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Il y a autant de vies possibles que de chemins à prendre. Après de brillantes études de médecine, Antoine tord la trajectoire de sa destinée. Il s’élance, les yeux grands ouverts, vers d’autres univers au hasard de nouvelles rencontres. Dans les moments les plus critiques, il vit sa condition d'homme libre à travers ses choix. Il n’oublie jamais l’adage de son père : vivre c’est bricoler. Si tu mets du cœur à l’ouvrage, quelques fois, tu seras content du résultat.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dès l’adolescence,
Jean Michel Scherrer écrit les discours de son père. Tout au long de sa vie, ce plaisir lui permet de rédiger de nombreux articles et billets d’humeur. Dans un style simple et direct, après
L’impact du flocon, il signe avec
Route de Pondy son deuxième roman.
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Seitenzahl: 224
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Jean Michel Scherrer
Route de Pondy
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean Michel Scherrer
ISBN : 979-10-377-6999-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
À mon père et son sourire facétieux.
À mon frère Jean François, compagnon de voyage intrépide,
il m’a ouvert tout grand les portes de l’Inde.
À Zaza sans qui rien ne serait.
À Jojo et Loulou.
Il y a trois sortes d’hommes. Les vivants, les morts et ceux qui sont en mer.
Aristote
La vie est un long réglage.
Gaby J.
J’ouvre les yeux, ébloui. Le bleu du ciel et de l’océan se confond. L’absence de houle rend la mer d’huile. Elle impose son silence. Sans le mordant du soleil, je pourrais imaginer dans mon demi-sommeil, habiter encore mes rêves. Je suis seul, allongé sur le sable de cristal beach, sous l’azur infini de la côte au Nord Est de l’Australie.
Je me redresse lentement, l’esprit confus. Mon crâne me lance. Je passe ma main dans mes cheveux coupés très courts. Elle effleure un hématome. Mon front est entaillé mais ne saigne plus. Mes yeux sont secs. Je les frotte pour rétablir un semblant de netteté. Du matériel de plongée traîne, épars, à mes côtés. Aucune autre présence sur cette plage claire sans limites. Mon regard s’accroche à une tache : un rouge sombre imbibé dans le sable blanc.
Je me lève. Tout semble fonctionner en dépit d’une exposition excessive au soleil. La brûlure du soleil sur ma peau pourtant bronzée est cuisante. Je fais les quelques pas nécessaires pour m’agenouiller devant cette auréole carmin sur le sable immaculé. C’est du sang, du sang séché, sans doute le mien.
Échoué, je me sens faible et vulnérable. À vingt-huit ans, je me sens comme un enfant perdu. Cette situation est le fruit de mes choix et de mes rencontres. Il m’appartient pourtant de remettre de l’ordre dans ce foutoir. Le temps est le facteur clef, il faut agir vite.
Je me relève trop vivement et tombe en syncope.
C’est le cocktail des félicitations. Il y a ma famille, quelques amis et mes professeurs. Je viens de soutenir ma thèse de neurologie. Une étude sur cent cas d’une pathologie rare : « Le moya-moya disease ». C’est l’aboutissement d’un long apprentissage. Six ans courbés sur des cours pour décrocher « un putain » de bon classement, cinq de plus pour ma spécialité.
J’ai été reçu haut la main et pourtant je n’éprouve aucune joie. Ces dernières semaines, chaque jour, je me suis fait violence pour me lever et boucler ma thèse. Je suis à bout. Tous les gens présents sont fiers de moi. Ils m’ont porté à bout de bras. Je trinque pour faire bonne figure. Je ne veux pas les décevoir. La vérité est plus triste, je n’ai plus d’énergie vitale.
Je souris quand même à la vue de ma sœur vêtue d’un tailleur. C’est un bel effort pour cette abonnée aux friperies. Ma mère a dû tout mettre en œuvre pour obtenir cet effort vestimentaire. Sa tenue chic est la seule concession à son caractère entier. Elle ne fait pas semblant d’être contente de ma joie de façade. Elle sait que je feins ! Elle vient trinquer avec moi.
