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Sous la lumière dorée de la Bonne Mère, les destins de Jo, fils d’un marin breton, et Mat, originaire du pays du Levant, se croisent à Marseille. Si les raisons de leur exil diffèrent, un lien indéfectible se tisse entre eux, les unissant à jamais. Le monde brûle sous le soleil. La République fond. Les barbelés s’érigent. Face à ces bouleversements, chaque membre de la famille de Mat devra faire des choix cruciaux. Jusqu’où iront-ils pour défendre leurs valeurs ? Une course contre la montre s’engage…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean Michel Scherrer a toujours mis son goût pour l’écriture au service de la rédaction de discours, d’articles et de billets d’humeur. En 2021, il publie son premier roman, "L’impact du flocon". Cette fois, il revient avec "Le vol des nuages", une intrigue saisissante basée sur le courage et l’amitié.
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Seitenzahl: 239
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jean Michel Scherrer
Le vol des nuages
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean Michel Scherrer
ISBN : 979-10-422-5823-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du même auteur
À Zaza, sans qui rien ne serait.
À Jonathan et Louna.
Memento Mori.
Citation latine
Miser sur le confort de l’enfer est un pari risqué.
Brendan Quefelec
La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient.
Cabriel Garcia Marquez
Depuis longtemps, le mistral ne parvient plus à distraire la chaleur lourde qui pèse sur Marseille. Un trouble bleuté donne à l’air une consistance irréelle. La Bonne Mère flotte continuellement dans un halo trouble. Des odeurs de gaz et de goudron chaud masquent les parfums espérés de la Méditerranée. Les bateaux de croisière n’accostent plus ici. Il n’y en a plus, ni sur cette mer ni sur les autres. La cité phocéenne est maintenant un bastion armé. Une ville en état d’urgence régie par un couvre-feu. Un verrou sur la mer. L’incarnation de notre repli sur nous.
Sur le port militarisé, j’observe Mat. La sueur coule dans mes yeux, ma chemise d’uniforme trempée me colle à la peau. J’ai du mal à respirer. Une seule ligne nous sépare, c’est un abîme. Sa beauté est encore plus saisissante dans la lumière pâle du matin. Ses yeux tristes ne parviennent pas à l’altérer. On dirait un tableau.
Il est seul, anonyme parmi plus de trois cents hommes, alignés sur le côté gauche de l’embarcadère. Tous attendent en silence, assommés par la température. Je vois ce tableau comme un cliché terne en noir et blanc. Il me rappelle certaines photos de nos livres d’Histoire, la chaleur en plus. Les lieux changent, mais le bleu de la mer ne parvient pas à raviver les couleurs de l’exode.
Je voudrais passer cette ligne pour prendre Mat dans mes bras, lui dire qu’ensemble on va s’en sortir. J’aimerais, mais je ne peux pas. Je dois suivre scrupuleusement notre plan pour le sortir de là.
J’ai quelques heures pour agir et l’arracher à ce destin sans issue. Si j’échoue, les conséquences seront sans appel pour lui comme pour moi. Je ne me pose même pas la question. C’est pour moi une évidence, mon chemin de rédemption.
Je nous le dois à tous : Mat, mes parents, ma sœur, Lyria et moi.
Tout a commencé hier, il n’y a pas si longtemps, c’était un autre monde.
Mon père était un officier de marine breton. Il partait pour de longs mois. Il rentrait à la maison le temps de ses escales. Le déroulement de ses retours était immuable. Par un hasard savamment orchestré, il arrivait, chaque fois, un jour où nous n’avions pas école. Pour nous protéger de toutes déceptions, maman nous avertissait de son arrivée seulement le jour précédent. Elle ne dérogeait jamais à cette règle. Nos menaces et nos supplications n’avaient aucun effet sur cette résolution. À nos insistantes relances, elle opposait inlassablement cette réponse :
C’était pour elle un véritable tour de force. Elle ne laissait rien transparaître. Nous passions du calme plat à la tempête en une annonce. Une fois l’information lâchée, elle se retrouvait habitée d’une fébrilité joyeuse. Professeure de l’école de yoga éponyme « Aélia Yoga », elle reportait tous ses cours. Entre le coiffeur, le ménage, sa tenue et les courses, elle ne connaissait pas de répit.
