Le théorème de l'ange - Franck Leprévost - E-Book

Le théorème de l'ange E-Book

Franck Leprevost

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Beschreibung

Le théorème de l’ange est une histoire.


C’est une histoire de célébrations, de réminiscences et de sacré.

C’est l’histoire d’une chanteuse, de son secret, de son angoisse et de sa peur.
C’est l’histoire d’un député, en phase avec son époque, qui revisite au pire moment les embranchements de sa vie.

C’est l’histoire d’une journaliste qui reçoit trois gifles et ne saigne pas encore.
C’est l’histoire d’un commis de l’État qui découvre un téléphone dans un kiosque à journaux.
C’est l’histoire de vingt-trois cadavres dans un terminal d’aéroport.
C’est l’histoire d’une famille arménienne qui a fui le génocide.
C’est l’histoire d’un commissaire et de son emploi de l’intelligence artificielle.
C’est l’histoire d’un homme qui cherche à comprendre et d’un mathématicien qui y parvient.
C’est un roman sur le terrorisme et la raison d’État. C’est un roman sur le wokisme et l’islamo-gauchisme. C’est un roman sur le combat, la résistance et l’espoir. C’est un roman sur l’enfance et la mémoire. C’est un roman sur la vérité et la transmission. C’est un roman d’espionnage et c’est un roman d’amour.
C’est une histoire de France.

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EPUB

Veröffentlichungsjahr: 2023

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FRANCK LEPRÉVOST

LE THÉORÈME DE L'ANGE

Roman

FLAC

Le manuscrit est l'œuvre exclusive de l'auteur. À aucun moment du processus de conception, d'élaboration et de rédaction de cet ouvrage dans sa langue originale, le français, l'auteur n'a fait usage d'outils d'intelligence artificielle (Chat GPT ou autres).

Première édition 2023

FLAC

Copyright © Franck Leprévost

Tous droits réservés

ISBN : 9-789998-771420 (édition ePub)

Né à Cherbourg en 1965, Franck Leprévost est mathématicien, informaticien, professeur d'université et écrivain.

L'intégralité de ses publications scientifiques et littéraires est accessible sur le site www.franckleprevost.com

Crédit illustration couverture  : Anna Leprévost

Photo de l'auteur : Vincent Flamion, © Franck Leprévost

Vitam impedere vero

Juvénal

Prologue

Couchée dans leur chambre, elle ferma les yeux et écouta. Le bruit cristallin de la douche parvenait, atténué et lointain, jusqu’à leur lit aux draps de satin. Cette musique la berçait depuis un quart d’heure. Elle imaginait l’eau, régulière, apaisante et légère, couler sur le corps de son homme. Le bruit s’arrêta enfin. Bientôt il sortirait. Comme toujours, il s’allongerait à côté d’elle et lui caresserait les cheveux. Elle chuchoterait  :

— Tu seras parti longtemps  ?

Sans surprise, il répondrait  :

— Le temps qu’il faudra.

Comme toujours, elle frémirait en demandant  :

— Tu vas leur faire mal  ?

— Autant que possible.

Ces mots déclencheraient son désir. Elle commencerait par embrasser délicatement les cicatrices. Elle lécherait du bout de la langue celles au bras. Elle s’attarderait sur la plus horrible, à la base du cou. Elle savait tous leurs gestes, ceux de son homme, les siens propres. Ils feraient l’amour en suivant leur immuable rituel. Lorsqu’ils seraient repus de leurs corps, elle s’endormirait, lovée contre lui, caressant du bout des doigts l’irrégulier relief de son épiderme. Au milieu de la nuit, elle s’éveillerait à moitié. Elle le chercherait d’un geste. Sa main parcourrait l’espace vide, encore tiède. Puis elle reviendrait vers ses seins. Puis elle descendrait. Elle se caresserait. Elle gémirait de plaisir.

Il allait leur faire mal.

Chapitre 1

Valérie finissait en silence d’arranger la table. Aucune musique de fond ne la distrayait. Cela viendrait plus tard. Même le bruit de la rue ne pénétrait plus que partiellement son univers, alors qu’une fête des voisins battait son plein, quelques immeubles plus loin. En cette fin de journée d’un nouvel été caniculaire, elle espérait seulement que les bagarres ne feraient pas éclater le vivre-ensemble décrété par la municipalité avant que tous ses invités ne soient arrivés. Un match de football amical entre le Maroc et la Belgique devait malheureusement se jouer au Stade de France en soirée.

