Leena - Jan Länden - E-Book

Leena E-Book

Jan Länden

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Beschreibung

Un cadavre putréfié va plonger Leena Fournier, inspectrice à la brigade criminelle genevoise, dans l’enquête la plus spectaculaire menée par la police judiciaire depuis sa création. Confrontée aux aspects les plus sombres de l’âme humaine, elle va être emportée au coeur du crime organisé international, de Turin à New York en passant par Belgrade.

Un face-à-face avec la réalité du banditisme moderne dont l’unique frontière est la rencontre avec un prédateur encore plus sanguinaire. Un récit au réalisme de tous les instants. L’auteur, un flic aguerri toujours en activité, livre une enquête haletante et riche en rebondissements glaçants.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Finno-suisse, ayant grandi à Nendaz, Jan Länden a gagné l’extrémité du lac Léman en 1995 pour rejoindre la police judiciaire genevoise. Il y exercera pendant 18 ans avant d’intégrer fedpol. Spécialisé dans le grand banditisme international et toujours opérationnel, il écrit ce premier roman sous pseudonyme.

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Couverture

Page de titre

Prélude

Une nuit sombre et glaciale a pris dans son étreinte la cité de Calvin. Les heures passant, la circulation se fait de plus en plus rare. Le brouhaha ambiant s’estompe doucement pour laisser place à un calme apparent, octroyant quelques heures à la ville pour se régénérer. Seuls quelques véhicules viennent encore déchirer le silence.

Il est précisément 3 h 30 lorsqu’il décide d’actionner le mécanisme d’ouverture de la porte coulissante. Il sait que sa proie est profondément endormie. La pose d’un système d’écoute il y a quelques jours lui permet d’entendre chacune des respirations de sa victime. Il a étudié ses cycles de sommeil, son comportement, ses mouvements. Il a analysé le moindre paramètre susceptible d’influencer son geste final. Un verdict sans appel est sur le point d’être rendu.

Il jette un œil en direction de l’immense espace salon situé au dernier étage de l’immeuble cossu du quartier de Frontenex. Un regard rapide par la baie vitrée lui permet de distinguer la cathédrale Saint-Pierre qui fait face aux affres morales des Pâquis, juste séparés par la quiétude de la rade.

Progressant doucement dans la pénombre, il avance irrémédiablement vers cet homme qui ne jouira plus des cigares coûteux qui embaument son logement.

Recroquevillé sous un drap de satin, il dort paisiblement, son iPhone et une Audemars Piguet au cadran bleu foncé et boîtier en or rose trônant sur la table de chevet.

Le SIG P228, garni de son silencieux, est sur le point de cracher son ultime sentence.

Deux détonations sourdes, accompagnées de cliquetis métalliques, claquent dans la nuit. Une âme vient d’être arrachée à son corps.

Un filet de sang chaud jaillit du trou béant situé à l’arrière du crâne.

Les voisins dorment encore lorsqu’il dépose délicatement le portefeuille de la victime sur le drap à la hauteur de la hanche.

D’un geste rapide et précis, il récupère les douilles encore brûlantes. Il passe sa main sous la lampe de chevet et attrape le système d’écoute à distance. Un dernier regard et il se glisse dans la nuit, refermant la porte coulissante comme un rideau de théâtre après le salut des artistes.

Plus que quelques instants avant que la frénésie urbaine ne reprenne ses droits, noyant toute trace de son incursion.

CHAPITRE 1La Jonction

22 mars, 5 h 50, l’écran du Nokia vient de s’allumer tout en lançant les premières notes de « Shallow » tirées de la BO A Star Is Born, c’est le signal du lever.

Leena bondit hors de son lit. Depuis peu, Morphée l’abandonne aux aurores, rendant caduque l’utilisation de son réveil. Le poids de ses trente-huit printemps peut-être.

Chaque matin, le cérémonial est immuable : brossage des dents suivi d’une heure de jogging en arpentant les sentiers bucoliques bordant le Rhône. Quelques étirements au bas de son immeuble et elle grimpe, quatre à quatre, les sept étages qui la séparent de son trois-pièces en attique situé à l’angle de Malatrex et de la rue Voltaire. Un petit bijou avec une magnifique terrasse offrant une vue à 240 degrés sur la ville.

Sportive, arborant une chevelure brune mi-longue, Leena a hérité des yeux de sa mère ; d’un bleu clair métallique. Le visage carré, les traits fins, une peau hâlée, on pourrait penser qu’elle a des origines méditerranéennes, mais c’est bien une Finno-Valaisanne. Naturellement belle, elle a toujours cherché à casser cette image, souhaitant être reconnue non pour son physique, mais pour son travail. Son astuce, des vêtements neutres et pratiques lui donnant un petit côté garçon manqué.

7 h 30, après avoir bu son café et avalé un bol de céréales, Leena prend la direction de Carl-Vogt. Elle emprunte quotidiennement le même itinéraire, passant par le barrage du Seujet avant de plonger au cœur de la Jonction. Le quartier tient son nom de son positionnement entre le Rhône et l’Arve. Lieu où les eaux troubles du Mont-Blanc viennent se mêler aux flots cristallins du Rhône, poursuivant leurs langoureuses ondulations jusqu’aux portes de Marseille.

En un petit quart d’heure, elle fait face à la porte sécurisée réservée au personnel. Elle présente son badge devant la cellule magnétique et pénètre dans l’antre de la police judiciaire genevoise.