Je suis juste physiquement présent. Mon esprit fait le résumé du film de ma vie. J’ai l’impression d’y avoir fait seulement de la figuration.
Dans le premier acte, dont j’aurais dû être le héros, je ne tenais même pas le premier rôle. Dès l’enfance, une timidité embarrassante pesait sur mes épaules. Elle me venait d’un sentiment diffus de ne pas valoir grand-chose. Elle altérait mon rapport aux autres. Je doutais d’être aimé. Il m’arrivait même de penser que mourir me permettrait d’exister. Comme si ma disparition eut pu faire comprendre aux autres qu’ils m’aimaient.
À l’adolescence, la confrontation au monde réel était une épreuve. Au sommet des injonctions redoutées trônait le : « ne fais pas ton timide ». Elle m’achevait irrémédiablement.
Dans la vie quotidienne, je craignais les rencontres avec les amis de mes parents. En classe, je redoutais les passages au tableau. Ils me laissaient rouge, en sueur et sans moyen. Adolescent, mes désirs d’aventures amoureuses s’échouaient sur les récifs de ma timidité.
Je tenais donc une place secondaire dans ma propre vie. Je marchais dans mon ombre avec la seule volonté d’être oublié. Ce genre d’attitude, peu conquérante, ne séduisait pas les filles, n’impressionnait pas les garçons et agaçait souverainement les professeurs. Peut-être serais-je passé complètement à côté de ma vie sans trois rencontres décisives.
La première fut celle avec les livres, ils m’offraient une protection physique. La lecture m’évitait la confrontation à l’autre. Elle apaisait la souffrance de ma timidité. Elle m’enrichissait de connaissances, d’émotions. Les auteurs me restituaient le monde à travers leurs propres regards. Ils me permettaient de relativiser mon sentiment d’insignifiance.
J’ai passé des nuits à lire. J’ai dévoré tout ce que je pouvais avec une espèce de soif inextinguible. J’ai comblé mes propres vides avec les mots des autres.
La deuxième fut ma rencontre avec des breuvages désinhibants. L’alcool me soulageait assurément de l’inconfort de mon existence. Après les quelques réglages d’usage quant à la posologie à adopter, ces potions magiques me libéraient des chaînes de ma timidité.
La dernière confrontation « libératrice » m’était venue d’un professeur. Il fut malgré lui, à l’origine de ma révolution. Si d’aucuns avaient chevillé au corps la passion de leur métier, lui s’y était définitivement égaré. Le bougre m’avait maintenu au tableau, malmené, devant la classe entière pendant quatre-vingt-dix minutes. Je vous jure que c’était long. L’équation à résoudre était devenue humiliation. Plus il s’acharnait, moins je savais. Replié au fond de moi-même, isolé, j’attendais juste la fin sous les quelques regards de pitié du premier rang.
La sonnerie avait retenti. Il m’avait libéré de son emprise « pédagogique » sous cette prédiction :
« Tu n’aurais jamais dû arriver jusqu’ici, tu ne feras jamais rien ».
Les limites de ce que je pouvais accepter de lui et de moi avaient été franchies. J’étais sorti de cette heure éprouvante avec deux résolutions. Je les avais déclamées une semaine plus tard à la réunion parent professeur. Rouge comme une pivoine, devant mon père effaré, j’avais affirmé à mon tortionnaire :
Ce n’était pas une bravade ni un effet de manche, j’étais trop meurtri pour ça. C’était deux engagements formels. Je les ai tenus tous les deux. J’y suis arrivé. Je ne dois rien à ce professeur, si ce n’est encore aujourd’hui un peu de peine pour l’adolescent que j’étais.
Le temps est passé, ce n’était pas si grave. Cette humiliation inutile a conservé une place en moi. Je sais aujourd’hui que l’enfance peut laisser des cicatrices beaucoup plus profondes…
Depuis sept ans, je vis dans un studio de quarante mètres carrés proche de la faculté. Un appartement lyonnais par excellence : un ancien atelier de « soyeux ». Sa hauteur sous plafond dépasse le sens commun. Une chambre, une salle de bain, une cuisine, une pièce de vie avec un vieux canapé et deux bureaux. Celui de Clara est vide depuis plus d’un an.