Tout l’après-midi avait été consacré à faire la cuisine. Les hors-d’œuvre étaient un festival international  : des bricks libanais, des olives grecques dénoyautées, de l’andouille de Vire, mais coupée en si petits morceaux qu’on ne pouvait plus en soupçonner l’origine. Valérie avait longtemps réfléchi au sujet du plat principal. Il ne fallait pas qu’il la coinçât dans la cuisine lorsque les invités seraient là, ni que sa cuisson soit si minutée qu’un retard quelconque au cours de la soirée n’entraînât une catastrophe. Quelque chose de simple, pratique, mais chic quand même. Elle avait arrêté son choix sur un plat de saumon, une sorte de sashimi mélangé en salade avec des avocats, le tout arrosé d’un filet d’huile. Elle présenterait cela comme une recette apprise dans une famille japonaise. Il lui paraissait indispensable de rester dans l’axe «  multiculti  » qu’elle s’était fixé. Fallait-il assaisonner le tout maintenant   ? Elle décida de ne prendre aucun risque, et opta pour mettre les épices sur la table. Chacun se servirait selon ses goûts. Valérie tirait fierté du «  sel de mer saveur Yuzu, basilic thaï et coriandre  », du «  sel noir d’Hawaï  », du «  poivre de Madagascar  », de celui «  de Timut  » , de cet autre «  de Cubère  » ou «  de Malabar  » . Elle se restreignit à présenter négligemment ces six flacons, en nombre égal à celui de ses invités, renonçant avec regret aux autres éléments de sa collection de piments. Des fromages affinés, et une tarte aux myrtilles étaient, avec les vins et l’andouille, les rares concessions à son pays natal.

Valérie était française, mais son métier et sa bougeotte naturelle l’avaient conduite aux différents coins du monde. Elle avait toutefois conservé l’appartement parisien que lui avaient légué ses parents. Il appartenait à un des rares bâtiments haussmanniens qui échappaient encore aux tags des oisifs et aux squats des drogués. Sa situation à quelques encablures de la gare du Nord lui fournissait une ligne directe de RER pour l’aéroport. Avant qu’elle ne puisse s’offrir le taxi, ou, plus récemment, l’Uber, le RER lui avait été longtemps indispensable puisque – comme elle le disait complaisamment lors des interviews – le domicile le plus fixe de sa vie depuis des années était l’avion. Elle omettait de préciser depuis quand. Il faut dire que les interviews servaient en premier lieu la promotion de ses spectacles et tournées. Leur fréquence s’intensifiait surtout depuis cinq ans, par étapes progressives. Elle était donc encore suffisamment jeune à ce stade de célébrité pour susciter trop de questions. Elle n’avait pas connu non plus une trajectoire médiatique suffisamment météorique pour passer outre. Pourtant, elle connaissait le nombre exact des années passées, et estimait avec inquiétude celui des années restantes. Elle avait franchi le point de non-retour. D’ailleurs, d’une manière, cette soirée en serait la célébration. Elle avait 45 ans aujourd’hui.

Elle jeta un regard se voulant sans concession à la table de son salon-salle à manger. Tout était en place. La nappe brodée, blanche, chinée à Los Angeles, accueillait le service de vieux Luxembourg, les verres et carafes de Bohême, et des candélabres dignes de Versailles. Il était bien sûr trop tôt pour allumer les bougies, les fenêtres pourvoiraient à la lumière encore trois ou quatre heures, peut-être davantage à cette période de l’année. L’argenterie constituait un des rares vestiges d’un mariage raté. Elle avait tenu à la garder lors des négociations du divorce sans enfants, donc plus simple d’après les experts de ces questions. Pourtant, ce qu’elle avait traversé huit ans plus tôt lui avait paru assez pénible au contraire. Son avocat, très présent, lui avait dit qu’elle manquait d'éléments de comparaison. Probablement. Peu importaient ces paroles consolatrices, le divorce avait été éprouvant  : les discussions sans fin par avocats interposés, les honoraires stratosphériques de ces suceurs de sang, la lenteur des procédures. Elle avait enfin connu une petite joie au terme du parcours. L’ex ne voulait plus entendre parler d’elle. Il disparut totalement de son existence le lendemain de la séparation des biens, abandonnant l’argenterie sur place.

Elle s’était demandé pendant un bon moment s’il fallait mettre les couverts à poisson ou bien les couverts à viande. Avec quel ustensile mange-t-on du saumon sashimi en salade avec des avocats  ? Elle mit les deux, plutôt par esthétisme que par commodité. Elle rajouta les grandes cuillères pour compléter le tout, et prit soin de faire reposer le couteau à viande, qui servirait aussi au fromage – nous sommes entre nous  ! – sur de charmants petits supports chinois. Elle les caressait en les posant. Ils étaient en porcelaine, froids au toucher mais très jolis à voir. Ils lui rappelaient Shanghai, où elle avait donné son dernier concert une dizaine de jours plus tôt. Mais surtout, ils lui rappelaient celui qui les lui avait offerts, juste avant qu'ils ne prennent l’avion, elle pour Paris, lui pour Londres.

Les affiches de ses spectacles décoraient son intérieur parisien. Le salon notamment en était l’écrin. Le sofa et les fauteuils danois donnaient un air de sobriété et de froideur nordique, contredit par la chaleur des affiches, des tableaux et des bibelots. Elle avait dépensé une fortune dans une bibliothèque de Charlotte Perriand, infoutue de contenir des livres, et dont l’équilibre était bancal, et d'ailleurs conçu pour. Elle avait commis le petit crime d’y mettre des étaux (mais avec discrétion), pour éviter que le meuble ne tombât en avant, et ne fracassât la table basse destinée à accueillir aussi bien les petits fours que les premières discussions avant de passer à table.

