Le travail existentiel de nos souffrances - Paul Lenoir - E-Book

Le travail existentiel de nos souffrances E-Book

Paul Lenoir

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Beschreibung

Maman, tu le sais du fond de ta tombe. Nous ne traversons pas la vie sans épreuves. Notre existence se trouve travaillée par 1000 forces. une lutte s'engage. La seule qui compte vraiment. Nous sommes et serons toujours usés et grandis par nos morts, nos mémoires, nos ruptures, nos échecs et tant de choses encore. Notre vie, notre âme, notre destin se construiront dans ces rencontres. Jamais de vainqueur, juste une flamme qui s'éteint, épuisée par le combat et alors d'autres âmes rentrent dans l'arène et tentent de grandir heurtées par ces mêmes vents. C'est cela la vie. Oui, je crois que le sais, maman du fond de ta tombe car tous les morts mettent toujours au travail les âmes des vivants. Pour le meilleur ou pour le pire.

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Seitenzahl: 171

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


Table des matières

Lettre à mes filles

Le travail du temps

Le travail de nos mémoires si fragiles

Le travail de nos émotions

Le travail de nos ruptures

Le travail sur nos identités

Le travail de nos yeux

Travailler à disparaître

Travailler à comprendre

Le travail des institutions du travail sur soi

Le travail de la maladie

Être travaillé par la souffrance de ceux que l’on aime

Le travail de nos territoires

Le travail de nos déplacements

Le travail de nos souffrances

Le travail de l’amour

Le travail du métier

Le travail du pouvoir

Le travail de la folie

Le travail de la mort

Lettre à mes filles

Vous savez, mes enfants, votre vie sera riche. Elles le sont toutes à leur façon.

Vous allez découvrir 1000 territoires : arpenter tellement de chemins, rentrer dans d’innombrables maisons, découvrir des mondes, explorer des univers dont vous n’avez pas idée…… et vous allez tant et tant marcher….

Ces voyages bien sûr de temps en temps seront réels au sens géographique du terme, mais le plus souvent ils se feront dans votre tête ou ce que d’autres appellent votre âme.

Ils n’en seront que plus vrais et intenses. Ils sont si nombreux à voyager sans que jamais ne s’opère la moindre rencontre.

Tant de pièces façonnent notre existence. Je vous souhaite de séjourner dans celles de vos passions, de vos peurs, de vos morts et tant d’autres lieux qui vous attendent.

Toutes ces pièces vous allez les traverser dans la joie ou la peur, pour un instant ou pour une vie. Même les plus sombres vous ouvrirons leur porte. Hélas mes amours, vous ne choisirez pas d’entrer dans la maladie ou de traverser une séparation. Nous ne le pouvons pas et il se peut que cela soit très bien ainsi même si mon âme de père en souffre.

Parfois vous apprendrez deux ou trois choses au cours de ces séjours si particuliers. D’autrefois vous en sortirez abimées, fatiguées ou grandies.

Il arrive que certains d’entre nous, parmi les plus courageux et les plus intelligents, ne sortent jamais vraiment de quelques lieux maudits. C’est alors que leur maladie, leur passion deviennent un tombeau existentiel.

Nous avons tellement de façon de nous perdre et si peu de temps pour apprendre.

Les clés pour sortir de ces territoires de vie ou savoir y demeurer aussi sereinement que possible sont parfois mystérieuses et complexes. Je ne peux vous les donner même si comme beaucoup je nourris le secret espoir de vous en avoir fait découvrir quelques-unes, mais j’ai probablement tort.

Obtenir les clés de notre existence constitue un immense travail jamais complètement achevé, mais oh combien émancipateur. C’est de ce travail dont nous allons beaucoup parler.

Vous ne serez pas des spectateurs impuissants se contenant de taper aux portes de vos caves les plus sombres pour que l’on vous vienne en aide. Je l’espère du plus profond de mon cœur.

Cela implique beaucoup de travail et un travail souvent difficile. Cela signifie rentrer en dialogue avec soi, se mettre en réflexion, en questionnement, en critique, se faire artisan, chercheur et maçon, tout ceci à la fois.

Car cette vie nous ne pouvons la traverser qu’avec ce que nous sommes.