Pendant ces préparatifs intenses, même la musique s’accélérait : Rhaspody in Blue de Gershwin quittait la platine vinyle pour sa pochette cartonnée. Il cédait la place au flux sans âme de la musique en ligne. En moins de vingt-quatre heures, la maison était rutilante et maman pimpante.
Le jour J, ma sœur Lou était la première à se lever. Elle installait son gros pouf bleu dans le hall et prenait position. Dans la pénombre du couloir, seul le crissement de la garniture du pouf en billes de polystyrène nous assurait de sa présence. Enfouie dans ce cocon, on ne la voyait plus. Il fallait le scruter attentivement pour apercevoir quelques cheveux blonds dépasser. Ce nid était pour elle un endroit confortable pour attendre papa. C’était aussi une barricade entre nous et lui : la garantie d’être la première dans ses bras.
Rien ne pouvait la distraire. Ni les appels à table pour venir manger ni les invitations à ses jeux préférés. Elle fixait pendant des heures la porte avec une inquiétante concentration. Seule l’arrivée de mon père parvenait à la sortir de son isolement.
Nous percevions d’abord une succession de bruits comme un compte à rebours : le son sourd du moteur du taxi, le claquement sec de sa porte quand elle se refermait, le roulement amplifié d’une malle sur les dalles irrégulières de l’allée, le passage feutré du paillasson.
La poignée s’abaissait enfin avec un léger grincement, mon père émettait une fausse toux en guise de signal, la porte s’entrouvrait.
Ma sœur bondissait. Elle tirait le battant de toutes ses forces et se réfugiait dans ses bras. Son sourire illuminait son visage comme un soleil du matin éclaire un paysage marin. Il lui fallait un certain temps pour se rassurer et accepter de relâcher papa. Il la posait alors au sol, elle se redressait, légère. J’aurais été à peine surpris de la voir léviter. Elle me cédait alors la place.
J’enfouissais à mon tour mon nez dans sa veste de capitaine en laine bleu marine. Je respirais à plein poumon ce parfum particulier, légèrement salé. J’essayais de m’imprégner de l’invincibilité que je prêtais à cette veste de commandant aux galons dorés.
Maman attendait patiemment son tour dans ce cérémonial éprouvé. Elle portait, ces jours de fête, une jupe courte et un corsage échancré. Ses cheveux bruns bouclés étaient pour l’occasion libérés de leur élastique quotidien. Ils lui tombaient en vagues sur les épaules. Lou, admirative, la comparait à Esméralda. Je n’aurais pas trouvé une image plus juste.
Elle rayonnait comme seules les femmes de marin peuvent le faire au retour de leur mari. Fille de pécheur, elle connaissait les dangers de la mer, son père y était mort. Elle savourait chaque seconde de ces retours à bon port. Moins sensible aux fragrances des voyages en mer, elle retirait le caban de mon père. Il la contemplait avant de la prendre dans ses bras, pour lui faire son plus beau compliment :
— Voilà une beauté propre à envoûter le plus rétif des marins !
Cette formulation cavalière était un paravent derrière lequel mon père cachait son émotion. Maman riait à chaque fois.
Papa s’asseyait alors sur une chaise en bois dure et claire. Un siège fabriqué par grand-père à partir d’un vieux chêne rejeté par la mer. Il ouvrait son énorme malle bleue cabossée, couverte de toutes sortes d’étiquettes. Il en sortait lentement, pour chacun, un cadeau exotique. Quand nos chambres avaient commencé à être trop exiguës pour abriter tous ces souvenirs, maman avait transformé la salle de jeux en musée des voyages. Elle avait accroché au mur une mappemonde. Nous y faisions figurer la provenance de chaque objet. Les deux derniers venaient de Polynésie : un ukulélé et une calebasse gravée aux motifs maoris…
Encore aujourd’hui, je me souviens de ces instants comme des rituels hors du temps, des bulles de bonheur où les mots étaient inutiles. Tout nous semblait enfin à sa place. L’émotion s’apaisait et laissait place à une sérénité bienheureuse.
