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"Au plus profond de nous gît notre être véritable. Il a été délibérément effacé" Bursa, automne 1444. Aslan-le-Taciturne est un jeune janissaire bourru et querelleur qui travaille pour le maître espion du sultan ottoman. Hanté par les fantômes de son passé tragique, il verra son destin basculer dans une forêt profonde sous les griffes d'un ours terrifiant, sorti tout droit de l'enfer. Il devra sa survie aux soins d'une femme insupportable autant qu'étrange vivant dans un hameau perdu du beylicat Jandarides. Il découvrira à ses dépens qu'elle détient de surprenantes facultés ainsi qu'une connaissance secrète remontant à l'Égypte ancienne. Sous son ascendant et après des combats acharnés contre ses préjugés tenaces, Aslan accédera à cette part de lui-même qu'il avait occultée : son visage effacé. Le Visage Effacé est le premier chapitre d'un voyage initiatique vers le mystère de la conscience. Il ouvre une voie conduisant aux pouvoirs utilisés par les magiciens, il y a des siècles, et dont les hommes modernes se sont aliénés.
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Seitenzahl: 1071
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Le hameau de la Louve - Hiver 1444-1445
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LVI
LVII
Lexique
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Deviens qui tu es1!
1 Friedrich Wilhelm Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.
Le hameau de la Louve - Hiver 1444-1445
Qui n'a été terrifié par cette idée qu'il allait un jour oublier sa vie2?
Des crissements de pas dans la neige me tirent de mes pensées moroses. Je n’aime pas qu’on me dérange quand je broie du noir. Une femme approche, le sourire aux lèvres. Je la reconnais, c’est la paysanne qui a soigné mes blessures et offert l’hospitalité.
Elle se plante devant moi dans sa pelisse de poils bruns et me lance avec entrain :
— Que la journée te soit agréable, mon petit soldat !
Assis sur un rondin de bois, je me contente de la saluer par un bref hochement de menton. Cette façon qu’elle a de m’appeler "mon petit soldat" m’agace.
Un silence passe, pesant.
— Dis-moi, fait-elle tout d’un coup comme intriguée, quelle a été ta première escale ici-bas ?
Drôle de question.
Est-ce que j’ai l’air d’un marin pour me demander ça ?
Moi qui n’ai encore jamais mis les pieds sur un bateau.
Je suppose qu’elle désire connaître le lieu où je suis né.
Elle tombe mal. Je déteste qu’on m’interroge sur mon passé. Ceux qui s’y sont hasardés avant elle ont laissé quelques dents. Et quand bien même je voudrais lui répondre, que pourrais-je lui raconter ? Ce temps-là n’est plus dans mon esprit qu’un obscur abîme hanté par une horde de démons. Ceux-là mêmes qui anéantirent mon village, ma famille, mon enfance. J’ai délibérément tranché de ma mémoire cette partie de mon existence, tout comme on ampute un membre gangréné. Ce fut le seul moyen pour moi d’échapper au désespoir qui menaçait de m’engloutir. À mes yeux, ma vraie vie commença en devenant une jeune recrue janissaire3 entièrement dévouée à la gloire de l’Empire ottoman et à son sultan.
La paysanne attend toujours sa réponse. Elle m’observe avec une expression ingénue au visage. J’ai très envie de la renvoyer à son fourneau. Pourtant je me retiens d’ouvrir la bouche.
Pourquoi suis-je si timoré avec elle ?
Son âge, peut-être.
Et je me dis aussi que je lui dois bien un minimum de respect et de reconnaissance pour toute l’aide qu’elle m’a apportée. Toutefois, je sens confusément qu’il existe une autre raison à cette patience envers elle, si inhabituelle chez moi. Quelque chose dans cette femme me trouble et me déroute. Il y a d’abord cet aplomb exaspérant qu’elle oppose à mes fréquents accès de colère, se tenant bien droite avec les poings sur ses hanches, solidement campée dans ses bottes, comme enracinée dans la terre. Je dois avouer que l’aura de vigueur qu’elle dégage dans ces moments-là m’impressionne. Ou est-ce cette lueur singulière que je surprends parfois dans ses pupilles et qui désarme le jeune homme obtus que je suis, engoncé dans son sentiment de supériorité ?
Je soupire d’agacement, bien décidé à ne pas satisfaire sa curiosité. Puis mon regard se pose sur son joli bonnet brodé rouge carmin. Un éclat de soleil pétille à la surface d’une des médailles en cuivre ornant son calot. Un reflet doré, envoûtant.
Subitement, je suis pris de vertige.
Conséquence, ai-je supposé par la suite, de ma perte abondante de sang quelques jours plus tôt.
Je ferme les yeux et quelque chose d’impensable m’arrive.
Comme un rêve éveillé venant de nulle part et qui s’anime sur l’écran de mes paupières closes.
… Je suis assis entre deux créneaux d’une courtine. À l’horizon, une aube sublime se hisse lentement sur les épaules de montagnes empourprées. Des flocons de neige volettent dans la lumière de l’astre naissant, comme une nuée de papillons blancs aux ailes recouvertes d’or…
— Cet endroit est très beau ! s’extasie la paysanne comme si elle avait vu la même chose que moi.
Je me lève en la dévisageant avec méfiance.
M’a-t-elle jeté un sort ?
Mais elle se détourne de moi en pivotant sur sa droite et s’adresse au disque céleste d’un blanc aveuglant.
— Ô Soleil de Tabriz, j’étais neige et, à tes rayons, je fondis. La terre me but. Brouillard d’esprit, je remonte vers le Soleil4.
En même temps que ses sibyllines paroles me parviennent, comme en écho à mon étrange vision, une évidence me frappe.
C’est Méghran que j’ai vu !
Méghran était le nom de la grande demeure fortifiée de mes ancêtres. J’y vécus les dix premières années de mon existence avant qu’elle ne fût détruite par le feu. Ce souvenir a émergé des profondeurs de l’oubli où est enterrée mon enfance.
Je reste sans voix, désemparé. J’ai l’impression que le sol s’ouvre sous mes pieds. Puis, comme si ma vie en dépendait, je referme cette brèche béante en redevenant Aslan-le-Taciturne, le janissaire renfrogné et sans passé que je pense être.
C’est ce jour-là qu’a commencé ce qu’il ne serait pas exagéré d’appeler "ma résurrection". Une partie de moi étant comme morte.
Mais je ne le comprendrai que beaucoup plus tard.
2 Antonin Artaud, acteur, écrivain, essayiste, dessinateur et poète français (1896 – 1948).
3 Les janissaires formaient un ordre militaire composé d’esclaves d’origine chrétienne (du XIVe siècle jusqu’au début du XIXe siècle). Ils constituaient l’élite de l’infanterie ottomane.
4 Mevlana Celaleddin Rumi - Le Chant du Soleil - Trad. Éva de Vitray-Meyerovitch - La Table Ronde.
Bursa5, quelques semaines plus tôt.
Quand tu poins magnifique à l’horizon du ciel,
Disque vivant, premier à vivre,
Brillant à l’horizon d’Orient,
Toute terre est par toi emplie de ta beauté.6
Je pensais en avoir fini avec ces maudits cauchemars.
J’avais tort.
Ils sont revenus.
Ombres sinistres se glissant partout, me recouvrant, instillant l’horreur et l’effroi dans mon sommeil. Après quoi, je me réveille en plein désarroi, trempé de sueur et hanté par le souvenir de ces faces grimaçantes surgies au beau milieu de mes rêves. Quelque chose dans la fixité de leur regard me glace le sang.
Les amulettes et les formules de guérison que m’a vendues un derviche n’y ont rien changé. Moi qui me targue de ne compter que sur moi-même, j’en suis réduit à quémander l’aide du Père céleste.
Mais m’entend-Il ? Existe-t-Il, seulement ?