On peut nous apprendre à travailler la terre, à construire des cathédrales, mais où apprend-t-on à vivre ?

Oui, c’est un travail mes enfants. Cela n’a rien de facile, ni de naturel et comme tout travail cela exige de la force, du courage et la persévérance.

Nous sommes faits de mille forces, de mille épaisseurs, d’une quantité de pièces psychiques qu’il nous faut explorer, car notre âme y rôde et parfois s’y perd.

Nous sommes faits de tous ces liens. Chacun de ces liens est une terre à défricher, une corde à couper ou à retisser…

Apprendre à vivre, apprendre à rencontrer ses fantômes, son histoire, ses fragilités, apprendre à lire son monde comme on décrypte un texte, comme on explore un territoire étranger … Apprendre à chausser toutes les lunettes, à porter tous les regards possibles sur nos vies, sur ce que nous sommes, sur ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes et plus encore sur ce que nous voulons être et ce qui fait que nous voulons être ceci et enfin sur ce que nous pourrions être ou devrions être. C’est à ce prix que nous passerons de ce que nous sommes à ce que nous pourrions être.

Apprendre à construire votre vie pour ce qu’elle est : une œuvre immense au-delà de toutes questions de reconnaissance sociale, car la richesse langagière des vies n’a rien à voir avec la notion de réussite sociale ou économique (de tels parcours nous enferment souvent dans des rôles sans âme…Endosser un rôle comme on rentre dans un costume, c’est parfois la mort de l’artiste…..).

Nous devons tous aller à la rencontre des bruits de notre âme que nous prenons pour des hurlements effrayants, écouter ce qu’elle a à nous dire. Les choses nous parlent, nos vies nous parlent. Elles nous bousculent, nous transforment, nous éprouvent, nous font parfois vaciller, sombrer ou grandir.

Nos vies, chaque vie est un livre d’histoire. Votre vie sera un livre d’histoire.

Je vous souhaite de rencontrer votre vie, d’avoir la force de faire naître un tel lien, d’engager cet immense travail existentiel où tels des infatigables peintres nous dessinons nos toiles de vie, jour après jour ; chaque épreuve apportant une touche de couleur singulière. Dans ce monde, le seul qui compte, la force d’une vie ou la beauté d’une œuvre ne se livre que lorsque l’artiste a décidé d’y apporter la touche finale et d’apposer sa dernière signature. Elle livre alors sa beauté dans la douceur et la douleur d’une lumière vacillante, bientôt à jamais éteinte.

C’est l’histoire de votre grand-mère qui servira de fil rouge à ces rencontres. Il est temps que je vous parle d’elle. Vous savez déjà qu’il y aura de la tristesse, mais n’ayez pas peur comme toutes les vies abimées elle a eu sa part de lumière et elle a beaucoup à nous apprendre.

J’espère que vous allez ainsi un peu mieux la connaître. Ne soyez pas trop dur envers nous. Nous avons fait ce que nous avons pu et nul ne peut savoir qui il deviendra quand la souffrance frappera à sa porte.

Le travail du temps

Toutes ces portes qui se sont fermées à jamais

Toutes ces vies que nous n’aurons plus et celles qui ne sont plus.

Tu as existé maman. Tu as compté pour l’enfant que j’étais, mais je ne vois plus rien de toi depuis si longtemps. Et puis il y a aussi l’oubli.

C’est encore pire que tout.

Tu as disparu depuis maintenant 20 ans. Je constate de plus en plus souvent la lente et progressive disparition des traces de toi. Aussi difficile que cela soit, il me faut reconnaître que ce sont souvent les mémoires qui dessinent les liens et qu’à ce jeu notre relation s’efface peu à peu. C’est donc vrai. Il ne reste au final que bien peu, rien qui ne dure vraiment.

Les rares objets qu’il me restait de toi se sont égarés au fil des déménagements. Et ma mémoire peine à retrouver les sillons qui me rattachent encore à toi. Ton visage, ta voix disparaissent. Et d’ici peu j’ai peur te d’oublier complètement. Que restera-t-il alors ?

A la première mort, le temps se charge d’en apporter une deuxième en brouillant les mémoires, balayant les traces de vie pour ne laisser que quelques images bien vite effacées.