Leena Fournier fait partie de cette institution depuis près de quinze ans. Elle est inspectrice principale à la brigade criminelle.

Un salut aux employés de la loge d’entrée et elle rejoint les locaux de la criminelle, situés au 3e étage. Comme à chaque fois, elle emprunte la cage d’escalier. Elle ne supporte pas la promiscuité des ascenseurs, un souvenir de jeunesse datant de l’époque où elle avait été prise dans une coulée de neige. Expérience pour le moins traumatisante qui l’avait forcée à passer de longues minutes sous une dizaine de centimètres de poudreuse arrachée à la montagne. Les premières sensations d’étouffement et de claustrophobie s’étaient déjà emparées d’elle, lorsqu’elle avait senti la main ferme de son père la ramener à l’air libre.

Nouvelle cellule magnétique pour entrer dans le bureau, procédure remontant à une affaire ayant absorbé les limiers genevois en 2005, lors de laquelle un financier français, abattu froidement dans son appartement, fut découvert uniquement vêtu d’une combinaison intégrale en latex, couleur chair. Une des enquêtes les plus médiatisées de l’histoire de la police genevoise.

La voilà enfin au cœur des locaux de la légendaire brigade criminelle. Un open space occupé par quatorze inspecteurs, réparti en trois unités. Ils partagent les lieux avec le chef et son remplaçant. En entrant, sur la droite, une grande table offre à tous une place assise. Derrière, un petit bar avec un frigo et quelques rangements. Les espaces de travail du personnel se trouvent sur la gauche, organisés par groupes. Une sorte de bric-à-brac permettant à chacun d’apporter sa propre touche. Un joyeux bordel rendant le lieu bien vivant.

Le bureau de Leena est situé au fond à gauche, à côté de celui d’Olivier Gillard, dit Juju, son chef. Passionné de foot, sa corpulence indique qu’il pratique encore ce sport. En y regardant de plus près, on constate qu’un petit bedon de vétéran tend à se former sous son faux polo de marque, acheté sur un marché de Bangkok. Châtain clair, les tempes grisonnantes et le visage rond laissant pointer quelques taches de rousseur, il a le bagout du Genevois.

Face à eux se trouvent André Misco et Marc Berger. Ce sont les membres du groupe 3. Comme tous les vendredis, dès 17 h, une nouvelle équipe va reprendre la permanence. C’est à leur tour d’être d’astreinte.

– Salut Leena, comment s’est passée ta journée de congé ? lance Marc.

– Très bien, je suis rentrée en Valais et j’en ai profité pour faire un joli vol.

– Fais attention, le parapente c’est dangereux.

– Pas plus que de travailler avec trois lecmes1 aussi mauvais que vous.

Ils éclatent de rire.

André Misco, le dernier venu dans le groupe, propose une tournée de cafés à ses partenaires. Une douce odeur de grains torréfiés emplit la pièce. Gillard profite de cet instant pour se pencher en direction de Leena :

– Tu as terminé le rapport pour l’affaire des Cropettes ? Le magistrat m’a contacté hier et il attend sur nous pour pouvoir clôturer son acte d’accusation.

– Il est fini. Je devais juste obtenir les derniers résultats ADN pour fermer les portes. Comme c’est négatif, c’est réglé. Je te file le tout pour relecture et dès que tu l’as validé, je balance au proc.

– C’est quoi l’affaire ? demande Misco qui n’était pas encore arrivé dans le groupe lorsqu’elle s’était déroulée.

– C’est ce qu’on appelle un meurtre à l’étalage. Une bagarre qui a mal tourné entre un vendeur de came albanais et un toxico de la région. Le tox a voulu piéger l’Albanais et au moment du deal, il l’a menacé avec un couteau. S’en est suivi une prise à la culotte et une lame qui s’est glissée malencontreusement dans le cou de la victime, sectionnant net sa jugulaire. Des témoins ayant assisté à la scène ont fait le 117 et une patrouille est rapidement arrivée sur place. L’auteur n’avait pas encore eu le temps de s’éloigner. Il a été tapé à une centaine de mètres alors qu’il se dirigeait vers la gare, le couteau ensanglanté dans la main. Il a reconnu les faits. Tu me diras qu’il n’avait pas trop le choix. L’affaire est carrée.

8 h pile, tout le monde se déplace à la table de rapport. C’est l’heure de l’entrée en scène d’Olivier Kamann, le patron de la brigade criminelle. C’est un beau bébé de près de 150 kilos pour 185 cm, le visage poupin, des cheveux gris coupés à ras et un tour de taille à la hauteur de son amour pour la bonne chère. Une légende de la police judiciaire à l’aube de sa retraite.

Lors du rapport quotidien, un point de situation est fait sur les interpellations de la veille et divers messages sont transmis à la troupe.

– Bonjour à tous, nuit calme aujourd’hui : 3 cuits, premier 1,8 pour mille au volant, deuxième 2,1 et le dernier 2,5. Pour les sales gueules, le dernier n’est pas un collègue. Deux Albanais arrêtés dans un appartement par la Task2 avec 500 grammes d’héro ; trois bouletteux arrêtés aux Paxons3. Pour le reste, je vous laisse regarder la feuille des violons4. Je rappelle qu’à 17 h c’est le groupe Gillard qui reprend la grande et l’équipe en fin de perm organise l’apéro. Bonne journée à tous… Ah, encore une chose, ça concerne le braquo de la bijouterie Bucherer d’il y a deux semaines, la PJF* a contacté la BRB*, selon eux, ce sont probablement des Pinks5.