Pourquoi voudrais-tu qu’Il t’écoute ? me susurre une pensée. Tu n’es rien à ses yeux. À quoi bon t’agenouiller pour obtenir ce que la vengeance par le sang pourra t’offrir ? Il n’y a que la mort de tes ennemis qui te soulagera…
Cette voix dure en moi, omniprésente, c’est celle d’Aslan-le-Taci-turne, ce jeune homme bourru, insensible et rancunier que je suis devenu.
L’été touche à sa fin.
Dans la lumière spectrale du petit jour, je remonte à pas lent et d’une humeur morose la voie pavée longeant les murailles de la citadelle. Des lambeaux d’obscurité s’accrochent à tout ce qu’ils peuvent pour narguer l’aube hésitante. Je scrute chaque recoin sombre pour m’assurer que ne s’y cache pas une des hideuses créatures échappées de mes songes.
Enfin, le premier rayon de soleil fuse à travers le dédale de toits en paille brunie, percé de minarets fantomatiques et de coupoles opaques. Je m’immobilise un instant et tends la face vers le ciel délavé à la transparence laiteuse. Une à une, les étoiles s’éteignent. Je prends une profonde inspiration en allongeant le cou, comme un noyé à la recherche d’une bouffée d’air. En dépit de tout bon sens, une morbidité au fond de moi me fait toujours douter que la lumière puisse l’emporter définitivement sur les ténèbres. Un penchant qui a tendance à s’aggraver avec l’automne et les jours qui raccourcissent.
Tout à coup, je sens dans ma nuque la brûlure d’un regard.
On m’espionne, j’en suis sûr.
Je me retourne brusquement en espérant surprendre l’individu qui m’épie. Mais je ne vois qu’une longue caravane de chariots guidés par des paysans aux faces tannées, le plus souvent accompagnés de leur femme. Ils viennent des plaines fertiles à l’ouest de Bursa et se rendent chaque matin dans les marchés de la ville pour vendre leurs légumes, leurs fruits et leurs volailles serrées à l’étroit dans des cages de bois tressés. C’est un vrai miracle que tout ce fourbi empilé sur leurs ânes efflanqués tienne en équilibre.
— Dieu, envoie la foudre sur ce cafard qui me file ! dis-je en grommelant entre les dents.
Hélas ! Pas d’orage en vue. Seuls quelques nuages rosâtres broutent la voûte azurée au-dessus de la montagne des Moines7.
Depuis quelques jours, j’ai l’impression qu’on me surveille à distance.
Est-ce un espion byzantin ? Ou pourquoi pas karamanide8 ? À moins que ce ne soit un des sbires de Cübbe Ali Pacha.
Cübbe Ali Pacha, qu’on surnomme le Goitreux, est le gouverneur de Bursa. Depuis son palais bâti sur un éperon rocheux du côté nord de la citadelle, il épie tout ce qui se passe dans son opulente cité, comme un aigle guettant une proie. Et notamment l’homme que je sers : Erman Saghalan. En mon for intérieur, je l’appelle le Capitaine. C’était son grade à l’époque où il m’acheta à un marchand d’esclaves mongol. Je n’étais alors qu’un enfant chrétien de dix ans. Ensuite, il m’amena à Kütahya et m’y laissa durant toute mon adolescence. Je reçus dans cette ville une instruction sévère censée faire de moi un bon musulman. À mes dix-sept ans, je dus quitter Kütahya pour intégrer le corps des janissaires caserné dans la forteresse de Bursa. Ce n’est que depuis l’année dernière qu’Erman Saghalan m’a rappelé à ses côtés. Lui-même, avant cela, séjournait à Edirne9 en tant qu’officier d’ordonnance du puissant Mourad, souverain de l’Empire ottoman. Une vilaine blessure au genou l’a contraint à venir à Bursa, réputée pour ses eaux chaudes bienfaisantes. Mais sa paisible retraite n’est qu’un simulacre destiné à cacher une mission secrète dont l’a chargé le sultan. Mon maître œuvre dans l’ombre à l’extension de l’immense toile d’araignée d’espions qui s’étend sur tout le territoire turc jusqu’aux beylicats d’Anatolie et au-delà.
Pour le moment, mon rôle auprès du Capitaine se limite à celui de simple messager. Une tâche qui exige cependant circonspection et vigilance. D’autant que certaines des missives qu’il me faut transmettre portent le monogramme du sultan : un arc et trois flèches. Erman Saghalan avait veillé au préalable à me présenter tous ceux à qui je devais remettre ces précieuses lettres. Des caravan-bachis10 et des négociants voyageant aux quatre coins de l’empire et par-delà ses frontières.
Suis-je encore un janissaire ?
Pas vraiment à en juger mon apparence. Sur mon crâne chauve, mes cheveux ont repoussé. J’ai dû également abandonner mon börk11 pour un turban des plus communs et je suis vêtu d’un caftan ordinaire, quoique confortable. Le prestige de l’uniforme en moins. Enfin, je ne sens plus à mon côté le poids de mon sabre. Dans cet accoutrement, je ressemble à n’importe quels portefaix ou artisans de la cité. C’est le prix à payer pour passer inaperçu dans les rues de Bursa. Le Capitaine le voulant ainsi.
Pour autant, je ne me plains pas de mon nouvel état. Mon existence s’est même nettement améliorée tant du point de vue matériel que de celui des plaisirs de la chair. Entre les murs de la citadelle, il m’avait fallu endurer un strict célibat durant deux longues années. Une chasteté qu’imposent les imams bektâchîs12 chargés de l’endoctrinement religieux des janissaires.
En plus d’être son messager, je suis également pour le Capitaine ses yeux et ses oreilles. Chaque soir, il réclame de moi un rapport précis et concis sur tout ce que j’ai vu et entendu dans cette ruche bourdonnante qu’est Bursa. Je jouis par conséquent d’une relative liberté.
Le grand corps assoupi de la ville exhale des odeurs d’épices et d’urine mélangées. Bientôt, le vent frais qui descend de la montagne des Moines à la cime couleur de jade dispersera ces effluves fétides. J’espère qu’il me débarrassera par la même occasion des sombres pensées que m’ont laissées mes cauchemars.
Peu à peu, mon humeur passe de lugubre à maussade.
Mon état quasi quotidien.
Ce n’est pas par hasard si l’on me surnomme "le Taciturne".
L’automne a profité de la nuit pour investir "Bursa la Verte" comme l’appellent ses habitants. Il est vrai qu’elle jouit d’un grand nombre d’arbres et de beaux jardins. Il y a encore quelques jours, les imposants platanes que je croise déployaient une flamboyante frondaison d’ocre et de brun. Mais ce matin, ils semblent décharnés, pitoyables, et comme vaincus. Je passe devant l’humble mosquée d’Ivaz Pacha. Sous son porche s’étalent les corps avachis de mendiants et de derviches. À l’intérieur, des silhouettes recourbées se déplacent lentement. Des vieillards qui apprécient la sobriété et la tranquillité de ce lieu de culte. Puis je bifurque vers le quartier des artisans du cuivre et des fourbisseurs. Dans l’air, le son du marteau sur le métal rythme les trilles animés de merles et de pinsons.
Je m’arrête un instant sous l’auvent installé devant l’atelier d’Ahmed-le-Bossu. À la dernière lune, je lui ai acheté quantité d’ustensiles de cuisine pour la spacieuse demeure du Capitaine.
Suspendues à l’appentis de sa boutique, des grappes de casseroles scintillent sous la lumière ambrée du soleil levant, se balançant et se cognant mollement les unes contre les autres. Une musique douce et consolante, ignorée du tumulte environnant.
— Que la paix d’Allah soit sur toi, Ahmed ! dis-je, de ce ton bourru qui m’est coutumier.
Concentré sur la marmite qu’il martèle délicatement, l’artisan voûté sur son banc tressaille à mon abrupte salutation.
— Aslan ! s’écrie-t-il d’une voix étouffée.
Son visage osseux et ridé, où s’accroche une barbe plus sel que poivre, s’illumine. L’espoir d’une vente se lit dans ses yeux.
