Le temps des ombres : La légende de la guerre de cent ans - Tome 2 - Jonathan Cajet - E-Book

Le temps des ombres : La légende de la guerre de cent ans - Tome 2 E-Book

Jonathan Cajet

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Beschreibung

1420. Royaume de France. La guerre de Cent Ans bat son plein. Depuis la signature du traité de Troyes, l’envahisseur anglais, avec la complicité de son allié bourguignon, s’est rendu maître de Paris et de la moitié nord du royaume. C’est dans ce contexte que Kalas, Eléonore et Godefroy se mettent au service du dauphin Charles pour l’aider à reconquérir son royaume perdu. Sous la protection de la belle-mère du dauphin, la puissante Yolande d’Aragon, ces derniers se voient confier le commandement d’une compagnie de mercenaires avec pour mission de saper le moral de l’occupant et de redonner espoir au peuple de France. Mais à la Cour de France, l’arrivée des Miasmatiques est loin de faire l’unanimité et certains aimeraient voir leur influence disparaître, quitte à forcer le destin… et à entraîner la chute du royaume. La Compagnie du Loup Gris, deuxième volet de la saga Le temps des ombres, vous plonge dans une France médiévale déchirée, meurtrie et luttant pour sa survie. À travers les aventures de Kalas, Eléonore et Godefroy, le récit vous embarque aux côtés de grands personnages historiques qui ont façonné la destinée du royaume de France dans l’une de ses périodes les plus sombres. Batailles épiques, complots et intrigues de Cour vous emporteront dans cette violente épopée dont aucun des personnages ne sortira indemne. Bien plus qu’une œuvre de fantasy-historique, la trilogie "Le temps des ombres vous livre une véritable légende de la guerre de Cent Ans".

À PROPOS DE L'AUTEUR

Passionné par l’Histoire, il y avait, selon Jonathan Cajet, l’espace pour créer autour de la guerre de Cent Ans, à travers les aventures de Jeanne d’Arc et la lutte entre la France et l’Angleterre, une épopée légendaire à l’instar de la légende du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde. Après plusieurs mois, cette idée s’est transformée en obsession. C’est ainsi qu’est née la trilogie "Le Temps des Ombres", comme le besoin débordant de livrer aux lecteurs une version épique, mêlant un univers fantasy cohérent à ce contexte historique riche et plus complexe qu’il n’y paraît.

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Jonathan Cajet

Le temps des ombres

La légende de la guerre

de Cent Ans

Tome II

La Compagnie du Loup Gris

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jonathan Cajet

ISBN : 979-10-422-2246-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour mon fils, Charles

Pour une expérience encore plus immersive, j’invite le lecteur à écouter, avant de passer d’un chapitre à l’autre, les œuvres musicales qui m’ont bercé lors de l’écriture du roman.

Le répertoire des inspirations musicales se trouve en annexe, en fin du livre.

Puissent-elles vous transporter au temps de la chevalerie et vous plonger dans les mystères de la Miasmatique.

Et maintenant, sans plus tarder, retrouvez Kalas, Eléonore et Godefroy et embarquez avec eux dans la légende…

La légende de la guerre de Cent Ans.

Rozes creistent où Lys fol fasne.

Jordain de Güyse

De l’Anglois et du François,

23 sextilis 1453

Chapitre 1

Résistance

Royaume de France, december 1422, Saint-Pol, entre Calais et Amiens, en zone anglo-bourguignonne

« God damn it ! Oh tavernier ! Tavernier ! beugla le soldat anglais.

— Ces messires ! Qu’est-ce qui leur ferait plaisir ? adressa machinalement le tenancier des lieux.

— Une bière pour moi et un cidre pour le gringalet ! Et la bière, d’la fraîche, pas l’fond d’tonneau d’la dernière fois !

— Mais bien entendu ! Un jus de céréales et un jus de pomme qui pique. Je vous amène ça tout de suite.

— Bizarre ce tavernier, il a pris soin de ne jamais nous regarder alors qu’on est à dix pieds de sa trogne, s’émut le deuxième soldat une fois l’aubergiste affairé.

— Il nous a bien vu mon neveu, crois-moi ! Il a fait semblant jusqu’au bout, voilà tout !

— Pour quelles raisons ? Ce serait bien là le premier tavernier qui refuse de gagner de l’argent.

— Parce qu’il déteste les gens de notre race, quelle question. C’est un Français !

— En voilà donc un de bien ingrat !

— Ingrat de quoi ? Nous occupons le royaume !

— Ils n’ont pas à se plaindre de notre présence. C’est plutôt nous qui aurions à redire, on se saigne au pays pour entretenir les terres françaises.

— C’est ce qu’ils racontent au pays, notre bon roi et nos bons seigneurs ? maugréa le plus âgé des deux soldats, en s’étouffant à moitié.

— C’est ce qui se dit, même que les marchands de Portsmouth, de Plymouth et de Douvres ne sont pas contents car les taxes ont encore augmenté, tout ça pour entretenir le royaume de France.

— Ah ah ah ah ! s’esclaffa-t-il en tapant du poing sur la table déjà branlante.

— Je peux savoir ce que j’ai dit de drôle mon oncle, s’impatienta le plus jeune soldat, agacé du comportement de son parent.

— Ce sont des conneries Peter ! fit-il hilare, pendant que l’aubergiste déposait les breuvages sur le coin de la table sans un regard pour les deux Anglais. La seule chose qu’on entretient ici c’est la guerre et les pillages. Pour ça on est meilleurs que les Français ! Ah ah ah ah !

— Moins fort ! Si notre officier vous entend, nous sommes bons pour la corde !

— J’emmerde cette face de craie ! On ne risque rien du tout, y a pas assez de soldats pour tenir le pays ! Pourquoi crois-tu que les taxes augmentent en Angleterre ? Pourquoi crois-tu qu’ils t’aient fait venir avec d’autres ? La guerre continue, on n’en sortira jamais avec ces salopards de Français.

— Vous déraillez mon oncle, la guerre est finie et nous l’avons gagnée. Le royaume de France nous appartient. Le roi de France nous l’a cédé.

— C’est pas un bout de papier qui va mettre fin à la guerre. Tu es encore bien jeune et naïf, mon brave Peter. T’as pas entendu parler du dauphin et des Arre-ma-ni-a-keuh ? J’sais jamais comment ça se dit, asséna-t-il en poussant un juron.

— Ils ne résisteront pas bien longtemps ! Même une partie des Français s’est déjà rangée de notre côté !

— Tu veux parler de ces Bourre-gui-ni-onsses ? Des vrais enfants de salauds ceux-là. Je préfère encore me battre contre les aut’, que de les avoir, eux, à mes côtés. Ils ne sont pas fiables et n’attendent qu’une seule chose, c’est de nous planter dans le dos ! Crois-moi et surtout méfie-toi d’eux ! Y a pas une semaine sans qu’on s’étripe avec eux.

— On ne se mélange pas avec de toute façon. Ils n’ont pas l’air de nous porter dans leur cœur, soupira le jeune soldat.

— Ah ! Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour retourner au pays, cultiver ma terre et rien d’autre ! Ça va faire sept ans que je ne suis pas rentré. J’ai perdu espoir de revoir ma terre natale. Je vais crever ici comme tous les autres pour qu’nos seigneurs puissent s’en mettre plein les fouilles !

— N’ayez crainte mon oncle, les Français ne savent pas se battre, il y a combien de temps qu’ils n’ont pas remporté une bataille face à nous ?

— Tu te trompes Peter, tu te trompes ! Ils savent se battre et avec courage en plus. Pour l’instant on s’en sort bien grâce à nos archers, mais plusieurs fois on a frôlé la catastrophe. Et puis, ce ne sont pas les batailles qui m’inquiètent le plus… à force de tuer et de piller, on va finir par se mettre à dos toute la population. Et crois-moi, y en a un paquet qui vont nous tomber dessus quand on s’y attendra le moins.

