Le vagabond des étoiles - Jack London - E-Book

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Jack London

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Beschreibung

Bien souvent, dans mon existence, j’ai éprouvé la bizarre conscience que mon être se dédoublait, que d’autres êtres vivaient ou avaient vécu en lui, en d’autres temps ou en d’autres lieux. Ne proteste point, ô toi, mon futur lecteur. Mais scrute toi-même ta conscience. Retourne en arrière tes pensées, vers l’époque où ta personne physique et morale n’était pas encore cristallisée, où, matière plastique, âme en flux comme la mer montante, tu sentais à peine, dans le bouillonnement tumultueux de ton être, ton identité se former.
Alors tu te souviendras peut-être, en lisant ces lignes, de choses oubliées (car beaucoup d’oubli t’est venu depuis), de visions indécises et brumeuses, qui passèrent devant tes yeux d’enfant et qui, aujourd’hui, ne t’apparaissent plus que comme des rêves irréels, faits de pure fantaisie et qui prêtent à rire.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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JACK LONDON

LE VAGABOND DES ÉTOILES

TRADUCTION DE PAUL GRUYER ET LOUIS POSTIF

 

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385744885

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE VAGABOND DES ÉTOILES

CHAPITRE PREMIER DARRELL STANDING SE PRÉSENTE

CHAPITRE II UNE HISTOIRE DE DYNAMITE

CHAPITRE III L’INTERROGATOIRE

CHAPITRE IV « ASSIEDS-TOI, STANDING ! »

CHAPITRE V DES TAPOTEMENTS DANS LA NUIT

CHAPITRE VI « SAMARIE ! »

CHAPITRE VII LA CAMISOLE DE FORCE[6]

CHAPITRE VIII LA DYNAMITE OU LA MORT

CHAPITRE IX VOULOIR MOURIR

CHAPITRE X UN SOURIRE QUAND MÊME

CHAPITRE XI A TRAVERS LES ÉTOILES

CHAPITRE XII LA CARAVANE VERS L’OUEST

CHAPITRE XIII LA GRANDE TRAHISON DES MORMONS

CHAPITRE XIV LE SUPPLICE DE LA SOIF

CHAPITRE XV RÊVES D’OPIUM OU RÉALITÉS ?

CHAPITRE XVI « ET QUOI ENCORE, VANDERVOOT ? »

CHAPITRE XVII SEIGNEUR ! SEIGNEUR ! UN PAUVRE MATELOT…

CHAPITRE XVIII « MAINTENANT, Ô MON ROI ! »

CHAPITRE XIX OPPENHEIMER DEMEURE SCEPTIQUE

CHAPITRE XX QUAND J’ÉTAIS RAGNAR LODBROG

CHAPITRE XXI SUR LE VOLCAN JUIF DE JÉRUSALEM

CHAPITRE XXII COMMENT JE SERAI PENDU

CHAPITRE XXIII A L’INSTAR DE ROBINSON

CHAPITRE XXIV LA DOUBLE CAMISOLE

CHAPITRE XXV JE RENDS VISITE A JAKE OPPENHEIMER

CHAPITRE XXVI C’EST L’AMOUR QUI M’A PERDU

CHAPITRE XXVII UNE CHAUVE-SOURIS DANS LA LUMIÈRE

CHAPITRE XXVIII QUI SERAI-JE QUAND JE REVIVRAI ?

PRÉFACE DES TRADUCTEURS

Ce titre de Vagabond des Étoiles est symbolique. L’honorable assassin, Darrell Standing, a été condamné à la réclusion pour la vie et purge sa peine dans le bagne de San Quentin, en Californie. Possédant une certaine éducation, et ancien professeur d’agronomie, il est fortement imbu de sa supériorité intellectuelle. Au lieu de se courber silencieusement sous la loi de fer, qui est désormais la sienne, il aggrave son cas en morigénant les gardiens, plus ou moins brutaux, qui commandent en cette géhenne, et en adressant aux autorités supérieures, chaque fois que l’occasion s’en présente et qu’il le juge nécessaire, des remontrances bien senties. Il se fait prendre en grippe, et les châtiments, de plus en plus implacables, s’abattent sur lui ; notamment celui de la terrible camisole de force. Loin de se soumettre, toujours plus il se rebiffe. Finalement, il est impliqué dans un complot de prétendue dynamite, soi-disant introduite par lui dans l’enceinte du bagne. Comme on lui sait la tête dure, il a beau nier, on ne le croit pas. Et, plus il niera, sous les menaces et les châtiments empirés, moins on le croira. La situation est sans issue et le résultat en est, pour l’honorable professeur Darrell Standing, que la sinistre « cellule solitaire », réservée aux « incorrigibles », se referme à tout jamais sur lui. Mort vivant, il y devra terminer ses jours, non sans que les autorités, toujours affolées par la fameuse dynamite, ne continuent à mettre tout en œuvre afin de lui extirper un secret inexistant. Mais, tandis que, pour des périodes toujours plus longues, il gît là, sur le sol de son cachot, étreint, comme une masse inerte, dans la camisole de force, Darrell Standing, dans une sorte de transe cataleptique, produite par l’excès même de la souffrance, parvient à dédoubler sa personnalité physique et morale. Tandis que son corps demeurera captif, son esprit, libéré, s’enfuira de sa dépouille charnelle et s’en ira vagabonder dans le temps et dans l’espace, jusqu’aux étoiles.

Alors le convict de San Quentin, l’actuel professeur-assassin Darrell Standing, revivra successivement toutes ses existences passées, depuis l’époque où il rampait dans la fange, aux premiers âges du monde. Il réincarnera tous les corps animés par son âme immortelle, qui leur a survécu.

Rappelons brièvement que cette théorie philosophique de la réincarnation des âmes, de leurs transmigrations consécutives dans des corps différents (c’est ce qu’on appelle la « métempsychose »), a été émise dès l’Antiquité, par de nombreux philosophes, notamment par Pythagore, qui affirmait avoir eu en ce monde plusieurs vies successives. « Il avait d’abord été Aïthalides, et alors il passait pour fils d’Hermès [nom grec de Mercure]. Ce dieu lui avait accordé une faveur spéciale qui devait être de ne jamais perdre la mémoire de ses vies à venir. Il mourut, et son âme passa dans le corps d’Euphorbos, qui fut tué par Ménélas à la guerre de Troie, comme on le voit au Chant XVII de l’Iliade. Or, racontait Pythagore, Euphorbos se rappelait sa vie précédente sous le nom d’Aïthalides, puis les voyages qu’il avait faits après sa mort, les plantes, les corps d’animaux qu’il avait habités, enfin son existence dans les Enfers et ce qu’il y avait vu.