Leena retourne à son bureau pour allumer son ordinateur et accéder à sa messagerie. Il s’agit d’un véritable cérémonial matinal. De nos jours, la gestion d’un e-mail est devenue tout un art. Des formations sont même données aux employés afin d’éviter d’être dévoré par sa propre messagerie.

Une annonce de fedpol* attire son attention. Elle a été envoyée par le service d’analyse stratégique de la police fédérale qui a transmis un rapport sur l’implantation de la ‘Ndrangheta en Suisse.

Ces documents ont toujours intéressé Leena. Ils lui permettent d’élargir ses notions sur les phénomènes criminels qu’elle côtoie quotidiennement. Sa soif de connaissance l’a conduite, avant l’école de police, à obtenir un bachelor en psychologie, suivi d’un master en criminologie à l’université de Lausanne. Les méandres de l’esprit humain l’ont depuis toujours attirée, poussée en cela par la découverte, alors adolescente, du Silence des Agneaux et du personnage de Clarice Starling.

Elle décide de se prendre un peu de temps, durant le week-end, pour lire la prose de fedpol. Qui sait, cela pourrait un jour lui être utile.

* * *

– Leena, tu m’accompagnes au MP*, je dois récupérer une fiche verte6 pour le dossier Chevaley ? lui demande Berger.

– OK. Ça joue si on part dans cinq ? Tu prends la voiture ?

– Oui.

Berger est le binôme de Leena. Il a rejoint la crime une année après elle et il est de 3 ans son cadet. Ils se sont tout de suite bien entendus. Cultivé, passionné par son métier, il est tout aussi curieux que Leena. Ils peuvent passer des heures en planque à bavarder de tout et de rien. Complémentaires, une vraie confiance s’est établie entre eux.

Arrivé au garage, Berger contorsionne ses 190 cm pour se caler dans le siège de la BMW X1 blanche. Machinalement, Leena allume la radio police. Ils prennent la direction de la rampe de Chancy qui se trouve à quelques centaines de mètres de Carl-Vogt.

Lorsqu’ils se parquent devant le bâtiment du Ministère public, Leena lui dit :

– Je te laisse monter, je n’ai pas envie de porter la chandelle.

– Mais non déconne pas, il n’y a rien entre nous, c’est juste une amie.

– Arrête, tu sais bien que tu es incapable de mentir…

Leena lui balance un petit clin d’œil complice lui permettant de rejoindre sa dulcinée.

Berger a la fâcheuse tendance à prendre des couleurs tirant sur le grenat, lorsqu’il se trouve dans une situation émotionnelle inattendue. Étant fan de Servette7, c’est peut-être sa façon d’entrer en communion avec son club de cœur.

Depuis quelque temps, il entretient une liaison avec une procureure. Cette proximité peut s’avérer rédhibitoire dans la gestion commune de certaines affaires. D’où sa discrétion maladive, alors que, pour l’ensemble du groupe, il s’agit d’un secret de polichinelle.

Assise dans la voiture à la portière ouverte, Leena est tirée de ses pensées par la sonnerie de son téléphone portable.

– Leena ?

– Leena, c’est Juju. Tu dis à Marc de laisser sa greluche et de rapatrier fissa au bureau. Il a pris la BMW avec dans le coffre les 200’000 francs de la remise de rançon de la semaine passée. Kamann est franc fou. Il avait collé un post-it sur les clés pour ne pas toucher à ce véhicule car il doit ramener l’argent à la banque en fin de matinée.

– On est juste venus récupérer un document et on arrive, pas de souci.

Dans un premier temps, Leena joue la décontraction. « Qu’est-ce qu’il stresse ! » se dit-elle. Mais, rapidement, un petit doute la titille. Elle doit résister, rester cartésienne.

« Pourquoi donc cet argent ne serait-il plus dans le coffre ? »

Après quelques instants, l’incertitude supplante son esprit analytique.

– Merde, fait chier ! dit-elle à haute voix en se dirigeant vers le coffre.

Le sac de sport noir est bien là, contenant près de deux ans de salaire d’un fonctionnaire de police.

« Apprends à écouter ton instinct », rumine-t-elle en regagnant son siège.

Sa petite voix intérieure, ce que certains appellent l’intuition ou le sixième sens, l’a rarement trompée. Leena a toujours su qu’elle avait en elle cet atout. Elle continue encore aujourd’hui à apprendre à lui faire confiance. Mais ce qui pour certains est un don, reste encore un mystère pour elle. Cette perception s’oppose en permanence aux bases mêmes d’une investigation criminelle qui doit être méthodique, scientifique et systématique. L’une des forces de Leena est d’avoir trouvé l’équilibre entre ces notions antagonistes.

Elle voit enfin apparaître la silhouette élancée de Berger, qui rejoint le véhicule. Comme à son habitude, t-shirt Peak Performance rouge, jean impeccable, petite chaîne en or, baskets blanches, il a le look du premier de classe avec ses cheveux châtains parfaitement coiffés.

– Ça va chauffer mon poto, lui lance-t-elle, alors qu’il se dirige, guilleret, vers la voiture.

– Quoi encore, qu’est-ce que j’ai fait ?

– Ouvre le coffre… banane.

Ses joues imberbes commencent à faire honneur à son club de cœur. Il dévie sa course pour se rendre à l’arrière du véhicule. Le plaisir des cinq dernières minutes vient de s’estomper.

