Le voyageur du temps - Tome 2 - Silvio Catanoso - E-Book

Le voyageur du temps - Tome 2 E-Book

Silvio Catanoso

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Beschreibung

Emprisonné dans un siècle dont il ignore les lois, Monsieur Goldnisch échappe de justesse à une fin tragique grâce à l’intervention d’un personnage aussi redouté que puissant : le Grand Inquisiteur. Mais cette trêve n’est qu’un leurre. Contraint à l’effacement, dissimulant son identité à chaque étape, il erre à travers une France en proie aux tensions. L’étau se resserre, les issues se referment. Prisonnier d’un passé qui le rejette, privé de repères, il n’a plus qu’un espoir ténu : rejoindre les héros de son imaginaire, les mousquetaires. Le temps s’effrite. Parviendra-t-il à survivre dans une époque qui semble décidée à l’effacer ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

La plume de Silvio Catanoso marie le souffle du fantastique, hérité de ses lectures de Jules Verne, Stevenson, Fénimore Cooper, Jack London ou Wilbur Smith, à la rigueur du monde sportif et à la richesse de ses nombreux voyages. Ancien champion d’haltérophilie, couronné de titres internationaux, il met aujourd’hui sa production littéraire au service de ses engagements en compétition.

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Seitenzahl: 339

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Silvio Catanoso

Le voyageur du temps II

Roman

© Lys Bleu Éditions – Silvio Catanoso

ISBN : 979-10-422-6961-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Le Lys Bleu Éditions

— Le voyageur du temps I, 2022 ;

— L’origine du monde, 2023 ;

— Recueil de nouvelles d’un haltérophile, 2024.

Ces ouvrages sont également disponibles au format numérique.

I

Le temps est à l’orage

Trois coups résonnent à l’entrée de l’hôtel privé de la rue des Ferrets.

Après un court instant, la porte s’ouvre. Un homme de haute taille s’avance d’un air revêche et demande pourquoi l’on vient déranger la maison de si bonne heure.

— Vous avez intérêt à avoir une bonne raison pour oser frapper à cette porte, au risque d’attirer l’ire du maître des lieux. Ignorez-vous qui réside ici ? C’est le grand Boccanegra en personne. Le Grand Inquisiteur d’Espagne.

Le visiteur ne semble guère impressionné par la menace.

— Je le sais fort bien, et c’est pourquoi je suis là. J’ai un message à lui remettre.
— Donnez-le-moi, je le lui transmettrai moi-même. Il a horreur des visiteurs.
— C’est un message oral, et mon chef, le responsable de la police du roi, m’a donné toutes les consignes en ce sens.

Après un rapide examen, le majordome consent à le faire entrer et lui demande de le suivre jusqu’à un petit vestibule.

— Attendez-moi là, je vais prévenir sa Seigneurie.

Le policier a tout loisir d’observer l’endroit. Des meubles de bonne facture, de riches tentures aux couleurs vives, des tableaux aux encadrements dorés, c’est admirablement bien décoré. Après quelques instants, le géant, car c’en est un, dit que le Grand Inquisiteur consent à le recevoir.

L’entretien ne dure que peu de temps. Aussitôt la sortie du policier effectuée, la fureur du grand homme se déclenche. Le maître entre dans une colère que tous redoutent.

— Scélérat ! Vendu ! Traître ! Goujat ! Misérable !

Le bruit sourd d’un verre qui s’écrase contre l’un des murs de la chambre rompt la suite de jurons bien pensés. Une cruche, qui se trouve à portée de main, suit le même chemin. Les morceaux de terre cuite se dispersent un peu partout dans la pièce.

— Mécréant ! Apostat ! Renégat ! Lâche !

Depuis près d’une heure, la liste des mots les plus vils par lesquels un homme puisse être affublé semble sans fin. La maisonnée tout entière subit les assauts verbaux de son propriétaire.

— Voleur ! Bandit ! Suppôt de Satan !

Le majordome fait signe à une jeune femme de se préparer. La camériste l’a devancée. Un plateau en main, elle se poste derrière la porte de la chambre de laquelle les bruits d’une bataille féroce, qui a commencé aux aurores, éclatent et qui semble ne pas devoir prendre fin. Elle attend, toute tremblante, les mots qui ne sauraient tarder maintenant. Son attente prend fin. Elle est prête.

— Du vin, qu’on m’apporte du vin !

Le majordome ouvre la porte toute grande pour la laisser passer avec son plateau, muni d’une cruche remplie du meilleur vin d’Espagne et d’un verre en cristal décoré à l’or fin.

— Ce n’est pas trop tôt ! J’ai failli attendre, petite. Je ne tolérerai plus un tel manquement à la discipline. La prochaine fois, tu as intérêt à être bien plus rapide, sinon je t’écorche vive et je donne ton corps sanguinolent aux chiens. Allez, oust ! Hors de ma vue !

La jeune femme se précipite vers la sortie. La porte s’ouvre comme par magie, le majordome ayant anticipé la fin de l’entrevue. À peine l’a-t-il refermée qu’un objet lancé avec force se fracasse contre elle. Après trois verres bus sans même respirer, les injures reprennent. Toutes les langues sont mises à la disposition de son locuteur.

— Bruta bestia ! Porca madona ! Hijo de puta !