— Ça n’arrivera pas ! Ils nous craignent bien trop pour ça ! se rassura le jeune fantassin, ébranlé par le pessimisme de son oncle.

— Parles-en à Douglas ! Demande-lui s’ils nous craignent tant que ça !

— Douglas, le grand éclopé qui gueule dans son sommeil ?

— Celui-là même !

— Il est complètement fou ce type, on m’a dit qu’ils vont le laisser revenir en Angleterre, il ne sert à rien ici dans son état.

— Sais-tu ce qui l’a mis dans cet état ?

— La guerre, je suppose ?

— Non, sa troupe s’est fait massacrer par une bande de mercenaires à la solde du roi de Bourges, celui qui se prétend héritier au trône de France. C’est le seul survivant de sa compagnie. Les officiers lui ont interdit de nous raconter ce qui s’était passé, mais je l’ai fait boire l’autre jour, ici même, et il a tout craché.

— Que lui est-il arrivé ?

— Tends l’oreille, je ne voudrais pas lui causer d’ennuis, il en a déjà assez bavé le bougre, susurra-t-il en scrutant les alentours. Sa compagnie était sur le retour, ils venaient de mettre à sac un village et de piller les greniers à blé pour ravitailler le camp. Ils devaient être plus de cent cinquante, commandés par un noble dont il ne se souvenait plus du nom au moment où il m’a raconté son histoire. Faut dire j’avais dû lui charger la mule pour qu’il commence à s’épancher. »

L’Anglais se racla la gorge et cracha au sol avant de reprendre son récit.

« Elle m’a coûté cher son histoire, mais j’étais trop intrigué par l’état de sa trogne pour m’arrêter à quelques sous. Bref, il savait plus exactement pourquoi, mais ils ont fait une halte en plein milieu d’un grand chemin. Il s’est souvenu qu’à ce moment deux archers se sont dressés face à eux. L’un d’entre eux a décoché des flèches à une vitesse remarquable et a mis à lui seul hors d’état de nuire presque tous les archers de la compagnie. Ils étaient une petite quinzaine tout de même. Avant même qu’ils puissent comprendre ce qui leur arrivait, des carreaux ont fusé de part et d’autre du chemin, créant la panique et la confusion. Les quelques cavaliers de la compagnie furent secoués par un tremblement du sol qui déstabilisa les montures et les mit tous à terre. Il fut quant à lui ligoté contre un arbre dès le début du combat sans même avoir vu son agresseur. Il m’a dit qu’à un moment, un éclair a balayé le champ de bataille et cramé sur place le commandant. Après ça, une vingtaine de combattants lourdement armés se sont invités, rejoints ensuite par d’autres, très agiles de la lame, si tu vois ce que je veux dire. Très vite, les survivants ont cherché à s’enfuir, mais ils ont tous été massacrés les uns après les autres. Tous, sauf Douglas, enchaîné à son arbre et qui assistait à la scène sans pouvoir agir. Il avait tellement peur qu’il s’était pissé dessus plusieurs fois. L’odeur de son urine n’arrivait pas à cacher pour autant celle du sang qui emplissait l’air, qu’il m’a dit. Ils ont terminé ses camarades un par un, achevant les blessés et détroussant tous les soldats morts. Quand ils eurent fini, ils se tournèrent enfin vers lui. Il avait cessé de s’agiter depuis quelque temps dans l’espoir de se faire oublier. Mais c’était peine perdue. Ils ne l’avaient pas ligoté pour rien. L’archer qui s’était mis en travers de la route s’approcha alors de lui. Douglas m’a affirmé qu’à cet instant il avait senti les liens qui l’étreignaient se desserrer puis disparaître complètement. Il n’a pas osé bouger pour autant, il savait qu’il n’avait aucune chance de s’en sortir. Contre toute attente, l’archer ne l’interrogea même pas, il se contenta simplement de lui demander s’il était droitier ou gaucher. Douglas m’a raconté qu’il n’avait pas pu lâcher un mot, il s’était contenté de lever son bras droit. À ce moment précis, tous les mercenaires le fixaient, il avait l’impression qu’eux-mêmes ne savaient pas ce qui allait lui arriver. Il n’eut pas longtemps à attendre. L’archer a brandi son épée et a délesté Douglas de son bras droit. Il a enchaîné en lui crevant l’œil et, avant qu’il ne s’effondre totalement, il a pris soin de lui trancher le nez. Il s’est alors évanoui de douleur. À son réveil, la plaie de son bras était cicatrisée, son œil et son nez ne le faisaient presque plus souffrir. C’est un prodige qu’il ne parvient toujours pas à s’expliquer. L’archer l’a aidé à se relever et, d’un ton calme, mais froid, il lui a lancé, mot pour mot, qu’il m’a assuré : “retourne parmi les tiens, chien d’Anglais, montre à tes maîtres et tes complices ce qu’il en coûte de s’attaquer aux fils et filles de France. Par la volonté du dauphin, le légitime héritier du trône de France, Charles le Septième, tu ne lèveras plus jamais les armes contre son peuple. Chaque homme qui te regardera verra la laideur de ta race. Toi-même quand tu croiseras ton reflet dans les eaux putrides de ta Tamise, tu auras une juste représentation de ton âme. Dis à ton seigneur de rentrer en Angleterre et de libérer toutes les places qu’il occupe, en s’arrêtant devant chaque village et devant chaque maison pour demander pardon pour ces soixante-dix ans de massacres, de viols et de rapines. S’il y consent, alors il aura la vie sauve. En cas de refus, dis-lui bien qu’il devra alors affronter pire encore que la colère de Dieu !”

— Qu’a-t-il fait ? s’alarma Peter, effrayé par ce qu’il venait d’entendre.

— Il est rentré au camp, seul. Il s’est entretenu directement avec Byron. Il lui a tout raconté et lui a transmis le message.

— Quelle a été sa réaction ?

— Il m’a raconté qu’il avait éclaté de rire. Il n’en avait rien à foutre des morts. Il a fini par congédier Douglas en le menaçant de lui couper la langue s’il s’avisait de raconter aux soldats ce qui s’était passé là-bas.

— Il ne souhaitait pas que la peur se répande dans le camp, le moral n’est pas très bon en ce moment, avança Peter.

— C’est sûrement ça, mais ça a fait pire que mieux. Tout le monde connaissait plus ou moins Douglas. En le voyant refuser de répondre à nos questions et en l’entendant cauchemarder la nuit, on a tous commencé à s’imaginer les pires choses. Si tu veux mon avis, ils ont bien réussi leurs coups les scélérats ! »

Peter suait à grosses gouttes, sa tête devenait étrangement lourde.

« Qu’est-ce que t’as mon neveu, c’est mon histoire qui te met mal ?

— Je ne sais pas, j’ai chaud, j’ai du mal à respirer ! Je crois que le cidre passe mal.

— Maintenant que tu m’y fais penser, c’est vrai qu’on suffoque ici, je commence aussi à pas me sentir bien. »

Alors que les deux soldats vacillaient, à demi conscients, une explosion retentit à l’extérieur de l’auberge suivie du tintement de la cloche d’alarme. Peter aperçut son oncle tomber de sa chaise, inanimé. Sa tête lui faisait mal et semblait peser une tonne. Elle claqua contre le rebord de la table, l’assommant un peu plus. À moitié inconscient, il vit le tavernier abattre sa hache sur les nuques de deux soldats endormis sur la table du fond. Peter était incapable de bouger, son corps ne répondait plus, comme paralysé. Au-dehors, un brouhaha indescriptible s’élevait, mêlant cris de douleur, cliquetis des fers contre les armures de métal, jurons les plus infamants et râles d’agonie. Le tenancier, le visage maculé de sang, jeta son regard dans la direction de Peter. Il s’approcha lentement. Le jeune soldat luttait pour maintenir ouvertes ses paupières qui lui commandaient de s’endormir. Il eut tout juste le temps de voir la francisque de l’aubergiste trancher la tête de son oncle avant de s’évanouir complètement.