Une courte angoisse la pinça, sans qu’elle puisse complètement en identifier la source. Elle la chassa en vérifiant que le champagne était frappé. Elle s’assura que les coupes seraient, elles aussi, glacées au moment d’y verser le Dom Pérignon. Elle avait le truc de sa nouvelle copine, Amélie Nothomb, rencontrée sur un plateau de télé quelques mois plus tôt. Amélie était experte en la matière, ne commençant aucune journée sans une petite coupe glacée. Visiblement elle ne la terminait pas sans cela non plus. Les producteurs des émissions connaissaient son penchant et y pourvoyaient. À se demander si le divin nectar n’était pas devenu, au fil des années, un carburant pour le cerveau de cette femme aux idées si particulières. La Belge publiait un roman par an. Elle lui avait confié en écrire trois fois plus. À ce rythme, elle avait de quoi remplir plusieurs existences d'écrivain. Valérie, elle, ne carburait pas au champagne frappé, ni à rien d’autre d’ailleurs. Même fumer ne l’avait jamais tentée. Lorsqu’elle était déprimée, elle attendait plus ou moins proactivement que ça passe. Aujourd’hui, elle avait peur que ce détachement, qu’elle attribuait aux bienfaits du yoga, pratiqué trois fois par semaine où qu’elle soit, ne lui ait aussi coûté de passer à côté d’une existence différente et peut-être plus dense. Mais elle avait décidé de donner une petite impulsion. En fait plutôt une grande, se corrigea-t-elle. Aujourd’hui. Le jour de ses quarante-cinq ans.

Elle contempla son salon. Puis son regard se tourna vers la salle à manger. Les fauteuils et sofa de l’un, les chaises de l’autre. L’angoisse la reprit, plus douloureuse. Une petite palpitation. Elle se regarda dans le miroir à trumeaux. Des rougeurs gagnaient son cou et descendaient plus bas, comme le laissait voir le décolleté de sa robe écarlate, celle qu’elle portait pour paraître auprès des «  happy few  » après ses concerts, ces fameuses personnalités autorisées par les organisateurs à l’approcher, à lui demander ses impressions, et avec qui elle avait l'obligation de discuter pendant quarante-cinq minutes ainsi que stipulé dans les contrats. Mais pourquoi penser à ce moment précis à ses concerts, à ces clauses négociées par son agent, à ces contraintes  ? Là n’était pas le problème. De légères gouttes de sueur humectèrent les tempes de ses courts cheveux blonds, d’autres menacèrent l’abondant maquillage entourant ses yeux bleus. Le grand miroir renvoyait d’elle une image liquide. Elle n'était pourtant pas si mal. Elle était mince, et élancée. Sa robe lui allait bien. Alors  ?

En regardant la table, celle qui devait accueillir ses six invités, elle se rendit enfin compte de la folie qu’elle avait déclenchée.

Chapitre 2

Elle s'était décidée quelques jours plus tôt seulement, alors qu’elle était au téléphone avec lui, tard un soir. Elle lui avait avoué non pas son âge, leur relation étant encore trop fraîche pour cette confidence, mais la proximité de son anniversaire. Leurs discussions à distance, bien qu’ayant un historique très court, avaient déjà instauré une routine. Loin d’être désagréable, cette amorce d'habitude donnait l’illusion d’une complicité amoureuse aussi bien réelle que durable. Elle lui demanda  :

— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui  ?

— Beaucoup de réunions au bureau, dit-il. Rien de passionnant. Sauf peut-être un dossier épineux à traiter, mais sinon rien. Et toi  ?

— Pas de réunion au bureau, répondit-elle d’un air enjoué. Elle ajouta  :

— Mais j’ai passé quelques coups de fil.

Elle hésita à poursuivre. Comme il ne disait rien, elle se lança.

— Tu as quelque chose de prévu ce week-end  ?

— Pas vraiment. Pourquoi  ?

Il sentit que quelque chose se passait pour elle à Paris. Il insista.

— Quelque chose en tête ?

— Oui… dit-elle d’une petite voix.

Elle inspira profondément avant d’ajouter  :

— Mon anniversaire est dans trois jours. J’aurais aimé le fêter avec toi.

— Déjà  ?

Cette réaction spontanée lui avait échappé. Il sentit aussitôt à la qualité du silence qui suivit, très différent du précédent, que ses termes avaient été mal choisis. Il tenta de rattraper sa maladresse  :

— e veux dire, c’est déjà ton anniversaire ? On se connaît depuis si peu de temps que cela paraît surprenant. Mais c’est idiot. Il n’y a pas de raison quand on y réfléchit.

Elle restait silencieuse, d’un mutisme qui lui parut peu cordial. Il devait faire encore des efforts, mais avec prudence  :

— À quoi pensais-tu concrètement  ?

Elle inspira profondément de nouveau.

— Cela fait des siècles que je n’ai pas passé mon anniversaire en France. J’aimerais organiser celui-ci cette année chez moi. Un dîner, avec quelques amis. Dont toi.

— Je suis «  un ami  »  ?

— Tu sais bien que non  ! Voyons  ! Tu es plus que ça  !