L’hôtel ressemble à une fourmilière : tous s’affairent à une tâche des plus importantes.

Les plumeaux époussettent, les chiffons frottent, les balais virevoltent en tous sens. Chacun espère qu’il ne sera pas appelé par le maître, au risque d’encourir sa colère. Tout à coup, la porte d’entrée s’ouvre sur un jeune homme élégant. À la vue de tout ce remue-ménage, il s’interroge.

— Mais que se passe-t-il ici ?

Les employés lèvent la tête, s’arrêtent dans leur tâche, et l’on peut voir soudain, sur les visages, un apaisement certain.

— C’est votre frère, il semble avoir reçu une mauvaise nouvelle, dit le responsable des travaux de maison.
— Je vois, je vais me rendre aux nouvelles. Continuez à vaquer à vos affaires, je devrais pouvoir arranger cela.

Soulagés, les gens de maison retournent sur leur lieu de travail. L’orage est peut-être passé.

Le beau jeune homme grimpe les escaliers avec élégance, sourit au majordome posté à l’entrée de la chambre, prend des mains de la camériste le plateau muni d’un nouveau pichet de vin destiné à apaiser son maître s’il en fait la demande, et entre dans une pièce où semble s’être livrée une bataille contre toute une armée.

— Fernando, mon frère, enfin te voilà ! Le Diable en personne ainsi que ses démons se sont ligués contre nous. L’Apocalypse a commencé, tu m’entends bien ? L’Apocalypse ! Nous sommes perdus, finis, morts !
— Assieds-toi, Bartolomeo, prends un verre avec moi, buvons d’abord et dis-moi ensuite quel est le problème.

Le pichet ne reste pas plein bien longtemps. Alors que son frère vide les verres les uns après les autres, Fernando a tout le temps de se rendre compte des dégâts occasionnés par la tempête provoquée par le visiteur matinal. Le sol est jonché de débris en tous genres, les rideaux, déchirés, pendent lamentablement aux crochets qui, eux-mêmes, ne tiennent aux murs que par miracle. Une commode de style Louis XIII est fracassée, ses tiroirs dispersés avec leur contenu aux quatre coins de la chambre. Le grand miroir est brisé, seul le crucifix au-dessus du lit a été épargné. En plus du Diable, il ne s’agit pas de se mettre Dieu à dos !

— Allez, dis-moi ce qui ne va pas, Bartolomeo. Est-ce si terrible que cela ?

— Il est mort ! Notre secrétaire et traducteur est mort. Il s’est fait assassiner dans une rue sombre d’un quartier mal famé de Paris.

— En effet, c’est ennuyeux !

— Ennuyeux ? Mais c’est une catastrophe ! Nous sommes perdus, je te dis. Mon titre de Grand Inquisiteur d’Espagne ne nous protégera pas. Nous sommes au royaume de France, et ici ce n’est pas le roi qui gouverne, c’est son ministre, le cardinal de Richelieu, et je te rappelle que c’est avec lui que nous avons négocié. Dans deux jours, nous sommes censés signer en secret un accord commercial avec les envoyés du Grand Turc. Tous les détails devaient être réglés par notre secrétaire, qui s’y entendait en cette langue inventée par Lucifer lui-même. Maudit soit cet imbécile qui s’est fait trucider !

— Tu as raison, c’est plus qu’ennuyeux. Il était dans l’intérêt du cardinal et du nôtre de bien connaître les termes de l’accord à signer. Sa traduction n’est pas terminée, et quand on connaît la réputation de fourbes qu’ont les mahométans, on a de quoi être inquiet.

— Être inquiet, c’est un doux euphémisme ! On risque notre peau, rien de moins que cela. La copie de l’accord que nous détenons ne me dit rien qui vaille. Le texte final, rédigé en turc, cache sans aucun doute possible une clause qui pourrait porter tort au cardinal et donc à nous, et nous n’avons plus les moyens de nous en assurer. Le cardinal nous a fait confiance ; s’il devait y avoir une traîtrise des représentants de la Sublime Porte, ce dernier ne nous le pardonnerait pas.

— Encore une fois, mon frère, tu as raison, on ne peut pas faire confiance à ces Turcs. Il nous faut réfléchir, mais pour cela, il nous faut un endroit calme, un lieu comme tu les aimes. À ce sujet, je tiens à te rappeler que tu dois te rendre ce matin même dans une des prisons de la ville pour passer à la question quelques condamnés.
— Je l’avais oublié… Et moi qui l’ai promis au ministre du roi ! Bon sang, quelle guigne !

Fernando pose sur la table une grande mallette en cuir noir. Tout en l’ouvrant, il dit à son frère :

— Je suis allé faire quelques emplettes pour toi, et regarde sur quoi je suis tombé dans la rue des Couteliers.

Le Grand Inquisiteur se penche et aussitôt son visage s’éclaire. Ses yeux se mettent à pétiller, il en tremblerait presque. Devant lui s’étalent, bien rangés, des couteaux, des pinces, des piques, des lancettes, des petits marteaux. Tout l’arsenal du parfait représentant de la Sainte Inquisition. Il sort de la mallette un long couteau dentelé, il en vérifie le fil, qui s’avère être coupant, mais pas trop, comme il les aime. Son regard s’attarde sur une pince aux bouts arrondis, munis de petits picots qui, lorsque l’on referme l’objet, s’enchâssent parfaitement dans des trous opposés conçus à cet effet. Il ferme et ouvre la pince en produisant un bruit de mâchoire d’acier. Il imagine celle-ci se refermer sur les tétons d’une sorcière pour lui extirper un cri de douleur. À cette pensée, une vague de plaisir le traverse ; il doit se tenir à la table pour ne pas tomber.