Clara était une étoile. Elle produisait de l’énergie. Elle profitait de toutes les opportunités. Elle avançait toujours à cent à l’heure. Notre histoire avait commencé à cette vitesse. J’étais en dernière année d’externat, quand elle avait déboulé à l’hôpital dans mon box de soins. Elle portait une robe bleu marine à pois blancs et des baskets blanches. Elle était incroyablement calme et fichtrement sexy. Ses deux yeux bleus, un foncé et un clair, illuminaient son visage. J’avais eu du mal à détacher mon regard du sien.
Elle avait toussé puis dit gentiment :
Celle-ci nécessitait effectivement mon attention. Elle était sommairement emmaillotée dans un linge imbibé de sang.
Le couteau n’avait pas fait la différence non plus. La plaie était longue mais aucun tendon n’était endommagé. C’était la troisième suture de ma courte carrière. Malgré sa blessure, elle abordait un sourire magnifique. Elle me fixait avec une intensité intelligente. Elle avait sans doute perçu à travers mon trouble, mon expérience limitée. Elle m’avait rassuré :
J’ai dit un peu crânement.
J’ai désinfecté avec application, avant de me mettre à l’ouvrage. Chaque fois que je levais la tête, je rencontrais ses deux billes bleues. Elles éclairaient son visage énergique et sa cascade de boucles brunes. Son parfum, par sa simplicité, me plaisait. Il flottait dans l’air juste une bonne odeur de savon de Marseille.
Au sixième point, le travail était terminé. Elle était restée parfaitement immobile pendant toute l’intervention. J’avais levé à nouveau la tête. Assis malgré mon mètre quatre-vingts, on était quasi à la même hauteur. On s’était fixé sans rien dire. Elle avait pris l’initiative de poser ses lèvres sur les miennes. Elle y avait laissé un léger goût de framboise. Ça s’était fait en douceur. Elle avait pris du recul pour juger de l’effet. A priori satisfaite, elle avait passé sa main dans ma tignasse blonde avant de recommencer à m’embrasser avec passion. Je m’étais laissé emporter. Il n’y avait eu ni hésitation ni interrogation. C’était un moment magique, la juste l’alchimie du charme et du désir. Quelque chose d’instinctif. Une attirance naturelle instantanée et respective. Elle se passait des mots, ils étaient inutiles. Le soir même, on mangeait ensemble. Notre histoire commençait, sur les chapeaux de roues.
Elle était comme ça Clara : toujours à fond, perpétuellement en mouvement. Elle ne marchait pas, elle avançait, déterminée. Il n’y avait pas de place chez elle pour l’indécision. Un mois après, au retour d’un footing, elle m’avait lancé :
Bretonne depuis moult générations, elle connaissait tous les secrets de la navigation. J’avais essayé de dresser entre nous et ce projet tous les obstacles possibles : je travaillais, je n’avais jamais fait de voiles, je débutais un stage. Elle les avait tous balayés de son rire.
Quand elle avait avancé :
J’avais cessé de lutter, pour répondre du tac au tac :
Elle avait raison. Pour un couple, la navigation est un bon test de compatibilité. En mer, le temps s’écoule au rythme du vent. Il y a la promiscuité, le stress, les impondérables, parfois la peur. Il faut réagir vite et de manière la plus coordonnée possible.
Pour l’impressionner, avant de partir, j’avais révisé en cachette. Je m’étais entraîné à faire un nœud de chaise et acquis le vocabulaire de base. Les quelques tutos de l’école des Glénant avaient complété ce sommaire apprentissage.