Notre départ du Havre avait marqué la fin de cette époque insouciante. Nous quittions notre enfance et sa maison dans le même temps. Nous déménagions pour Marseille…
C’était une sorte d’exode. Papa et maman faisaient le voyage en voiture, nous embarquions dans un gros camion bleu. L’opiniâtreté et le sourire de Lou avaient fait céder le chauffeur réticent et mes parents récalcitrants.
Du haut de ses huit ans, Lou avait décidé de transformer ce que je vivais comme une punition en aventure extraordinaire. Loin des yeux de ma mère, j’avais abandonné ma bouderie chronique pour participer de bon cœur à son voyage imaginaire. Le monde, vu de la hauteur du camion, nous apparaissait plus petit, plus commun. La taille de l’engin et la corpulence du chauffeur nous métamorphosaient. Nous n’étions plus des enfants en transit, mais des conquérants en expédition.
Devant le sourire et l’enthousiasme de ma blondinette de sœur, le chauffeur avait vite fondu. Au bout d’une heure, il inventait lui-même d’imaginaires périls d’où nous nous sortions avec brio. À midi, il refusa de nous laisser manger dans la cabine. Le relais routier devint un repaire de brigands où il nous invita. Nous fûmes trop contents de pouvoir choisir deux desserts comme repas. Vingt ans après, je n’ai rien oublié de ce transfert vers notre nouvelle vie.
Maman arrachait mon père aux océans pour le livrer à la Méditerranée. Elle assurait ne pas le faire pour elle, c’était en partie vrai. Elle avait épousé mon père et sa vie particulière en connaissance de cause. Pourtant, quand papa repartait, la musique classique revenait couvrir la maison d’un léger voile de mélancolie.
La raison officielle de notre migration était bien sûr le souhait d’une autre vie avec une famille plus unie. Elle était surtout motivée par la grande sensibilité de Lou. La joie générée par les arrivées de papa était proportionnelle à la tristesse de ses départs. Lou perdait l’appétit à chaque fois que mon père appareillait. Maman ne le supportait plus.
Cette période conservera toujours pour moi l’odeur du kouign-amann de maman et le souvenir définitivement révolu de la fraîcheur des nuits.
Maman abandonnait dans cette migration son école de yoga. Une institution créée à partir de rien. Elle employait à temps plein quatre professeurs et comptait plus de trois cents élèves. Un modèle du genre. Je n’avais à aucun moment considéré son dévouement.
Mon père, lui, en avait conscience :
— Aélia, tu es prête à abandonner ton école ?
Elle avait répondu avec conviction :
— Je ne l’abandonne pas Evan, je la vends. J’ai la prétention de croire que je suis pour quelque chose dans sa réussite. Je suis convaincue de pouvoir recommencer.
Papa avait donc trouvé un travail sur la Méditerranée. C’était la seule alternative pour concilier sa vie de commandant de bord avec sa vie de famille. Au Havre, les seuls postes plus sédentaires étaient dans des bureaux. Ce n’était pas concevable.
À Marseille, il resterait seul maître à bord d’un bateau. Il avait accepté de délaisser la conduite d’un bâtiment de quatre cents mètres sur les océans pour un poste de commandant sur un ferry de la Corsica. C’était tout pour lui sauf une promotion. Cela lui permettait juste d’être plus souvent à la maison. À l’époque, je ne m’étais pas inquiété de savoir si cela le rendait heureux. J’étais trop concentré sur mon propre ressentiment.