Fernando observe son frère, qu’il connaît bien. Il se remémore leur parcours. Issus de la petite noblesse espagnole, l’un comme l’autre a gravi tous les échelons pour en arriver là où ils en sont aujourd’hui. Dès son plus jeune âge, son aîné de six ans avait une ambition débordante, maladive, obsessionnelle. Seule l’Église pouvait lui donner satisfaction. D’abord simple prêtre, puis curé, il sut capter à lui l’attention de l’Évêque en son diocèse. Reconnaissant en lui un immense potentiel, ce dernier lui confia des missions qui les enrichirent tous les deux. Malheureusement pour l’Évêque, son élève supplanta le maître. Par de subtiles manœuvres, Bartolomeo réussit à lui prendre sa place à la faveur de la disgrâce dont fut victime le pauvre homme. Il aurait pu s’en tenir là, comme la plupart des mortels s’en seraient contentés. Il lui en fallait plus. La Providence allait lui donner une chance de montrer à tous combien il fallait compter sur lui pour le bien de l’Église, et surtout pour son bien personnel. Le Grand Inquisiteur vint à mourir. Il fallait le remplacer au plus vite. Bartolomeo fit la cour aux cardinaux. Il rendit service aux plus en vue, ceux dont le pouvoir était immense. Il écrasa la concurrence avec des moyens plus ou moins recommandables et bien peu chrétiens. À force d’acharnement et de finesse, il parvint à ses fins. On le nomma Grand Inquisiteur à son tour. Dès les débuts, il excella. Fernando connaissait depuis fort longtemps le penchant de son frère pour la souffrance infligée à autrui. Tout petit, il prenait plaisir à tourmenter ses camarades de classe. De même, les petits animaux qui se retrouvaient entre ses mains passaient des moments difficiles. Il n’était pas rare de croiser des chats, des chiens, voire des moutons et des brebis amputés d’une jambe, ou bien à qui il manquait un œil ou la queue. Avec le temps, cela ne fit qu’empirer. On retrouva des prostituées, en lisière de forêts ou sur les bords d’un chemin de campagne, le corps affreusement mutilé. À cette époque, Bartolomeo devait se cacher et être très prudent, mais lorsqu’il fut nommé Grand Inquisiteur, il s’en donna à cœur joie. Il fit même l’admiration des bourreaux et autres tortionnaires. Les geôliers, qui avaient la chance d’assister à ses interrogatoires, louaient sa dextérité. Aucun supplicié n’y résista jamais, et tout cela pour le bien de leur âme. Le Pape lui-même, au cours d’un conclave, félicita le cardinal qui lui avait donné le poste.

Fernando, lui, avait choisi une autre voie : celle des armes. Tout comme son frère avait débuté comme simple prêtre, il débuta comme simple soldat. Il était doué, très doué. En peu de temps, il devint un expert à l’épée. C’était une fine lame, probablement l’une des meilleures de son temps. Là ne s’arrêtait pas son talent. Il lançait comme personne son couteau, qui se plantait à coup sûr dans n’importe quelle cible, et ce, avec une précision et une vitesse inimaginables. Il était également redoutable avec les armes à feu. Plus d’un aurait pu en témoigner s’il n’était pas enterré six pieds sous terre à cause d’une balle fichée au centre du front ou en plein cœur. De soldat, il devint capitaine en quelques années. Son frère, devenu un personnage important au sein de l’Église, le fit mander auprès de lui pour sa protection. Bénéficiant d’un traitement de salaire plus que confortable et s’octroyant des privilèges que personne n’osait contester, il avait une vie agréable. Il devait bien, de temps en temps, ôter la vie à quelques grincheux qui voulaient faire obstacle aux desseins de son frère, mais dans l’ensemble, à l’évocation de leur nom de famille, Boccanegra, les choses s’arrangeaient d’elles-mêmes. Il fut sorti de ses rêveries par des sons et des gestes admiratifs de son frère à la vue d’un nouvel instrument de torture.

— Je savais que cela te ferait plaisir, Bartolomeo.
— Mon frère, comme je t’aime. Cours vite à la prison pour prévenir de ma venue. Le temps que je m’habille en conséquence et vérifie que la salle de torture… heu, je veux dire, la salle où la vérité du Seigneur doit s’exprimer soit bien propre ; tu sais comme j’aime officier dans de bonnes conditions.
— J’y vais, n’aie crainte, je m’en occupe. Je vais prévenir le directeur de la prison de ton arrivée. Prends ton temps, le Grand Inquisiteur doit se faire attendre.
— Oui, tu as raison, comme souvent.