– Fait chier ! Merde ! Et il faut que ça tombe sur moi. J’en ai marre d’être son souffre-douleur.

Il n’a pas tort. Kamann le cherche un peu, mais il l’aime bien et il reconnaît ses compétences. Berger a parfois tendance à partir au quart de tour. Pour Leena, c’est ce qui fait le charme de son partenaire et professionnellement, rien à dire.

– Ne t’inquiète pas Marc, tu laisses gueuler et tu serres le poing dans ta poche.

De retour au bureau, ce qui devait advenir se produit. Sans aucune surprise, Berger est accueilli par les aboiements de Kamann.

Le reste de la journée s’écoule tranquillement, chacun s’affairant sur les dizaines de dossiers traités par la brigade.

L’heure de l’apéro s’approche à grands pas. Les effluves de fromage et de charcuterie commencent à emplir l’espace d’une douce senteur, annonçant pour certains le week-end et pour d’autres le début de la permanence.

Brisant la quiétude de l’instant, une des radios police constamment allumée crache soudainement :

– Possible homicide au 84 route de Frontenex, une patrouille de la crime est-elle à l’écoute ?

Le temps s’arrête l’espace de quelques secondes, les flux sanguins s’accélèrent, on échange des regards. Visiblement, un des groupes n’aura pas droit à la viande séchée d’Anniviers.

Il est 16 h 50, ce vendredi 22 mars, quand Kamann décrète :

– Vu l’heure, groupe 3, c’est vous qui prenez l’affaire. Les autres, on reste au bureau en attente des infos. Juju, je vois sur l’ordi qu’il y aurait un corps. On n’en sait pas plus.

Leena se saisit de sa radio :

– Centrale de crime, on va sur place. Terminé.

1 Signifie mecs, argot utilisé par la police judiciaire genevoise.

2 Brigade de police traquant le deal de rue.

3 Quartier des Pâquis à Genève.

4 Cellules de garde à vue.

5 Abréviation de Pink Panthers, appellation donnée à des équipes de braqueurs de bijouteries en provenance des Balkans.

* voir glossaire policier en fin de volume.

6 Instructions transmises par le ministère public à la police.

7 Club de football genevois à l’équipement grenat.

CHAPITRE 2Scène de crime

Tout en s’équipant, Gillard organise sa team :

– Leena et Marc, vous prenez le lead. Avec André on vous appuie et on fait l’enquête de voisinage. Kamann, je t’appelle si j’ai besoin de renforts.

– On est là, lui répond Kamann. Berlant gère au bureau si vous avez des témoins à nous envoyer.

– Merci les gars et laissez-nous un petit quelque chose à manger, on sera peut-être rapidement de retour.

Un trio s’engouffre dans l’ascenseur, direction le garage, pendant que Leena dévale la cage d’escalier. Les paires se répartissent dans deux voitures. Ils foncent, sirènes hurlantes, à travers les artères de la cité congestionnée par les départs en week-end.

– Putain ! Quelle merde ce soir, maugrée Marc, concentré sur la route, slalomant entre les véhicules. Je vais récupérer les Rues-Basses, on sera plus tranquille.

Tout au long de la progression, Leena est à l’affût.

– À droite, c’est bon ! Attention, vélo devant ! Fais gaffe, il panique, il ne sait pas d’où on vient… C’est bon ! Voies de tram ! Fonce, c’est dégagé !

Son portable vibre dans sa poche.

– Allo ? répond-elle en hurlant pour couvrir le bruit de la sirène. Maman, je ne peux pas te parler maintenant… Oui, tout va bien, mais là ce n’est pas le moment… non je suis en forme… oui… oui… maman, je suis en intervention, je dois raccrocher.

Leena sait que, dès cette seconde précise, sa mère ne dormira pas jusqu’à ce qu’elle la rappelle.

En moins de dix minutes, ils rejoignent la route de Frontenex. Deux voitures de gendarmerie sont déjà parquées devant l’immeuble. Encore quelques minutes et le quatuor va pouvoir déterminer s’ils ont une chance de goûter à l’apéro de ce soir.

Un gendarme en uniforme s’approche de Gillard. Il le renvoie directement vers Leena et son acolyte.

– Salut, c’est mon premier jour, le chef m’a envoyé pour vous faire le topo.

Leena constate immédiatement que son jeune collègue est d’une pâleur extrême et qu’il lui reste quelques morceaux de son contenu gastrique sur le coin de la lèvre et le bout des rangers.

– Laisse-moi deviner, le corps est là depuis plus d’une semaine.

– Comment vous le savez ?

Leena échange un regard complice avec Berger.

– Fais-nous le topo.

– Oui… Pardon… Nous avons été contactés à 16 h par la femme de ménage. Elle est revenue hier de trois semaines de vacances. Lorsqu’elle a ouvert la porte, elle a immédiatement senti une odeur très forte. Elle n’a pas osé entrer dans l’appartement et a tout de suite appelé le concierge de l’immeuble. C’est lui qui nous a téléphoné. Voilà… c’est tout.

Berger le regarde, pantois, attendant la suite. Observant le mutisme du stagiaire, il l’apostrophe gentiment.

– C’est tout quoi ? Qui a pénétré dans le logement ?

– Ah oui… Désolé… À notre arrivée avec l’appointé Lechten, nous sommes immédiatement entrés et avons découvert un corps dans la chambre à coucher. C’est là que mon chef m’a ordonné de vous attendre ici.