Cette journée du 29 août 2002, tu as réussi ton suicide après en avoir raté tant et tant. Il est difficile de parler de réussite, mais après tout si c’est ce que tu as longtemps voulu, le mot n’est pas obscène. Car oui ta vie (et par conséquent mon enfance) fut hantée par tes envies de mort.

Je fis donc très tôt la connaissance de cette chose que l’on appelle la mort. Elle se révéla une présence bien encombrante, exigeante, angoissante et parfois terrifiante. Il faut aussi savoir lui reconnaître quelques qualités et notamment le fait qu’elle nous force à explorer bien des territoires cachés de nos âmes et que peut-être elle force à grandir.

Il eut pourtant une longue accalmie. Plus de menace…. Plus de tentative…… Une longue période de trêve, sans parole et sans acte. La mort semblait à distance. C’est à ce moment que tu l’as appelé plus fort encore. Elle est revenue bien décidée cette fois à répondre à ton désir. J’espère qu’elle t’a apporté ce que tu espérais y trouver : la fin de la souffrance et qui sait peut-être une certaine paix.

J’avais 29 ans quand un gérant de camping vint m’annoncer dans une colère froide (qui m’est par la suite apparue obscène) que mon père cherchait à me joindre depuis plusieurs heures. La mort d’une mère ne devait pas lui apparaître comme un motif de dérangement suffisant, du moins pour ce que je lui semblais être. Je rallumais mon portable et rapidement compris que la mort cherchait à me joindre. Je savais la reconnaître, mais étrangement ce n’est pas à ta mort, maman, que j’ai pensé. La mort oui, mais pas la tienne. C’est curieux quand j’y repense de l’avoir tant de fois redoutée, imaginée, anticipée, aperçue et ne pas la reconnaître quand elle vint frapper. Les 15 appels en absences me confirmèrent rapidement sa présence. Seule la mort peut insister à ce point et déranger ce gérant de camping. Je me souviens des pleurs de ma sœur au téléphone. « Maman est morte ». Le coup fut violent. Il me prit par surprise. Défila dans les secondes qui suivirent la liste de tous les scénarios possibles : une mauvaise chute, une crise cardiaque pouvait avoir eu raison de toi. Mais non il me fallait affronter l’horreur jusqu’au bout. Mon cauchemar d’enfants venait de reprendre vie.

- Qu’est-ce qui est arrivé ?

- Elle s’est tuée

Tu t’étais donnée la mort. On m’expliqua très vite que cette expression « se donner la mort » était plus appropriée que suicide. Plus douce à nos cœurs. « On se donne la mort ». On se la donne comme un s’offre un cadeau. Tu avais délibérément choisi le néant à la vie. Beaucoup s’accrochent à des secondes de vie supplémentaires comme des morts de faim. Toi, tu avais renoncé aux nombreuses années encore possibles. Les visions de ses heures précédant ton geste se multipliaient dans mon esprit et puis toutes ses questions

As-tu souffert ?

Qu’avais-tu en tête ?

As-tu pensé à moi ? À nous ?

Pourquoi ?

Quand t’ai-je parlé pour la dernière fois ?

Est-ce vraiment un suicide ?

Plus jamais nous ne nous reverrons. Aucun adieu. Aucun échange. La solitude pour dernière compagnon de route, pour ton dernier voyage. Nulle caresse, nulle parole pour te réconforter. Probablement le silence et la nuit. Des larmes forcément. Comment pouvait- il être autrement ? Aujourd’hui je crois qu’il est possible que tu sois partie sereinement ; immensément triste de quitter tes enfants, mais soulagée de partir de ce monde qui fut pour toi souvent un univers de souffrance. Tu as écrit quelques lignes, avalé des cachets. Tu t’es allongé et la mort est venue.

Et si je n’avais pas entendu ton appel au secours ? c’est possible ! Mon portable étant éteint, tu as peut-être essayé de me joindre pour que je te sauve comme tu le faisais si souvent. Une rapide consultation de l’historique des appels livra sa sentence : aucun appel en absence. Encore aujourd’hui l’idée que tu n’aies pas cherché à me dire au revoir d’une façon ou d’une autre demeure une énigme et pour tout dire une douleur tant mon âme d’enfant ne peut l’accepter.