« Euphorbos étant mort, son âme passa dans le corps d’Hermotimos. Hermotimos avait, à son tour, conservé le souvenir des combats que, sous le nom d’Euphorbos, il avait soutenus contre Ménélas. Il reconnut, dans un temple d’Apollon, les débris du bouclier que Ménélas avait consacré à ce dieu : c’était le bouclier que Ménélas portait quand il combattit contre Euphorbos.

« Après la mort d’Hermotimos, l’âme de ce dernier passa, disait Pythagore, dans le corps de Pyrrhos, pêcheur de Délos, et c’est du corps de Pyrrhos qu’elle vint animer le corps de Pythagore. Ainsi, prétendait le célèbre philosophe, Aïthalides, Euphorbus, Hermotimos, Pyrrhos, Pythagore, cela fait cinq corps d’hommes, que la même âme a successivement habités, et il faut y ajouter un certain nombre de plantes et de corps d’animaux[1]. »

[1] D’Arbois de Jubainville. Les Druides et les Dieux celtiques à formes d’animaux.

La même âme pouvait non seulement animer des formes de sexes différents, mais, comme on le voit, des animaux et des plantes. On retrouve cette croyance, qui se rapporte, en somme, à l’idée d’une commune origine de tous les êtres animés et de toute la nature vivante, jusque dans les plus vieilles épopées celtiques. Elle a été reprise par des philosophes modernes et fournit un aspect intéressant de la théorie de l’hérédité. Car quelque chose subsistera toujours, dans l’incarnation présente, des incarnations antérieures.

La doctrine spirite, notamment, fondée par Allan Kardec (1803-1869), reprit à son compte la théorie de la réincarnation. Elle diffère de celle de la simple métempsychose en ceci que jamais l’âme humaine, qui peut avoir son origine dans des esprits inférieurs, ne rétrograde vers ceux-ci. Au moment de la mort, l’âme se détache du corps, erre dans l’espace jusqu’au moment de sa réincarnation, et revient s’améliorer sur la terre, par la souffrance. Puis, quand elle est parvenue à un état de pureté suffisant, elle quitte définitivement notre monde, pour aller habiter des mondes plus parfaits et se rapprocher continuellement de l’Esprit Divin, dont elle fera partie quelque jour. Divers savants et philosophes modernes, Sir Oliver Lodge, en Angleterre, Lombroso en Italie, le colonel de Rochas en France (auquel Jack London fait allusion dans ce livre), Camille Flammarion, les Drs Richet et Paul Gibier (condisciple de L. Pasteur), se sont, entre autres, occupés de cette doctrine au point de vue scientifique et ont écrit à son sujet des ouvrages intéressants.

Il va de soi que nous n’avons à envisager ces systèmes qu’au point de vue des péripéties littéraires et romanesques qu’en a tirées Jack London. Leur mise en action nous vaut un certain nombre de récits, où l’on retrouve toute la verve, puissamment évocatrice, du célèbre romancier californien.

C’est ainsi que le convict Darrell Standing réincarne l’enfant qu’il fut, en une vie antérieure, dans une tragique caravane d’émigrants, massacrée traîtreusement au pays des Mormons. Plus en arrière, il revit le sort d’un naufragé, jeté par la tempête sur une île rocheuse et déserte, où, par la force des choses et l’implacable loi de l’existence, il retourne à l’homme primitif et à l’âge de pierre. Plus loin encore dans le passé, il se retrouve centurion romain, à Jérusalem, lors du grand drame du Christ, auquel il assista. Il visite la Corée, où il a vécu une fabuleuse et farouche aventure, et revoit également la première femme qu’aux temps préhistoriques, il aima et pressa contre sa poitrine velue. Et toujours, dans toutes ses existences, fut en lui la « colère rouge », cette folie de tuer qui, finalement, va l’envoyer à la potence.

A côté de ces récits divers, mais qu’une même unité morale relie tous entre eux, revient, comme un inlassable leitmotiv, la narration des souffrances endurées dans son bagne par le malchanceux convict. Jack London, qui a frôlé, dans sa cahoteuse existence, tant de coupables et misérables déchets de la société, nous peint cruellement, sur des confidences directes reçues par lui, quelques-uns des sombres drames qui se jouent derrière les murs clos des maisons de force. Les bagnards qu’il nous présente ne sont pas des fantoches sortis, tout armés, de son imagination de romancier, comme le falot criminel du Dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo ; ni des personnages, presque aussi fantaisistes, qu’un journaliste qui passe ignore profondément, et auxquels il prête, malgré lui, une partie de ses propres sentiments. L’auteur nous montre ici la vraie face de ces êtres dégénérés et sanglants, qui s’enorgueillissent de leurs cerveaux faussés. L’honorable professeur-assassin est, au demeurant, un ardent humanitaire, épris de justice comme pas un, et qui ne cesse de prêcher… le respect de la vie humaine. Cette déformation du réel se retrouve, semblable, chez tous les criminels et est bien connue de tous ceux qui les ont étudiés. De même, geôliers et fonctionnaires de tout ordre, dans le côtoiement journalier du dangereux gibier dont ils ont la garde et dont ils répondent, souvent au péril de leur propre vie, finissent par y perdre la tête. Et ce sont, dès lors, de part et d’autre, d’effroyables et impitoyables brutalités qui s’affrontent. C’est là ce qu’avec une poignante émotion nous décrit Jack London.

Tant en ce qui concerne ces sombres peintures qu’au cours des récits accessoires, une flamme admirablement tragique, et qui atteint par moments à une quasi-géniale grandeur, enveloppe tout ce volume. C’est un de ceux auxquels Jack London a le plus passionnément travaillé et où il a mis le plus de lui-même.

Le texte original est un peu plus touffu que celui que nous présentons au public. Il a été allégé, en certaines de ses parties, avec l’autorisation de Mrs. Jack London.

Paul Gruyer et Louis Postif.

LE VAGABOND DES ÉTOILES

CHAPITRE PREMIERDARRELL STANDING SE PRÉSENTE

Bien souvent, dans mon existence, j’ai éprouvé la bizarre conscience que mon être se dédoublait, que d’autres êtres vivaient ou avaient vécu en lui, en d’autres temps ou en d’autres lieux. Ne proteste point, ô toi, mon futur lecteur. Mais scrute toi-même ta conscience. Retourne en arrière tes pensées, vers l’époque où ta personne physique et morale n’était pas encore cristallisée, où, matière plastique, âme en flux comme la mer montante, tu sentais à peine, dans le bouillonnement tumultueux de ton être, ton identité se former.