– OK. Merci pour ces infos. Lechten est en haut ? demande Leena.

– Oui, il est sur le palier.

En quittant le jeune collègue, Leena lui tend un mouchoir et lui désigne discrètement la commissure de ses lèvres et le bout de ses chaussures.

Embarrassé, le gendarme le récupère.

– Merci… Désolé.

– Tu n’as pas à l’être, c’est normal, ça m’est aussi arrivé. T’inquiète, on ne s’y habitue jamais.

Gillard fait un dernier point avec Leena.

– Après leur avoir posé quelques questions, je me charge d’organiser le transport de la femme de ménage et du concierge. Je te fais un topo avant de les envoyer au bureau. Je vous laisse gérer.

– OK, c’est parfait. On monte.

En gravissant les huit étages les séparant de la scène de crime, Leena se remémore son premier cadavre décomposé. Tout comme le jeune collègue, elle n’avait pas pu éviter la restitution à mère Nature de son déjeuner, sous le regard amusé des anciens.

À chaque étage, une puanteur familière devient de plus en plus prenante, s’immisçant irrémédiablement dans le moindre interstice de peau. Il n’y a rien de pire, pour Leena, que l’odeur de la putréfaction d’un corps.

– Tu as ton tube de Vicks, Marc ?

– Oui.

– Tu m’en files ? Je crois que là, je vais être obligée.

– Ça fait déjà deux étages que je m’en suis badigeonné le nez, lui dit-il un petit sourire en coin.

Leena attrape la pommade et s’en met sous le nez. L’odeur est si puissante que des larmes viennent inonder son regard.

Arrivés au 8e, ils se trouvent dans un couloir borgne, donnant sur une seule porte palière. Impassible, posté devant l’entrée, l’appointé Lechten les attend.

– Salut. Comment tu fais pour supporter ? lui demande Leena.

– Salut Leena. Anosmie. Très utile dans des situations comme celle-ci. Selon les toubibs, une perte de l’odorat due à un traumatisme, mais ce n’est pas le sujet. Je vous fais le topo. Faites gaffe à ne pas marcher dedans.

Lechten leur désigne une flaque brunâtre, composée des restes du repas de midi du jeune gendarme. Gillard et Misco rejoignent le groupe.

– J’ai juste eu le temps de le foutre dehors avant qu’il ne bousille la scène de crime… enfin « scène de crime » à vous de le déterminer. Vu l’état du corps, c’est difficile à dire. Le propriétaire de l’appartement s’appelle Lorenzo Gimoni. Il possède un magasin de cigares. Il est né en 1972. Connu de la police pour deux affaires d’escroquerie. Je précise que je ne sais pas si c’est lui dans la chambre, je vous laisse la surprise. La femme de ménage se trouve chez le concierge avec une patrouille de chez nous.

– Juju, tu peux descendre au premier pour les prendre en charge ?

– Oui madame, lui répond le chef de groupe. Il est où l’ascenseur ?

– Un étage en dessous. Ici, il arrive directement dans l’appartement qui occupe toute la superficie, lui lance Lechten.

– Merci, content de vous laisser, c’est insupportable cette puanteur.

– Merci patron.

Alors que Gillard et Misco s’éloignent, Lechten poursuit son explication :

– Avec le jeune, nous sommes les seuls à être entrés. Une des fenêtres du salon était ouverte en imposte. J’ai encore jeté un œil dans les autres pièces pour voir s’il y avait quelqu’un… R.A.S. Je suis ressorti en prenant toutes les précautions d’usage.

– Tu confirmes que le concierge et la femme de ménage sont restés dehors ?

– Oui, le gars a fait l’Angola, les charniers il connaît, il a tout de suite compris le problème.

– Merci Minet, c’est top. Tu peux gérer ici ? Ça ne va pas tarder à être le barnum, lui dit Leena, en empoignant sa radio.

– Centrale de Fournier, tu peux me dire si la scientifique est en route ?

– Je te confirme qu’elle est en chemin, lui répond l’opérateur.

– Compris, terminé.

Deux minutes plus tard, le trio est rejoint par Alain Gillard, chargé comme une mule, portant plusieurs sacs en bandoulière. Il est le frère cadet d’Olivier et collègue de volée de Leena.

– Salut mon doudou, lui lance-t-elle.

– Salut Leena. C’est cool que ce soit toi. Je fais quelques photos du palier et j’immortalise les lieux. Dès que j’ai fini avec les clichés vous pouvez venir équipés. Pour info, un autre collègue et le criminaliste sont en chemin. On ne sera pas trop de trois pour faire le job.

– C’est OK pour moi. On peut taper dans ton matos ?

– Faites comme chez vous.

Pendant qu’Alain se prépare, elle lui fait un état de la situation. Par la suite, ils descendent d’un étage afin de laisser Gillard Jr officier sur le palier.

En attendant le feu vert de la scientifique, Leena et Berger enfilent les tenues blanches, les chaussons et les gants. « De vrais experts Geneva », pense-t-elle en regardant Berger.

– T’as vraiment une gueule de spermatozoïde dans ta tenue, lui lance-t-elle en riant.

Quelques minutes plus tard, Gillard Jr les interpelle :

– C’est bon, vous pouvez venir, j’ai fixé la scène. Un corps, pas d’arme, rien de particulier à première vue, pas de trace de fouille, pas d’effraction. Je vous laisse découvrir.