Elle allait ajouter un gentil «  imbécile  » ou «  ne sois pas bête  ». Mais elle s’en abstint, estimant ne pas le connaître assez pour évaluer ses degrés de susceptibilité. Elle ne voulait prendre aucun risque avec lui. Les chances de trouver un homme pareil n’iraient pas en augmentant. «  Ne gâche pas tout, ma vieille  », songea-t-elle, sans aménité. Elle continua avec douceur  :

— Disons un dîner avec quelques amis, et toi. Ça va comme ça  ? C’est mieux  ?

— Mais je ne connaîtrai personne à cette soirée  !

— Tu me connais, cela ne te suffit pas  ? demanda-t-elle, cajoleuse.

— Si…

Sa tiédeur était-elle réelle  ? Ou bien une illusion créée par une conversation sans visage, au téléphone, entre deux capitales européennes  ? Elle opta pour cette interprétation, et reprit avec enthousiasme  :

— D’ailleurs, ne t’inquiète pas. Les autres ne te connaissent pas, mais ils ne se connaissent pas entre eux non plus. Leur seul lien est que je les connais tous, et qu'ils me connaissent. C’est tout. Nous ne serons pas nombreux d’ailleurs. Sept avec toi.

— Ah. Mais…

Elle l'interrompit avant qu’il n’ajoutât quoi que ce soit. Il ne fallait pas lui laisser le temps de réfléchir. D’ailleurs, il ne fallait pas réfléchir, mais agir, et pour cela désarmer tout argument.

— Tu as un avion qui part de Londres Heathrow samedi à douze heures huit, et un autre de Londres City à quinze heures dix. À peine une heure de vol, et tu es à Paris. Tu peux rentrer le dimanche, si tes affaires le nécessitent. Plus tard, si tu veux. Tu peux aussi ne pas rentrer du tout. Tu vois, tu as le choix.

— Je vois.

— Alors  ?

— J’essaierai.

Valérie voulait davantage. Elle voulait un engagement ferme.

— Promets-moi. S'il te plaît. C’est vraiment important.

— C’est promis, concéda-t-il après quelques instants. Mais je ne sais pas encore à quelle heure.

Valérie s’autorisait enfin à rayonner. Elle choisit d’ignorer les doutes qu’elle avait ressentis au cours de leur dialogue. Le téléphone et la distance, voilà, c’était ça. C’était la faute de la technique. Il serait là dimanche, c’était l’essentiel. Elle était heureuse.

— Ce que je suis contente  !

— Et les autres  ? Qui est-ce  ?

— Tu verras sur place. C’est une surprise.

— Une surprise  ? Bon. Dis, je dois te quitter là, j’ai un autre appel sur la ligne. Bises.

Elle avait envie de lui parler encore, longuement. Elle voulait aussi lui dire bonsoir comme ils le faisaient jusqu’alors au cours de leurs appels en soirée, repoussant de minute en minute le moment où la tonalité du téléphone remplacerait leurs voix et les séparerait. Mais il avait déjà raccroché. Elle reposa le combiné.

Au cours de leur rencontre à Shanghai, elle avait appris un peu qui il était et ce qu’il faisait. Il disait «  être dans la finance  », banquier d’affaires ou quelque chose du genre. Leur premier point commun avait été que lui aussi passait davantage de temps dans les avions que sur terre. Il lui avait raconté avoir effectué une partie de ses études à Paris. D’ailleurs il était franco-américain, ce qui expliquait qu’il parlât si bien le français, aussi bien sinon mieux qu’elle ne parlait l’anglais. Il était un «  anywhere  » comme il aimait à se décrire. Elle lui avait assuré qu’elle aussi se sentait de partout et de nulle part. Qu’elle était née en France mais qu’elle aurait été aussi heureuse de naître n’importe où, et qu’elle ne se sentait plus vraiment attachée à son pays par quoi que ce soit. Était-ce vraiment le cas  ? Elle n’en était pas si sûre au fond, mais elle l’avait dit quand même, et elle avait alors eu ce qu’elle espérait  : le plaisir de lire dans ses yeux son adoubement. Cela valait bien un petit reniement. Et quand bien même  ? Cela restait sans conséquence. Ce plaisir, et le souhait d’aller au-devant de ses désirs et attentes, de ne pas le décevoir dès la première rencontre, l’avaient rendue éloquente.

Il n’avait pas été en reste, lui parlant des nouveaux critères «  ESG  » appliqués par les entreprises, dont la sienne. Il lui avait expliqué que ces trois lettres recouvraient les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, toutes choses nouvelles pour elle mais qu’elle trouvait fascinantes lorsque elles sortaient de sa bouche. Il parla de l’importance de la diversité au travail, d’un monde professionnel avec de nouveaux repères, où il ne s’agissait plus de travailler tout simplement pour nourrir une famille (quelle conception médiocre  !), mais de véhiculer un sens, des valeurs. Il était aussi de l’avis qu’il convenait d’assouplir, au passage, ce que famille voulait dire. Il faudrait instaurer du coaching et des formations intensives, obligatoires ou très fortement conseillées, ce qui reviendrait au même si on s’y prenait intelligemment. De nouveaux métiers se créaient, destinés à ouvrir l’esprit des employés au monde de demain. Heureusement, la génération des «  digital natives  » arrivait. Née dans un monde globalisé, elle était armée pour ces changements. Elle renverserait les archaïsmes.