Alors tu te souviendras peut-être, en lisant ces lignes, de choses oubliées (car beaucoup d’oubli t’est venu depuis), de visions indécises et brumeuses, qui passèrent devant tes yeux d’enfant et qui, aujourd’hui, ne t’apparaissent plus que comme des rêves irréels, faits de pure fantaisie et qui prêtent à rire.

Tout, cependant, dans ces visions lointaines de ton être, n’était pas un songe. Quand, enfant, tout petit enfant, il te semblait, durant ton sommeil, que tu tombais dans le vide, d’une hauteur infinie ; lorsque tu croyais voler dans l’air comme font les oiseaux du ciel, ou que tu regardais avec horreur, autour de tes pieds enlisés dans la boue, ramper mille araignées répugnantes, mille créatures immondes, courant sur leurs pattes innombrables ou se traînant sur leurs ventres ; lorsque dansaient devant tes prunelles closes des formes cauchemardantes, inconnues, et que tu voyais se lever ou se coucher d’étranges soleils qui ne sont point de ce monde ; tout cela, peut-être, n’était point un vain rêve de ton imagination échauffée et fiévreuse.

Sais-tu d’où venaient ces visions déconcertantes et si elles n’avaient point leur origine dans d’autres vies antérieures, vécues par toi dans d’autres mondes que tu avais connus ?

Peut-être, quand tu m’auras lu, te seras-tu fait une opinion plus précise sur toutes ces troublantes questions, qui sans doute te laissaient jusque-là perplexe.

En vérité, je te le dis, les ombres de notre nouvelle prison nous enveloppent, dès notre naissance, et nous oublions bien trop tôt le passé. Et lorsque parfois il s’évoque devant nous, tandis que nous sommes encore dans les bras de notre mère ou que nous courons à quatre pattes sur le plancher, il ne produit en nous que la peur et l’épouvante. Car ces deux sentiments, venus d’une expérience préalable, dont nous avons gardé la confuse mémoire, sont innés chez l’enfant.

En ce qui me concerne, je me souviens fort bien qu’à l’époque lointaine où je n’étais qu’un marmot balbutiant, un petit être tendre, émettant de vagues vagissements, pour exprimer sa faim ou son besoin de sommeil, je me souviens, oui, que j’avais la notion très nette d’existences antérieures.

Moi dont les lèvres n’avaient jamais émis le mot « Roi », moi dont l’oreille ne l’avait jamais entendu prononcer, je me remémorais avoir été jadis le fils d’un Roi. Et aussi d’avoir été un esclave et un fils d’esclave, et avoir, autour du cou, porté un collier de fer.

Lorsque j’eus quatre ou cinq ans et, que, sans être encore moi-même, je commençai à sentir ma personnalité se former, il me parut que des milliers d’êtres luttaient en moi, que toutes ces vies préexistantes tentaient de s’incorporer dans mon existence présente, dont elles tiraillaient le moule en autant de sens divers. Et un désarroi indéfinissable en résultait, en ma jeune âme.

Je te vois, lecteur, hausser les épaules et traiter d’absurdes mes paroles. N’oublie pas pourtant, toi que je tenterai de faire cheminer à ma suite, à travers le temps et l’espace, n’oublie pas, je t’en conjure, que j’ai longuement réfléchi sur ces choses, que, durant des années, à travers bien des nuits pleines d’angoisses et de sueurs de sang, j’ai médité dans les ténèbres, face à face avec ces nombreux « moi » qui me tourmentaient. J’ai retraversé les enfers de toutes mes existences et je t’en apporte ici le récit, que tu liras pour te distraire une heure, ce livre en main, dans ton « home » confortable.

Mais, revenons à ce que je disais. A quatre ou cinq ans, je sentais donc ce passé indestructible et puissant travailler tout mon être, afin de lui donner la forme inconnue qu’allait prendre cet éternel devenir. C’est ce passé qui créait mes colères d’enfant, mes affections et mes joies, lui qui me faisait rire ou brailler. J’étais d’une nature emportée et nerveuse, et dans ma voix criaient mille hérédités disparues, qui n’étaient plus que des ombres. Dans mes colères puériles grondaient mille voix ancestrales, contemporaines d’Ève et d’Adam, mille grognements sauvages de bêtes préhistoriques, plus anciennes encore. Et, quand déjà je voyais rouge, c’était du sang qui remontait en moi, de tout là-bas.

Voilà le grand secret découvert. La colère rouge ! C’est elle qui m’a perdu, en cette vie actuelle qui est la mienne. A cause d’elle, d’ici quelques courtes semaines, je serai tiré de la cellule où j’écris, pour être conduit sur un parquet instable, légèrement surélevé, au-dessous d’un plafond orné d’une corde solide. Là on me pendra par le cou, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

La colère rouge ! Elle a fait mon malheur dans toutes mes vies. Elle est mon héritage catastrophique, qui date du temps où de vagues formes visqueuses précédaient l’origine du monde.

Il est temps, maintenant, lecteur, que je t’apprenne qui je suis. Non, non, je ne suis pas fou. Cela, il est nécessaire que tu en sois bien persuadé, pour croire ensuite ce que je vais te conter.

Je suis Darrell Standing. A ce nom, les quelques-uns d’entre vous qui m’ont connu me reconnaîtront sans peine. Aux autres, qui sont la majorité, permettez-moi de me présenter.

Il y a huit ans, je professais l’agronomie au Collège d’Agriculture de l’Université de Californie, à Berkeley. Alors la somnolence de cette paisible petite ville fut secouée par un événement imprévu, l’assassinat du professeur Haskell, dans un des laboratoires d’une des sections du dit Collège. Darrell Standing était l’assassin.

Je suis Darrell Standing. On m’arrêta, les mains encore teintes de sang. Je ne discuterai pas sur la question de savoir qui du professeur Haskell ou de moi avait, dans notre querelle, tort ou raison. Cela ne regarde personne. Le fait brutal est que, dans une vague de colère, de cette colère rouge qui a été mon fléau à travers les âges, j’ai tué mon collègue. Les rôles du tribunal témoignent que j’ai accompli cette action. Pour une fois, je suis d’accord avec eux.