L’effet du Vicks commençant à s’estomper, les deux en remettent une couche avant de pénétrer dans l’appartement.

Il s’agit d’un logement de standing, refait à neuf. Au premier regard, Leena est frappée par le minimalisme de la décoration.

« Sobre, épuré, fonctionnel, ce logement est-il à son image ? » se questionne-t-elle.

Il lui semble reconnaître la patte de Philippe Starck dans presque toutes les pièces.

À gauche de l’entrée donnant sur un immense espace de vie, la porte de l’ascenseur privatif. À droite, une petite étagère en polycarbonate transparente sur laquelle se trouve un jeu de clés de Maserati.

À côté du meuble, sous un fauteuil Louis XVI estampillé Starck, une paire de mocassins en cuir. Rien de plus dans l’entrée, si ce n’est un miroir de plain-pied.

La pièce principale d’environ 100 mètres carrés s’ouvre sur la gauche. Elle comprend le séjour, la cuisine et un coin salle à manger. Elle offre une vue spectaculaire de près de 180 degrés sur la ville. Un petit couloir, situé dans le prolongement de la porte d’entrée, permet d’accéder au coin nuit, source des effluves pestilentiels.

Leena s’y engage doucement. Les battements de son cœur s’accélèrent. Elle est consciente que la première image du corps restera à jamais gravée dans un coin de son cerveau. La porte de la chambre est ouverte. Elle scanne rapidement la pièce. « Spacieuse et sobrement décorée », pense-t-elle. Elle est composée d’une salle de bain privative et d’un pan entier de mur aménagé en dressing.

Face à la baie vitrée donnant sur un parc arborisé trône un lit king size, recouvert d’un drap de satin probablement blanc à l’origine.

Son regard se pose enfin sur une masse de couleur verdâtre. L’épiderme est en partie soulevé par des bulles de gaz. Les traits du visage ne sont plus reconnaissables. Une sorte de baudruche difforme de laquelle on peine à distinguer les yeux et la bouche.

Tout en analysant la scène, Leena perçoit une ondulation sur le drap de satin comme porté par un léger souffle. En se rapprochant, elle constate que la mort a donné naissance à un nouvel écosystème : des dizaines de larves et d’asticots grouillent sous le tissu. « Le cycle de la vie a repris ses droits », se dit-elle.

Elle observe plus attentivement la zone correspondant au visage. Elle identifie la bouche, le nez et les yeux, chacun de ces orifices étant colonisés par des vers. Elle se souvient du cours donné par le professeur Dilard, médecin légiste, durant son école de formation de la police. « C’est lorsqu’un corps en décomposition commence à purger que les mouches vont venir déposer leurs œufs dans les orifices et les plaies ouvertes. Après vingt-quatre heures, ces derniers éclosent laissant apparaître des petits asticots qui vont se nourrir de la chair pourrie… »

Un élément étrange attire soudain son attention. Trois larves semblent se repaître des tissus situés deux centimètres en dessous de ce qui fut l’œil droit de la victime. Les légistes le confirmeront, mais pour Leena, il s’agit d’un orifice non naturel. L’hypothèse d’un homicide prend corps.

– C’est bel et bien une scène de crime. On fait la totale ! lance-t-elle à travers l’appartement.

CHAPITRE 3Une première piste

Les heures qui suivent laissent place au barnum annoncé. Sur le palier, c’est le calme plat. L’odeur a repoussé tout le monde sur le parking. Le service de presse tente, tant bien que mal, de gérer l’appétit des journalistes. Certaines huiles de la police apparaissent soudain sous la lumière des projecteurs. Les voisins fleurissent les balcons, tentant de comprendre ce qui se trame, ou cherchant peut-être un peu d’air frais.

À l’étage, Gillard Jr a été rejoint par deux de ses collègues. Ils ont passé l’ensemble de l’appartement au peigne fin. Ils doivent effectuer l’essentiel du travail avant que les lieux ne soient contaminés.

Dans un coin du parking, proche de la cohue, Bettina Rachge et Karin Lopes se préparent à officier.

Alors que Leena scelle avec soin un ordinateur portable récupéré sur la table du salon, elle entend Lechten annoncer :

– Légiste sur place.

Elle se dirige vers l’entrée.

– Salut les filles. Je vous fais le topo.

Les explications durent quelques minutes.

Rachge et Lopes se rendent dans la chambre à coucher et débutent leur protocole.

– Leena, ton avis sur la date du décès ? demande Rachge, qui aime bien tester les connaissances de son amie. Elles sont copines depuis des années. Passionnées de montagne, elles gravissent régulièrement ensemble les voies légendaires des Alpes.

– Plus de 14 jours.

– C’est juste, en revanche…

– Je sais, après 14 jours, difficile d’estimer le temps, car l’évolution de la putréfaction est beaucoup plus lente. Je te rassure, on va utiliser les techniques modernes. Son iPhone va parler. L’étude de ses applications va certainement nous aider à déterminer quand il a bougé pour la dernière fois.

– Parfois Big Brother est utile, lui lance Lopes, qui a planté le thermomètre dans le foie de la victime, crevant au passage une poche de gaz.

Après quelques instants, Rachge confirme.

– Il y a effectivement une plaie sous l’œil droit. Le scan nous permettra d’y voir plus clair.

En une petite heure, le travail des légistes est terminé.

– C’est bon pour nous, autopsie demain matin à 9 h. Marc, tu vas y assister ? lui demande Rachge.