Tu n’as pas voulu que l’on te sauve. Tu n’as pas voulu que je te sauve. Tu as laissé un mot qui n’explique rien. Tu y dis ton amour pour nous tes enfants et tu demandes à notre père de bien veiller sur nous. Tu y dis aussi ta trop grande souffrance. « Je souffre trop moralement. Pardon » C’est de cette souffrance que je vais parler

Ta mort fut longtemps pour moi une histoire intime que l’on ne raconte pas. Une histoire singulière de souffrance, de folie peut-être, et d’alcool. Une histoire perçue avant tout sous l’angle psychologisant, c’est-à-dire sous le signe de ta fragilité. Cette lecture du monde, ta lecture, je l’ai longtemps faite mienne. Puis, j’ai découvert les travaux de Pierre Bourdieu, de Didier Eribon ou encore d’Édouard Louis dans lesquels ils racontent chacun à leur façon des histoires difficiles, des histoires qu’ils font parler, car elles ont des choses à dire si on leur donne le bon canal. Un peu comme la tienne, des histoires qu’ils ont su sortir de l’enfermement psychologique pour en extirper la part de sociale et en faire une histoire avec un grand H. Ainsi, il est possible d’écrire sur toi. Il est possible d’écrire des histoires que l’on a tendance à cacher ou à considérer qu’elles n’ont rien à nous dire. Il est possible que l’acte de raconter ne soit pas simplement un acte de voyeurisme, un acte de dissertation sur ton psychisme, mais qu’il puisse posséder une dimension politique et spirituelle. Il m’est alors apparu qu’on pouvait relire ton histoire et lui faire dire ce qu’elle avait à dire, que j’avais le droit de faire l’histoire de cette violence, de cette pauvreté, des vies tristes parfois misérables souvent touchantes, que la vie des pauvres gens méritait aussi d’être racontée et que peut-être même, je portais l’obligation de le faire. Ton histoire ce n’est pas seulement ton histoire, mais c’est aussi l’histoire des femmes, l’histoire des liens aux autres, de la résonance au monde, des violences, de l’alcool, des émotions, de la mort, de l’aide sociale, de l’euthanasie, de la culture populaire et bien d’autres choses encore… Au fond, ton histoire a beaucoup à dire sur le monde. Tu as traversé la vie, maman, en essayant d’être invisible et de fuir le regard des autres. J’ai voulu te rendre visible de l’outre-tombe ou tu résides désormais pour l’éternité même si je ne suis pas certain que tu aurais aimé cela. Mais si personne ne fait cela, que restera-t-il de ta vie ?

Tu es née le 4 septembre 1946 en Bretagne, d’un père marin et d’une mère « cultivatrice ». C’est en tout cas ce qui figure dans le livret de famille. Tes parents se sont séparés très tôt. Je n’en connais pas la date précise et à dire vrai je ne sais pas grandchose de ton enfance. Ne m’en veux pas si ma mémoire ou mon imagination prennent parfois quelques libertés avec la réalité. J’aurais tellement de questions à te poser…. J’imagine que la séparation de tes parents est intervenue quelques années après ta naissance (je dis ta naissance, mais vous étiez deux puisque tu es venue à la vie accompagnée d’un frère Marcel).

Nous nous rendions très rarement dans la maison de ta mère. C’était pour moi la découverte de la campagne, quelques poules et lapins, quelques arbres immenses. Une rencontre brève avec des odeurs, des couleurs, un autre monde dont je sentais un potentiel de vie immense.

Je garde de ton père le souvenir d’un homme sensible et gentil avec qui j’aurais pu tisser des liens si le temps et l’expérience m’en avait donné l’opportunité et s’il l’avait voulu ou pu.

Tu insistais pour que je t’accompagne voir l’un ou l’autre de temps en temps. Cela nous arrivait rarement bien qu’ils n’habitent pas très loin, mais la réalité des distances des âmes ne se mesure pas à la géographique. De telles rencontres ne se produisaient qu’une à deux fois par an. Très insuffisantes pour que s’opère un quelconque rapprochement. Nous sommes donc largement restés des inconnus l’un pour l’autre.