— Mon jeune ami, quel plaisir de te revoir ! Regarde ce que j’ai pour ton maître, que le Tout-Puissant lui prête longue vie ! Cinq splendides plateaux en bronze doré, damasquinés de cuivre, et de tailles différentes. Ils sont tous assortis avec les mêmes décorations.
Osman, le cadet des trois petits-fils d’Ahmed, accourt pour me tendre un de ces objets, le plus imposant, et qui est joliment ciselé par les mains expertes de son grand-père. Ahmed-le-Bossu est assurément l’un des meilleurs dinandiers de Bursa.
Je saisis des deux mains l’encombrant disque de métal étincelant et le lève pour en inspecter les détails. En fait, je m’en sers comme d’un miroir pour observer les allées et venues derrière moi et peut-être surprendre l’homme qui m’espionne.
Avec l’aide de Dieu, je finirai bien par lui mettre la main dessus.
Et que feras-tu s’il est armé, pauvre idiot ? m’objecte une pensée. Tu n’as rien sur toi pour te défendre, pas même un poignard.
Le Capitaine m’a interdit de porter un sabre à la ceinture. Il redoute que mon caractère violent me pousse à commettre un acte irréversible qui attirerait le regard de Cübbe Ali Pacha sur moi, et donc sur lui. Bien que le gouverneur de Bursa appartienne au sultan tout comme Erman Saghalan, celui-ci semble s’en méfier pour des raisons qu’il n’a pas jugé bon de me révéler.
Une arme me serait pourtant bien utile si je réussissais à attraper celui qui me suit avec un art consommé de la discrétion.
Une fébrilité inquiète règne dans l’étroite rue. Des boutiquiers s’impatientent en attendant leurs livraisons tandis que d’autres se dépêchent de préparer leurs comptoirs. À cette agitation ambiante s’ajoutent les beuglements des bœufs, les braiments des ânes, les invectives des conducteurs de chariots se serrant de près ou se croisant non sans mal. Difficile de se frayer un passage dans ces venelles bordées d’étals. La cité est en quelque sorte victime de sa grande prospérité. Un groupe de femmes voilées retient mon attention. Elles coupent par le quartier des armuriers pour rejoindre le souk des étoffes et de la soie. Leurs gloussements joyeux attirent les regards. Des regards qui deviennent brillants lorsqu’elles soulèvent leur longue robe et sautillent par-dessus les crottes laissées par les animaux d’attelage.
Bien que je ne détecte aucun comportement suspect, mon impression de malaise ne se dissipe pas pour autant.
— Où te caches-tu, maudit rat ? dis-je tout bas en bougonnant dans ma barbe naissante.
Je possède un don quasiment infaillible pour déceler les menaces et les dangers. Un talent qui m’a été très utile jusqu’ici pour survivre.
— N’est-ce pas qu’il est beau, maître ? m’interpelle le jeune Osman.
— Pour toi, murmure Ahmed en se penchant, mon prix pour ce lot n’est que de cent akçes13 au lieu des cent trente que j’en demande, qu’en dis-tu, Aslan-le-Taciturne ?
Je ricane doucement.
Ce vieux fou croit qu’il va pouvoir me vendre tout ce qu’il fabrique parce que je lui ai acheté quelques babioles.
Je me débarrasse du plateau d’un air impassible et indique du doigt un petit poignard. Je me dis qu’il pourrait me servir, ne serait-ce que pour déguster une ou deux grenades dont la récolte a commencé. J’en savoure à l’avance leur goût sucré légèrement acidulé. J’aime aussi la minutieuse préparation qui consiste à éplucher ce fruit délicieux et à séparer soigneusement les pulpeux arilles rouges de leurs membranes blanches, très amères.
— Combien pour ce kandjar14 ? dis-je sèchement.
Sous le coup de la déception, le visage d’Ahmed vire au gris pâle. Les plis de son front se creusent et sa bosse sur son dos paraît plus lourde à porter.
— Vingt akçes ! balbutie-t-il nerveusement, attentif aux moindres signes sur ma face. Mais je te l’offre en cadeau si tu me prends mes plateaux.
Une lueur d’avidité refleurit sous ses sourcils broussailleux.
— Tu m’offenses à me traiter comme un de ces étrangers qu’on peut facilement berner ! dis-je en feignant de m’indigner. Vingt akçes pour un poignard qui n’est même pas en métal de Damas ! Il en vaut à peine la moitié. De qui te moques-tu ? J’en trouverai un qui sera bien moins cher chez les Grecs à côté.
Connaissant son mépris pour ses concurrents chrétiens, je suis convaincu qu’il se sentira obligé de rabattre son prix.
— Attends, mon jeune ami ! s’empresse-t-il de répondre.
Il dépose sa marmite et son marteau sur le sol. Il a besoin de ses mains pour discuter.
— Je ne suis qu’un pauvre vieillard ! s’exclame-t-il en levant les bras au ciel. Mais tu le sais, Dieu m’en est témoins, je suis honnête avec mes clients. Toi et moi, nous nous connaissons. Je refuse de me fâcher avec toi pour un poignard… Allons, brave Aslan, seulement quinze akçes et il est à toi.
Sois sans pitié, tu le tiens.
— Je n’en possède que dix sur moi.
Je mens effrontément.
Il porte ses doigts à son cou comme s’il s’étranglait.
— Ah ! Pauvre de moi ! Veux-tu ma ruine ? De mon temps, on respectait le travail soigné. Vous, les jeunes, vous en ignorez le prix. Donne-moi ce que tu as et prends donc ce poignard qui en vaut le double. En retour, promets-moi de revenir me voir quand j’en aurai fini avec cette magnifique marmite que je te réserve.
Dédaignant son invitation, je sors une bourse de sous ma chemise où je dissimule un pli secret que m’a confié le Capitaine. Je mets les dix pièces d’argent dans la paume d’Osman et glisse le kandjar dans ma ceinture pour qu’il soit bien visible.
— Qu’Allah vous apporte la prospérité ! leur dis-je sans enthousiasme en m’éloignant.
— C’est toujours une joie de bavarder avec toi, Aslan-le-Taciturne, crie Ahmed d’un ton patelin.
Je souris doucement.
Ce vieux pingre est un malin, mais tu l’es plus que lui, me flatte une petite voix en moi.
Bah ! Il ne fait que défendre ses intérêts pour nourrir sa famille.
Que t’importe lui et les siens. Ils ne sont rien pour toi. La gentillesse va te ramollir. Tes ennemis s’en serviront pour te nuire.
Accablé par toutes ces pensées contradictoires, je soupire sur le côté.
Il faut que je me rende à Tête-de-Mouton, le meyhane15 où je dois retrouver Mahmut d’Alep, un négociant en savons. En réalité, un émissaire de Süleyman Bey, le souverain des Dulkadirides16 et un allié de notre padishah. La missive que je cache sous ma chemise lui est destinée.
Tête-de-Mouton est un de mes lieux préférés. On y sert d’excel-lentes soupes et on peut y rencontrer des femmes aux mœurs légères qui vendent leur charme sans crainte de la bastonnade. Le chef de la police n’y mettant quasiment jamais les pieds. L’établissement jouxte un magnifique jardin autour d’une grande fontaine. Aux heures les plus chaudes de l’été, les notables de la cité, dont le Capitaine, s’y prélassent à l’ombre des platanes. Aujourd’hui, comme tous les jeudis, on installe dans cet écrin de verdure le "marché des fiancés" qui embaumera l’air d’essences de rose, de musc et d’ambre gris. C’est le meilleur endroit pour se procurer à des prix abordables des parfums et des onguents. Sans oublier ces charmants colifichets dont raffolent les jeunes filles.
Peut-être y achèterai-je un petit cadeau pour ma jolie circassienne aux cheveux dorés.
Je souris avec gourmandise en songeant à elle.
Son nom est Aylin. Mais moi je l’appelle "Perle", un sobriquet qu’elle adore et qui évoque le teint pâle et soyeux de sa peau. Comme je suis le seul à la nommer ainsi, j’ai la naïve impression d’être son unique amant.