— Tu verras, ils nous étonneront. Ce sont eux qui nous montreront le chemin. J’ai confiance en la jeunesse  !

Il la couvait des yeux, Valérie buvait ses paroles.

L’exotisme de Shanghai, son énergie et sa vitalité, le sentiment de chacun d’être de passage en Chine, seulement pour quelques jours fugitifs, enfin une attirance mutuelle  : tout cela les avait poussés à prolonger la première soirée ensemble. Et même la nuit. Et puis celles qui suivirent. Leur séparation à l’aéroport avait été difficile. Juste avant d’embarquer, il lui avait acheté dans une boutique du terminal ces petits repose-couteaux, qui remplissaient maintenant leur rôle sur la table dans la salle à manger. Il avait glissé sa carte avec un numéro de téléphone portable commençant par l’indicatif +44, et une adresse gmail. Elle avait pu mettre un nom de famille sur un visage très beau, lisse et un peu poupin, un visage qui arborait si souvent un sourire éclatant, et dont le bronzage faisait d’autant plus ressortir des yeux verts, si rares pour un homme. Elle passa le voyage à rêver, et à toucher cette carte de visite qui n’avait plus rien d’anonyme et de banal. Ainsi donc Thomas Hamilton, Tom pour les intimes et les relations d’affaire, était vice-président de la branche londonienne d’American Express. Tom était ce qui lui était arrivé de mieux. Valérie n’était pas prête à le lâcher.

Chapitre 3

Ils avaient finalement accepté son invitation. Tom bien entendu, mais aussi les cinq autres qu’elle avait souhaités autour d’elle pour cette soirée. Enfin, «  souhaité  » était un bien grand mot. Elle avait d’abord fait un premier choix d’invités beaucoup plus large. Il s’était réduit progressivement pour tout un ensemble de raisons, la plupart indépendantes d’elle. Certains étaient en vacances, d’autres en voyage, d’autres encore malades. À la réflexion, plusieurs n’avaient rien à faire là, et elle les avait finalement écartés de sa liste. Elle s’était rabattue sur une seconde sélection, plus resserrée, parmi les derniers disponibles de son carnet d’adresses.

Ils seraient bientôt tous ici. Le compte à rebours était lancé. En fait il l’était depuis les coups de fil dont elle avait fait état à Tom lors de leur dernière discussion. Tom et elle ne s’étaient pas reparlé de vive voix depuis. Seulement des sms sur WhatsApp ou Viber selon l’humeur, surtout la sienne à lui, et puis quelques messages vocaux enregistrés sur les mêmes médias avaient ponctué les dernières quarante-huit heures.

Les six personnes qui allaient successivement frapper à sa porte avaient un unique point en commun  : elle. Ils ne se connaissaient pas entre eux, comme elle l’avait précisé à Tom, si bien que la difficulté, en partie source de ses angoisses, allait être de créer une atmosphère et des échanges, d’impulser un rythme à la soirée pour qu’elle devienne une réussite, ou du moins lui permette de mener à bien son projet. C’était loin d’être gagné.

En tant qu’invitée, Valérie avait évidemment participé à de très nombreux dîners. C’était presque une obligation professionnelle. Si la plupart se passaient bien, si certains devenaient même des réussites inattendues, elle avait aussi l’expérience malheureuse de réunions de gens divers, que rien ne lie, et où, après les présentations d’usage, les discussions timides s’estompent puis s’éteignent, aigrelettes comme les filets d’eau d’un robinet qui fuit un peu pour se tarir inexorablement. Dans de telles circonstances un silence s’installe, peu à peu, devenant de plus en plus gênant au fil des secondes et des minutes. Si ce qui fait l’humanité est la pensée et la parole, l’humanité devenait hémiplégique lorsque la parole disparaissait. Ce silence, plus précisément l’absence de parole exprimée – seulement entrecoupé du bruit des couverts, des mâchonnements doux des uns, des claquements de bouche plus fermes des autres, du «  sluurpp  » des verres qu’on s’envoie au fond du gosier pour s’occuper – semble agir comme un trou noir absorbant jusqu’à la pensée et ralentissant l’écoulement du temps.

À ce stade, l’humanité passe de l’état hémiplégique à celui de néant. Chaque son résonne alors comme dans une cathédrale au cours d’un office religieux particulièrement solennel. Lors d’un tel dîner, chacun prie pour ne pas être la source d’un impromptu son corporel par trop en dehors des conventions admises. Dans cette gamme redoutée, le rot est le moins grave, surtout s’il est retenu. La terreur vient de l’autre extrémité du prisme  : le pet en plein silence est le garant de la fin des haricots pour l’assemblée, de la honte pour son émetteur rougissant, du fiasco pour l’organisateur du dîner, fiasco doublé s’il est l’auteur du méfait.