En ouvrant la porte, le jeune homme découvre plusieurs domestiques, l’oreille collée aux murs. Surpris, ils font semblant de s’atteler à un travail urgent. Fernando ne peut se retenir de sourire. Il connaît la terreur que son frère inspire à tous. La camériste, légèrement en retrait, tient dans ses bras une tenue, des bottes et une toque noire. En passant devant elle, le beau jeune homme lui effleure le visage du bout des doigts. La jeune femme effectue une génuflexion quelque peu maladroite tant son émotion est palpable. Arrivé au seuil de la porte d’entrée, il entend ces quelques mots qui claquent comme un coup de fouet :

— Mes habits ! Qu’on m’apporte mes habits !

Aussitôt, la jeune femme pénètre dans la chambre.

Fernando ne résiste pas et attend quelques instants encore pour entendre la suite inéluctable, qui ne devrait pas tarder.

— Pourquoi faut-il que je doive attendre des lustres avant d’être obéi dans cette maison ? Tu as de la chance que je sois si pressé et que, de plus, je sois de nouveau de bonne humeur, sinon…

Dirigeant son regard vers la mallette encore ouverte, la jeune fille ne demande pas son reste et s’enfuit littéralement.

II

Le temps de le dire

Le prisonnier se morfond dans sa cellule. Il n’est là que depuis une journée et pourtant, il lui semble que cela fait des siècles qu’il est enfermé. Quand il repense à tout ce qui lui est arrivé depuis le début de son périple, la tête lui tourne. Ce qui ne devait être qu’un voyage d’agrément s’est changé en enfer pour lui. Il est vrai que ce n’est pas un voyage comme les autres. C’est un voyage dans le temps.

Il avait fort mal débuté. À peine arrivé en terre gasconne, des bandits de grand chemin l’avaient menacé physiquement. Par chance, des mousquetaires du roi les avaient fait fuir. Ils l’avaient même accompagné un bout de chemin, mais une fois partis, une mystérieuse dame de compagnie – c’est en tout cas ce qu’elle prétendait être – lui avait volé toutes ses économies. Il avait dû consentir à un nouveau prêt avec des intérêts prohibitifs. Alors qu’il pensait que tout allait enfin s’arranger, il se retrouvait enfermé entre quatre murs, suite à la dénonciation pour meurtre par cette même dame de compagnie. Pensant qu’il lui suffisait d’appeler l’agence par un système de communication extratemporel, Monsieur Orlano en personne s’était déplacé, ce qui l’avait rassuré de prime abord ; quelle n’avait pas été sa surprise d’apprendre qu’il ne pouvait être rapatrié dans l’heure par la faute d’une clause du contrat qu’il avait signé dans l’agence de voyages ! Pire ! Il avait été obligé de signer un avenant qui le ruinait littéralement. C’était, lui avait dit le directeur de l’agence, le seul moyen pour lui de quitter à jamais ce lieu et ce siècle. Le temps d’arranger toute cette affaire – l’escroc, il faut bien en convenir, c’en était un – lui avait remis un petit boîtier avec un bouton-poussoir qui, aussitôt que Monsieur Goldnisch s’en serait servi, devait le ramener chez lui. Il avait eu beau appuyer à de très nombreuses reprises, rien ne s’était produit. Il avait recommencé maintes et maintes fois, mais ses appels au secours restaient pour ainsi dire lettre morte. De rage, il avait jeté l’objet d’un autre temps par les barreaux de sa prison. Ce dernier s’était brisé en de multiples morceaux. Sa colère passée, il avait regretté son geste. Sans doute avait-il appelé trop tôt, les tracasseries administratives dues à la complexité de la situation avaient-elles pris du retard, enfin, un impondérable de dernière minute avait probablement retardé les choses ! Puis, il s’était mis à réfléchir calmement, avec méthode, et la triste réalité lui avait sauté au visage : il était victime d’une escroquerie, et jamais il ne pourrait revenir dans son monde.

Ah ! comme il avait été naïf, comme il s’en voulait de sa crédulité !

De nouveau, le passé lui revenait, et le fil des événements se faisait de plus en plus clair dans son esprit.

Tout avait commencé par la découverte d’un drôle d’objet, inusité et complètement obsolète à l’époque où il vivait. Il en avait vaguement entendu parler dans sa jeunesse, mais peut-être trop jeune pour comprendre vraiment ce que c’était, et surtout quelle était son utilité, l’information ne l’avait que très peu intéressé. Bien des années plus tard, lorsqu’il était devenu enseignant, en déambulant dans les rayons d’un magasin d’antiquités, il était tombé par hasard dessus. L’objet était volumineux et couvert de poussière. En soufflant dessus à plusieurs reprises, une image était apparue. Un drôle de personnage était dessiné sur la couverture. Il était affublé d’un chapeau surmonté d’une plume. Il portait des bottes comme personne n’en avait jamais vu, et au côté quelque chose qui ressemblait à un immense couteau – qui, comme il l’apprit bien plus tard, s’avérait être une arme : une épée. L’auteur de l’illustration avait dessiné un homme fier et plein d’allure. C’est sans doute ce qui avait plu à Monsieur Goldnisch, et qui l’avait poussé à demander son prix au vendeur.

— Combien pour cette… chose ? Et d’ailleurs, c’est quoi ?
— Oh ça, je ne sais plus trop comment ça s’appelle. Attendez un instant que je demande à ma femme.

Quelques secondes plus tard apparut une femme en tablier, un aspirateur portatif en main.