C’est montrer bien des égards pour une prostituée ! proteste en moi mon ancien mentor, Mohamed Efendi.
Dans la madrasa17 de Kütahya, Mohamed Efendi veilla sur ma conversion à la foi musulmane ainsi qu’à mon éducation.
Bien que je répugne à passer derrière quelqu’un dans le domaine des relations intimes – et Dieu sait qu’ils sont nombreux les soupirants de Perle – j’ai décidé dans ce cas précis de mettre ma fierté de côté. Les femmes aux cheveux blonds comme elle étant rares par ici et, je dois l’avouer, j’ai un faible pour les toisons de cette couleur.
Perle appartient, ainsi que d’autres pensionnaires d’âges variés, à Ibrahim, un vendeur de crème fraîche à deux pas de Tête-de-Mouton. Ma rencontre avec elle ne doit rien au hasard. Le Capitaine en a été l’instigateur. Et donc, un beau jour, il m’a emmené chez Ibrahim, ayant lui aussi goûté aux charmes de ses accueillantes protégées – à l’exception de ma jolie circassienne, m’a-t-il certifié. Cette bienveillance que mon maître manifeste envers moi n’est selon moi qu’une stratégie pour me garder sous son emprise. D’ailleurs, comme me l’a confié Perle, je sais qu’il me surveille à travers Ibrahim. Ce dernier lui rendant compte de toutes mes visites.
Rien ne presse, me dis-je. Il est encore trop tôt pour mon rendez-vous.
J’emprunte la rue légèrement montante qui mène à Ulu Cami, la grande mosquée, et passe devant le tout nouveau marché couvert de Bursa. Symbole de réussite et d’opulence de la cité. Sous ses énormes dômes blancs, l’or, l’argent, les bijoux et les pierres précieuses s’y vendent et s’y achètent.
Que ferais-je de toute cette richesse si je m’emparais ? Je commencerais par m’affranchir de l’engagement qui m’attache au Capitaine.
Mais comment t’y prendrais-tu pour le quitter ?
Qu’importe ! La fortune rend tout possible. Et, une fois libre, plus rien ne pourra m’empêcher d’accomplir ma promesse sacrée.
Cette promesse celée au fond de moi est un des derniers liens avec mon passé arménien. De ce temps effacé, je n’ai gardé que deux choses. Deux braises rougeoyantes. Le brûlant désir de vengeance et le serment solennel que j’ai fait à ma petite sœur, Loussine, de la délivrer de ses ravisseurs.
Mais peut-être est-elle morte ?
Je baisse la tête en crispant les mâchoires. Une ombre mauvaise glisse sur moi.
Non, je suis certain qu’elle est vivante. Je le sens. Le moment venu, je partirai et je la retrouverai. Mais ce ne sera pas en devenant un voleur.
Je grimace en repensant à l’homme qui a eu les mains coupées, la veille. Il y a deux jours, il avait dérobé quelques objets de valeur à un marchand. J’ai assisté à sa fuite. La foule déchaînée qui le pourchassait à travers les rues a même failli me piétiner près du kan18 des oiseleurs. Malheureusement pour lui, les gardes de la ville ont réussi à l’attraper, mettant fin du même coup à son rêve de fortune et d’une vie de pacha.
Combien de temps faudra-t-il que je patiente avant de pouvoir prendre le chemin de mon Hayastan19 natal ?
L’heure de la vengeance viendra tôt ou tard, me souffle la voix dure en moi. Mais n’oublie pas tout le mal qu’on t’a fait. Le pardon n’est réservé qu’aux lâches.
Je me console de cette attente à l’idée que, grâce au Capitaine, j’améliore ma technique dans le maniement des armes. Chaque jour ou presque, il m’enseigne son art du sabre qui me sera bien utile pour assouvir mes noirs desseins.
Les deux minarets de la grande mosquée fusent par-dessus les maisons au toit de chaume, telles deux lances d’une blancheur immaculée et comme prête à s’élancer vers l’infini du ciel. En arrière-plan, la montagne des Moines se dresse, semblable à une colossale pyramide.
Soudain, des cris derrière moi :
— Aslan ! Aslan !
C’est Quatre-Jambes. Moustafa de son vrai nom. Un jeune garçon sec et nerveux et dont la remarquable vélocité et sa parfaite connaissance des raccourcis dans Bursa font croire qu’il possède le don d’ubiquité. Il travaille pour Bélisar, le cuisinier. Un titre que ce dernier ne mérite pas. Je ne comprends pas pourquoi le Capitaine maintient ce gâte-sauce dans cette fonction qu’il déshonore quotidiennement.
C’est à lui qu’il faudrait couper les mains pour qu’il ne puisse plus toucher à la nourriture !
Étrangement, les mets insipides qu’il met sur le tapis ne rebutent pas Erman Saghalan.
Peut-être qu’après tant d’années de ce régime a-t-il fini par s’habituer à cette mangeaille ? Ou peut-être que Bélisar recèle des compétences cachées qu’il juge utiles à ses desseins ?
Quant à moi, je ne reconnais qu’un seul talent à Bélisar : son silence. Il ne peut guère agir autrement puisqu’on lui a coupé sa langue dans sa jeunesse. Tout le monde l’appelle "Hemhem" dans la maisonnée à cause des onomatopées qu’il produit avec sa bouche.
— Le maître te demande ! déclare Quatre-Jambes, haletant et les joues en feu.
— Bon sang ! dis-je, contrarié de voir tous mes projets bouleversés. Qu’est-ce qui se passe ?
L’adolescent hausse les épaules et regarde un marchand ambulant de böreks20. Il lorgne les petits gâteaux salés en humant l’odeur de pâte chaude. Quatre-Jambes souffre de faim en permanence. Tout comme moi.
Je m’interroge :
Dois-je rentrer sur-le-champ ou aller auparavant remettre mon pli à Mahmut d’Alep ?
— Le maître t’a-t-il dit que c’était urgent ?
— Oui, et maintenant il doit être furieux. C’est que je ne t’ai pas trouvé tout de suite. J’ai d’abord couru à Tête-de-Mouton, comme le maître me l’avait ordonné. Heureusement, le Tout-Puissant est venu à mon aide. En passant par le quartier des armuriers, Ahmed-le-Bossu m’a dit qu’il t’avait vu te diriger de ce côté.
— Reprends ton souffle et va t’acheter un börek.
Je lui tends une pièce de cuivre.
Comptes-tu te faire aimer de ce gamin maigrichon ? L’affection n’apporte que des désillusions ?
Sans y croire vraiment, peu habitué à un tel geste amical de ma part, le garçon hésite un instant en fixant le mangir21 dans ma paume.
Je m’impatiente.
— Allez, dépêche-toi !
Je lui mets la pièce dans la main et le pousse vers le porteur d’éventaire qui s’éloigne. Il m’adresse un sourire reconnaissant.
— Je pars en avant, lui dis-je en tournant le dos à son regard de gratitude. Tu me rejoindras quand tu auras fini de manger.
5 Capitale de l’Empire ottoman jusqu’en 1368, puis ce fut Edirne qui prit sa place.
6 Extrait de Hymnes de la religion d’Aton - traduction Pierre Grandet.
7 Le mont Uludağ au sud de Bursa.
8 Dynastie de Beys turkmènes qui régnait au sud de l’Anatolie centrale dans le massif montagneux du Karaman et qui était en lutte avec le sultan ottoman.
9 À partir de 1362, Edirne devient la nouvelle capitale de l’Empire ottoman à la place de Bursa.
10 Chef de caravane.
11 Bonnet blanc en feutre, porté par les janissaires, et d’où pendait un voile de même couleur qui leur tombait sur les épaules.
12 Ordre religieux ésotérique (batinite), issu de la mouvance soufie de l’islam.
13 Pièce d’argent dans l’Empire ottoman.
14 Poignard à lame très large et recourbée.
15 Restaurant ou buvette traditionnelle en Turquie.
16 Dynastie beylicale turkmène d’Anatolie, proche de la Syrie.
17 Dans l’Empire ottoman, la madrasa est école où l’on apprend à mémoriser le Coran ainsi que des rudiments de lecture, d’écriture et de calcul.