Silence, total ou entrecoupé d'expressions métaboliques, quoi qu'il en soit, un moment charnière est celui où l’un des participants tente de renouer avec le langage. Le téméraire devient la cible de tous les regards. Les mandibules et le cliquetis des couverts s’arrêtent  : tous attendent avec espoir l’étincelle verbale. Malheureusement, souvent à court d’idées mais voulant bien faire, il tente un dernier baroud  : son analyse personnelle des perturbations météorologiques. Chacun joue alors de sa partition pour sauver les apparences, en sachant qu’aucun colmatage ne tiendra. Discuter de manière plus ou moins docte de la pluie et du beau temps sonne le glas d’une soirée. Chacun sait, sans conteste aucun, qu’elle est alors totalement foutue et tout aussi totalement irrécupérable. Les commentaires des convives, tus au cours du dîner, fileront bon train pour enfoncer le clou dans les voitures, lorsque les invités auront quitté la place et rentreront chez eux en assurant à leurs hôtes avoir passé un moment merveilleux. De muettes, les langues deviendront perfides et tueront une seconde fois la soirée, suscitant les rires ou, pire, les ricanements.

Or Valérie, qui par le passé n’avait pas été en reste sur ce plan, ne souhaitait pas revivre ce type d’expérience, à plus forte raison en tant qu’organisatrice. Plus grave encore, cette soirée devait marquer un moment crucial tant de sa vie personnelle que de sa vie professionnelle. Elle avait une annonce importante à faire. Elle tenait à la faire quoi qu’il en coutât, mais dans des conditions sereines. Cette sérénité, qu’elle souhaitait pour des raisons qu’elle estimait vitales, serait aussi la garante d’une diffusion la moins déformée possible de l’information lorsqu’elle la rendrait publique de manière beaucoup plus large, après son dîner.

Par conséquent, elle ne souhaitait à aucun prix qu’on parlât du temps qu’il faisait, qu’il avait fait ou qu’il ferait à Paris, à Londres, à Tombouctou ou n’importe où sur terre. Hors de question. D’un autre côté, elle souhaitait à toute force éviter aussi les sujets qui fâchent. De cela également elle avait l’expérience. Les dîners où une partie des convives part en claquant la porte, où des femmes pleurent sur le balcon, où des familles se déchirent. Elle souhaitait une soirée apaisée, qui culminerait au dessert par son annonce, voilà tout.

Pourtant, elle s’apercevait maintenant que son choix d’invités avait mis en place les conditions de la Bérézina qu’elle redoutait.

Bien qu’ils aient vécu ensemble quelques nuits torrides à Shanghai, Tom, comme il aimait qu’on le nommât, ou Thomas comme elle aurait préféré l’appeler, restait en grande partie une énigme pour elle, mais une énigme qu’elle se faisait fort de percer. En fait, l’annonce le concernait aussi, tout du moins par ricochet (cette image enfantine était la plus proche de la manière dont elle percevait les choses). C’était surtout cela qui l’inquiétait le plus en réalité. Comment réagirait-il  ?

Et comment réagirait Marc ? Son agent serait de la soirée lui aussi. Aussi grand qu’elle, c’est-à-dire pas excessivement grand pour un homme, blond aux yeux bleus, Marc alliait à une carrure d’athlète un visage toujours bronzé. Il forgeait ses muscles dans une des salles de fitness qu’il possédait, et où il opérait comme entraîneur à ses heures perdues. Le reste de son temps était consacré à son activité principale, c’est-à-dire gérer la carrière des artistes et sportifs qu’il avait sous contrat. Si dans le milieu des malfrats, un avocat est appelé un bavard, Marc, qui avait obtenu ses diplômes à Greifswald en Allemagne, à Montpellier en France, et à Dublin en Irlande, était un avocat du genre taiseux dans les cinq ou six langues qu’il parlait couramment, ce qui, curieusement, ne lui avait jamais nui. Le choix de villes d’eau pour sa formation avait été rendu nécessaire par une fâcheuse allergie au pollen, qui s’était heureusement estompée progressivement, mais qu’il surveillait comme le lait sur le feu, en ayant en permanence un spray d’urgence contre les crises d’asthme. Ses relations avaient été surprises par le choix de la femme dont il avait fait sa compagne. Aussi obèse qu’il était bien bâti, elle parlait beaucoup. De l’opinion de certains, elle parlait trop, souvent à tort et à travers. Un débit très rapide, oscillant entre les aigus et les graves, donnait sur plusieurs octaves toute sa portée à une stupidité abyssale. Elle ne l’accompagnait jamais dans les rendez-vous d’affaires. Or Marc considérait tout rendez-vous comme un rendez-vous d’affaires. Valérie voyait en lui un ami et un support indéfectibles. Il voyait en elle une source de revenus, à 15 % de marge sur chaque contrat.

Valérie vérifia que la pile de magazines qu’elle aimait parcourir étaient à peu près rangée. Mais elle ne voulait pas «  d’à peu près  » aujourd’hui. Elle en garda deux pour plus tard, et se demanda ce que Dominique penserait en la voyant mettre les autres à la poubelle.

Journaliste à Libé et à Médiapart, pigiste sur France Inter, chroniqueuse occasionnelle sur les chaînes publiques, lesbienne affirmée enfin, Dominique portait son foulard islamique comme on porte un étendard. Sa solidarité avec les femmes opprimées par l’homme blanc, hétérosexuel et catholique, était totale. Elle rêvait de finir la métamorphose des organes de presse pour lesquels elle travaillait en versions hexagonales du New York Times. Elle écrivait «  Noir  » avec une majuscule et «  blanc  » avec une minuscule chaque fois que l’occasion se présentait, au besoin en la créant (elle comptait établir un record en la matière). Elle avait couvert avec beaucoup d’engagement les défilés des familles de «  victimes de violences policières  ».