Maman nous avait dégoté une nouvelle maison pas trop loin du Vieux-Port. Une maison aux murs de pierres épais et aux fenêtres étroites. De l’extérieur, elle faisait massive. Les volets bleus contrastaient avec un magnifique bougainvillier rose. Il flottait dans l’air des senteurs inconnues en Normandie. Le thym et la lavande embaumaient le jardin de fragrances exotiques.
À notre arrivée, Lou s’était exclamée sous le regard inquiet de Maman.
Papa, un peu crispé, avait juste lâché :
— Nous voilà dans une vraie maison bourgeoise.
J’étais quant à moi trop « fermé » pour émettre un avis positif. Cette maison était charmante. Je ne l’aurais pour rien au monde concédé à ma mère. J’avais caché mon heureux envoûtement sous un air renfrogné. J’étais bien décidé à lui faire payer ce changement non désiré.
Nous avions donc emménagé avec notre musée dans cette fraîche demeure. Maman nous avait présenté cette délocalisation comme une aventure, c’en était bien une. Le Havre et Marseille, à la taille du monde, ce n’est pas si loin. À nos yeux d’enfants, c’était aux antipodes.
Cette nouvelle vie permettait de réunir la famille. Elle devait gommer la tristesse de Lou et effacer la mélancolie non avouée de maman aux absences de papa. J’y voyais quant à moi peu d’avantages. J’échangeais ma place de seul homme de la maison par intermittence au Havre contre celui de breton à Marseille. Il n’y avait pas de quoi « souffler dans un biniou » comme aurait dit mon grand-père.
Je boudais un changement de vie, nous étions à l’aube d’une révolution.
Mat, en sueur, ne bouge pas. Si je ne l’avais pas cherché, je ne l’aurais pas vu. L’alignement des hommes, leur nombre, leur tristesse les privent de leur individualité. Ils forment un tout, une masse. Ils se distinguent à peine du groupe des femmes, aussi silencieux, cantonné sur le côté droit du débarcadère.
Hier encore, ils existaient. Ils avaient une vie, un travail, des amis, des voisins, des amours. Même s’ils n’en avaient pas conscience, ils étaient libres. Tous les jours, ils devaient faire des choix. Il n’a pas fallu grand-chose. Un claquement de doigts et pour eux le monde a changé. Ils n’ont plus rien à décider. L’histoire tourne en boucle.
Aujourd’hui, ils forment une masse : la cohorte des « retours au pays ». Ils ne sont pas responsables du lieu où ils sont nés. Ils attendent, impuissants, pour monter dans un bateau qu’ils ne souhaitent pas prendre. Ils piétinent en sueur pour retourner d’où ils ne sont plus. Ils n’ont plus leur place ici. Ils ne l’ont pas là-bas. Leurs vies leur échappent.
Je suis là depuis bientôt un mois. Je n’ai vu aucune révolte, aucune violence. J’ai même perçu parfois de la fierté. Des gens droits tendent leurs convocations avec le souhait de bien faire. Cette soumission nous facilite la tâche. Elle nous absout de l’indignité de notre action.
On est quatre cents « réservistes » pour assurer ces départs d’étranges croisières quotidiennes. Nous faisons partie d’un programme intitulé « Sécurité et liberté ». Mis en place progressivement dans tous les pays européens, chaque membre détenteur de la nationalité du pays concerné est soumis à trois mois de formation obligatoire.
Durant cette période, nous acquérons des bases juridiques. Elles forment le cadre de nos futures missions. Nous assimilons ensuite les modules pratiques qui en découlent.
Pendant les dix ans qui suivent ce stage, nous sommes tenus d’exécuter une mission d’un mois chaque année. Elles peuvent varier, mais toutes ont trait à la sécurité nationale. Ils auraient pu prendre la devise du meilleur des mondes d’Aldous Huxley : « Communauté, Identité, Stabilité ». Ça n’aurait pas juré.
L’année dernière, j’étais affecté à un poste administratif. Cinq semaines à établir des listes par pays. Le préalable à l’organisation de ce genre de voyage.