***

« Je vous remercie pour votre aide, mais il vous faut quitter les lieux prestement, les Godons risquent de revenir et ils sauront que vous nous avez aidés, énonça une voix féminine.

— Laissez-nous vous rejoindre, nous n’avons plus rien de toute façon, autant étriper du Godon avec vous ! »

Peter reconnut la voix du tavernier.

« Ceux qui savent se battre peuvent nous rejoindre, faites savoir aux autres qu’il leur faut prendre la route menant au sud vers Orléans et les terres contrôlées par notre bon roi ! » répondit la femme.

La porte de l’auberge claqua brutalement.

« Commandant, on a mis la main sur le chef de la garnison ! »

Le soldat avait la voix d’un homme jeune et respirait de manière saccadée.

« Où se terrait-il, ce lâche ? répliqua froidement la voix féminine.

— Il était caché dans un tonneau dans la cave d’un villageois.

— Voici l’honneur de ces gens-là, tout juste bon à assassiner des femmes et des enfants ! Amenez-le auprès de Godefroy, c’est lui qui décidera de son sort !

— Bien commandant ! »

Une femme commandant ? Peter n’avait pas les idées claires. Peut-être son ouïe lui jouait-elle quelques tours, après tout il avait encore le cerveau engourdi. Il entendit le soldat sortir de l’auberge hâtivement. Il se garda bien d’ouvrir les yeux et continua à faire le mort en respirant le plus faiblement possible. Avec un peu de chance, il allait pouvoir s’en sortir, mais l’odeur pestilentielle et la poussière qui s’infiltraient dans ses narines menaçaient à tout moment de provoquer chez lui vomissements ou éternuements. Il devina l’arrivée d’un nouveau protagoniste en entendant des pas lourds à l’entrée de la taverne. Le nouvel arrivant ne tarda pas à prendre la parole.

« J’ai ratissé tout le village et le camp, on en a terminé avec les Anglais. Des blessés de ton côté ?

— J’en ai cinq un peu amochés, mais rien d’irréversible si on les soigne sur place, répliqua calmement la voix féminine.

— Parfait, on a un peu de temps, mais il ne faut pas trop traîner. Je te laisse commencer à soigner les blessés, je prendrai le relais à ta suite.

— Que vas-tu faire en attendant ? s’étonna la femme.

— Je vais m’occuper de notre prisonnier. Il nous écoute en ce moment même, ne l’entends-tu pas respirer ? »

Le sang de Peter se glaça.

« Allez soldat, relève-toi, je sais que tu fais semblant. Si tu persistes à nous espionner, je te transperce ! »

Peter se redressa, totalement effrayé. Il vit devant lui une ravissante jeune femme coiffée d’une longue tresse qui retombait sur sa poitrine. Elle portait à ses flancs deux fines lames et un arc de bonne facture était vissé sur son dos. Il reconnut en face le tavernier, la hache logée dans son ceinturon. Le sang sur son visage avait séché et était maintenant presque noir. À ses pieds, il reconnut le visage endormi de son oncle et se mit à vomir tout son cidre en se tenant les entrailles. L’homme qui l’avait entendu respirer se tenait près de la porte de l’auberge. Il avait les traits fins, mais le regard froid. Coiffé d’un catogan, ses cheveux propres et soyeux lui donnaient beaucoup d’allure. Il portait un justaucorps en cuir bleu tanné sur lequel était gravée une grosse tête de loup. D’un ton sec, il lui ordonna de s’asseoir, ordre que Peter exécuta sans broncher. Au même instant, un homme portant une énorme armure fit son entrée, un monstrueux fléau d’arme à la main.

« Ah ! Vous êtes là tous les deux ! Je me suis occupé du commandant de la troupe, un certain Byron. Il a tout balancé ! Lui et sa troupe sont arrivés par Calais quelques semaines après la mort d’Henri V sur ordre de Bedford. Il était au courant que le duc préparait une attaque d’envergure et rassemblait le plus de troupes possible, mais jusqu’à ces dernières semaines les parlementaires anglais rechignaient à lui fournir les subsides nécessaires, rapporta le chevalier.

— On savait déjà tout ça, répondit l’homme au catogan, dépité.

— Oui, mais en le travaillant un peu plus il m’a révélé ce que nous voulions savoir : Bedford va débarquer son armée à Calais. Son objectif est de prendre Orléans. Il pense que si Orléans tombe, le roi capitulera.

— Parfait ! On en a donc fini ici ! Je vous laisse tous les deux, je vais m’occuper de ceux qui ont été amochés et envoyer Falka délivrer les informations à Madame Yolande, répondit la jeune femme.

— Je t’accompagne Eléonore, la pestilence qui règne ici est insoutenable, je ne sais pas comment vous faites pour ne pas vous évanouir tous, s’empressa d’avancer le chevalier.

— Cette odeur n’est rien comparée à celle de centaines de chairs calcinées, lorsque la graisse fondue des corps brûlés te colle à la peau et s’insinue dans tous tes pores pour que tu te rendes compte enfin, après l’avoir inhalée pendant plusieurs minutes, qu’il s’agit de ce qu’il reste de ton passé… »

Le chevalier semblait pris au dépourvu par la remarque de l’homme au catogan et resta silencieux, la mine basse.

« Pardonne-moi mon ami, je divaguais tout haut, je ne voulais pas te mettre mal à l’aise, tu n’y es pour rien ! Vous avez raison, allez-y tous les deux, je vous rejoins après, le temps de m’entretenir avec notre jeune ami. »

Le Français tourna son regard vers Peter, tétanisé sur sa chaise.

« Juste par curiosité Godefroy, je suis sûr que notre prisonnier, tout comme moi d’ailleurs, est curieux de savoir comment est mort son chef !

— Par la corde, pardi ! J’ai pensé à lui donner une mort digne par l’épée, mais, s’il avait pu, il aurait vendu sa propre mère pour qu’on lui laisse la vie sauve. J’ai donc estimé qu’il ne méritait pas tant d’égards. Son corps pend à l’entrée du village, je me suis dit que cela servirait de leçon aux autres. Ne traîne pas trop à nous rejoindre Kalas, on ne sait jamais ce qui rôde dans le coin.

— Je n’en ai pas pour longtemps. »

Peter gémissait et tremblait de tous ses membres. Le dénommé Kalas défourailla sa longue épée, l’observa un bref instant et lui posa une question en ces termes :

« Dis-moi l’Anglais, avec quel bras manies-tu l’épée ? »

La plus sage et la plus belle princesse de la chrétienté.

Charles de Bourdigné,

chroniqueur de la maison d’Anjou,

à propos de Yolande d’Aragon

Un cœur d’homme dans un corps de femme.

Louis XI, roi de France

Chapitre 2

La mère de France

Bourges, quelques mois plus tôt au palais du dauphin

Dès leur arrivée à Bourges, Kalas et Godefroy furent accueillis dans une des chambres du Palais Royal. Eléonore, en sa qualité de femme, eut droit à plus d’égards et put disposer d’une suite pour elle seule. Les deux Miasmatiques s’attendaient à rencontrer le dauphin le jour même, mais Godefroy, en fin connaisseur des méthodes de la Cour, les ramena à de plus humbles attentes. En effet, contrairement aux apparences, ils étaient loin d’être des invités. Eléonore n’étant pas totalement convaincue par l’analyse du Normand, elle mit à l’épreuve les gardes du palais. Et, en effet, dès qu’elle sortait de sa suite, trois soldats en faction devant sa porte suivaient le moindre de ses faits et gestes. Elle fut interdite de descendre de son étage, tout juste lui permit-on de prendre l’air sur la balustrade de la cour intérieure. À chacune des interdictions des gardes, elle demandait la raison et à chaque fois la réponse était la même : « ordre de Madame la reine ! ». Eléonore s’énervait alors contre les soldats sans obtenir pour autant de plus amples détails.