Quand j’avais claironné : « paré à larguer » au moment du départ, Clara avait éclaté de rire. Elle avait crié : larguez ! On était partis cheveux aux vents. C’était mes premières vraies vacances depuis longtemps. Quinze jours sans aucun livre, sans le moindre cours. Deux semaines merveilleuses à tout partager ensemble. Enfin, si l’on excepte les soixante-douze premières heures où j’avais vomi tripes et boyaux au rythme de la houle. Clara avait géré. Plus la pression était forte, plus elle était calme. Elle avait veillé sur moi et le bateau avec une sérénité et une assurance incroyable. Nous avons affronté ensemble ce que l’océan nous envoyait. Nous avons essuyé une bourrasque terrible. Le vent soufflait à démâter un baleinier. Il soulevait une houle infernale. Le bateau gîtait, les pieds de chandeliers étaient constamment immergés. Après avoir affalé la grand-voile, j’avais dû ramper jusqu’à la proue pour aller hisser le tourmentin. J’étais revenu fier et trempé à la poupe.
— Belle manœuvre ! avait hurlé Clara, cramponnée à la barre.
Nous avions aussi vécu des moments d’une plénitude absolue comme celui de contempler les dauphins jouer dans l’étrave du voilier. Certains soirs, nous nous amarrions à quai. Nous partagions la sensation unique d’être rentrés à bon port !
À la fin de nos vacances, nous avions mis pied à terre à Brest. Sur le ponton pourtant immobile, nous tanguions encore. Notre cerveau traînait à intégrer notre nouvelle condition de terrien. Nous avions célébré ce périple inoubliable au restaurant « le Crabe tambour ». On y décortiquait les araignées de mer au maillet. Clara riait à chaque coup de marteau et nous abreuvait de Muscadet. On avait terminé par le kouign-amann de rigueur. C’était une coutume pour mon amoureuse, pas de retour à terre possible sans ce riche dessert breton.
Quand je m’étais levé pour aller payer, elle m’avait retenu par le bras :
Je les ai ramenés avec le sourire. La mer lui avait donné des couleurs. Elle était époustouflante dans son pull marin. Je n’étais pas encore assis quand elle avait posé cette question :
Pour masquer mon émotion, j’avais lâché :
Elle s’était à nouveau esclaffée avant de se lever sans osciller, malgré les deux bouteilles vides. On avait trinqué et bu cul sec nos verres de rhum vieux.
Trois jours après, elle emménageait dans ce qui devenait « notre chez nous ». Pour son arrivée, ma sœur m’avait aidé à redécorer l’appartement. On avait tendu des voiles, ramené une ancre de bateau. C’était ma manière à moi de lui dire « Tu es arrivée à bon port ».
Je terminais mon externat. Après une prépa intense, elle intégrait une école de commerce prestigieuse. C’était deux rythmes différents, deux vies parallèles. Notre appartement était surtout un port d’escale entre mes gardes et mes cours, ses soirées et ses stages. On s’y retrouvait au rythme de nos emplois du temps mais toujours avec la même passion. On a vécu comme ça trois années, vent debout ; on a bien essuyé quelques bourrasques mais on a gardé le cap. Il me semblait que nous étions heureux.
Avant même la fin de son diplôme, elle a été contactée par un grand laboratoire pharmaceutique français basé dans le Nord lyonnais. Ils l’ont embauchée séance tenante comme responsable marketing. Comme pour tout ce qu’elle entreprenait, elle s’est lancée dans son nouveau travail avec détermination. C’était plus équilibré en termes d’activités. On travaillait tous les deux, mais on ne se voyait pas plus.
Puis, il y a dix-huit mois, tout est parti à l’eau. C’était un samedi, une douce soirée d’automne. Je n’étais pas de garde. On finissait une bouteille de chablis bien frais. Elle accompagnait un petit repas en amoureux. Nous étions vautrés dans notre canapé. Une antiquité en velours bleu usé jusqu’à la corde récupérée dans un grenier. Nous « chillions » bercés par la musique de « cigarettes after sex ».
Elle avait interrompu nos songes :
Cette annonce était tombée comme ça, nette et sans équivoque. L’enthousiasme de Clara tordait le cou au conditionnel. La forme du message était conforme au fond. Elle m’avait déjà placé au second rang par rapport à son projet. Comme je ne répondais pas, elle avait continué :
J’avais protesté par orgueil.