Ce n’est pas pour ce meurtre, cependant, que je vais être pendu. Non. Comme châtiment, je fus condamné à la prison pour la vie. J’avais trente-six ans à cette époque. J’en ai quarante-quatre à présent.

Les huit années intermédiaires, je les ai vécues dans la prison d’État de Californie, à San Quentin. Cinq de ces années, je les ai passées dans les ténèbres d’un cachot. C’est ce qu’on nomme, dans le langage des lois, la détention solitaire. Les hommes qui l’endurent l’appellent « la mort vivante ».

Durant ces cinq années, pourtant, j’ai réussi à m’évader de mon tombeau, à m’en évader, séquestré comme je l’étais, en un vol inouï que bien peu d’hommes libres ont connu. Oui, je ris de ceux qui ont cru m’emmurer dans ce cachot et qui devant moi ont ouvert les siècles. J’ai, à leur insu, vagabondé, ces cinq ans, à travers toutes mes existences passées. Bientôt je vous conterai cela. J’ai tant de choses à vous dire que je ne sais trop par quel bout commencer.

Le mieux est de reprendre tout depuis le début, car vous connaissez insuffisamment qui je suis. Je suis né dans un des secteurs du Minnesota[2]. Ma mère était fille d’un immigrant suédois ; elle s’appelait Hilda Tonesson. Mon père, Chauncey Standing, était de vieille souche américaine. Il avait eu pour aïeul Alfred Standing, « domestique lié par contrat », un esclave, si vous préférez, qui avait été transporté d’Angleterre en Virginie, pour y travailler dans les plantations, au temps déjà lointain où Washington, jeune encore, exerçait la profession d’ingénieur-arpenteur et était occupé à mesurer les solitudes de la Pensylvanie.

[2] Le Minnesota est un des États de l’Amérique du Nord, riche en céréales, qui occupe le rivage nord-ouest du Lac Supérieur et touche à la province canadienne de l’Ontario.

Un fils d’Alfred Standing combattit dans la guerre de l’Indépendance ; un de ses petits-fils prit part à celle de 1812. Pas une guerre n’a eu lieu depuis, sans que les Standing y fussent représentés.

Moi, le dernier de la race, qui vais mourir sans laisser de progéniture, je me suis battu aux Philippines, dans la récente guerre espagnole, et, pour ce faire, je donnai ma démission, homme mûr en pleine carrière, de ma charge de professeur à l’Université de Nébraska[3]. Mordieu ! quand je donnai cette démission, j’étais le premier à passer doyen du Collège d’Agriculture de cette Université, moi, l’âme errante, l’aventurier marqué du signe du crime, le Caïn vagabond des siècles, le témoin des temps les plus reculés, le poète rêvant des vieilles lunes des âges oubliés.

[3] Le Nébraska est un autre État de l’Amérique du Nord.

Et je suis ici, dans cette cellule, les mains teintes de sang, au Quartier des Assassins de la prison de Folsom ! Et j’attends le jour décrété par le mécanisme de la justice, le jour où les valets de celle-ci me feront faire un saut dans la nuit, dans cette nuit dont ils ont si peur, et qui les hante d’imaginations superstitieuses et terribles ; cette nuit qui les pousse, radotants et tremblants, aux autels de leurs dieux à face humaine, créés de toutes pièces par leur lâcheté et leur crainte !

Non. Je ne serai jamais doyen d’aucun Collège d’Agriculture. Et, cependant, je connaissais admirablement mon métier. J’avais reçu, pour le bien exercer, l’éducation nécessaire. L’agriculture était mon fort. Je puis, du premier coup d’œil, désigner dans un troupeau la vache qui donnera le plus de lait et le meilleur beurre. Je ne crains pas que la vérification faite à la suite, par un inspecteur patenté, donne un démenti à mon pronostic. Au seul aspect d’un terrain, sans avoir besoin de l’analyser chimiquement, je puis dire quelles sont, au point de vue de la culture, ses vertus et ses insuffisances. Je prononcerais, à première vue, sans la réaction de l’éprouvette, s’il est alcalin ou acide. Je suis sans rival, je le répète, pour tout ce qui touche à l’économie rurale.

L’État, qui est fait de tous mes concitoyens, et sa justice, s’imaginent qu’en m’envoyant danser au bout d’une corde, au-dessus d’un plancher qui basculera sous mes pieds, ils engloutiront dans d’éternelles ténèbres et détruiront cette science qui était en moi, cette science incomparable où se retrouvaient pareillement, d’innombrables atavismes, dont le moins lointain remonte au temps où les bergers nomades paissaient leurs troupeaux dans la plaine de Troie. Cette prétention me fait rire.

Sans doute pensez-vous qu’en vantant ainsi ma science d’agronome j’exagère. Les faits sont là pourtant. A Wistar, j’ai prouvé et démontré qu’en suivant mon système, la culture du blé pouvait accroître son rendement, dans chaque comté, pour un demi-million de dollars. Mes préceptes ont été, en beaucoup d’endroits, mis en pratique et l’augmentation prévue a eu lieu. Cela, c’est de l’histoire. Maint fermier, qui file aujourd’hui sur les routes dans son auto rapide, n’ignore pas grâce à quels bénéfices exceptionnels cette auto a été achetée. Mainte jeune fille au doux cœur et maint garçon hardi, courbés maintenant sur leurs livres d’étude, ont sans doute oublié déjà que c’est à la suite de mes démonstrations de Wistar que leurs pères ont fait fortune et trouvé l’argent qui paya cette éducation supérieure.

Et la direction d’une ferme ! Je n’ai pas eu besoin d’aller m’instruire au cinéma pour savoir comment on doit éviter, dans son exploitation, le gaspillage des mouvements superflus, comment doit se régler sans perte le travail des ouvriers, qu’il s’agisse d’ouvriers agricoles ou de maçons construisant un bâtiment nouveau.

J’ai, sur ce sujet qui m’a toujours tenu à cœur, réuni mes notes en un cahier, avec tableaux comparatifs. Cent mille fermiers se sont penchés, le soir, sur ces pages, attentifs, avant de secouer leur dernière pipe et d’aller se coucher. Ils l’ont fait et s’en sont trouvés bien. Car le gaspillage du travail, c’est là surtout ce qu’il faut éviter !

Je dois clore ici ce premier chapitre de mon récit. Il est neuf heures et, dans le Quartier des Assassins, neuf heures signifient l’extinction des feux. En ce moment même, j’entends s’avancer le pas muet, chaussé de caoutchouc, de mon gardien, qui vient me gourmander, parce que ma lampe à huile brûle encore.