18 Caravansérail. En Orient, lieu où les caravanes peuvent faire halte et passer la nuit.
19 Ancien royaume d’Arménie.
20 Pâtisseries salées avec du fromage.
21 Petite pièce de cuivre circulant dans l’Empire ottoman servant au peuple pour les achats quotidiens.
Comme chaque matin, le Capitaine monte Alev, un beau cheval arabe, gris blanc, qu’il a acheté au printemps.
— Te voilà enfin ! me lance-t-il de son ton cassant en me dévisageant sévèrement du haut de sa selle. Où traînais-tu ?
Chacun de ses traits acérés pointe vers moi. Son long nez droit a la forme d’un nasal, comme si un casque invisible lui sertissait en permanence la tête. Sous son mince turban grenat parfaitement ajusté, ses yeux de loup ne cillent pas. Soumis à un tel examen, biaiser ou mentir est inutile.
— Je ne traînais pas, seigneur, dis-je calmement. Je ne pouvais pas me rendre directement auprès de Mahmut d’Alep ainsi que tu me l’as demandé...
— Et pourquoi ça ? me coupe-t-il, sèchement.
— Quelqu’un m’espionnait.
À ma voix moins assurée, les plis légèrement sinueux de son front étroit se marquent davantage et ses lèvres se contractent. Il m’observe pour traquer dans mon expression le moindre signe de fausseté.
— As-tu vu celui qui te surveillait ?
— Non, seigneur, répondis-je, quelque peu honteux.
— Et as-tu finalement remis mon message à Mahmut ?
— Hélas, seigneur, je n’en ai pas eu le temps. Quatre-jambes m’a transmis ton ordre de revenir. J’ai donc obéi sur-le-champ.
Il reste muet tandis que son regard perçant demeure attaché au mien.
— J’ai à te parler ! m’annonce-t-il subitement.
Il descend de sa jument et grimace en s’appuyant sur sa jambe gauche. Après une caresse à l’encolure de son cheval, il fait un signe du menton à Varna, son maréchal-ferrant, qui attend docilement à quelques pas de là. Ce dernier, trapu et pataud, accourt et saisit dans ses grosses mains velues les rênes d’Alev. Varna est un ancien esclave bulgare converti à l’Islam que le Capitaine a affranchi, ainsi que le recommande le Coran. Il est resté cependant à son service par pure loyauté. Erman Saghalan est un maître exigeant et parfois dur – sa blessure à la jambe l’ayant quelque peu aigri – néanmoins juste et bienveillant envers ceux qui se montrent dignes de sa confiance. Des années auparavant, il m’a révélé les deux raisons qui l’avaient fait s’intéresser à moi. La première, la plus importante à ses yeux, découlait de ce que lui avait dit à mon propos le Balafré, le chef mongol qui me tenait captif. Ce dernier lui avait vanté mon esprit farouche et ma combativité qui m’avait valu d’être surnommé "Petit ours" par mes gardiens. La seconde raison était que j’étais arménien, comme lui.
— Où en es-tu de tes progrès avec ton cheval ? me demande-t-il brusquement.
— J’arrive à me faire obéir de lui, dis-je, ennuyé d’aborder ce sujet.
— Grand exploit, Aslan ! s’exclame-t-il, narquois.
Je n’aime pas les chevaux et ceux-ci me le rendent bien. Le Capitaine n’a tenu aucun compte de mon hostilité envers ces animaux. Il veut que je devienne un cavalier, si ce n’est émérite du moins suffisant bon pour supporter une longue chevauchée. Dans ce but, il m’a offert Dchek, un hongre flegmatique.
— Ton ambition ne doit pas se borner au seul maniement du sabre et de l’arc, m’a-t-il sermonné un jour. Si tu te montres à la hauteur, je pourrai te faire entrer dans le corps d’élite de l’armée, les sipahis22.
Il a à mon égard l’exigence qu’un père nourrit pour son fils. C’est en tout cas ce que j’aime croire au fond de moi contre l’avis d’Aslan-le-Taciturne qui méprise tout ce qui s’apparente à de la sensiblerie. Le Capitaine a eu cinq enfants : deux filles dont il ne parle jamais, mariées à des fonctionnaires, et trois garçons dont deux qui ont péri dans un incendie. Le feu est, après la peste, le pire fléau dans les cités où la majorité des maisons sont en bois. L’unique fils lui restant est devenu imam à Edirne. Quant à son épouse, on ne la voit guère. Petite, plutôt chétive, elle vit recluse dans la partie sud de la grande demeure réservée aux femmes.
Dchek, mon cheval, n’a rien d’un fier et fougueux étalon. Mais compte tenu de mes piètres talents de cavalier, sa docilité et son caractère placide me conviennent parfaitement. Il se soumet à tous mes commandements, sans jamais manifester de nervosité ou d’impatience. Que demander de plus à ces bêtes que je juge imprévisibles et sournoises ? Dchek a tout de même un gros défaut qui pourrait s’avérer embarrassant : sa gourmandise. Il raffole des fleurs. Dès qu’il en flaire, il se précipite pour les brouter malgré tous mes efforts pour l’en empêcher et les cris des jardiniers.
Le Capitaine m’entraîne dans une marche lente sous les arcades ombragées de la cour intérieure.
— Maintenant que tu es capable de monter à peu près décemment, me dit-il, je vais te confier une mission qui t’éloignera quelques semaines de Bursa.
Il darde sur moi un œil aiguisé comme pour jauger l’effet de sa déclaration.
Je suis d’abord surpris, puis emballé à l’idée de changer d’air et de voir du pays. Mais, rapidement, mon enthousiasme s’émousse en songeant à Perle.
Quelques semaines sans pouvoir caresser son corps, ce sera long.
— Ainsi, poursuivit-il en esquissant un bref sourire, tu te feras oublier de celui ou de ceux qui t’espionnent, comme tu dis. Je veux que tu te rendes à Sinop23 et que tu remettes une lettre au prince Kemâleddin Ismaïl, le nouveau souverain du royaume des Jandarides24. J’ai longtemps hésité avant de décider si je te laissais partir seul ou avec une escouade. Les routes vers Sinop ne sont plus très sûres depuis qu’Ahmed-le-Rouge, le propre frère cadet du prince Ismaïl, fomente des complots pour prendre la place de son aîné. En dépit de ton jeune âge, je concède que tu possèdes déjà un certain talent de guerrier, mais il me paraît risqué que tu voyages sans escorte. J’ai donc opté pour la petite troupe. L’aga25 des janissaires m’a informé que des renforts vont être envoyés à la forteresse de Kastamonu26. Tu en feras partie. Personne ne pourra soupçonner que tu es porteur d’un message secret.
Les yeux rivés sur les larges dalles de pierre rose pâle sous mes pieds, je me dis que j’aurais préféré chevaucher seul et être mon propre maître.
Il ne te fait pas confiance ! me glisse une pensée. Il a peur que l’envie de déserter te tente ?
C’est vrai que ce serait l’occasion rêvée pour recouvrer ma liberté une fois cette mission accomplie… Mais il a besoin de moi. Ne pas revenir à Bursa équivaudrait à le trahir.
Tu ne dois rien à personne ! Ni à lui ni à Dieu qui n’a jamais levé le petit doigt pour te secourir. Il n’y a que Loussine et ta vengeance qui comptent.
Le Capitaine attend un commentaire de ma part.
Je finis par lui demander :
— Quel rang occuperai-je au sein de cette compagnie ?
Il éclate d’un rire de gorge en me donnant une tape dans le dos.
— Je te reconnais bien là, Aslan. Ce n’est pas le danger qui t’inquiète, mais d’avoir à obéir à un supérieur.
Il pose sa main sur mon épaule.
Un geste rare chez lui.