– Oui, soit moi soit Leena.

– C’est cool si c’est toi, lui relance Rachge d’une voix suave.

Elle a toujours eu un coup de cœur pour Berger, au grand désespoir d’autres collègues masculins.

– Je te confirme qui viendra, lui répond-il agacé par cette attaque en règle.

Il y a quelques semaines, il aurait été flatté ; mais là, depuis peu amoureux, il est mal à l’aise.

Leena, qui a suivi d’une oreille l’échange, vole à son secours.

– C’est moi qui m’y colle, Bettina. Marc, demain matin, je te rappelle que tu as l’audition pour l’affaire des Cropettes.

– Juste, désolé, j’avais complètement oublié.

En passant derrière elle, il lui glisse discrètement.

– Merci. Je t’en dois une.

Gillard Jr semble lui aussi avoir conclu sa mission.

– Les pompes sont là, aboie Lechten depuis l’entrée.

– Alain, on peut les laisser venir ? demande Berger.

– OK pour nous, on a fini ici. On fait encore la cave, le garage et les prélèvements dans le véhicule. Je t’appelle quand j’ai terminé.

Deux employés des pompes funèbres pénètrent dans l’appartement. Ils sont équipés de combinaisons bleues, bottes et gants en caoutchouc, masques et lunettes de protection. Ils ont la lourde tâche de décoller le corps et de le déposer dans un sac pour le transporter au CURML*.

Durant près de dix minutes, ils vont tenter de faire entrer cette masse difforme et pullulante dans une bâche en plastique. Lorsqu’ils arrivent finalement à arracher le corps à son linceul de satin, des centaines de larves et d’asticots apparaissent au grand jour. Après quelques efforts supplémentaires, le sac mortuaire est enfin placé sur un brancard.

– Madame, on peut y aller ?

– Oui. Merci, répond Leena, un peu agacée par le « madame ».

* * *

Voilà plus de quatre heures qu’ils opèrent dans ce cloaque. Après avoir apposé des scellés sur l’ascenseur, Leena en fait de même avec la porte d’entrée. Le serrurier vient tout juste de changer les serrures et de lui remettre les nouvelles clés.

– On fait comment pour l’ascenseur privatif ? demande-t-elle à Berger.

– Aucune idée, je regarde avec le concierge.

– Personne ne doit accéder au logement. Nous devrons certainement revenir.

Leena et Lechten regagnent leur véhicule. La meute de journalistes et les huiles ont quitté les lieux. Il ne reste plus que Sophie Rolisse de la Tribune. Elle observe la scène depuis l’entrée du parking. Rolisse est une journaliste d’investigation qui a réussi à s’attirer le respect de la police, ayant, entre autres, accepté de repousser la sortie de scoops afin de ne pas mettre à mal des affaires.

L’officier en charge de la presse s’approche de Leena.

– Que peux-tu me dire ?

– Pas grand-chose pour l’instant. C’est très probablement un homicide. Victime pas formellement identifiée. On en saura plus après l’autopsie. Reste vague. Un corps sans vie… investigations en cours… enfin le blabla habituel.

– Oui, c’est le message que nous avons passé. Merci Leena. Tiens-moi au courant dès que tu as des news.

– Oui, je n’y manquerai pas.

Du coin de l’œil, elle aperçoit la journaliste. « Que fait-elle encore ici ? » Sa réflexion est interrompue par l’arrivée de Berger.

– Bon, c’est la merde. Il faut voir ça avec Schindler. C’est la même clé qui sert pour l’appartement et l’ascenseur, lui annonce-t-il, visiblement fatigué.

– Tu les appelles. Il y a bien un numéro d’urgence. Ils se débrouillent… ils changent le système et nous filent les nouvelles clés. Pour ce qui est des anciennes, est-ce qu’on sait combien il y avait de jeux ?

– Alain en a récupéré quatre en comptant celui de la femme de ménage et du concierge.

Le duo est rejoint par Gillard et Misco.

– Je confirme, la femme de ménage a parlé uniquement de quatre jeux de clés. C’est elle qui a été chargée, il y a une année, de gérer ça avec la régie. Ils avaient changé toutes les serrures à la suite d’un cambriolage, leur dit Misco.

– Les clés de la porte et de l’ascenseur privatif pour accéder à l’étage sont les mêmes. Il n’y a pas eu d’effraction, et il ne manque aucune clé. Va falloir expliquer ça ! analyse Leena.

Gillard prend la parole :

– Marc, tu contactes Schindler pour régler cette histoire. Ils font comme ils veulent, mais personne ne doit entrer dans l’appartement via l’ascenseur. Après cet appel, vous rapatriez au bureau. Berlant a entendu la femme de ménage et le concierge. Vous faites le point avec lui et la BPTS* et vous commencez à me faire la poussière sur ce Lorenzo Gimoni. Avec André, on reste sur place pour gérer les derniers détails. En revenant au bureau, on passe chez Mochen et on prend des pizzas pour tout le monde… Ah ! j’oubliais, le procureur qui récupère l’affaire c’est Yves Serbotta.

– Mais comme premier procureur il ne s’occupe pas de ce genre de dossier, lui rétorque Berger qui, depuis quelque temps, semble être devenu un fin connaisseur du système organisationnel du Ministère public.

– ll remplace le proc de perm qui a dû partir en urgence à la pédiatrie avec son fils. Vu l’heure, Serbotta nous rejoindra dans un moment au bureau. C’est bien pour nous, c’est un des meilleurs.