Comme si, je vous le demande un peu, de simples vivants avaient le droit et le pouvoir d’adresser des réprimandes à ceux qui sont au seuil de la mort !

CHAPITRE IIUNE HISTOIRE DE DYNAMITE

Je suis Darrell Standing. On va m’emmener d’ici pour me pendre bientôt. Entre temps, je dirai ce que j’ai sur le cœur et j’écris ces pages pour testament.

Après ma condamnation, je suis donc venu passer le reste de ma vie naturelle dans la geôle de San Quentin. J’y suis devenu ce qu’on appelle un « incorrigible ».

Un incorrigible est, dans le vocabulaire des prisons, un être humain redoutable entre tous. Pourquoi ai-je été classé dans cette catégorie, c’est ce que je vais vous expliquer.

J’abhorre, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le gaspillage du mouvement, la perte vaine du travail. La prison où je suis, comme toutes les prisons d’ailleurs, est sur ce point un vrai scandale.

J’avais été mis à l’atelier de tissage du jute. Le gaspillage du mouvement y sévissait terriblement. Ce crime contre un travail bien ordonné m’exaspérait. C’était tout naturel. Le constater et le combattre rentraient dans ma spécialité. Avant l’invention de la vapeur et celle des métiers qu’elle meut, il y a trois mille ans, j’avais déjà pourri dans une geôle de l’antique Babylone. Et je ne vous mens point, croyez-le, quand je vous affirme qu’en ces jours lointains nous, prisonniers, nous obtenions, avec nos métiers à main, un rendement supérieur à celui que procurent les métiers à vapeur installés dans la prison de San Quentin.

Furieux d’assister à ce gaspillage de travail, je me révoltai. Je tentai d’exposer aux surveillants une vingtaine, et plus, de procédés qui assureraient un meilleur rendement. Je fus signalé comme une mauvaise tête au gouverneur de la prison. On me mit au cachot. J’eus à y souffrir du manque de nourriture et de lumière.

Rentré à l’atelier, je tentai, de bonne foi, de me remettre au travail dans ce chaos d’impuissance et d’inertie. Impossible. Je me révoltai à nouveau. On me renvoya au cachot et, cette fois, on me passa, en plus, la camisole de force. Je fus alternativement étendu sur le sol, les bras en croix, et pendu par les pouces sur le bout de mes orteils. Puis aussi, secrètement battu à tour de bras par mes gardiens. Brutes stupides, qui possédaient juste assez d’intelligence pour comprendre ma supériorité morale et le mépris que j’avais d’eux.

Deux ans durant, je subis cette torture. Chacun sait que rien n’est terrible pour un homme comme d’être rongé vivant par les rats. Eh bien ! mes brutes de gardiens étaient pour moi de vrais rats, qui rongeaient bribes à bribes mon être pensant, qui déchiquetaient tout ce qu’il y avait d’intelligence vivante en mon cerveau ! Et moi qui, jadis, avais, comme soldat, vaillamment combattu, j’avais maintenant perdu, dans cet enfer, tout courage pour la lutte.

Combattre comme soldat… Je l’avais fait, oui, aux Philippines, parce qu’il était dans la tradition des Standing de se battre. Mais sans conviction. Je trouvais vraiment trop ridicule de m’appliquer à introduire, par l’intermédiaire d’un fusil, de petites substances explosives dans le corps d’autres hommes. Ridicule et odieux aussi, était-il de voir la science prostituer sa puissance et son génie à une œuvre de cet acabit.

Moi, j’étais naturellement un bon fermier et agriculteur, un homme appliqué, courbé sur son pupitre, esclave de ses études de laboratoire, et qui n’avait d’autre intérêt que de découvrir les moyens d’améliorer le sol et de lui faire produire davantage.

C’était donc, comme je viens de le dire, uniquement pour respecter la tradition des Standing que j’étais parti pour la guerre. Je découvris bientôt que je n’avais aucune aptitude à ce métier. Mes officiers s’en rendirent compte comme moi. Ils me transformèrent en secrétaire d’état-major, et c’est comme scribe, assis devant une table, que je fis la guerre hispano-américaine.

Aussi n’est-ce point parce que j’avais le caractère combatif, mais, bien au contraire, parce que j’étais un penseur, que je me dressai contre le mauvais rendement de l’atelier de tissage de la prison. Voilà pourquoi les gardiens me prirent en grippe, pourquoi, mon cerveau continuant à bouillonner, je fus déclaré « incorrigible » et pourquoi, finalement, le gouverneur Atherton, désespérant de moi, me fit amener un jour dans son bureau particulier.

Aux questions qu’il me posa, aux arguments qu’il me développa pour me démontrer que j’étais dans mon tort, je répondis à peu près ainsi :

— Comment pouvez-vous supposer, mon cher gouverneur, que vos surveillants et vos geôliers, ces rats étrangleurs, parviendront, par leurs sévices, à faire sortir de ma cervelle les choses claires et limpides qui s’y trouvent ancrées. C’est toute l’organisation de cette prison qui est inepte. Vous êtes, je n’en doute pas, un fin politique. Vous savez, j’imagine, à la perfection, comment se triturent des élections dans les bars de San Francisco. Et votre savoir-faire en cette matière vous a valu pour récompense la grasse sinécure que vous occupez ici. Mais vous ne connaissez pas un traître mot du tissage du jute. Vos ateliers retardent d’un demi-siècle.

Je vous fais grâce du reliquat de mon discours, car c’en était un, bien en règle. Bref, je démontrai péremptoirement au gouverneur, par a plus b, qu’il était un fieffé imbécile. Le résultat de mon éloquence fut qu’il décida que j’étais un « incorrigible » sans espoir.

Quand on veut tuer son chien… Vous connaissez le proverbe. Très bien. Le gouverneur Atherton prononça le verdict final : j’étais enragé. A le faire, il avait beau jeu. Mainte faute commise par d’autres convicts me fut imputée par les gardiens, et c’est pour payer à la place des coupables que je retournai au cachot, au pain et à l’eau, suspendu par les pouces sur le bout de mes orteils. Ce supplice, le plus affreux de tous, se prolongeait durant de longues heures, et chacune de ces heures me semblait plus longue qu’aucune des vies que j’ai vécues.

Les hommes les plus intelligents sont souvent cruels. Les imbéciles le sont monstrueusement. Or, les geôliers et les hommes qui me tenaient en leur pouvoir, du gouverneur au dernier d’entre eux, étaient des phénomènes d’idiotie.