Je m’étais emporté sans y croire. Un peu aussi pour ne pas lui faciliter la tâche. Ce n’était pas très chevaleresque, j’en conviens. Je m’étais repris. J’avais respiré, fixé un point sur le mur pour me calmer.
J’étais sorti marcher. Ce n’était pas de la colère. J’éprouvais une espèce de résignation passive. Ce sentiment me surprenait. Je m’étais retrouvé dans un bar, pour boire un demi sans envie. Comment lui en vouloir ? Elle avait raison c’était une opportunité. Elle était libre, je le savais. Je l’aimais aussi pour cette force de caractère, pour son indépendance. Son choix de partir était aussi légitime que le mien de rester. Pas une seconde l’idée de tout plaquer pour la suivre ne m’avait effleuré. J’étais rentré.
Le lendemain, elle avait préparé le petit déjeuner. J’avais regardé sa main et la fine ligne blanche, souvenir de mon intervention. C’était du beau travail. J’avais relevé le menton, et plongé dans mon regard le sien.
Elle m’avait dit :
Je l’ai prise dans mes bras.
Au-delà de la passion des premiers temps, l’amour est un choix. Ce n’était pas le sien ni finalement le mien. Nos ambitions supplantaient notre volonté de rester ensemble. En toute lucidité, on devait bien porter à deux la responsabilité de cette séparation.
Par facilité, elle était restée jusqu’à son départ. Ce n’était pas une bonne idée. On se fuyait, on s’évitait, le cœur n’y était plus. Le jour J, j’avais tenu à emmener Clara au train. Le chemin dans mon antique guimbarde s’était fait en silence.
C’était un jour glacial de décembre. La gare de Saint-Exupéry, prouesse architecturale, était balayée par les vents. Son hall démesuré tenait de la fosse à froid. L’architecte, dans sa quête de grandeur, avait juste dû omettre un détail : le confort des voyageurs. Il n’aurait pu y avoir de courant d’air plus propice à attiser notre tristesse. Elle portait un pull bleu, souvenir d’une époque où nous étions heureux. Mon dernier cadeau d’amoureux. Clara m’avait fixé une dernière fois. Elle avait un œil triste et l’autre en colère. On s’était étreints sans arriver à produire de chaleur. Nous avions définitivement rompu un lien, nos bras étaient impuissants à le recréer.
J’avais sorti, un mousqueton de tourmentin comme cadeau d’adieu.
Une larme avait coulé sur sa joue. Dans le froid de cet espace inconfortable, elle avait chuchoté :
Je n’avais rien dit.
Clara m’avait embrassé sur la joue rapidement avant de partir. Elle n’était pas du genre à se répandre sur un quai de gare. Elle avait pris l’escalator pour monter à l’aéroport.
Au-dessus, elle s’était arrêtée, s’était à nouveau retournée avec son téléphone en main. Je lui avais fait un dernier signe.
Elle était sortie de ma vie comme elle y était entrée, par une porte.
J’avais regagné la voiture. Malgré le chauffage de la voiture à fond, j’étais transi de froid. J’éprouvais une sensation mitigée. Je flottais avec un certain détachement. Je me voyais suivre docilement le cours de ma vie. Le seul vrai remous avait été Clara. On s’était abandonnés. Arrivé chez moi, j’avais pris deux somnifères. Le sommeil n’était pas venu, je ne m’étais pas réchauffé.
Le départ de Clara me faisait prendre conscience de la linéarité de mon existence. Il me renvoyait à ma passivité. Depuis dix ans, j’étais lancé dans mes études comme une locomotive sur des rails. Je ne choisissais rien. J’enfournais juste des connaissances à la pelle. Je me contentais de la répétition des jours pour meubler ma vie.