La dernière fois qu’il a eu ce même geste amical envers moi, c’était des années plus tôt, lors de nos adieux dans le palais d’Halim Pacha à Kütahya. Il m’avait amené en ce lieu pour que j’y reçoive une éducation à la mode turque.
— Bien que tu n’en aies pas le titre, continue-t-il, tu auras le rang de sipahi27 puisque tu me représentes. Tu monteras Dchek. Et si ça peut te rassurer, tu bénéficieras d’une certaine indépendance vis-à-vis de l’officier qui mènera ce bataillon. Il s’appelle Yousouf Moumdji. Je le connais de longue date. Cela te convient-il ?
Le sourcil arqué, il m’observe de biais.
Malgré son expression cordiale, un rien paternelle, je sais qu’il n’admettra aucune tergiversation de ma part. Et encore moins un refus.
— J’obéis à tes ordres, seigneur, dis-je fermement.
— Pour justifier ta présence au sein de cette troupe, tu seras officiellement chargé d’une mission particulière. Il y a quelques jours, j’ai reçu la visite d’un des médecins du sultan Mourad, Dieu lui prête longue vie. C’est un éminent savant que le padishah apprécie beaucoup... tout comme moi. Il se nomme Hadji Onder Efendi. La plupart du temps, il demeure dans la cité de Constantinople. Il m’a annoncé sa volonté de se rendre à Trébizonde28 où il a affaire. Je lui ai par conséquent proposé que tu lui serves d’escorte personnelle jusqu’à Sinop. Là, il prendra un bateau pour sa destination. Quant à toi, je suis persuadé que le prince Ismaïl veillera à ta sûreté pour ton retour à Bursa.
Il s’arrête de marcher et me fait face avec sévérité.
— Connaissant ton peu d’intérêt pour les bavardages, je ne crois pas devoir te recommander la plus grande discrétion concernant ce voyage. Tu partiras à la fin du mois sacré de Rajab qui, j’espère, te portera chance. Maintenant, change de tenue et sors par la poterne derrière l’écurie afin que personne ne te remarque. Il te reste à confier ce que tu sais à Mahmut d’Alep. Reviens ensuite ici sans tarder.
Il m’adresse un regard appuyé, plein de sous-entendus.
S’il accepte volontiers ma liaison avec Perle, il ne tolérerait pas que cette relation m’accapare au point d’entraver mes obligations quotidiennes.
— Ne sois pas en retard pour ton entraînement, ajoute-t-il avec raideur.
Une consigne inutile. Le perfectionnement dans la pratique du sabre qu’il me transmet m’étant très précieux. Je ne le manquerais pour rien au monde. Pas même pour les beaux yeux verts de ma jolie Perle. Je me montre cependant discret sur les raisons de mon ardente assiduité à croiser le fer avec lui. Je ne veux pas par des paroles superflues ou par un excès de zèle aiguillonner la curiosité du Capitaine. C’est un homme perspicace et il aurait tôt fait de déceler les sombres secrets que je dissimule au fond de moi.
La mine inexpressive, je le salue en inclinant la tête et me retire.
22 Les sipahis forment une unité de cavalerie prestigieuse dans l’armée ottomane.
23 Ville portuaire au bord de la mer Noire.
24 Dynastie qui régnait jusqu’en 1461 sur un petit beylicat dans la région de Sinop.
25 Officier dans l’armée ottomane. Ici, il s’agit du commandant de la garnison de Bursa.
26 Cité au sud-ouest de Sinop.
27 Soldat de cavalerie.
28 Trabzon aujourd’hui. Capitale de l’Empire des Commènes de 1204 à 1461.
Quand tu cherches Dieu,
Cherche-le dans ton cœur.
Il n’est pas à Jérusalem, ni à la Mecque, ni dans le hadj29.
Le départ pour Kastamonu se fait au chant du coq.
Une aube gravée dans ma mémoire.
La dernière que je passerai à Bursa.
Lodos, l’haleine chaude et humide de la mer Égée, a soufflé en bourrasque durant toute la nuit, repoussant pour un temps les assauts de l’automne. Des orages tempétueux naissent de ces affrontements entre les puissances célestes. Celui qui s’est abattu hier soir sur la cité a été violent et arrosé. Sous un ciel violacé, la troupe défile fièrement au rythme des tambours et des hautbois dans la rue principale de la citadelle bordée d’échoppes. À la tête de notre colonne, la silhouette massive et le ventre proéminent, Yousouf Moumdji, le commandant de cette expédition, sur un majestueux alezan caparaçonné avançant au pas. Il arbore par-dessus son haubert un éclatant bustier métallique d’un parfait poli dont la fonction est d’éblouir l’ennemi sur le champ de bataille. L’élégant panache blanc de son casque enturbanné balance avec nonchalance dans l’air décanté de cette matinée. Chevauchent à sa suite Nazim, l’imam, sobrement vêtu d’une longue robe d’un gris foncé, et notre guide Mansur, l’akindji. Les akindjis sont de redoutables cavaliers au sein de l’armée ottomane et ils ont pour habitude de se démarquer dans leur apparence. Afin d’honorer cette tradition, Mansur a recouvert ses épaules d’une superbe peau de léopard et son haut bonnet en poils rouge est fendu de grandes plumes de corbeaux. Sa main gauche empoigne une lance verticale avec un fanion en crin noir. Mais, à mes yeux, ce qui met Mansur à part des autres membres de cette expédition, c’est qu’il appartient au gouverneur Cübbe Ali Pacha, le Goitreux, en qui le Capitaine n’a aucune confiance.
Les musiciens et le reste de la troupe emboîtent le pas derrière les officiers à cheval. En tout, une cinquantaine de jeunes janissaires à pied dans leur tunique écarlate, et sur leur crâne rasé, le börk en feutre blanc. L’intendance ferme la marche. Une vingtaine de chariots. Le dernier est celui de mon protégé : Hadji Onder Efendi, le grand savant de Constantinople. Il est accompagné d’un serviteur et d’une femme corpulente. Son épouse, ai-je supposé, à la façon courtoise avec laquelle il s’adresse à elle.
Vu la stature fluette de l’homme par rapport à celle de la dame, je ne serais pas étonné que ce soit elle qui mène la danse.
En plus des branches d’arbres et des feuilles encombrant la chaussée, la pluie a rendu les pavés glissants. Je redoute à tout moment une embardée malencontreuse de mon hongre qui pourrait me désarçonner.
Dieu fasse que ses sabots ne dérapent pas.
Je me répète cette invocation en boucle à la manière d’un soufi pratiquant le dhikr30. Je n’aimerais pas voir mes anciens compagnons de caserne se moquer de moi. Aux œillades obliques de certains d’entre eux, je devine qu’ils jalousent mon avancement.
Malgré l’heure matinale, il y a foule le long des murs pour admirer notre parade. Dans les embrasures des maisons et des boutiques, les habitants s’agglutinent en nous adressant de fervents « Dieu est grand » et des bénédictions d’encouragement. Sans doute croient-ils que nous allons rejoindre le sultan par-delà la mer de Marmara.
Je trotte en fin de détachement. Et pour faire honneur au Capitaine que je représente, je me tiens le dos bien droit, la mine fière et ma main libre empoigne fermement la paume de mon yatagan31 flambant neuf sous ma ceinture. Ma scintillante cotte de mailles, mon casque tout aussi rutilant et mon solide bouclier en bois de couleur grenat orné de bossettes d’argent attirent les regards des citadins.
Et plus important, ceux des citadines.
Dchek, mon hongre, en impose également. En guise de caparaçon, il a un tapis de selle d’un rouge éclatant. En outre, Varna a pris soin de lui cirer ses sabots et de lui laver sa longue crinière ainsi que sa queue avec une potion d’orge fermentée afin de leur apporter brillance et souplesse.