Sortir de la cité n’était pas chose facile. Nous étions chez nous et aussi pauvre que fût ce quartier, il n’en offrait pas moins une protection sociale et symbolique. Cette cité nous aimante, nous rassure et nous enferme. Je n’en sortais pour aller les voir que contraint et forcé. Silencieux. J’aurais tellement de questions à poser à ton père maintenant, mais il est trop tard depuis bien longtemps. Que reste-t-il de lui et sa vie ? J’ignorais qu’il possédait le bien le plus précieux, des parcelles de notre histoire, de ce que nous sommes, de ce que nous avons été, de ce que tu étais….Des pièces d’un puzzle que nous pouvons passer notre vie à tenter de reconstruire, l’histoire d’une vie dont les traces ne sont présentes que dans les souvenirs et ne durent donc que ce qu’ils durent. Quelques secondes et puis plus rien…..

Le travail de nos mémoires si fragiles

Aujourd’hui je passe la grande partie de mon temps à tenter de produire des traces des vies. La mort fait son travail jour après jour. Sans véritable talent artistique, la chose est complexe, mais elle offre tout de même des espaces pour ceux qui savent faire preuve d’un peu de créativité et puis des traces n’ont pas forcément à être talentueuses pour produire leur boulot de traces. J’écris, j’enregistre, je filme, je photographie, je documente…tout est bon pour échapper à la seule mort qui nous fasse vraiment disparaître celle de l’effacement. Les traces de vie sous toutes les formes (l’art en étant la version la plus noble) entretiennent l’illusion d’une immortalité et d’un sens à notre vie. Il est bien possible que tout ceci ne soit en effet qu’une illusion, car les traces qui durent vraiment sont rares, mais c’est une illusion dont j’ai besoin. Nous passons tous autant que nous sommes une partie de notre existence à effectuer ce long et laborieux travail de trace comme une tentative désespérée de repousser la bête, celle que l’on ne peut battre : la mort. Nous ne différons que par les méthodes que nous utilisons. Une civilisation tout entière se construit autour de la réponse qu’elle apporte à cet enjeu.

Certaines choses résistent au travail de la trace.

S’il est une dimension difficile à capturer, c’est celle du lien qui unit deux êtres. Bien sûr des photos, peuvent dire quelque chose de ce lien et sa force, mais ce ne sont que quelques pages d’une œuvre spirituelle d’une rare densité. L’écriture nous offre parfois ce type de témoignages relationnels.

Chaque lien que nous tissons avec un autre possède sa part de singularité, la rencontre de deux âmes. Tes relations avec ton père comportaient, me semble-t-il, une belle dose de tendresse, mais aussi beaucoup de distance. Je ne crois pas que vous vous soyez vraiment rencontrés. Je suis pourtant certain que si cette rencontre avait eu lieu elle aurait pu mutuellement vous être bénéfique. Il venait de temps en temps nous voir avec sa nouvelle compagne. Silencieux, taiseux, lâchant quelques gestes de tendresse. Chaque venue suscitait chez toi une forme d’appréhension, de crainte. Il ne dégageait pourtant rien de tel. Mais tu te sentais obligé de procéder au grand nettoyage pour pouvoir le recevoir dignement. Souvent nous imaginons que nos appartements sont le reflet de ce que nous sommes alors un appartement bien propre est le signe d’une vie et d’une âme bien propre. Personne n’était vraiment dupe. Ni lui, ni toi, ni moi, mais je trouvais cela touchant.

Les liens avec ta mère furent beaucoup plus complexes. Je ne comprendrais que bien plus tard l’origine de cette complexité lorsque tu me révéleras ton secret quelques années seulement avant ton départ. Au fond, tu étais attachée à tes parents dans tous les sens du terme c’est-à-dire avec des liens dont on finit par ne plus savoir s’ils enferment, abîment, rassurent ou consolent. Tu étais reliée à eux à l’aide de fibres composées d’une série d’affects, de peurs, de tendresses, de craintes, d’un noyau d’émotions dont il n’est encore aujourd’hui difficile d’en déchiffrer tous les sens.