Écoutez-moi et vous saurez ce qu’ils m’ont fait.

Il y avait, dans la prison, un convict qui était un ancien poète. C’était un dégénéré, au menton fuyant et au front trop large. Il avait fabriqué de la fausse monnaie, ce qui lui avait valu d’être incarcéré. Il était impossible de trouver homme plus menteur et plus lâche. Il jouait, dans la prison, le rôle de mouchard, de mouton. C’est une espèce de gens qu’un ancien professeur d’agriculture n’a guère eu, jusque-là, le loisir de connaître. Sa plume hésite à transcrire ces qualifications. Mais, quand on écrit dans une geôle, dont on ne sortira que pour mourir, on doit faire fi de ces pudeurs.

Ce poète faussaire s’appelait Cecil Winwood. Il était récidiviste et cependant, parce qu’il était un lécheur de bottes, un hypocrite pleurnichard et un chien jaune, sa dernière condamnation avait été seulement de sept ans de réclusion. Par une bonne conduite, il pouvait espérer que ce temps serait encore réduit.

Moi, j’étais condamné à la prison perpétuelle. Afin d’avancer sa libération, ce coquin réussit pourtant à aggraver mon cas.

Voici comment les choses se passèrent. Ce n’est que plus tard que je m’en rendis compte.

Cecil Winwood, afin de s’attirer la faveur du capitaine du quartier et, par-dessus lui, celle du gouverneur de la prison, celle de la Commission des grâces et celle du gouverneur de Californie, tranchant en dernier ressort, inventa de toutes pièces un complot d’évasion.

Veuillez remarquer que : primo, Cecil Winwood était à ce point méprisé par ses camarades de détention que pas un d’entre eux n’eût consenti à miser avec lui une once de Bull Durham[4] sur une course de punaises (la course des punaises, je vous le dis en passant, est un genre de sport qui fait la passion des convicts) ; secundo, j’étais considéré dans la prison comme un vrai chien enragé ; tertio, Cecil Winwood avait besoin, pour sa diabolique machination, de chiens enragés, c’est-à-dire de moi et de quelques autres condamnés à perpétuité, tout aussi incorrigibles et perdus de désespoir que je l’étais moi-même.

[4] Le Bull Durham est une marque américaine de tabac, qui se vend en petits paquets.

Ces chiens enragés haïssaient cordialement Cecil Winwood, s’en défiaient encore plus et, quand il commença à les entreprendre avec son plan d’une révolte et d’une évasion en masse, ils se gaussèrent de lui et lui tournèrent le dos, en lui envoyant une bordée d’injures et en le traitant d’agent provocateur.

Il revint à la charge et fit si bien qu’en fin de compte il réunit autour de lui une quarantaine des plus dégourdis.

Et, comme il les assurait des facilités qu’il possédait dans la prison, en sa qualité d’homme de confiance du gouverneur[5] et de gérant du Dispensaire, Long Bill Hodge lui riposta :

[5] Dans le langage des Maisons Centrales on appelle ces hommes des prévôts, et ils servent d’auxiliaires aux gardiens. Leur bonne conduite leur a valu cette faveur. Ce sont, pour la plupart, des condamnés à long terme.

— Fais-en la preuve !

Long Bill Hodge était un montagnard qui purgeait une condamnation à vie, pour avoir fait dérailler et pillé un train, et dont tout l’être, depuis des années, tendait à s’évader, afin de s’en retourner tuer le complice qui avait témoigné contre lui.

Cecil Winwood accepta l’épreuve. Il assura qu’il pourrait endormir les gardiens pendant la nuit de l’évasion.

— Facile de parler ! dit Long Bill Hodge. Ce qu’il nous faut, ce sont des faits. Chloroforme, cette nuit même, un de nos geôliers. Barnum, par exemple ! C’est un coquin qui ne vaut pas la corde pour le pendre. Hier, au Quartier des Fous, il a esquinté, en tapant dessus, ce pauvre dément de Chink. Et, circonstance aggravante, il n’était pas de service ! Il est de garde cette nuit. Endors-le et fais-lui perdre sa place. Quand tu auras réussi, nous causerons affaires.

Tout ceci, c’est Long Bill qui me l’a raconté ensuite, quand on nous serra la boucle de compagnie. Car j’avais refusé de prendre part au complot.

Cecil Winwood hésitait devant l’imminence de la preuve qui lui était demandée. Il lui fallait, assurait-il, le temps nécessaire pour pouvoir, sans qu’on s’en aperçût, voler la drogue au Dispensaire. On lui accorda une semaine et, huit jours après, il annonça qu’il était prêt.

Il fit comme il avait dit. Le geôlier Barnum s’endormit au cours de sa veillée. Une ronde le trouva qui ronflait à poings fermés. Il fut cassé et renvoyé.

Ce succès acheva de convaincre les conjurés. En même temps, Cecil Winwood se chargeait de persuader le capitaine du quartier. Chaque jour, il lui faisait son rapport sur la marche et les progrès du complot dont il était lui-même l’inventeur. Le capitaine, lui aussi, exigeait des preuves. Il les lui fournit, et les détails qu’il donnait, détails dont je ne sus rien sur le moment, tant le secret fut bien gardé, ne laissaient rien à désirer.

C’est ainsi que Winwood annonça, un beau matin, au capitaine, que les quarante conjurés, qui lui confiaient tout, s’étaient déjà ménagé de telles accointances dans la prison qu’ils allaient incessamment se pourvoir, par l’intermédiaire d’un gardien, leur complice, de revolvers automatiques.

— Prouve-le ! avait demandé sans doute le capitaine.

Et le poète faussaire avait prouvé.

On travaillait régulièrement, chaque nuit, à la boulangerie de la prison. Un des convicts, qui faisait partie de l’équipe des boulangers, était un mouchard à la solde du capitaine. Winwood ne l’ignorait pas.

— Ce soir, dit-il au capitaine, le geôlier que nous appelons « Face-d’Été » introduira dans la prison un premier lot d’une douzaine de ces revolvers. Les autres, et les munitions, arriveront ensuite, par le même truchement. Il doit me remettre le paquet enveloppé, dans la boulangerie. Vous avez là un bon mouchard. Prévenez-le. Il verra et vous fera demain matin son rapport.

Face-d’Été était un ancien paysan, solide et bien charpenté, à la grosse figure épanouie, natif du comté de Humboldt. C’était un simple d’esprit, un balourd, bon garçon, qui ne se faisait aucun scrupule de gagner un honnête dollar en passant aux convicts du tabac de contrebande.