Qui était donc cette reine qui se permettait de les retenir captifs alors qu’ils étaient venus auprès du dauphin dans le seul but de servir sa cause ? Quelles étaient donc ces manières ?

La suite d’Eléonore était chargée de tapisseries représentant des scènes de guerre qu’elle n’arrivait pas à reconnaître. Son immense lit à baldaquin était drapé de couvertures ocre aux motifs brodés de fleurs de lis blanches. Elle n’avait jamais vu de chambre aussi richement décorée. Elle disposait, en outre, d’une coiffeuse, d’un fauteuil en bois et d’une imposante baignoire laissée à son usage exclusif. Elle était convaincue que la cabane de son père aurait pu tenir en entier dans cette pièce. La chambre des hommes était, elle, sobre, exiguë, et laissait à penser que la suite avait été arrangée à la dernière minute pour permettre d’y accueillir deux convives. On pouvait en effet deviner les marques d’une imposante literie sur le plancher. À la place, deux paillasses avaient été jetées à même le sol. Ni Kalas ni Godefroy ne s’en offusquèrent, ils avaient tous deux connu pire endroit pour s’endormir. Une grande bassine leur permettait de faire leur toilette si le cœur leur en disait. Chacun avait son bureau et quelques bougies pour leur permettre d’étudier et de veiller. Un salon au même étage leur permettait de se retrouver à trois pour discuter, jouer aux dés et aux cartes. Il n’était pas très grand, mais l’imposant feu de cheminée qui y crépitait en permanence le rendait fort agréable. Chose étrange, le repas leur était apporté en ce lieu de sorte qu’ils ne se mêlaient ni aux domestiques ni aux membres de la Cour.

Malgré ce luxe et ce confort, Eléonore ne supportait pas de tourner en rond depuis des jours dans ces draperies et tapisseries fines. Elle s’arrangeait souvent pour se retrouver au salon avec ses deux compagnons. Plus que tout, la solitude de sa suite lui pesait. Les deux hommes en étaient conscients. De leur paillasse, les sanglots à demi-étouffés de la jeune femme traversaient parfois les murs. Bertrame n’était plus depuis quelques semaines et chaque jour d’inaction la ramenait au souvenir de son défunt père, la plongeant toujours plus dans la douleur de sa perte.

Kalas était dans le même état que la Fille du Vent. Cet enfermement lui sapait le moral et lui donnait le loisir de ressasser ses souvenirs comme autant de coups de poignard en plein cœur. Le vieil ermite ne devait pas s’attendre à ce qu’un tel accueil leur soit réservé.

Par la suite, Eléonore eut la désagréable surprise de constater que les cuisines du palais leur étaient également interdites d’accès. « Voilà qu’on nous suspecte d’être des empoisonneurs et des assassins ! » pensa-t-elle. Il n’y avait que cette seule explication qui soit plausible.

Des trois compagnons, le Normand était celui qui supportait le mieux ce repos forcé. Il ne s’offusqua guère de ne pas être introduit d’emblée auprès du dauphin ni même d’ailleurs qu’on les soupçonnât d’espionnage. Après tout, que savaient-ils d’eux ? Il s’estimait même heureux qu’on accepte pour le moment de les loger au sein du palais et non dans les douves. N’était-ce pas inespéré pour deux roturiers et un noble déchu venant de la part d’un étrange ermite trépassé ? Il tenta de calmer ces deux nouveaux compagnons, impatients et désespérés d’être ainsi réduits à l’inaction : « Vont-ils nous retenir indéfiniment ? » s’agaça Eléonore, drapée d’une grande robe blanc et vermillon, que des servantes lui avaient apportée de la part de « la reine ». C’était la première fois que Godefroy voyait une femme s’énerver de la sorte affublée d’une si ravissante tenue. Ce décalage le fit sourire, ce que ne manqua pas de remarquer la jeune femme :

« C’est de moi que tu te moques Godefroy ? Tu trouves que la situation prête à rire ? C’est donc ça les manières des nobles ? Emprisonner ceux qui leur apportent leur aide et se moquer d’eux ouvertement ?

— Excuse-moi, je ne voulais pas t’offenser. C’est juste que je me suis habitué à te voir habillée pour la guerre. Je dois dire que cette tenue te va à ravir, mais c’est un peu déroutant !

— Je n’ai pas eu le choix, dit-elle en se renfrognant, j’aurais dû me méfier quand ils nous ont demandé nos armes. Si j’avais mon boisaile ou mes braquemarts sur moi, j’aurais déjà assommé ces trois nigauds qui me suivent partout.

— Garde-toi bien d’attenter à leur vie ! Nous sommes surveillés. Le moindre faux pas et c’est la corde ! Je vous demande encore un peu de patience, faites-moi confiance.

— Nous te faisons confiance Godefroy. Ce n’est pas de toi que je doute, mais de nos hôtes ! Réponds-tu de ces manières qu’on nous fait ? s’exprima Kalas.

— Je ne puis répondre que de moi-même ! Vous avez vu juste, ils se méfient de nous. Cette mystérieuse reine qui nous garde captifs nous soupçonne certainement d’être des imposteurs ou de vouloir attenter à la vie du dauphin. Cette prudence ne me paraît pas pour autant excessive par les temps qui courent.

— Pourquoi nous retient-on ici depuis deux semaines ? Qu’elle nous libère et nous laisse continuer notre chemin si elle ne veut pas de notre aide ! s’emporta une nouvelle fois Eléonore.

— Ne te méprends pas Eléonore. Si nous sommes captifs dans ce somptueux palais c’est bien qu’elle n’écarte pas que nous disions la vérité. À mon avis, elle se renseigne sur nous depuis notre arrivée à Bourges. Il nous faut espérer que son enquête arrive à son terme le plus rapidement possible.

— Si tu dis vrai, nous allons rester enfermés encore longtemps. Je ne vois pas trop comment elle pourrait avoir des informations sur nous. Tous ceux que nous avons côtoyés ne sont désormais plus… se désola Kalas, la mine basse.

— Je n’en serais pas certain à ta place. On laisse toujours des traces. Me concernant, je suis persuadé qu’il y a encore quelques brigands, paysans ou prêtres qui se souviennent de moi en Normandie. Sans oublier les compagnons d’armes d’Azincourt encore vivants qui pourront témoigner, je l’espère, de ma loyauté envers la couronne de France. Il en va de même pour vous, si j’ai bien retenu votre parcours, vous êtes passés par de nombreuses villes, du Hainaut à la Provence, pour mener votre enquête et vendre vos onguents. Surtout, votre passage à Chinon aura sans nul doute retenu l’attention de pas mal de monde, notamment d’un certain tavernier, de sa femme et de sa fille1, qui doivent tous trois prier pour vous chaque jour que Dieu fait… Soyez patients !

— Ce n’est qu’hypothèse ! Bertrame s’est sacrifié pour nous permettre de rejoindre le dauphin ! Le temps presse et on nous laisse moisir dans ces draps de velours, c’est plus que je ne peux le supporter. Enfuyons-nous. Ils nous ont ôté nos armes, mais Kalas et moi avons toujours le Miasme ! »

Godefroy guetta attentivement la réaction de Kalas à la proposition de la jeune femme. Ce dernier marqua un temps de réflexion et après avoir sondé le regard des deux compagnons, il déclina l’offre de sa bouillante amie.

« Eléonore, je partage ton impatience et ta souffrance, mais si nous nous échappons maintenant alors ce serait un aveu de culpabilité et jamais nous ne pourrons honorer le sacrifice de Bertrame. Tenons-nous-en à l’analyse de Godefroy et patientons encore un peu.