Cette année, j’officie sur le port de Marseille. Ce n’est pas un hasard. J’ai tout fait pour. J’encadre une section d’accompagnement. Nous assumons la responsabilité du pré-embarquement de personnes dont la nationalité sur le territoire français n’est pas validée. C’est une suite de trois modules principaux, entrecoupés de moments d’attentes interminables :
– Le passage d’un premier film de trois minutes pour les rassurer sur les conditions du voyage.
– Le visionnage d’un second à peine plus long décrit les règles de conduite à tenir.
– Le troisième explique le but de la visite médicale de sécurité :
Cette visite est nécessaire à la pose de « l’implant » par injection sous-cutanée. Une petite prouesse de technologie miniature inventée par l’armée pour suivre les combattants et les protéger.
La voix off du clip décrit avec enthousiasme cette merveille.
Ce bijou de technologie est votre meilleur ami. Grâce à lui, nous suivons vos paramètres vitaux en temps réel. Nous prévenons vos défaillances physiques avant qu’elles n’arrivent. Les individus équipés font ainsi trois fois moins d’AVC. Nous anticipons d’éventuels traitements. Nous pouvons vous secourir avec précision si vous tombez à la mer. En cas d’enlèvement, nous pourrons toujours vous localiser.
Il n’est pas précisé de durée ni de date de retrait. Cet « implant » est de toute façon le prérequis à l’intégration dans les camps.
Il faut six heures pour réaliser l’ensemble de ces tâches ! Ils embarquent ensuite sur un paquebot réaménagé, escorté par des bâtiments militaires. Ils accompagnent les exilés jusqu’à leur destination. La Méditerranée n’est plus sûre. Quel drame ! Nous protégeons « ces retours au pays » des gouvernements qui n’en veulent pas et des pirates prêts à tout pour s’enrichir. L’Afrique déjoue les prévisions des experts. Malgré une démographie toujours incontrôlée, ce continent n’atteindra jamais les deux milliards d’habitants. La partie subsaharienne est en train de devenir une étuve invivable. Les ressources vitales manquent. Le stress hydrique est permanent.
Les pays sahéliens sont exsangues, c’est le royaume des chefs de guerres. L’Afrique est un continent de femmes et d’hommes dont le seul espoir est une migration désormais impossible.
La Méditerranée et la Turquie forment maintenant le bouclier derrière lequel se cache l’Europe. Frontex a vu ses moyens démultipliés. Cette agence qui verrouille les frontières compte aujourd’hui quarante mille salariés.
L’Afrique semble plus que jamais loin de Marseille, là où tout a commencé.
Il faisait encore chaud à Marseille, au mois de septembre, quand j’avais intégré ma classe de sixième au collège du Vieux-Port. Engoncé dans mes habits neufs, j’étais mal à l’aise. Mon portable pesait au fond de ma poche. Pour l’obtenir, j’avais abusé du sentiment de culpabilité de ma mère à m’imposer ce déménagement. La fierté de le posséder était altérée par la petitesse des manœuvres exécutées pour en devenir propriétaire. De toute façon, à part ma sœur, je n’avais personne à qui le montrer. Pas grand monde à appeler, excepté mes parents et mon grand-père.
Hagard devant le panneau des classes, je cherchais mon nom. L’étiquette de ma chemise me grattait. Mon blouson brillait de l’éclat du neuf. J’étais aussi discret qu’un phare en pleine nuit. Ma mère avait oublié où on était. Elle avait juste cherché à bien faire.
Quand, toute fière, elle m’avait dit :
— Tu dois faire bonne impression dès ton premier jour.
J’avais pensé, « on n’est pas rendu », mais je n’avais rien dit. J’étais trop occupé à bouder. Je ne me sentais pas à ma place. J’avais un nœud dans l’estomac, j’étais seul, je crevais de chaud. Tout le monde avait l’air heureux et décontracté. Un trio de garçons m’avait bousculé. Ils faisaient deux fois ma taille. Le plus grand m’avait lancé, sous le ricanement des deux autres :
J’avais fait semblant de ne pas l’avoir entendu. Fatigué, je voulais être ailleurs.