De retour, cette nuit-là, de San Francisco, où il s’était rendu, il en avait rapporté un paquet de quinze livres de tabac, pour cigarettes superfines. Ce n’était pas la première fois qu’il s’acquittait d’une semblable commission, et toujours il avait, sans encombre, passé la marchandise, dans la boulangerie, à Cecil Winwood.

Cette fois, alerté, le boulanger mouchard le vit remettre à Winwood l’innocent paquet, qui était volumineux et enveloppé de papier d’emballage. Rapport fut fait, dès l’aube, au capitaine.

L’imagination trop active du poète-faussaire n’allait pas tarder cependant à lui jouer un mauvais tour et, par ricochet, à me valoir cinq années de cachot supplémentaire, puis finalement à m’amener dans cette cellule, où j’écris en ce moment.

Je continuais, cela va de soi, à ne rien connaître de cette trame obscure à laquelle, je le répète, je demeurais totalement étranger, et les quarante conspirateurs n’en savaient guère plus que moi. Le capitaine était dupe et Face-d’Été était, sans conteste, le plus innocent de tous. Il n’avait péché contre sa conscience qu’en introduisant le tabac prohibé. Cecil Winwood menait tout.

Le lendemain donc, quand celui-ci se rencontra à son tour avec le capitaine, il avait un air triomphant.

— Eh bien ! votre mouchard a-t-il vu ? interrogea-t-il.

— Le paquet, répondit le capitaine, est bien entré comme vous m’avez dit.

— Je vous crois ! Et ce qu’il contient est suffisant pour faire sauter jusqu’au ciel la moitié de la prison !

Le capitaine eut un sursaut.

— Que contient-il et que veux-tu dire ?

— J’ai ouvert le dit paquet, après l’avoir reçu, et…

L’imbécile, ici, s’emballa et, pour mieux corser ses mérites continua :

— Et j’y ai trouvé, non pas, comme je m’y attendais, une douzaine de revolvers, mais de la dynamite. Il y en a trente-cinq livres ! Les détonateurs y sont joints.

A ce moment précis, le capitaine du Quartier faillit se trouver mal. Le pauvre cher homme, comme je le comprends ! Trente-cinq livres de dynamite en liberté dans la prison ! On m’a assuré que le capitaine Jamie — c’était son nom — se laissa choir sur une chaise et tint longtemps sa tête entre ses mains.

— Où est-elle maintenant ? cria-t-il enfin. Je la veux ! Conduis-moi tout de suite là où elle se trouve !

A cette demande, qui était un ordre, Cecil Winwood comprit soudain l’énormité de sa gaffe.

— Je l’ai enfouie dans le sol… répondit ce fieffé menteur, qui était fort embarrassé de conduire son interlocuteur vers le ballot fantôme, dont tous les petits paquets avaient été, depuis longtemps, par les voies coutumières, distribués entre les convicts.

— Parfait ! reprit le capitaine, qui reprenait son sang-froid. Mène-moi sur le champ à cet endroit ! En avant, marche !

Le fait, en lui-même, n’avait rien d’invraisemblable. Dans une vaste prison comme celle de San Quentin, il y a toujours des cachettes. Mais celle-ci n’existait que dans l’imagination trop féconde de Cecil Winwood et le misérable, en cheminant à côté du capitaine Jamie, devait se livrer à d’amères réflexions.

Lorsque l’affaire vint plus tard à l’instruction, devant le Conseil des Directeurs, il fut révélé — Jamie et Winwood en témoignèrent successivement — que le poète-faussaire avait déclaré au capitaine que lui et moi avions tous deux enfoui, de compagnie, la poudre explosive.

En sorte que moi, qui venait seulement d’être délivré d’une punition de cinq jours de cachot et de quatre-vingts heures de camisole de force ; moi dont les gardiens, si stupides qu’ils fussent, avaient constaté l’état de faiblesse, faiblesse telle qu’ils avaient déclaré eux-mêmes que j’étais incapable de reprendre le travail à l’atelier de tissage ; moi, qui venais de recevoir vingt-quatre heures de repos pour que je pusse me remettre d’un châtiment par trop terrible — je me retrouvais aussitôt, sans aucune explication et sans même en avoir connaissance, sous le coup d’une accusation d’une pareille gravité !

Winwood conduisit le capitaine jusqu’à la prétendue cachette. Et, bien entendu, il n’y avait point de dynamite.

— Bon Dieu de bon Dieu ! s’exclama l’imposteur. Standing m’a roulé ! Il a emporté le paquet pour le cacher ailleurs.

C’est ainsi que le coquin, afin de se dépêtrer du mauvais pas où il s’était mis, me prit pour bouc émissaire.

Le capitaine Jamie dégoisa bien d’autres jurons, plus forcenés que « Bon Dieu ! » Dans son désappointement, et jugeant qu’il avait été joué, il ramena Winwood dans son bureau, ferma la porte à clef et tomba sur lui à bras raccourcis. Ce détail, comme les autres, fut connu lorsque, pour éclaircir toute cette affaire, se tint ensuite le Conseil des Directeurs.

Tout en recevant les coups qui pleuvaient sur lui, drus comme grêle, Winwood continuait à protester mordicus qu’il avait dit la vérité.

Si bien que le capitaine Jamie s’en persuada et qu’il crut qu’il existait bien trente-cinq livres de dynamite qui se baladaient en liberté, quelque part dans la prison, et que quarante incorrigibles, résolus à tout, étaient sur le point de faire sauter la cambuse.

Face-d’Été, cela va de soi, fut mis sur la sellette. Le pauvre diable jura ses grands dieux que le fameux ballot ne contenait que du tabac. Winwood jura de son côté que le tabac était de la dynamite, et c’est lui qui fut cru. Et, comme le vendeur de qui Face-d’Été prétendait avoir acquis le tabac en contrebande ne put être retrouvé, tous les doutes tombèrent et Face-d’Été fut définitivement inculpé de complicité.

Là-dessus, je fis mon entrée dans l’aventure. Ou, plus exactement, je disparus à nouveau de la lumière du soleil. Je fus, en effet, sans tambour ni trompette, reconduit au Quartier des Cachots, d’où je ne devais plus jamais sortir.

J’étais stupéfait. On venait de me tirer du même quartier, j’étais aplati sur le sol de ma cellule, tout démantibulé par la souffrance. Et ça recommençait !