Elle complétait sa mission en taisant les petits faits divers qui dérogeaient au message altruiste de ses journaux. Des événements avaient beau émailler çà et là certains quartiers, du fait de «  la mixité sociale  » refusée par les autochtones, mais voulue par les conseillers municipaux et maires progressistes, les rédactions avaient décidé à l’unanimité qu’ils étaient insignifiants. Alors, pourquoi en parler  ? La crainte inspirée par les médias pour lesquels elle travaillait était une arme performante. Grâce à elle, le progressisme était parvenu à transcender le prisme de l’arc-en-ciel partisan. Il faisait son lit de la gauche de nature à la droite de contrition.

En bref, Dominique était à la pointe de la ligne éditoriale à forger pour éclairer les Gaulois réfractaires qui osaient encore se rebeller, malgré toutes leurs fautes et tous leurs crimes, commis au cours des dix derniers siècles. Valérie et elle s’étaient rencontrées lors du concert organisé annuellement par l’Huma. Valérie y avait chanté trois chansons avant de laisser la place aux discours, et aux autres stars contribuant à l’événement. Dominique avait rédigé un article élogieux, en mettant l’accent sur l’engagement politique de l’artiste. Si ce dernier aspect avait échappé totalement à Valérie, elle n'en avait pas moins gardé le contact avec Dominique, au cas où. On y était. Dominique pourrait servir de caisse de résonnance à l’annonce que Valérie comptait faire. C’était ce qu’elle avait de mieux sous la main. Pour éviter toute interprétation, Valérie avait préparé le petit texte qu’elle souhaitait voir publié par Dominique. Elle pourrait de la sorte canaliser l’information, pensait-elle.

Valérie aligna les petits cartons où figuraient les prénoms de ses invités. Son plan de table tenait la route. Elle siègerait à un bout pour être plus près de la cuisine, évidemment. Mais elle aurait Tom à sa droite, et Marc à sa gauche. Pour Dominique, il n’y avait pas le choix. Vu son embonpoint, elle siègerait en face d’elle, à l’autre bout de la table, entourée de deux hommes. Cela la changerait.

Après avoir été ministre socialiste en charge des Affaires étrangères du gouvernement précédent, et secrétaire d’État centriste en charge d’on ne savait plus trop quoi, Claude était devenu député européen écologiste. Il savait pertinemment que ce poste loin de Paris, entre Bruxelles et Strasbourg, constituait une voie de garage sans grande perspective. Depuis quelques mois, il tentait de raccourcir sa traversée du désert politique en se créant une légitimité sur la thématique non seulement de la transition énergétique, mais aussi de la sécurité urbaine. Personne ne comprenait bien le rapport entre les deux, mais Claude n’en avait que faire : sa priorité n’était pas la cohérence, mais la largeur de l’éventail des sujets sur lesquels on pourrait faire appel à lui le moment venu. Un jour il prônait le développement des éoliennes sur des milliers de kilomètres carrés en mer, le lendemain il prêchait pour la création de zones sans police, avec l’objectif affiché d’éviter les sources de conflits. Cette souplesse, devenue une seconde nature, imprégnait la plupart de ses actes. Il en tirait fierté, voire parfois une certaine vanité. En fonction de l’actualité, et des courants qui dominaient son nouveau port d’attache idéologique, il cachait, ou au contraire laissait entendre à mots couverts, sa jeunesse de lambertiste trotskyste. Il était passé maître dans l’art délicat du flou propice aux multiples interprétations, et entretenait le mystère. Il pouvait être bon de sentir le soufre.

Ce qu’il ne cachait plus en revanche, était ce qu’il appelait la fluidité de son orientation sexuelle, d’autant plus qu’elle lui avait permis de faire carrière au nom de l’inclusion. Il multipliait les présidences d’associations LGBTQIA+++ en essayant de rester à la page sur ce que l’inflation de + recouvrait, encourageait ses propres enfants à l’introspection sur ces sujets, et se déclarait publiquement disposé à les emmener à l’hôpital pour qu’ils suivent des traitements hormonaux selon leurs désirs. Il les poussait à expérimenter par eux-mêmes en toute liberté la «  déconstruction  » voulue par son parti, la seule possible dans un monde qui va de l’avant. Valérie et lui s'étaient connus sur les bancs de l'école primaire, à une époque où la question essentielle au cœur de l'enseignement n'était ni la déconstruction, ni la lutte contre le réchauffement climatique, et encore moins, on le conçoit aisément, la légitimation de zones affranchies de toute autorité régalienne.

En caressant la petite croix en or qui pendait à la chaîne de son collier, Valérie pensa avec joie et inquiétude à Matthias. Que penserait-il de Tom  ? Le lui dirait-il ensuite  ? Ou pendant la soirée même  ? Elle se promit de garder un œil sur lui, et de déchiffrer le moindre signe de son visage.