Au Havre, j’avais laissé ma vie et son lot de petits bonheurs quotidiens. Ma Chambre bleue, Paul, mon meilleur copain et sa sœur si jolie, mon grand-père avec lequel je fabriquais des maquettes de bateaux. On n’avait même pas eu le temps de finir le Richelieu. Un cuirassé sur lequel je passais tous mes mercredis depuis plus d’un an. Terminé, il devait mesurer deux mètres quarante-huit. C’était notre plus grand projet. Mon grand-père, au dernier soir de travail dans son atelier, m’avait juré solennellement de m’attendre pour terminer notre chantier…
Soudain, une main s’était posée sur mon épaule. J’avais sursauté avant de me retourner, inquiet. Un collégien me fixait de ses yeux verts lumineux. Ils éclairaient sa peau mate et ses traits très fins. Son t-shirt bleu, son pantalon en toile et ses espadrilles faisaient couleur locale. Il s’en sortait mieux que moi en tenue « rentrée des classes ». Non seulement il était habillé avec une élégante simplicité, mais en plus, il était beau. J’étais surpris, pour la première fois, de trouver un garçon séduisant. Il m’avait demandé :
Comme moi, il semblait isolé. On a repris notre quête patronymique sur ces listes interminables. Dans l’ordre alphabétique, nous ne devions pas être trop éloignés. Je cherchais toujours lorsque qu’il s’est exclamé :
Cette affirmation me réconfortait. Je ne le connaissais pas, mais l’idée même de ne plus être seul me rassurait.
J’avais répondu, crânement :
Il m’avait fait un clin d’œil avant de pouffer :
C’était le premier jour. En classe, les affaires neuves dégageaient une odeur de plastique. Les cahiers n’étaient pas encore écornés. Les pages blanches donnaient encore l’illusion de tous les possibles. Les professeurs ne nous avaient pas encore hiérarchisés. Comme chaque début d’année, je nourrissais l’espoir de devenir meilleur, comme on attend la pluie. C’était tout dire de ma détermination.
Les différences majeures étaient à l’extérieur. Le fonctionnement d’une cour de collège était très différent de celui de l’école primaire. Les forces en présence étaient encore plus inégales. Les écarts d’âge avaient au sens propre comme au figuré « plus de poids ». On croisait des gars qui faisaient deux fois notre gabarit.
Je devais également gérer ce sentiment d’être étranger. Dans la cour de l’école de « Saint Nicolas », au Havre, je jouais à domicile.
J’observais mon nouvel ami. Il ne semblait pas effrayé le moins du monde. Cela me rassurait.
La sonnerie avait fini par marquer la fin de la journée. À cette époque, déjà, la chaleur nous assommait à la sortie du collège. À seize heures, il faisait trente-cinq degrés. Et dire que nous trouvions cela chaud…
On s’était séparé sur Garibaldi, après avoir pris rendez-vous pour descendre ensemble le lendemain matin. Il partait à droite, je me dirigeais à gauche.
Si j’éprouvais de la rancœur quant à notre migration marseillaise, soudainement l’existence de Mat en adoucissait les effets. À l’approche de la maison, par la fenêtre ouverte, j’entendais Maman chantonner des paroles inventées sur un flot de musique insipide.
Arrivé sur le perron, je poussais la porte de la maison avec soulagement. Il flottait des odeurs familières rassurantes. Elles avaient résisté au déménagement. C’était un mélange un peu épicé, porteur des senteurs du monde. Ses parfums étaient couverts par celui de mon dessert favori : le kouign-amann. Il venait d’être sorti du four. Les parfums de caramel se conjuguaient à celles du beurre. J’en avais l’eau à la bouche. Il fallait au moins trois heures à maman pour réaliser cette pâtisserie. C’était normalement mon dessert d’anniversaire et ce n’était pas le jour. Cette entorse aux règles était un geste de ma mère pour adoucir ma contrariété.