— Maintenant, dit Winwood au capitaine Jamie, la dynamite, quoique nous ignorions où elle se trouve, est en lieu sûr. Standing est le seul à connaître la nouvelle cachette et, de là où il est, il ne peut rien faire. Quant aux quarante hommes dont je vous ai parlé, ils sont sur le point de mettre à exécution leur projet d’évasion. Rien de plus facile que de les cueillir sur le fait. C’est moi qui dois fixer l’heure d’agir. Je leur dirai que c’est pour la nuit prochaine, à deux heures, et que j’ouvrirai moi-même leurs cellules et leur distribuerai des revolvers. Si, à deux heures de nuit, vous ne récoltez pas mes quarante bonshommes, que j’appellerai successivement par leur nom, habillés et bien éveillés, dans le corridor de la prison, alors, capitaine, je consens à terminer mes jours, enclos à jamais dans une cellule solitaire… Nous aurons tout loisir, lorsque les quarante seront au cachot, de chercher la dynamite.

— Et je la trouverai ! déclara le capitaine. Quand bien même je devrais, pierre par pierre, démolir toute la prison !

Le capitaine, ni personne, n’a naturellement, depuis six ans, découvert une once d’explosif, quoique la prison ait été cent fois mise sens dessus dessous.

Le gouverneur Atherton, jusqu’au dernier jour de sa fonction, n’en croira pas moins, dur comme roc, à l’existence de cette fameuse dynamite. Le capitaine Jamie, qui est toujours capitaine du quartier, ne désespère pas de mettre, quelque matin, la main dessus. Tout récemment encore, il a fait le trajet de San Quentin à Folsom pour venir, tout exprès, m’interroger à ce sujet dans ma cellule.

Tous ces abrutis ne respireront un peu à leur aise, je n’en doute point, que le jour où j’aurai été balancé en l’air, au bout d’une corde.

 

CHAPITRE IIIL’INTERROGATOIRE

Je reprends le fil des événements.

Toute la journée, je demeurai dans mon cachot, à me creuser le cerveau, pour découvrir le motif de ce nouveau et inexplicable châtiment. La seule conclusion à laquelle j’arrivai fut qu’un mouchard quelconque, afin de se ménager la faveur d’un gardien, m’avait dénoncé pour une faute imaginaire contre les règlements.

Durant ce temps, le capitaine Jamie se martelait la tête, en préparant, pour la nuit suivante, les mesures destinées à réprimer la révolte dont Winwood devait donner le signal.

Pas un gardien ne se coucha, ni ne dormit, cette nuit-là. Les équipes de jour furent debout, comme celles de nuit, et, quand approchèrent deux heures, tous s’embusquèrent, prêts à bondir, à proximité des cellules occupées par les quarante conjurés.

Les choses se passèrent dans l’ordre prévu. A l’heure convenue, Winwood, muni d’un passe-partout, ouvrit les cellules, appela leurs hôtes les uns après les autres, et ceux-ci rampèrent dehors. Ils se réunirent à un point donné du corridor, et les gardiens, à l’affût, leur mirent rapidement la main dessus.

L’échafaudage de perfidies et de mensonges combiné par Winwood eut ainsi son complet aboutissement. Vainement, les quarante incorrigibles protestèrent-ils que le poète-faussaire avait tout combiné, tout conduit. Le Conseil des Directeurs de la prison ne douta point qu’ils mentissent pour s’excuser. Il en fut de même du Bureau des Grâces et, avant que trois mois fussent achevés, ce chenapan de Cecil Winwood était gracié et mis en liberté.

Les prisons d’État sont une rude école d’entraînement à la philosophie. Quiconque y a tant soit peu séjourné ne peut faire autrement que de voir s’envoler ses plus généreuses illusions, se dissiper en fumée ses plus belles chimères morales. La vérité, nous enseigne-t-on dans les écoles, finit toujours par triompher, le crime par être percé à jour.

La preuve du contraire la voici : le capitaine du quartier, le gouverneur Atherton, le Conseil des Directeurs de la prison, en ce moment même où j’écris, continuent à donner dans le panneau qui leur a été tendu par un fourbe, un dégénéré, qui s’en alla ensuite, libre comme l’air, tandis que ses quarante victimes, et moi-même, la plus innocente de toutes, ont payé pour lui ! C’est révoltant.

J’ai dit que j’avais été, le premier, remis au cachot. Il était nuit noire, et je dormais, quand j’entendis la porte extérieure du corridor grincer sur ses gonds. Je m’éveillai.

— Quelque pauvre diable, pensai-je d’abord, que l’on amène…

Et, tout de suite après, j’entendis un grand vacarme de piétinements, de coups donnés et retentissants, de cris de douleur, d’ignobles jurons, et le bruit sourd de corps que l’on traîne sur le sol. Car aucune opération ne s’effectuait dans la prison, sans coups et mauvais traitements.

Les unes après les autres, les portes qui s’alignent sur le corridor s’ouvrirent en claquant, et dans les cachots les corps étaient précipités ou traînés. Sans cesse de nouvelles escouades de gardiens arrivaient, avec d’autres hommes, qu’ils continuaient à frapper, et d’autres portes s’ouvraient devant les formes sanglantes qu’on y poussait.

Plus je me remémore ces faits, et plus j’estime qu’un être humain doit être doué d’une force d’âme sans égale, d’une philosophie à toute épreuve, pour survivre, sans en devenir fou, à la brutalité de pareils spectacles, qui vous côtoient sans répit, à l’iniquité de semblables procédés, dont on est soi-même et sans trêve la victime.

Je suis cet être humain. J’ai survécu sans fléchir et c’est pourquoi, ne pouvant se débarrasser de moi d’autre manière, mes bourreaux ont décidé de mettre en jeu la grande mécanique officielle, la corde passée autour du cou et qui, par le poids de mon propre corps, me coupera la respiration et la vie.

Oh ! je connais sur le bout du doigt les théories des experts, sur la pendaison légale. Par l’effet automatique de la chute du corps dans la trappe qui s’ouvre sous lui, le cou du patient se brise instantanément et sans souffrance. Mais, comme dit Shakespeare des voyageurs dans l’au-delà, les suppliciés ne reviennent jamais sur cette terre pour raconter leurs impressions et témoigner du contraire. Ceux qui, comme moi, ont vécu dans les prisons, connaissent en revanche bien des cas où le cou des pendus n’est pas rompu, où leurs cris d’agonie sont étouffés dans ce trou sombre où bascule la trappe.