Ce n’est pas dans mon caractère d’implorer Dieu à tout bout de champ, cependant je promets au souverain du ciel davantage de piété s’il oblige Dchek à demeurer aussi digne que possible. Au moins jusqu’aux portes de la cité. Qu’il n’ait pas l’idée, par exemple, d’aller brouter les fleurs du parterre qui entoure le hammam d’Orhan devant lequel nous allons bientôt passer.
Mes jambes se resserrent contre ses flancs et je lui murmure entre les dents :
— Si tu me couvres de ridicule, je te couperai le cou, dussé-je m’y reprendre à plusieurs reprises.
Le placide Dchek ne réagit pas à mon grondement menaçant. Tout au plus dresse-t-il les oreilles, sa tête continuant à ballotter au rythme de son pas régulier.
Je remarque un peu plus loin les silhouettes graciles de jeunes filles voilées aux tuniques et aux robes chatoyantes. Les paupières fardées, elles observent les janissaires défilant devant elles. Dieu sait quels commentaires élogieux ou railleurs elles échangent entre elles. En arrivant à leur niveau, je bombe le torse et affiche un visage impassible, légèrement hautain. Autrement dit, je plastronne. Mais sans perdre de vue ni d’ouïe ce qui se déroule aux alentours.
Je décèle dans la rumeur qui me parvient de ces élégantes beautés quelques chuchotis admiratifs entrecoupés de petits gloussements. Bien après les avoir dépassées, je sens dans mon dos trempé de sueur la frissonnante sensation de leur regard posé sur moi.
Et tandis que nous franchissons enfin le portail étroit de la citadelle flanquée de ses tours pentagonales, je regrette que notre troupe ne fasse pas un détour du côté de chez Ibrahim.
Perle se pâmerait devant ma nouvelle tenue.
Tout au long de notre solennel parcours dans Bursa, j’ai cherché parmi la foule fervente que nous croisions les prunelles de jade de ma jolie circassienne.
Peine perdue.
Elle doit encore dormir à cette heure-ci.
Nous traversons sans encombre la ville basse jusqu’à Gökdere, la rivière bleue. Nous empruntons le tout nouveau pont qu’un riche bourgeois a eu la bonne idée de construire. À ma droite, des cyprès élancés se découpent sur l’horizon gris mauve. Ce sont les sentinelles de la madrasa Mehmed Çelebi. Puis j’aperçois la superbe mosquée verte avec sa coupole majestueuse. Son minaret paré de faïences turquoise lance des reflets d’émeraudes dans la lumière rasante qu’une échappée de soleil répand sur la plaine. Debout sur mes étriers, je ne rate rien de cette sublime vision qui s’éloigne lentement, puis s’évanouit derrière les arbres et les habitations sur le bord de la route. Je me rassieds sur ma selle avec une vague sensation de tristesse, comme un poids sur le cœur.
Reviendrai-je sain et sauf de cette aventure ? Rien n’est moins sûr.
Je ne me doute pas en cet instant que cette impression floue, teintée de pessimisme, deviendra réalité.
Comment aurais-je pu le soupçonner ?
Le destin capricieux nous surprend toujours. Son inventivité dépassant de beaucoup l’imagination d’un jeune janissaire.
Fataliste, je me dis que la mort fait partie du métier de soldat.
De même que se venger de ses ennemis et leur trancher le col.
À cette pensée, un "hum" grave d’assentiment vibre dans ma poitrine.
Pour l’heure, tout se déroule sous les meilleurs auspices. Le ciel s’ouvre à l’est : la direction où nous allons. Je m’interroge sur Yousouf Moumdji, l’officier à la tête de notre petite troupe. Le Capitaine le connaît bien. Il m’a dit qu’il a combattu les Karamanides à ses côtés, une vingtaine d’années auparavant.
— C’est un homme courageux, m’a-t-il confié, fidèle au sultan, mais influençable.
Une faiblesse d’autant plus inquiétante que son second n’est autre que Mansur, l’akindji.
— Méfie-toi de ce Mansur, m’a prévenu mon maître. Il est à la solde de Cübbe Ali Pacha. Ce goitreux à double face est un adversaire perfide de notre grand vizir.
Les akindjis sont précédés d’une réputation de cavaliers sauvages et cruels. Ils forment des régiments à cheval à l’avant-garde de l’armée qui ravagent les terres de l’ennemi. Massacrant, pillant et brûlant tout sur leur passage pour semer la terreur et le chaos. Ils n’hésitent pas, m’a-t-on affirmé, à s’en prendre aux femmes, aux vieillards et aux enfants. Comme ces Tartares qui ont jadis dévasté mon village natal et assassiné mes parents.
Mansur a la taille haute et le muscle sec. Sous son extravagante coiffe, sa face plate, barrée par une longue moustache horizontale, demeure inexpressive avec un regard froid derrière lequel il dissimule ses intentions. Il me rappelle le "Balafré", le chef mongol qui m’a vendu au Capitaine huit ans plus tôt. Il a ce même air d’indifférence méprisante qui masque une âme noire et cruelle. J’ai tout de suite senti en le voyant que cet akindji était un guerrier rusé, expérimenté dans l’art de tuer. Il doit sa présence parmi nous au fait qu’il connaît bien la région de Kastamonu. Il y a quelques années de cela, il a participé à la conquête de ce territoire sous le commandement du sultan Mourad. Quoi qu’il en soit, je me réjouis de ne pas être sous son autorité. J’en suis presque à souhaiter qu’une brouille survienne entre lui et moi et que nous en venions à nous affronter.
Mon sabre tout neuf me démange déjà.
Es-tu si certain de l’emporter ? glousse une petite voix dans un coin de mon esprit. Et s’il te battait ? Qui sait si tu ne finirais pas comme ton père, la tête tranchée.
Je déglutis et me désintéresse de Mansur pour porter mon attention sur Hadji Onder Efendi. L’épithète "Hadji" signifie qu’il a accompli le pèlerinage à la Mecque, ce qui l’auréole d’un grand prestige. En tant que son escorte personnelle, je ne reçois d’ordre que de lui. Tout comme Mansur, lui non plus ne m’a pas fait bonne impression, mais pour des raisons différentes. Ce savant se comporte avec moi d’une façon condescendante. Le Capitaine m’a dit qu’il était originaire du lointain sultanat de Delhi. Il a la peau mate, le nez épaté et les lèvres fines. Et sous ses sourcils couleur poivre brillent des yeux liquides, vifs et d’un noir obsidienne. Sa courte barbe blanche, parfaitement taillée, contraste sur son visage tanné comme du cuir brun et lui donne un air de sagesse et de noblesse ancienne. Pour un homme de son rang qui a fréquenté le padishah, son apparence est étonnamment modeste. Il est vêtu d’un long manteau vert tendre en étoffe commune et porte sur la tête un simple kavuk32 gris. On dirait un marchand des plus ordinaires.
Hadji Onder Efendi a choisi de s’asseoir sur le siège à l’avant du chariot au côté de Güden, son serviteur, qui tient les rênes. Ce dernier est une sorte d’escogriffe placide à la pomme d’Adam proéminente. En plus d’être le cocher, il occupe les fonctions de portefaix et de cuisinier. Bien que Güden soit aussi jeune que moi, ses épaules courbées par des années de soumission le font paraître plus vieux que son âge.
Quant à l’imposante femme pour qui Hadji Onder Efendi témoigne beaucoup d’égard, elle se montre très réservée et soucieuse de préserver son intimité ainsi que l’exige la bienséance. J’ai tout de même pu remarquer ses yeux magnifiques, d’un bleu profond. Elle s’est installée dans la voiture recouverte d’une toile de feutre en compagnie des malles appartenant au couple. Lorsqu’elle sort de son confinement, elle dissimule soigneusement sa face joufflue sous un tcharchaf33 en poil de chameau et a revêtu une large pelisse bordée de fourrure fauve qui accentue l’ampleur de sa corpulence. Des ricanements grivois et à peine discrets, venant des hommes de troupe, bourdonnent à chacune de ses apparitions. Des persiflages qui cessent immédiatement dès lors qu’elle descend de son chariot ou y grimpe avec la grâce et l’agilité d’une jeune fille faisant le quart de son poids.