— Oui ! Mettons à profit ce temps perdu, rétorqua le Normand, soulagé de la réponse de Kalas. Laissez-moi vous enseigner les usages de la Cour ! Je vous préviens, ce ne sera pas passionnant ! »

Eléonore observa avec dédain les pans de sa robe, relâcha ses épaules et soupira bruyamment.

***

« Gaspard ! J’attendais votre retour avec impatience. Avez-vous eu le temps de vous sustenter depuis votre arrivée ?

— Non, Madame la duchesse, je suis venu vous voir le plus rapidement possible.

— Le devoir avant l’estomac ! Vous êtes décidément un homme d’honneur, baron.

— J’ai pensé que Madame ne pourrait souffrir d’attendre plus longtemps les informations qu’elle m’a demandées depuis plus de trois semaines.

— Et vous avez vu juste. Dites-moi, qu’avez-vous donc appris ?

— Celui qui se fait appeler Godefroy et prétend être le fils du vicomte Jean de Normandie, le seigneur d’Évreux, a dit la vérité. Nombreux sont les témoins qui ont pu corroborer son récit. À la mort de son père, assassiné par les Anglais pour avoir refusé de renier le roi de France, il a été dépossédé de ses terres et déchu de facto de son titre. Il a participé à la bataille d’Azincourt, de sinistre mémoire, aux côtés de la noblesse de France. Ceux qui l’ont côtoyé m’ont assuré qu’il avait combattu avec courage et honneur. Il m’a été plus difficile d’obtenir des informations sur ses activités depuis 1415. Il semble avoir erré de villes en villages en s’acoquinant avec des troupes de mercenaires souvent peu recommandables. Rien de ce qui m’a été rapporté ne me laisse penser pour autant qu’il aurait porté les armes pour les intérêts anglais. J’espère que Madame me pardonnera de n’avoir pu recueillir plus d’éléments.

— Il n’y a rien à pardonner baron, vos informations attestent de sa sincérité et de sa fidélité au royaume, c’est tout ce que j’espérais le concernant. Parfait ! Qu’en est-il des deux autres ?

— Sachez avant toute chose, Madame la duchesse, que les renseignements recueillis sur ces deux roturiers n’émanent pas toujours de sources de la plus grande fiabilité. J’ai essayé de séparer le bon grain de l’ivraie, mais certains éléments ne manqueront pas de vous étonner pour autant.

— Ne vous en faites pas Gaspard, je fais confiance à votre jugement. J’ai moi-même pu espionner leurs conversations dans le salon doré et j’ai appris des choses intéressantes à leur sujet. Je ne me féliciterai jamais assez d’avoir fait installer cette pièce d’écoute derrière la cheminée ! Les discussions dérobées valent tous les espions du monde, croyez-moi baron ! Mais contez-moi sans plus tarder leur histoire, on verra si cela recoupe mes informations.

— Il semble que la jeune femme soit effectivement la fille du puissant Miasmatique de France, Bertrame du Hainaut. Comme vous le savez, ce dernier avait décliné l’offre du roi Charles VI et avait ainsi renoncé à devenir son conseiller en tant que Primus Inter Pares. Il avait alors été banni de l’Assemblée des Miasmatiques et avait rejoint son épouse on ne sait où. Il semble que cette dernière soit morte en couches lors de sa deuxième grossesse, quelques années après avoir donné naissance à une fille, celle-là même qui est retenue au palais. Il est fort probable que, peu après, le Maître Miasmatique se soit établi près d’un bourg nommé Hardinghen, à quelques pas de Calais. Cette information est assez certaine puisqu’elle émane d’un compte-rendu rédigé à la demande du roi par feu Archibald 1er, alors Primus Inter Pares. À ce sujet, Madame pourra confirmer au dauphin qu’Archibald a été assassiné avec un autre Maître à Paris, il y a moins de deux lunes, dans des circonstances non encore élucidées…

— C’était à craindre, il devait rejoindre au plus vite Bourges avec des informations capitales. Enfin, Charles sera content d’apprendre qu’il ne l’a pas trahi. S’il était passé du côté de l’ennemi comme nous l’avions un temps envisagé, cela aurait porté un coup fatal au moral du dauphin. Mais je vous en prie, poursuivez baron.

— Le lien entre le défunt Bertrame et le dénommé Kalas est plus difficile à établir. Toutefois, on m’a fait état dans plusieurs villes d’une troupe de trois marchands itinérants qui auraient sillonné les routes du royaume, troquant onguents et autres remèdes. La description qui m’en a été faite me laisse à penser qu’il pourrait s’agir du Miasmatique, de sa fille et du dénommé Kalas. De plus, cette troupe ambulante aurait commencé son itinérance en 1413. Or, c’est à cette date que les bourgeois d’Hardinghen ont été massacrés par un détachement anglais dans des conditions particulièrement ignobles…

— Comment nos ennemis ont-ils procédé ? le coupa la duchesse.

— Ils ont profité de la messe dominicale pour attaquer la cité puis ils auraient séquestré tous les habitants dans l’enceinte de l’église pour ensuite y mettre le feu et les brûler vif.

— Ils osent encore s’appeler chrétiens ! marmonna la duchesse.

— Je pense que le prénommé Kalas est un rescapé du massacre et qu’il a été recueilli par le Maître Miasmatique, continua Gaspard.

— Ce ne serait pas surprenant en effet. En 1413, ce Kalas ne devait être encore qu’un enfant. J’ai des souvenirs de Bertrame du temps où il était encore admis à la Cour, je me rappelle qu’il était un des précepteurs du dauphin. Il prenait son rôle très à cœur, avec un talent certain pour susciter l’intérêt et la curiosité de notre jeune Charles. Bref, continuez baron, je vous prie.

— Je n’ai pas réussi à en apprendre beaucoup sur eux après leur départ d’Hardinghen. Cependant, ces derniers mois, des événements étranges ont été signalés sur leur passage. À Orléans, un détachement de la garnison a été violemment attaqué par, je cite “deux troubadours ayant invoqué contre les bons et loyaux soldats de Sa Majesté une nuée d’oiseaux tout droit sortie des entrailles de l’Enfer”. Le même jour, Bertrame a été vu à la bibliothèque d’Orléans.

— Ainsi nous avons bien fait de nous méfier de ces deux roturiers ?

— Ce n’est guère évident à ce stade. Il semblerait, selon certains habitants, que le capitaine mutilé et ses soldats terrorisaient les femmes et les filles d’Orléans, si vous voyez ce que je veux dire. Sa mort a été accueillie comme une bénédiction par beaucoup de bourgeois. Il se pourrait donc que ce soit lui et ses soldats qui aient tenté d’abuser de la jeune femme. Or cette fois, ils sont tombés sur plus forts qu’eux. Je ne suis pas au fait des pouvoirs des Miasmatiques, je n’ai pas donc pas pu analyser cette histoire d’oiseaux devenus fous.

— Les Miasmatiques sont très liés aux animaux et à la nature en général. Je me rappelle avoir entendu Bertrame faire une leçon au jeune dauphin en ce sens. Avez-vous pu obtenir d’autres informations à leur sujet ?

— Un autre événement terrifiant m’a été rapporté, confirmé par plusieurs sources très sérieuses. C’est en rapport avec les rumeurs de réapparition du Prince Noir.

— Je les ai entendus parler du Prince Noir dans le salon doré, ils semblent tous trois persuadés que la mort de Bertrame lui est imputable.

— Ils ont certainement dit vrai. Il y a quelques semaines, le jour même où les Miasmatiques tenaient réunion à Chinon sur ordre du dauphin, Jean le Hardi et toute sa garnison ont été massacrés.

— Comment ? Comment se peut-il que cette information ait mis tant de temps à nous parvenir ?