— Ah oui, je viens de me souvenir de son nom : c’est un livre, enfin c’est ce qu’on m’a dit quand je me suis renseignée, suite à son acquisition par mon idiot de mari. Cela fait bien dix ans qu’il traîne ici et que personne n’en veut. Si ça ne tenait qu’à moi, je vous le donnerais, rien que pour m’en débarrasser !

Finalement, après un léger marchandage, l’objet fut emballé, ficelé et emporté. Arrivé chez lui, Monsieur Goldnisch fit traduire par l’ordinateur de la maison le texte dans son entièreté, et commença la lecture de l’ouvrage dont le titre était « Les trois mousquetaires ». Ce fut comme une révélation. Le héros, d’Artagnan, était magnifique. Il tomba littéralement fou amoureux de l’époque et des lieux où se passait l’intrigue. Quand il eut lu le roman, il le relut, encore et encore, mais dès la première fois, il se fit une promesse : voir de ses propres yeux ce monde tel qu’il était décrit dans le livre. Il avait économisé toute sa vie pour se payer ce voyage, et voilà où il en était : seul, enfermé dans la cellule crasseuse d’une prison d’un autre temps, accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis, affamé, assoiffé, oublié de tous, et à des années-lumière de chez lui – ou plutôt à des millénaires de son monde.

En y repensant, il aurait dû se méfier des manières du responsable de la maison de voyage, Monsieur Orlano. Bien trop poli pour être honnête, faisant preuve de bien trop d’empathie à son encontre. Sous prétexte de l’aider, il l’avait endetté, volé, et abandonné à son sort. Ignorant des us et coutumes de ce monde en matière de justice, il s’était interrogé toute la nuit pour élaborer une défense devant ses juges et ainsi prouver son innocence. La veille, en discutant avec un gardien, celui-ci lui avait appris qu’il devait passer à la question avec un spécialiste. Là résidait son unique espoir de se disculper. L’homme lui avait dit que celui qui devait l’interroger était quelqu’un d’important, de célèbre même. D’abord, Monsieur Goldnisch s’en était réjoui. Cet homme de loi saurait probablement faire la part des choses et discerner le vrai du faux. Après tout, on avait beau l’accuser d’un crime, il n’y avait eu qu’un seul témoignage, et lui savait que l’accusatrice en personne faisait partie du complot monté de toutes pièces pour le perdre. Le voyageur du temps se mit à parler tout haut.

— Je saurai bien le convaincre, je crois en la justice et cet homme a la réputation de toujours trouver la vérité !

Cependant, quelque chose le troublait ; lorsqu’il avait dit au geôlier son empressement de répondre à toutes les questions qu’on lui poserait et qu’il était prêt à s’y soumettre de bonne grâce, ce dernier avait eu une réaction des plus étonnantes. D’abord surpris, puis franchement admiratif, il l’avait quitté avec, sur le visage, une expression qui faisait penser à de la pitié.

Il n’en avait pas dormi de la nuit. Au petit matin, il avait entendu des bruits dans les couloirs. Le personnel de l’établissement carcéral semblait être dans tous ses états, comme si un événement exceptionnel se préparait. Les portes claquaient, le tintement des clefs était constant, on entendait le bruit des seaux qu’on poussait du pied sur les tomettes, les balais qui frottaient le sol frénétiquement. Les gardiens criaient des ordres à des hommes qui s’empressaient de les respecter. Après le calme de la nuit, toutes ces vociférations le mettaient mal à l’aise.

Subitement, la porte face à lui s’ouvrit. Un gardien que Monsieur Goldnisch n’avait encore jamais vu entra avec un petit plateau.

— Bonjour Monsieur, lui dit Monsieur Goldnisch.

Ce dernier resta interloqué, puis partit d’un grand rire.

— C’est bien la première fois qu’un prisonnier me souhaite le bonjour. Mon collègue m’a dit que tu étais bizarre, bon sang, il ne m’a pas menti. Tiens, et c’est exceptionnel : voici du potage, sa femme l’a préparé pour toi, et voici un beau morceau de pain avec, dessus, une tranche de lard.
— Remerciez votre collègue ainsi que son épouse pour moi. C’est très gentil de leur part. Ah, dites-moi, est-ce que toute cette animation est habituelle ? Cela ne cesse pas depuis le début de cette matinée.
— Oh que non ! Le frère du Grand Inquisiteur Boccanegra s’est entretenu avec le directeur, et tout de suite après, il a donné l’ordre de nettoyer la prison de fond en comble, et tout particulièrement la salle d’interrogatoire. Tous deux sont en train d’étudier les dossiers de chacun des prisonniers pour choisir ceux qui vont passer à la question.
— Vous pensez que j’ai une chance d’être choisi ? dit Monsieur Goldnisch.

Le gardien n’en revient pas et reste complètement abasourdi par ce que vient de dire le prisonnier.

— Ça alors ! Mon collègue m’avait dit que vous étiez courageux et que vous vouliez absolument passer à la question, mais je n’en croyais pas un mot. Par la Sainte Vierge, vous êtes un homme, vous, et un vrai ! Mangez, buvez, je dois vous laisser, sinon le directeur va me passer un savon.

Sans même un autre mot, il referme la porte et s’éloigne dans la coursive. Monsieur Goldnisch reste dubitatif après ce court dialogue. Son regard est tout à coup attiré par un mouvement furtif au ras du sol. C’est ce drôle de petit animal. Le robot hologramme qui l’a visité quelques heures auparavant l’avait identifié comme s’appelant un rat. Le rongeur s’approche du plateau de nourriture.