L’aube s’était quand même levée. Le quotidien avait repris ses droits. Mes parents, ma fratrie, mes amis m’entouraient. Ça me permettait de continuer à mettre un pied devant l’autre toujours dans le même axe. D’aller au bout de mon internat…
Aujourd’hui, ce cocktail marque le bout d’un chemin. Cette prise de conscience n’est pas soudaine, mais là elle me submerge. La routine m’a asservi. Je ne supporte plus ma docilité au quotidien. J’ai besoin de vivre. Je ne veux plus être le passager de ma propre vie. Je veux conduire la locomotive et mettre du charbon pour aller là où j’en ai envie. Mon temps est compté, je veux me confronter au monde.
Ma sœur me donne un coup de coude. C’est le moment où je dois dire un mot. J’ai préparé un truc classique. Je ne pourrai pas le lire. Il sonnerait faux. Je laisse mon discours dans ma poche.
Je regarde mes parents émus et fiers. Mon père a acheté des chaussures neuves. Contrairement à ma mère, il a horreur de ça. Pour lui, une bonne paire de godasses doit être polie par le temps et avoir pris la forme de ses pieds. Je lui fais un signe admiratif. Il me sourit. Sa joie me fait l’effet d’un cadeau. Je vois mes professeurs drapés dans leurs toges d’apparats. Mon tuteur m’estime assez pour m’avoir déjà proposé un poste hospitalier. Je vais tous les surprendre et assurément en décevoir quelques-uns. Je respire un grand coup. Ma sœur me fait un clin d’œil. Je me lance pour dire les choses comme elles me viennent :
Je regarde mes professeurs. Je fais une concession au rite. Pour rester dans les clous.
Je ne pouvais décemment pas leur dire : « Certains m’ont permis de m’élever, d’autres ont juste exercé leurs pouvoirs souverains ».
Je me tourne vers mes parents et retrouve la franche expression de mes sentiments :
Ma sœur applaudit avec une énergie communicative. Mes deux amis d’enfance sifflent avec enthousiasme entre leurs doigts. Ils sont toujours là pour moi, quels que soient les aléas de nos vies.
Malgré la surprise, l’assemblée se joint à l’ovation. Ma cadette s’approche ensuite de moi, elle me donne un petit coup de poing sur l’épaule et me dit :
Elle m’offre un magnifique sourire, puis elle dit simplement :
Mes deux amis lui succèdent. Ils ont l’air de deux garnements malicieux. Ils m’offrent un imposant cadeau. Je le déballe et découvre un magnifique sac à dos. Ils ne savaient rien de mon projet. Peut-être me connaissent-ils mieux finalement que je me connais moi-même. Nous nous étreignons.
Maman attendait patiemment son tour. Elle arrive en larme.
Je la sens au carrefour de toutes les émotions. Elle essaye de masquer ses sentiments sous une cascade de superlatifs. Papa lui passe une main sur les épaules. Il me fait un clin d’œil complice et l’emmène partager une coupe de champagne.
J’espère au fond de moi ne pas leur faire trop de peine. Ils ont toujours fait tout ce qu’ils pouvaient pour mon bonheur.
Mon professeur préféré me met une claque dans le dos.
Le cocktail s’étire et nous finissons la soirée dans un bouchon lyonnais avec mes parents ma sœur et mes amis…
Six jours plus tard, la veille de mon départ, je fais mes adieux à ma mère et ma sœur en premier. J’ai préféré cette chronologie. L’expression de leur tendresse le jour J, à l’aéroport, aurait donné à mon départ le goût salé des larmes. Nous passons une soirée agréable.
Le lendemain, à ma demande, mon père m’emmène à l’aéroport. J’ai envie de ce moment privilégié avec lui. Je préfère m’appuyer sur sa force et son énergie pour prendre de l’élan.
Je veux aussi lui montrer, je crois, de quoi je suis capable. Il n’est pas bavard. Je vois dans ses yeux rieurs sa fierté de partager ce moment avec moi. Il rentrera à la maison avec dans son cœur ce moment entre hommes. Je m’envolerai avec l’énergie de son amour.
On trinque avec une pinte de Guinness. Je lui pose à ce moment cette simple question :