— La cité est complètement désorganisée, Madame. Une partie des bourgeois a fui, les soldats encore présents se comptent sur les doigts d’une main… La cité a été attaquée par un cavalier revêtu d’une énorme armure noire. Il était doté d’une force colossale et aurait défait la garnison à lui seul. La présence des deux roturiers m’a été confirmée par un aubergiste et sa femme, dont le bâtiment a été réduit en cendres par le dénommé Kalas. Ils auraient défendu le tavernier contre une compagnie de brigands dont faisait d’ailleurs partie ce Godefroy.

— Il semble que nos trois invités sèment la mort dans leur sillage. La question maintenant est de savoir s’ils la provoquent… ou s’ils la fuient. Votre avis baron ?

— Il y a clairement quelque chose qui nous échappe les concernant. Mes recherches et le soin qu’ils ont pris à effacer leurs traces me laissent à penser qu’ils se sentaient traqués. Le témoignage de la femme et de la fille de l’aubergiste de Chinon me donne le sentiment qu’ils sont les alliés qu’ils prétendent être. De l’autre côté, les rumeurs sur le cavalier noir, que nous pensions infondées, commencent à prendre de l’ampleur et sont corroborées par un nombre important de témoins de qualité. Je suis certain qu’ils pourraient nous aider à démêler les zones d’ombre de mes découvertes.

— Vos découvertes me glacent le sang Gaspard ! Mais je partage votre avis. Je les ai entendus évoquer constamment Bertrame. Ils semblent réellement affectés par sa disparition. Il ne fait que peu de doutes que les deux roturiers aient été ses élèves. S’ils disent vrai, ce sont même les deux derniers Maîtres Miasmatiques du royaume. Par ailleurs, si ce Kalas provient d’une cité massacrée par les Anglais, il est peu probable qu’il soit à la solde de ses bourreaux. Quant au fils du vicomte, nous serions bien ingrats de remettre en cause sa fidélité à la couronne, tant elle lui a coûté cher, résuma la duchesse.

— Comment puis-je vous servir Madame ? demanda Gaspard tout en se tenant droit et fier.

— Vous allez commencer par vous nourrir et prendre un peu de repos. Demain vous les ferez interroger dans le salon par un de vos lieutenants et nous écouterons tous deux leurs réponses dans la pièce dérobée.

— Bien Madame, mais je si puis me permettre, je suis plus à même de conduire l’interrogatoire que mes lieutenants.

— Je le sais baron, mais je ne veux pas qu’ils vous voient pour l’instant. Nous nous en entretiendrons demain, vous comprendrez mieux ma démarche.

— Bien Madame !

— Allez baron, embrassez ces quelques instants de repos qui vous tendent les bras. Mais surtout, ne vous montrez pas à la Cour. Je souhaite que Giac soit tenu dans l’ignorance de votre retour encore quelques jours.

— À vos ordres, je ferai en sorte de cacher mon retour au Grand Chambellan.

— Merci Gaspard, vous m’avez une fois de plus fort bien servi. »

Gaspard fit la révérence et tourna les talons pour rejoindre au plus vite ses appartements. Son estomac criait famine depuis plusieurs heures déjà. Il avait hâte de se décrotter et de pouvoir dormir dans un bon lit aux draps propres.

Les domestiques signalèrent le lendemain à Yolande d’Aragon, reine de Naples et de Jérusalem, duchesse d’Anjou, comtesse du Maine et de Provence et belle-mère du dauphin, qu’on avait dérobé pendant la nuit quatre pâtés en croûte, cinq miches de pain, une motte de beurre, un demi-porc salé et trois fromages de chèvre. À leur grand étonnement, elle n’en fut ni surprise ni contrariée. L’un d’entre eux aurait même juré l’avoir entendu prononcer tout bas en souriant ces quelques paroles : « le devoir avant l’estomac ! »

***

Deux jours plus tard au Salon doré

« Va-t-on moisir ici encore longtemps ? demanda Eléonore aux trois soldats qui gardaient l’entrée du salon.

— Nous ne sommes pas habilités à vous donner des informations gente dame, répondit le plus âgé d’entre eux.

— Raaaah ! Je n’en peux plus ! tempêta-t-elle.

— Calme-toi Eléonore, ils n’y sont pour rien ! » s’alarma Godefroy.

Au même instant, un officier s’arrêta à l’entrée du Salon doré.

« Ah ! Lieutenant ! Vous avez encore des questions après l’interrogatoire d’hier ? Inutile de vous fatiguer, nous vous avons déjà tout dit ! Maintenant, laissez-nous partir ! » s’égosilla Eléonore.

Le lieutenant la regarda à peine et s’adressa aux trois comparses.

— Sa Majesté la reine de Naples et de Jérusalem vous mande auprès d’elle !

— Ce n’est pas trop tôt, j’ai deux trois petites choses à lui dire à celle-là, lança Eléonore, furibonde, à l’endroit de l’officier.

— Gardez-vous-en, gente dame ! Au moindre mouvement suspect, vous me verriez dans le regret de vous transpercer de ma lame, répondit-il calmement.

— Il ne sera pas nécessaire d’en arriver là, lieutenant, avança Godefroy, nous sommes impatients et honorés de pouvoir rencontrer enfin Sa Majesté.

— Pfff ! Parle pour toi ! » marmonna-t-elle à l’encontre du Normand.

Kalas, qui n’avait pas ouvert la bouche jusqu’à présent, s’adressa à l’officier d’un ton conciliant.

« Lieutenant, avant de rencontrer Sa Majesté, et afin que nous ne commettions aucun impair, pouvez-vous nous dire de qui il s’agit ?

— Comment ? Se peut-il que vous ignoriez qui est la duchesse ? s’offusqua le lieutenant.

— Nous n’avons pas eu le loisir de nous informer des intrigues de la Cour ces derniers temps officier ! répliqua-t-il, cinglant.

— Sa Majesté Yolande est la reine de Naples et de Jérusalem. Elle est aussi la duchesse d’Anjou, en plus d’être comtesse du Maine et de Provence, et vous êtes ici sur ses terres. Elle est la reine mère du royaume de France depuis les fiançailles de sa fille, Marie d’Anjou, d’avec notre bien-aimé dauphin, héritier légitime à la couronne. Un conseil, gardez-vous bien de lui manquer de respect si vous souhaitez garder vos têtes sur vos épaules ! Allez, suivez-moi, on ne fait pas attendre la duchesse. »

L’officier les escorta jusqu’aux appartements de la belle-mère du dauphin. Ils la trouvèrent près de la fenêtre, regardant au-dehors la cour du palais, les mains jointes dans le dos. L’officier annonça leur arrivée :

« Majesté, les trois prisonniers sont ici.

— Merci Poton, je vais m’entretenir seule avec nos trois invités. Vous pouvez disposer. »

Le lieutenant, bien que surpris, tourna les talons et sortit de la suite.

« Merci d’être venus ! » leur adressa la duchesse.

Elle s’était retournée et leur faisait maintenant face. Sa longue robe jaune, enveloppée d’une épaisse cape bleue fleurdelisée, au col d’hermine, marquait son rang de reine. Un sourire bienveillant illuminait son visage. À sa vue, Godefroy s’agenouilla, imité gauchement par Kalas. Seule Eléonore se tint ostensiblement debout.

« Nous n’avons pas vraiment eu le choix ! » lança-t-elle.

Godefroy et Kalas se regardèrent, l’air embarrassé. Le Normand, devenu cramoisi, s’apprêtait à prendre la parole pour éviter à Eléonore la sentence de la reine mère. La duchesse, d’un signe de main, commanda à Godefroy de se taire.