— Eh bien, on dirait que tu as faim, toi, petit !

Rompant le pain, en détachant un gros morceau, il le lui jette à proximité. Le rat court dans sa direction, le renifle, l’emporte dans le coin le plus sombre de la cellule et commence à le grignoter.

Voyant le petit mammifère se régaler, Monsieur Goldnisch se penche sur son plateau. Il goûte la soupe. Il la trouve à son goût. Le pain est frais et croustillant. Il le mange avec plaisir ; par contre, il n’apprécie pas du tout le morceau de lard. Il le jette au rat, qui aussitôt délaisse les dernières miettes de pain. Il n’en fait qu’une bouchée. Tout à son observation, le prisonnier n’entend pas la clef tourner et déclencher le pêne. La porte s’ouvre sur un homme de haute taille, énorme, sale et mal rasé, qui lui dit :

— Sors de là, toi ! On t’attend en salle d’interrogatoire ! Et ne commence pas à te lamenter, pleurer, crier ou je ne sais quoi d’autre, sinon tes côtes vont sentir mon gourdin et ensuite je vais te traîner par les cheveux sur tout le trajet.

D’abord surpris par le ton du bonhomme, Monsieur Goldnisch sort de sa torpeur et réalise de quoi il retourne.

— Vous voulez dire que j’ai été choisi pour m’expliquer ce matin même ? Je vous suis de bonne grâce, Monsieur.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Monsieur Goldnisch se précipite vers la sortie, bousculant presque le géant.

— Allons-y, j’ai vraiment hâte, je suis même impatient qu’on commence !

Le gardien reste complètement éberlué. Il est obligé de courir après le prisonnier, peinant à le rattraper vu son gabarit.

— C’est dans l’autre sens, imbécile !

Monsieur Goldnisch se retourne.

— Très bien, je vous suis, ne faisons pas attendre nos juges.

III

Le temps de la réflexion

Dans une grande salle aux murs sombres, couverts de salpêtre, mal éclairée malgré une grande fenêtre située en hauteur, deux prisonniers attendent, debout au centre de la pièce. Ils ont les poignets attachés dans le dos et on leur a mis des entraves aux pieds. La première est une prisonnière, une femme plutôt jolie, habillée comme une paysanne. Ses joues sont creusées par les privations qu’elle a subies depuis son incarcération. Elle tient à peine debout et tremble comme une feuille, de fatigue et de peur. Elle est accusée de sorcellerie. À ses côtés, un homme au teint hâlé, bien musclé, et qui semble, lui, en bonne santé. Il n’est pas là depuis bien longtemps. C’est un Bohémien. Il est accusé de vol sur un représentant de la ligue des commerçants, un homme important et respecté par ses pairs. Face à eux, un garde, une pique à la main. Il ne les quitte pas des yeux. À l’autre extrémité de la salle d’interrogatoire, un petit homme, aux yeux enfoncés dans les orbites, souffle sur des braises contenues dans un chaudron. Il ranime constamment le feu du four à bois en l’alimentant avec de petites bûches. De temps en temps, il remue un des tisonniers placés au fond du récipient et vérifie la couleur de son extrémité. Prenant conscience des têtes tournées vers lui, il pointe l’outil rougi en direction des prisonniers dans un large sourire, découvrant ainsi une bouche à moitié édentée. La porte s’ouvre et le directeur de la prison s’avance avec un homme élégant et plein d’autorité.

— Comme vous pouvez le constater, la salle a été nettoyée et n’attend plus que l’arrivée de votre frère.
— Hum, ça ira, espérons que mon frère s’en contentera.

Se tournant vers les deux prisonniers, le beau jeune homme interroge le directeur.

— Il me semble qu’ils devraient être trois. Où est donc le dernier ?

À peine a-t-il fini sa phrase que le géant entre, avec à sa suite Monsieur Goldnisch.

— Mes excuses pour le retard, Monsieur le Directeur, mais c’est que cet olibrius-là a fait la curiosité de tout le personnel rencontré sur le chemin. De plus, dans sa hâte à venir, il s’est plusieurs fois trompé de direction et j’ai dû le remettre dans le droit chemin.
— Un récalcitrant, je vois. Placez-le avec les deux autres et attachez-lui les mains dans le dos. Garde, placez-vous à ses côtés et, au moindre mouvement, n’hésitez pas à lui faire sentir la hampe de votre lance.
— Bien, Monsieur le Directeur.

Le voyageur d’un autre temps semble un peu dérouté, mais fait mine de ne rien en laisser paraître. Une fois les poignets liés, il a tout loisir d’observer les lieux. Sur sa droite, une petite table, devant laquelle le directeur et son « hôte » discutent. Un peu plus loin, au niveau du sol, une sorte de lit en bois, mais sans sommier ni matelas. Deux barres en fer le traversent de part en part dans sa largeur. Des lanières de cuir pendent de chaque côté. Monsieur Goldnisch n’a aucune idée de son utilité. Pas plus qu’il ne comprend à quoi peut bien servir ce trépied terminé par une pyramide en bois, et fort pointue. Sur sa gauche, fabriquée en bois massif, une chaise à haut dossier. Les accoudoirs sont munis de sangles, ainsi qu’une traverse au niveau des pieds. La salle a été nettoyée à grande eau. Des seaux et un balai s’alignent le long du mur du fond.