Depuis une bonne dizaine d’années, le Père Matthias était devenu le confident de Valérie. Elle ne lui cachait que peu de choses. Elle avait plaisir à dialoguer avec cet homme, à écouter ses analyses ou ses rares conseils. Si un être incarnait la sagesse, pour Valérie, c’était bien lui. Le Père Matthias faisait officiellement partie de la branche progressiste de l’Église catholique. Bien qu’attaché à la messe en latin, il y avait renoncé sous la pression de son évêque, du moins publiquement. Ce reniement lui avait valu une nouvelle mission, qu’il était loin de considérer comme un sacerdoce. Il s’agissait de développer l’action de l’Église en faveur de la promotion féminine à Kinshasa. Quelques années auparavant, toujours sous la pression de son évêque, il avait expérimenté une messe chantée avec des Gospels, à laquelle Valérie avait apporté son concours comme chanteuse. Le Père Matthias était de passage à Paris. Il devait prendre des instructions sur le périmètre de son action évangélisatrice avant de repartir en Afrique. Lors de son séjour, il devait également effectuer un travail qui s’apparentait à des tours de garde ecclésiastiques. Lui, et quelques autres prêtres réunis pour des raisons similaires, devaient remplacer deux curés partis pour une dizaine de jours en retraite spirituelle au Monastère de la Grande Chartreuse.

Valérie ne ressentait pas avec sa sœur la même proximité que celle qu’elle connaissait avec le Père Matthias. Martine était pourtant le plus proche membre encore vivant de la famille. Célibataire depuis un divorce qu’elle avait traversé de manière apparemment moins pénible que Valérie, (sa sœur avait toujours été plus solide, les heurts n’avaient pas la même emprise sur elle), Martine alternait avec son ex-mari la garde de leurs trois enfants. C’était le tour du père ce week-end-là. D’habitude, Martine, qui abhorrait la solitude, profitait de ce que les enfants étaient ailleurs pour «  papillonner  ». Elle dégotait des amants à tire-larigot, la fréquence du «  turn-over  » n’étonnant plus Valérie depuis longtemps. Malheureusement, Martine avait mal calculé  : ses règles tombaient en plein dans ce week-end sans mioches, où elle se voyait donc contrainte de s’assagir. Du coup Martine était libre. Valérie n’avait pas pu ne pas l’inviter. En plus, en ce moment, même sa sœur lui serait un réconfort. Elle l’avait assignée entre Matthias et Marc. Cette position stratégique préservait les préséances, mais surtout évitait que sa sœur, capable de tout, ne puisse faire du genou à Tom, même en se donnant du mal.

En pensant à ses invités, Valérie songea que ce dîner était le premier qu’elle organisait entièrement et seule depuis plus de dix ans. Elle constata dans la foulée qu’elle n’avait personne à qui demander conseil sur la manière d’orienter les discussions pour éviter le flop d’une part, le clash de l’autre, et les amener progressivement sur le terrain de sa déclaration enfin. L'angoisse la reprit de plus belle. L’angoisse de rater son dîner, sa soirée, sa déclaration, bref l’angoisse de tout rater.

Le bruit de sonnette la fit sursauter. Le retour au réel lui parut prématuré. Elle s’écria avec irritation  :

— C’est pas possible  ! Déjà  ?

Il était encore bien trop tôt pour que cette sonnerie signalât un premier hôte. Prise d’un réflexe, elle alla vers l’entrée et décrocha l’interphone qui commandait la porte d’accès à l’immeuble.

— Allo  ? Allo  ?

Personne ne répondait. Elle entendit frapper. Trois coups, sourds et rapprochés faisaient vibrer sa porte d’entrée. Elle l’ouvrit nerveusement en maudissant sa coupable fébrilité, responsable de la confusion entre le carillon de l’interphone et la sonnette de sa porte.

Chapitre 4

L’homme entra précipitamment dans l’appartement.

— Vous avez un stylo  ? Un crayon  ? N’importe quoi qui écrit  ?

La cinquantaine, le visage mal rasé et les cheveux noirs tranchaient avec la chemise en tweed et le pantalon de velours côtelé assez chics. Les lunettes à monture simple grossissaient des yeux bleus de myope qui fouillaient les lieux, alors que ses mains tenaient une liasse de feuilles volantes griffonnées dans tous les sens.

— Ça va pas de rentrer chez les gens comme ça  !? Qui êtes-vous  ?

— Votre voisin de palier. Alors  ? Vite  ! Ah voilà.

Il s’était saisi d’un stylo à plume posé sur une étagère de la bibliothèque. Il repoussa les couverts avec brusquerie pour dégager une partie de la table de la salle à manger, et commença à noircir les espaces encore vierges de ses feuilles de papier.

—Mais n’appuyez pas comme ça  ! Vous avez vu la marque du stylo  ? Vous êtes dingue ou quoi  ? 

— Attendez, ne dites rien surtout.

— Dites-donc  ! Je suis chez moi  !

— Oui, mais taisez-vous, juste une minute.

— Mais je fais ce que je veux  ! C’est incroyable  ! Et vous avez vu ce que vous avez fait de la table  ? Mais ça va pas  ?

— Mais bouclez-la, nom de Dieu  !