pour cela. Je les respecte. Je respecte leur instinct. Les loups ne tuent pas pour le plaisir. S’ils le font, c’est pour survivre et pour perpétuer leur être. C’est un animal social, il chasse en meute et protège, en son sein, les plus faibles. Le loup est le veilleur des nuits et de la lune. (Kalas resta silencieux, il n’était qu’à moitié convaincu par les paroles de Bertrame.) Tout cela pour te dire qu’il faut se méfier des apparences. C’est comme ce bâton, je vois bien qu’il n’a rien d’impressionnant pour toi. Eh bien, sache qu’il recèle plus de potentialités que la lame la plus aiguisée qu’il soit. Ce n’est pas l’outil qui importe jeune Kalas, mais celui qui le manie. Méfie-toi toujours des apparences. »

Bertrame se rendit compte qu’il avait prononcé ces paroles de manière grave, peut-être même un peu trop au vu de la tête que faisait le jeune homme. Ce dernier lui lança sans le regarder :

« Se méfier des apparences, j’ai cru comprendre cela dès ce matin en partant.

— Comment cela ?

— Par exemple, un ermite qui parle sans s’essouffler et gambade à travers la plaine depuis une heure en faisant des moulins avec sa canne peut très bien se faire passer pour un vieillard convalescent qui a besoin de l’aide d’un apprenti herboriste pour soutenir sa démarche ! »

Bertrame éclata de rire. Il fut suivi dans son élan par le jeune homme.

« Je l’avoue, jeune Kalas, c’est plus pour la conversation que pour tes épaules que j’ai demandé à Jehan que tu m’accompagnes.

— Si c’est la conversation qui vous intéresse, vous auriez été plus avisé de demander l’escorte d’Eolia, lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.

— J’y ai pensé, mais je nourrissais la crainte de ne pas pouvoir en placer une ! »

Il lança un clin d’œil complice à Kalas en souriant. Ce dernier s’amusa de la réponse de Bertrame, pleine de prévenance. À mesure que la complicité s’installait entre les deux randonneurs, Kalas, d’une hésitation non feinte, s’autorisa à interroger Bertrame sur ce qu’était un Miasmatique. Il avait entendu Jehan en parler sans comprendre ce terme.

« Ton père ne souhaite pas trop que j’en parle, il est mal vu de nos jours de se réclamer Miasmatique. N’en parle pas autour de toi si tu ne veux pas nourrir d’inutiles soupçons à ton égard. Les Miasmatiques sont des sages à la frontière entre des alchimistes, des savants et des prêtres.

— Je ne saisis pas très bien.

— Rien de plus naturel, même les Miasmatiques ne saisissent pas très bien ce qu’ils sont et pourquoi eux, et pas d’autres, le sont. Pour t’expliquer au mieux, il faut que tu acceptes le fait que la nature qui t’entoure émet de l’énergie, invisible à l’œil nu mais bien réelle. Cette énergie a été donnée par Dieu pour garantir l’équilibre de ce monde. Les Miasmatiques sont capables non seulement de ressentir cette énergie mais également d’en canaliser une partie. Cette énergie de la nature, canalisée par l’homme, s’appelle le miasme. Très peu sont capables de la ressentir, elle se manifeste surtout pendant l’enfance, lorsque le lien à la nature de l’individu est le plus fort et qu’il n’est pas encore accaparé par les soucis du travail et de la survie. Pour résumer, le Miasmatique est un prêtre car il traduit l’énergie invisible et diffuse que Dieu a donnée à ce monde et la rend intelligible, autant que faire se peut. C’est un alchimiste car en canalisant cette énergie à travers le miasme, il la transforme. C’est enfin un érudit car ce don ne fructifie que par l’étude de la nature, de son langage et une connaissance de soi, de ses limites et de ses faiblesses.

— Comment savez-vous toutes ces choses ?

— Je suis moi-même un Miasmatique mais je ne le crie pas sur tous les toits car cela fait peur aux Laïcs…

— Aux Laïcs ? coupa le jeune homme.

— C’est ainsi que nous nommons les non-Miasmatiques, résuma Bertrame avant de reprendre. Je te prierai ainsi de ne pas trahir la confiance que je t’accorde en te révélant ma nature.

— Je garderai cela pour moi, je vous en fais la promesse. Comment sait-on que l’on est un Miasmatique ?

— C’est bien là la question. Certains le sont sans jamais le savoir. D’autres l’ont été et ont perdu ce don avec les âges à force de le nier ou de ne pas l’entretenir. Il existe certains indices extérieurs qui permettent de repérer un Miasmatique dont le plus visible est la couleur des yeux.

— La couleur des yeux ?