Maman, en short et débardeur, s’était précipitée vers moi.
J’avais accompagné cette réponse d’une moue dédaigneuse. Malgré la déception de ma mère, j’étais resté drapé dans mon orgueil d’enfant contrarié.
Vingt ans après, je le regrette encore. Je suis passé à côté de ce dessert fabuleux et de ce geste d’amour. Combien d’autres en ai-je foulés du pied, sans vergogne ? Est-ce le privilège de l’enfance de toujours faire le compte des loupés des parents, sans se soucier des siens ?
Maman avait opposé à mon égoïsme d’enfant son amour magnanime. Elle avait continué de me suivre pour savoir si tout allait bien.
Je plantais maman pour m’élancer vers nos chambres, à l’étage. Je survolais les premières marches de ce drôle d’escalier couvert d’une moquette orange. Lou m’attendait assise sur la dernière marche. Elle s’amusait à faire décoller sa mèche blonde en soufflant vers le haut. Concentrée, elle arrivait à maintenir sa frange à l’horizontale. En un clin d’œil, elle avait tordu le cou à ma mauvaise humeur entretenue. On était partis dans un fou rire incontrôlable.
Depuis notre déménagement, ma sœur était gaie comme un pinson. Son humeur traduisait son bonheur. Elle ponctuait toutes ses phrases d’un rire léger.
L’heure du repas avait mis fin à cette récréation. Maman nous avait appelés pour manger. Nous étions descendus. Papa était déjà assis là, en bout de table, comme un père normal. Pour moi, il était tout sauf un homme commun. Derrière l’homme, Evan Queffelec, il y avait un capitaine de bateau, à la carrure impressionnante. Son visage buriné faisait ressortir ses yeux bleus. Ses bras étaient noueux. On distinguait très nettement les veines de ses avant-bras. Ses mains larges posées sur la table dégageaient une impression de puissance. Sa barbe aussi blonde que ses cheveux coupés court le plaçait dans la hiérarchie de mes héros au niveau des plus fiers vikings. Il devait également tenir d’eux son côté taiseux.
Quand il était absent, un peu naïvement, je me le représentais en mer, souverain, sur le pont de son bateau. Je l’imaginais tenir la barre d’une main ferme face aux embruns. Je le voyais bien campé sur ses jambes, prêt à affronter les tempêtes.
Je l’avais vu s’énerver une seule fois. C’était au Havre. Un motard avait manqué de renverser ma sœur sur un passage piéton. Il avait désarçonné le chauffard pour le clouer au sol. Le conducteur avait dû son salut à l’intervention immédiate de maman. Elle avait stoppé in extremis le poing en l’air de papa…
J’admirais ce père « invincible », même s’il m’intimidait.
Qu’est-ce que je pouvais lui répondre ? J’hésitais sur la façon de présenter ma journée. Je ne voulais pas le décevoir, paraître faible. À n’en pas douter, il percevait mes doutes. Comme je ne disais toujours rien, Maman était venue à mon secours. Elle avait évidemment saisi le plus positif de ma journée.
Je cherchais toujours une réponse intelligente. Papa n’avait pas non plus choisi cette migration. Il l’avait fait pour ma sœur et ma mère. Je n’allais pas me plaindre. De toute façon, il abhorrait les geignards. Je cherchais toujours une réponse pour l’impressionner quand, sans lâcher mes yeux, il avait dit :
Devant mon silence embarrassé, il avait continué :
J’avais finalement lâché :
— Oui ça craint.
Il avait souri, avant de répondre.
Il avait laissé passer quelques secondes avant de croiser le regard de Maman. Le front plissé, elle fixait papa avec intensité. Elle attendait autre chose de sa part. Il avait donc repris :
J’avais répondu, un peu vite :
Papa nous avait regardés très sérieusement à tour de rôle, ma sœur et moi. Sous le regard encourageant de maman, il avait conclu :