« Inutile de vous excuser pour votre amie, vicomte Godefroy de Normandie, seigneur d’Évreux, fils de Jean de Normandie. Relevez-vous tous les deux ! Nous sommes ici entre nous et je veux m’adresser à vous sans ambages ! »

Les deux hommes se redressèrent, la duchesse arrêta son regard sur Eléonore qui avait conservé une pointe de défi dans ses yeux.

« Eléonore, fille de Bertrame du Hainaut, Maître Miasmatique du royaume de France, permettez-moi de m’associer à votre douleur pour la perte de votre père. Le seigneur Bertrame était un grand serviteur du roi, un tuteur pour le dauphin et un noble esprit qui jusqu’au bout aura été fidèle à la France. Qu’il repose en paix avec sa femme et ses pairs au paradis de Dieu, se signa-t-elle avant de joindre ses mains pour prier. Requiescat in pace, ad vitam aeternam. Amen. »

À ces mots, de silencieuses larmes jaillirent des yeux rougis d’Eléonore. « Kalas d’Hardinghen, votre existence n’a pas été des plus heureuses et pourtant vous avez suivi la voie de la souffrance, de la loyauté et du devoir là où beaucoup se seraient réfugiés derrière leur haine et leur chagrin pour mettre fin à leur vie, professa-t-elle en passant en revue du regard les trois compagnons. Tous trois, votre fidélité à la couronne et à Dieu vous a déjà coûté tant de sacrifices. Et pourtant je n’ai rien d’autre à vous offrir que plus de souffrances et de sacrifices encore. Vous avez deviné pourquoi je vous ai fait patienter toutes ces semaines au palais. Je regrette que cela vous ait paru si long, mais je ne m’excuserai pas de ces précautions. Cela fait neuf années maintenant que j’ai pris le dauphin sous mon aile. Je l’ai protégé contre toutes sortes de machinations, contre d’innombrables tentatives d’empoisonnement menées par les Bourguignons et peut-être même par sa propre mère, la reine Isabeau. Pour préserver sa vie et l’intégrité du royaume, je l’ai mis sous bonne garde dans mes domaines et lui ai donné ma fille en mariage. Le dauphin me considère comme la mère qu’il n’a jamais eue et je le considère pour ma part comme un fils. La moindre erreur de ma part et la destinée du royaume s’effondre. Je me suis renseignée sur vous et je vous crois, c’est pourquoi j’intercéderai en votre faveur pour que vous rencontriez mon gendre. Mais avant toute chose, il vous faut savoir quel type d’homme est le dauphin et surtout qui sont ceux qui l’entourent. Charles est un homme bon et il sait où se situe son devoir. C’est aussi un jeune homme de vingt ans, qui a grandi en voyant sa mère déshonorer le roi et déshériter son fils, en le faisant passer, chose ignoble, pour un bâtard. Il est torturé, prudent à l’excès, craignant les complots et l’empoisonnement. Surtout, ses conseillers ne partagent pas tous la même abnégation et la même fidélité que nous. Vous devez vous méfier plus que tout autre du Grand Chambellan et de ses hommes. Voilà un intrigant qui n’a que son propre intérêt en tête et qui ne connaît que trop bien les faiblesses de mon gendre. Vous le reconnaîtrez facilement, il suit toujours le dauphin comme son ombre et il a les cheveux très longs et le regard noir. Il verra votre arrivée d’un très mauvais œil et fomentera sans aucun doute quelques viles actions contre vous !

— Majesté, permettez-moi ! Pourquoi se méfierait-il de nous ? Nous ne cherchons pas à prendre sa place, mais simplement à servir le dauphin ! s’étonna Kalas.

— Certains ont intérêt à maintenir le statu quo entre la France et l’Angleterre. À Azincourt, le royaume a été décapité et ne s’en est toujours pas remis. Des personnes dangereuses, comme le Grand Chambellan, ont pris une importance qu’elles n’auraient jamais eue sans cette tragédie. Par-dessus tout, la guerre entre les deux royaumes n’a fait que les enrichir. Faites-moi confiance, il n’est pas notre allié.

— Pourquoi le dauphin le garde-t-il auprès de lui ? interrogea Eléonore.

— Malgré mes avertissements auprès de Charles, il ne veut pas entendre raison lorsqu’il s’agit de son Grand Chambellan et de ses comparses. Vous devez savoir que mon gendre est en proie aux doutes, sujet aux terreurs nocturnes et à des accès de tristesse durables. Le Grand Chambellan sait répondre à l’anxiété de Charles en le couvrant de divertissements et de jeux.

— Et c’est sur cet homme que repose le destin du royaume ! proclama Eléonore, en soupirant.

— Ne soyez pas trop dure envers le dauphin ! Il a passé sa vie seul, sans amis et à devoir se méfier de tous, entre un père fou et une mère absente et ignoble, répliqua-t-elle.

— Majesté ! Maintenant que vous savez tout sur cette Astarzel, ce Conrad sans Terre et celui que l’on nomme le Prince Noir, que comptez-vous faire ? risqua Kalas.

— Il est encore trop tôt pour décider de la marche à suivre. Mais ne vous inquiétez pas, je ne compte pas attendre sagement le Déluge. Une chose est sûre, nous aurons besoin des deux derniers Maîtres Miasmatiques, dit-elle en souriant. Quant à vous Godefroy, vous devrez protéger nos deux derniers atouts coûte que coûte.

— Je donnerai ma vie Majesté ! ajouta fièrement Godefroy.

— Je n’en doute pas vicomte, votre regard ne ment pas. J’informerai le dauphin après notre entrevue de votre message. J’espère vous obtenir une audience avec Charles demain, vous saurez alors quelle mission il souhaite vous confier.

— Bien Votre Majesté ! entonnèrent les trois compagnons.

— Profitez de cette soirée pour vous reposer et travailler vos manières. Demain, vous rencontrerez le futur roi de France et, pardonnez-moi de vous le dire jeune homme, votre génuflexion était pitoyable, adressa-t-elle à Kalas devenu écarlate. Quant à vous Eléonore, je pardonne votre outrecuidance, mais si vous me manquez à nouveau de respect en présence du dauphin, des membres de la Cour ou de soldats, je n’aurai aucun scrupule à vous faire fouetter jusqu’au sang. Vous apprendrez bien assez tôt, Fille du Vent, que pour une femme plus que pour un homme, il est vital de faire respecter son rang et son autorité. »

Eléonore baissa les yeux et hocha la tête en signe d’acquiescement.

« Allez, fils et fille de France, songez que dix siècles nous regardent ! »

Les trois compagnons retournèrent à leurs appartements, éblouis par la force, l’intelligence et la détermination qui émanaient de cette femme. Le souci des affaires n’avait aucunement affecté sa beauté. Son visage fin et clair rayonnait comme un astre au milieu de la pièce. Sans qu’ils ne sussent pourquoi, cette entrevue avec Yolande d’Aragon avait redonné espoir à Eléonore, Kalas et Godefroy. Elle n’avait pas quarante ans, mais semblait porter tout le poids du royaume sur ses épaules. Pourtant, il y avait quelque chose dans son regard et dans le ton de sa voix qui lui permettait d’apaiser les âmes les plus tourmentées même dans les moments les plus sombres. Quelle fortune pour le royaume d’avoir à son chevet, en ces temps si funestes, celle qui veille et protège, qui rassure et éduque. Et gare à qui s’attaquera aux enfants de la Mère de France !

J’ai perdu la trace de Bertrame ce jour. Parti de Carcassonne cinq jours avant, j’ai pu remonter sa piste jusqu’en zone anglo-bourguignonne, vers Saint-Denis. Il a dû sentir ou prévoir que vous le feriez suivre car l’effrayante meute de loups qui l’accompagne s’est dispersée dans toutes les directions pour cacher ses pas à mes talents. Je n’ai par ailleurs ressenti aucune empreinte Miasmatique à des lieues à la ronde.