Pendant que le directeur et l’homme richement habillé discutent comme si de rien n’était, Monsieur Goldnisch regarde discrètement les deux autres accusés. La femme porte sur elle des haillons qui cachent peu ses formes. De gros cernes noirs entourent ses yeux. Son visage, bien que sale, est joli. Ses cheveux d’un noir de jais contrastent avec la couleur de sa peau, blanche comme du lait. Son regard est dans le vide, elle ne semble pas être là.

L’homme musclé à ses côtés regarde tour à tour le garde chargé de la surveillance des prisonniers et les quatre coins de la pièce, comme s’il cherchait une faille, une issue cachée. Il est comme un animal en cage, mais comme il est entravé et que peu de mouvements lui sont possibles, il semble se mouvoir dans sa tête.

Monsieur Goldnisch ne comprend pas ce qu’on attend pour commencer les interrogatoires. Son attente prend fin lorsque la porte d’entrée s’ouvre et qu’un gardien annonce l’arrivée d’un personnage qui semble véritablement important.

— Señor Boccanegra.

Le directeur s’approche et lui souhaite la bienvenue.

— Votre présence nous honore, Monsieur le Grand Inquisiteur.

Après quelques échanges d’amabilités, le responsable de l’Inquisition espagnole s’adresse au directeur en ces termes :

— Ne perdons pas de temps. Je vois que vous avez fait nettoyer les lieux, c’est bien. J’ai horreur de travailler dans de mauvaises conditions. Son regard se porte soudain vers le brasero et l’homme qui s’en occupe. Il s’approche, inspecte le contenu de celui-ci, puis invective celui qui est en charge des tisons.
— Vous appelez ça des braises ? Et ces tisonniers, vous croyez sincèrement qu’ils sont chauds ?
— C’est que l’on ne m’a prévenu que très tardivement de votre visite, Monsieur…

Il n’a pas le temps de terminer sa phrase.

— Faites en sorte que ces braises soient prêtes quand j’en aurai besoin, si vous ne voulez pas que j’essaie un de ces tisonniers sur votre peau.

Le pauvre homme, mort de trouille, se met immédiatement en devoir de satisfaire l’exigeant personnage.

Le désormais maître des lieux s’approche de son frère.

— Avec Monsieur le Directeur, nous avons retenu trois sujets intéressants, dit Fernando.
— Voyons voir ça !

Il désigne du doigt la femme et demande au directeur :

— Qu’a-t-elle fait, celle-ci ?
— Cette femme est accusée de sorcellerie, Votre Honneur. Les hommes qui l’ont dénoncée disent qu’à cause d’elle, leur bétail est malade, que des veaux sont nés mal formés et que même eux souffrent de bronchites à répétition. Ses proches voisins se plaignent que certains jours, alors qu’elle fait brûler des herbes dans sa cuisine, une étrange fumée s’échappe de sa cheminée, empestant l’air à rendre malades les enfants. Une petite fille dit qu’elle l’a vue enfourcher un balai et s’envoler dans le ciel. Enfin, une femme a juré sur son honneur l’avoir vue nue, dansant devant un bouc noir.
— Fernando, où sont mes instruments ?
— Près de la mallette que je t’ai amenée ce matin.

Jetant un dernier regard à la femme, qui n’a pas même cillé, il ressent comme une onde de plaisir le traverser. Pointant du doigt l’homme tout en muscles, il demande :

— Et celui-là, quel est son crime ?
— C’est un voleur, Señor, comme tous les Bohémiens du reste. Il a commis son forfait contre un grand homme de notre ville. Un homme respecté pour sa dévotion envers l’Église et un grand donateur des bonnes œuvres. C’est une honte que ces gens-là puissent commettre leurs méfaits à l’encontre de la bonne société sans être punis à la hauteur de leurs crimes. En tout cas, celui-là, au moins, va répondre de ses actes !

Tout en écoutant d’une oreille discrète, le représentant de l’ordre ecclésiastique le plus important d’Espagne admire, d’un œil de connaisseur, l’impressionnante musculature du Bohémien. Il sait reconnaître un homme résistant, et celui-ci en est un.

— Passons au dernier, voulez-vous ?
— Depuis son arrivée, les gardiens m’ont signalé son comportement des plus étranges. Il est accusé de meurtre, il a été pris en flagrant délit, et pourtant il dit qu’il est innocent et tient absolument à être soumis à la question pour s’expliquer. Encore plus étonnant, il a fallu presque le retenir de courir en l’emmenant ici, et le surveillant était tout essoufflé à son arrivée.

Le garde et l’homme qui est chargé des braises ne peuvent se retenir de rire bruyamment. Ce n’est pas du goût du directeur ni du Grand Inquisiteur. Un regard noir de chacun d’eux efface immédiatement l’allégresse provoquée par cette annonce des plus saugrenues.

Bartolomeo reste dubitatif. Il est vrai qu’il ne remarque aucun signe de peur sur son visage. Ce n’est pas un bravache. Un inconscient sûrement. Un fou, peut-être. Il n’a rien de particulier. Un homme ordinaire. Un meurtrier, certes mais commun, banal. Se tournant vers les deux autres prisonniers, son cœur se met à battre plus fort. Il est subitement sorti de sa rêverie par l’intervention du directeur.