Au cours des deux premiers jours de notre voyage, l’été a semblé vouloir s’attarder. Nous avons bénéficié d’une chaleur clémente, exceptionnelle en cette période de l’année, avec quelques averses çà et là. Ensuite, avec le retour du vent du nord plus automnal, le temps a changé.
Hadji Onder Efendi ne m’adresse quasiment jamais la parole. Nos échanges se bornant à des saluts de la tête évasifs et silencieux. Parfois, ses yeux sombres en amande s’accrochent un instant aux miens comme s’il essayait de s’insinuer dans mon esprit. Sur le moment, sa brusque intrusion me laisse pantois. Puis, juste avant que ma colère ne se réveille, il se détourne de moi en me donnant le sentiment que je n’existe plus. S’agissant d’un autre homme que lui, son attitude constituerait un acte d’agression intolérable qu’il me faudrait relever en usant de violence ainsi que j’en ai l’habitude. Mais, ici, mon devoir m’oblige à tenir les rênes de ma susceptibilité. Je me persuade qu’il a développé cette façon d’agir dans l’exercice de son art médical et, qu’à force, ce comportement lui est devenu naturel.
En pensée, je l’appelle "Face-de-Suie".
Une petite vengeance mesquine.
À l’heure des repas, Yousouf Moumdji vient manger avec Hadji Onder Efendi. Le plus souvent, il est accompagné de Nazim, l’imam, surnommé Bec-d’Aigle, à cause de son nez effilé et recourbé. Le rôle de ce dernier consiste à veiller à la discipline religieuse au sein du bataillon de jeunes janissaires. La plupart d’entre eux étant des chrétiens convertis à l’Islam. Sous l’étoffe à carreaux rouges qui ceint le crâne de Nazim, son visage au teint olivâtre est encadré d’une barbe opulente où un peu de gris s’est déposé. Sa lèvre inférieure charnue soutient en permanence un sourire évasif, comme une moue ambiguë où se mêlent cordialité et suspicion.
Je garde un œil sur lui, car je connais bien le personnage.
J’ai pu goûter à son sens particulier de la justice dans la citadelle de Bursa. Sous ses dehors d’homme pieux affectant une doucereuse rondeur dans les gestes et une chaude onctuosité dans la voix, il cache un esprit retors, capable de la plus implacable cruauté. En fervent et intransigeant zélateur de la cause ottomane, il épie les moindres faux pas des novices auprès de qui il prêche une totale soumission envers le sultan. Sur ce dernier point, il se rapproche de Mohamed Efendi, mon précepteur de Kütahya. Mais Bec-d’Aigle se distingue de mon ancien mentor par son goût immodéré pour le spectacle des sévices. Je me souviens de son regard huileux et de sa lèvre pendante lorsqu’il assistait au supplice infligé à celui qui avait dérogé à ses austères directives. Il semblait fasciné par la vision de la souffrance.
Lors d’une étape, l’imam s’enquiert de Constantinople auprès de l’érudit de Constantinople.
— Efendi, parle-nous de ta vaste cité. Va-t-elle aussi mal qu’on le dit ?
— Assez mal pour attirer la convoitise, répond Hadji Onder Efendi d’un sourire matois. Mais encore assez bien pour maintenir ses ennemis hors de ses hautes murailles.
— Toi qui demeures en son sein, rétorque mielleusement le religieux, tu dois avoir hâte que notre sultan entre enfin dans cette Babylone en grand commandeur des croyants qu’il est.
En insistant de la sorte, il veut éprouver la foi du savant.
— Ça ne devrait pas tarder ! intervient Yousouf Moumdji, goguenard. La pomme rouge34 est mûre pour être cueillie. Si nous attendons trop, elle va pourrir sur l’arbre de la gloire.
Il s’esclaffe en essuyant avec sa manche sa large moustache noire où s’accrochent quelques lambeaux de légume.
— Tant de souverains ont voulu conquérir cette cité millénaire que les doigts de toutes nos mains n’y suffiraient pas pour les dénombrer, dit l’érudit à la peau sombre. Je suis un homme de paix tout comme le sage vizir, Chandarli Pacha35, que le Très-Haut soit satisfait de lui. Je mets mon espérance dans la volonté du grand Juge céleste. Lui seul peut décider de l’avenir.
— Alors cette ville de mécréants s’effondrera ! tranche Bec-d’Aigle, saisi d’une soudaine ardeur dans le regard. Le Tout-Puissant ne voudra pas qu’il en soit autrement.
Les Turcs comparent souvent Constantinople à une prostituée idolâtre qui vend ses charmes au plus offrant. Une allusion aux Vénitiens et aux Génois. À mes yeux, cette immense cité des Roum36 ne représente rien. Elle se trouve du mauvais côté de l’horizon. Mon intérêt avide de revanche va plutôt vers le levant, là où se situe ma terre natale, le royaume du Hayastan.
Les jours passent, répétitifs, marqués par la stricte discipline militaire et rythmés par les arrêts pour la prière, le repas et le repos. Sans compter la revue d’inspection chaque matin et chaque soir. Jusqu’ici, aucun incident notable. Puis le ciel se fait de moins en moins clément. Après un après-midi pluvieux, nous faisons halte dans un caravansérail vétuste, construit non pas en pierre, mais en bois.
La nuit tombe déjà quand Yousouf Moumdji nous rejoint. Il a été contraint d’établir le campement des janissaires à l’extérieur de l’enceinte du kan trop exigu pour recueillir à la fois notre troupe et les nombreux voyageurs qui s’y sont installés. Et pendant que Güden et moi faisons sécher nos vêtements trempés par la dernière ondée près d’un feu, j’observe l’aga. Il a une mine soucieuse et son petit creux au menton tressaille, comme si une émotion retenue l’agitait. Il inspecte les alentours d’un regard inquiet. Je présume qu’il veut s’assurer que l’imam dont il semble se méfier lui aussi ne se trouve pas dans les parages. Il se met ensuite à questionner le savant sur le pèlerinage à la Mecque pour tout connaître des pays qu’il a dû traverser.
Je sens qu’il tourne autour du pot.
Il finit par en venir au sujet qui le tourmente vraiment.
— Penses-tu, Efendi, que Dieu pardonne les actes qu’un soldat doit accomplir dans sa vie vouée à la guerre ?
L’érudit l’invite à s’asseoir à ses côtés sur son tapis de prière.
— Qui suis-je pour parler à la place du Très-Haut ? répond celui-ci avec douceur. Mais il est écrit que Dieu est miséricordieux.
Constatant que Yousouf Moumdji hésite à s’exprimer, il pose la main sur son avant-bras.
— Libère-toi de ce qui pèse sur ton cœur, mon ami, et voyons si toi, tu peux te pardonner. Dieu ne pourra t’absoudre si tu en es incapable toi-même.
Les lueurs rougeoyantes des flammes dessinent sur la face ronde et débonnaire de l’aga d’étranges contorsions, révélant des aspects insoupçonnés de son caractère. Ce vétéran, sans doute un bon père de famille, recèle au fond de lui une part d’ombres où se tapit la sauvagerie. Je le devine d’autant plus aisément que je partage avec lui la même férocité, les mêmes inavouables penchants.
Toute bonhomie a maintenant disparu du visage de Yousouf Moumdji. Elle est remplacée par un masque d’indécision. Aussi épais qu’une soie de sanglier, ses sourcils qui n’en forment qu’un seul se retroussent. Ses rides se font plus marquées, plus dures, trahissant un combat intérieur.
— J’ai parfois enfreint les commandements de Dieu, marmonne-t-il en baissant la tête. J’ai ôté des vies en si grand nombre et fait bien pire encore. Peut-être que Dieu me pardonnera si j’accomplis le hadj37.
Il lève des yeux de chien battu vers le savant dont il espère une parole réconfortante.
— Certainement, murmure ce dernier.
Après un instant de silence, Hadji Onder Efendi reprend :