Cherche-t-il à se retirer complètement comme il l’a fait savoir au roi ? Est-il passé dans le camp anglais ? Je laisse ces questions à la sagacité de votre éminence.

Je pars pour Orléans sur le champ. Je dois y retrouver quelques informateurs qui pourront peut-être me renseigner sur notre Miasmatique. N’ayez pas trop d’espoir pour autant.

Faites-moi suivre vos instructions dans cette cité.

Cyprien, le 14 december 1411

Il est très fâcheux que vous vous soyez fait berner par les tours de passe-passe de ce dresseur de loups. Vous avez surestimé vos compétences, Maître du Marécage. J’en attendais plus de vous. Les nouvelles charges qu’il me revient d’affronter nécessitent la plus extrême rigueur de la part de mes collaborateurs. Ne me faites pas regretter de vous avoir fait entrer au sein du Conseil des Pairs…

À la lecture de ce message, prenez la route dans l’heure pour Paris. Inutile de s’appesantir plus longtemps à la recherche de ce vieux loup borné. Je craignais qu’il ne tente quelques coups d’éclat contre ma personne ou ma position, mais s’il est maintenant en zone ennemi c’est forcément pour s’y terrer et échapper à mon regard. Je l’ai assez étudié pour savoir qu’il n’est pas homme à trahir le royaume. C’est au moins une qualité qu’on pourra lui trouver. Je crois, à la vérité, qu’il n’y a plus rien à craindre de lui.

Rentrez à Paris ! Vous surveillerez mes arrières et celles du roi par la même occasion. Ses crises de démence ne cessent de se répéter et me font craindre que quelques prétendants en profitent pour forcer le destin.

Archibald, Primus Inter Pares, Maître du Ciel,

Premier Conseiller de Sa Majesté Charles VI,

Le 17 december 1411

Chapitre 3

L’audience

Salle du Conseil, palais de Bourges, le soir même

« Qu’entends-je Madame la duchesse ? Permettre à ces roturiers de commander les soldats de Sa Majesté ? Ce serait déshonneur ! s’indigna Pierre II de Giac, Grand Chambellan du dauphin.

— C’est ce que je propose en effet, Monsieur le Grand Chambellan, répondit placidement Yolande d’Aragon.

— Avez-vous pensé à la réaction de la noblesse quand elle apprendra que le dauphin entend promouvoir les gueux ? asséna Giac, d’un ton surjoué.

— Quelle noblesse, Monsieur le Grand Chambellan ? Celle qui s’est alliée à l’ennemi ou celle qui monnaye sa fidélité auprès de mon gendre ? asséna-t-elle d’un ton cinglant. D’ailleurs, dois-je vous rappeler qu’il y a parmi eux un cœur noble, le vicomte Godefroy de Normandie, qui a versé son sang pour la Couronne à Azincourt. Pardonnez-moi Monsieur, vous ne pouviez pas vous en rappeler, car, si mes souvenirs sont bons, vous n’avez pas pris part à la bataille, n’est-ce pas ?

— Votre Majesté ! enchaîna Giac sans relever l’affront. Soit, il y a ce vicomte… mais les deux autres… des Miasmatiques qui plus est ?

— Quel est le problème avec les Miasmatiques, Monsieur le Grand Chambellan ?

— N’entendez-vous pas ce que l’on raconte sur eux ? Des impies, des païens, voire pire… des athées. Enfin Madame la duchesse, le dauphin ne peut être associé à ces satanistes !

— Je ne vous connaissais pas cette sensibilité à la rumeur, chevalier. Je n’y vois là rien de plus que la propagande des Anglais et des Bourguignons, qui je vous le rappelle, sont nos ennemis. Les Miasmatiques sont de bons chrétiens, ils ont toujours été les alliés du roi. Dois-je vous rappeler que c’était la demande de mon gendre de les réunir à Bourges pour obtenir leur soutien ? souligna la duchesse d’Anjou en portant son regard sur le dauphin.

— Votre Majesté ! Il est encore temps de les renvoyer dans leur campagne ! suggéra Giac au dauphin.

— Assez, je vous prie, martela l’héritier au trône de France. Pierre, la situation est bien plus grave que tu ne le penses, cela ne concerne pas que l’Angleterre, mais aussi…

— Charles ! l’interrompit Yolande, comme pour le réprimander. Votre décision ! Inutile d’entrer dans les détails ! »

Le dauphin blêmit puis reprit la parole.

« J’ai besoin du soutien des Miasmatiques Pierre, leur puissance est un atout considérable. Je ne peux négliger une telle ressource. Ma bonne mère m’a assuré de leur fidélité à notre cause, professa-t-il de manière hésitante.

— Je crains que vos alliés ne l’entendent de la sorte, se désola Giac, en suppliant le dauphin du regard.

— Si vous me permettez, mon gendre, j’ai peut-être une solution de compromis qui vous permettrait de profiter de leur puissance sans offusquer les amis de votre Grand Chambellan, proposa la duchesse qui regardait Giac, un sourire forcé aux lèvres.

— Voilà qui me ravit ma mère et qui ne manquera pas de rassurer Monsieur de Giac, j’en suis certain. Quelle est donc cette proposition ? » clama le dauphin, visiblement enjoué.

***

Le lendemain dans la salle du trône, aux alentours de midi

La pièce était immense. L’entrée était plutôt sombre malgré les nombreuses bougies qui crépitaient sur les chandeliers disposés de part et d’autre des murs en pierres grises. Kalas et Eléonore n’avaient jamais vu une salle si haute de plafond. Elle leur donnait presque le vertige. Dix énormes poutres de chênes, cinq de chaque côté, donnaient une force brute à ce vivoir qui contrastait avec le raffinement des tapisseries et des tapis qui jonchaient les murs et le sol. À l’autre bout de la pièce, un trône en pierre, massif, légèrement surélevé par une dalle de trois marches, semblait prendre de haut l’ensemble des convives qui y portaient leur regard. La lumière du jour l’illuminait par l’arrière, perçant à travers la plus imposante des trois fenêtres, comme symbole de la divine attribution du pouvoir. Les trois compagnons furent écrasés par la magnificence du lieu. Ils étaient également décontenancés par le nombre très réduit d’invités. Ils s’attendaient tous trois à voir la Cour du dauphin, réunie au complet, les mettant mal à l’aise et se moquant de leurs manières. Hormis le dauphin, assis sur son trône, étaient présents à sa droite seulement deux hommes, silencieux, qui les dévisageaient ostensiblement. Ils devinèrent le Grand Chambellan par son regard furibond. À la gauche de Charles se tenait la duchesse d’Anjou, qui les observait sans un sourire, comme si elle ne les avait jamais croisés.

« Avancez, mes braves ! leur adressa le dauphin, d’un ton presque chaleureux.

— Votre Majesté ! » scandèrent les trois compagnons.

La génuflexion de Godefroy était parfaite, contrairement à celle de Kalas, encore très hachée, au point qu’il se claqua douloureusement le genou contre le sol en pierre. La révérence d’Eléonore était quant à elle catastrophique. En souhaitant bien faire, elle tira un peu trop sur sa robe au point de dévoiler ses tibias. Surtout, elle faillit perdre l’équilibre, ce qui lui valut un gloussement de la part du Grand Chambellan. Eléonore ne put s’empêcher de fusiller du regard le conseiller du dauphin, ce que ne manqua pas de noter Yolande d’Aragon, qui se fendit d’un léger sourire.

« Je vous en prie, relevez-vous ! leur adressa le dauphin nullement offensé par leur piètre performance, au grand dam de Giac. On m’a rapporté votre message et les périls que vous avez traversés pour le divulguer. Je vous en remercie et me joins à votre tristesse. La disparition des Maîtres du Miasme est une lourde perte pour le royaume et j’ai ouï dire que vous étiez intimement liés à eux. »

Le dauphin marqua un temps de silence comme pour rendre hommage aux morts.