— Alors, qu’en pensez-vous ? Êtes-vous satisfait de notre choix ? dit le directeur.
— Si vous le permettez, je dois m’entretenir avec mon frère et assistant dans notre langue maternelle, pour plus de commodité.
— Mais je vous en prie, faites comme bon vous semblera.

Sur ces paroles, le directeur prend congé. Bartolomeo s’adresse immédiatement à son frère :

— Fernando, je suis plutôt content du choix de la sorcière et du Bohémien. En les interrogeant, je pense que cela devrait pouvoir m’aider à réfléchir. Je te rappelle que nous avons un gros problème à résoudre.

Le jeune homme acquiesce d’un hochement de tête. Se tournant vers le troisième choix, il dit :

— Franchement, celui-là ne m’intéresse pas. Il est de faible constitution, et si tu veux mon avis, à l’ouverture de ma mallette, il va s’évanouir. Non, qu’on le ramène en cellule et qu’on le pende, son sort m’importe peu.

Monsieur Goldnisch a tout entendu, mieux même : il a tout saisi. Un dispositif inséré dans une de ses dents lui permet de comprendre la plupart des langues, idiomes et patois existant à cette époque. Il est pris de panique et ne peut se retenir d’apostropher le Grand Inquisiteur en s’adressant à lui dans sa propre langue :

— Je vous en supplie, interrogez-moi. Je suis innocent, je…

Il n’a pas le temps de terminer sa phrase : un violent coup porté au foie lui coupe net la parole et le souffle. Le gardien s’apprête à le frapper à nouveau, mais le jeune homme intervient.

— Un instant ! Ainsi, tu parles couramment l’espagnol, et ma foi, ton accent est impeccable.
— C’est que je parle bien d’autres langues, heu… Monsieur.
— Ah oui, cite-m’en donc quelques-unes, que je puisse connaître l’étendue de ton savoir, dit Fernando sans se retenir de sourire.

Monsieur Goldnisch est pris de court. S’il peut converser en de nombreux langages, il n’en connaît pas le nom, en dehors de ceux qu’il a entendus lors de son périple qui l’a mené tout droit en prison.

— Je parle l’italien, l’anglais… et bien d’autres encore.

Bartolomeo prend la parole à son tour :

— Et bien sûr, tu parles le hollandais, l’allemand, le finnois, et bien entendu le chinois et le japonais !

Monsieur Goldnisch n’a aucune idée de quoi parle cet homme à la mine sévère, mais il répond par l’affirmative.

Les deux frères se concertent sans prononcer un mot. Fernando se tourne vers le Bohémien.

— Votre peuple parle une langue que vous seuls utilisez et qui est incompréhensible à tout bon chrétien. Parle-lui et dis-moi s’il peut te répondre.

Le Bohémien converse quelques instants avec le drôle de personnage. Ce dernier n’a aucun mal à lui répondre.

— Il parle parfaitement ma langue, Monsieur.

Alors qu’il sent son frère s’impatienter, Fernando pose une main sur l’épaule de Bartolomeo et dit, en s’adressant à Monsieur Goldnisch :

— Tu parles le turc ?

Comme s’il sentait que son avenir en dépendait, bien que n’ayant jamais entendu cette langue, il dit que oui.

Les deux frères se regardent d’un air entendu et plein de satisfaction.

— … Et tu sais le lire et l’écrire aussi ?

Cette fois, le voyageur du temps ne peut que s’avouer vaincu devant ce coup du sort.

— Pour ne rien vous cacher, je dois avouer que non.

L’Espagnol ne cache pas sa déception après l’espoir suscité.

— J’en ai assez entendu. Garde, ramenez le détenu en cellule, je ne veux plus le voir.
— Non, non ! S’il vous plaît, je suis innocent, je demande justice, je…

De nouveau, un coup, porté cette fois sur le haut du crâne, le fait taire. Le gardien le saisit par le haut du col et s’apprête à le tirer vers la sortie quand Fernando intervient.

— Attendez un instant.

Le garde obéit et observe un temps d’arrêt devant la porte de sortie.

Fernando se rapproche de Bartolomeo et se met à parler doucement, à un faible volume pour que personne n’entende. Après quelques instants, on entend simplement ces quelques mots prononcés par son aîné :

— Oui, c’est une bonne idée, ça pourrait marcher.

Reprenant le dialogue dans leur langue d’origine, il dit à son cadet :

— L’affaire est entendue, il n’y a plus qu’à annoncer au directeur que le suspect est innocent et qu’il peut le relâcher sur le champ et je te fais confiance pour la suite.
— Heu, il y a quand même une difficulté, Bartolomeo. Nous ne sommes pas en Espagne où tu as tous les pouvoirs à ta disposition. Au royaume de France, le roi et son ministre, le cardinal de Richelieu peuvent seuls commuer les peines lourdes en légères voire gracier si c’est dans leur intérêt.
— Mais c’est dans l’intérêt du cardinal et du nôtre.
— Oui, je sais, mais le document doit être signé dans deux jours et nous n’aurons jamais le temps de le faire sortir avant.
—