– OK chef, dès qu’on arrive j’ouvre un journal d’opération, précise Berger.

Alors qu’ils se dirigent vers leur voiture, Leena aperçoit Rolisse qui lui fait un petit signe.

T-shirt et jean enfilés à la hâte, sacoche en bandoulière, elle est identifiable à sa coupe au carré et ses petites lunettes au design moderne. Rolisse, sous une apparence fragile, dégage une énergie et une ténacité hors norme. C’est cette force qui lui a permis d’être une journaliste d’investigation dont la plume est crainte et reconnue. D’où les interrogations de Leena quant à sa présence sur les lieux.

– Attends deux secondes Marc, je reviens tout de suite.

Elle se dirige vers Rolisse, qui entamela conversation :

– Bonjour Leena, comment ça va ?

– Bonjour Sophie, bien et vous ? Que faites-vous encore là ? Les faits divers ce n’est pas votre tasse de thé.

– Je passais par là, j’ai vu de la lumière… enfin vous connaissez le refrain.

– Oui, lui répond Leena avec un petit sourire, restant profondément intriguée.

– C’était Gimoni ?

– Vous savez bien que je ne peux rien vous dire, lui répond-elle surprise, espérant que son visage ne l’ait pas trahie.

– Oui je sais, j’ai tenté. Écoutez Leena, je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant, mais il est possible que la ’Ndrangheta soit derrière tout ça.

– Attendez Sophie…

– … faites votre enquête et si j’ai raison, rappelez-moi, on peut peut-être s’entraider.

Leena regagne la BMW, troublée par cet échange. Pendant le trajet du retour, elle informe Marc de sa conversation.

« Que viendrait faire le crime organisé calabrais dans cette affaire ? Rolisse n’a pas pour habitude de balancer des conneries », pense-t-elle.

Son esprit est en alerte. Un petit quelque chose émanant du plus profond de ses tripes lui dit qu’elle vient d’être plongée dans une enquête qui va très vite dépasser son terrain de jeu usuel.

CHAPITRE 4La pieuvre

À leur arrivée au bureau, ils sont accueillis par Kamann et Berlant. Leena leur explique dans le détail les premières heures de l’enquête. Elle omet pour l’instant l’épisode Rolisse.

David Berlant prend alors la parole et résume les auditions du concierge et de la femme de ménage.

– Mme Rodriguez travaille pour Gimoni depuis trois ans. Elle vient au domicile deux fois par semaine, le lundi et le vendredi. Elle n’a presque aucun contact avec lui. Chaque vendredi, son salaire est posé sur le meuble de l’entrée. Elle ne lui connaît pas d’ami ou de petite amie. Il a été cambriolé il y a une année. À cette occasion, Gimoni lui a demandé de gérer, avec la régie, le changement des serrures de la porte et de l’ascenseur. Là, elle revient de trois semaines de vacances au Pérou. À son arrivée, la porte était verrouillée. C’est la puanteur qui l’a dissuadée d’entrer. Elle a donc contacté le concierge, M. Gomes, qui travaille dans cet immeuble depuis vingt ans. Gimoni a acheté son appartement il y a cinq ans. Avant de l’occuper, il a fait des travaux pour le remettre à neuf. Il possède une place de parc dans le garage. C’est un propriétaire discret, sans histoire.

– OK, reprend Leena. Pour l’instant, on n’a pas encore la certitude que Gimoni soit notre victime. L’appartement était fermé de l’intérieur. Il semble que nous soyons en possession de toutes les clés. Donc, si je récapitule, la victime aurait été tuée dans une période située entre la semaine du 25 février, correspondant au départ en vacances de la femme de ménage et au plus tard, selon son état de putréfaction, la semaine du 4 mars. En gros, on n’a pas grand-chose.

– Bon ben vous avez du taf les enfants… Allez au boulot ! Tu as besoin de nous ? lui demande Kamann.

– Non, c’est OK, merci pour tout. Je te tiens informé durant le week-end.

– Encore une chose, n’oublie pas d’appeler Rudiaux, il attend des news.

– Je vais le faire.

Rudiaux est le chef de section. Il est le patron de la brigade criminelle, des mœurs et des mineurs. Il a été le binôme de Leena lors de son arrivée à la crime en 2012. Depuis, ils sont restés très proches. Le charme de la cinquantaine sportive, divorcé, père de deux adolescents, sa vivacité d’esprit et son intelligence pragmatique ont immédiatement trouvé écho auprès d’elle.

Il est 22 h lorsque Leena se pose enfin dans son siège de bureau. Berger a commencé à remplir le journal d’opération. Chaque information va y être reportée, chaque contact.

Elle établit une liste des priorités et des éléments à ne pas oublier. Au sommet de l’inventaire : « identification formelle de la victime » et « cause de la mort ».

Selon les premières constatations, il est très probable que le cadavre soit celui de Gimoni. Mais il va falloir confirmer cette hypothèse le plus rapidement possible. Quelque part, une famille s’apprête à pleurer un être cher. Dès le lendemain matin, la nouvelle d’un drame dans le quartier de Frontenex va se répandre. Pour Leena, un père et une mère ne doivent pas apprendre la disparition d’un fils à travers les médias.

Ctrl + Alt + Del, l’écran de son ordinateur se réanime accompagné du ronronnement sourd du ventilateur. Ses doigts dansent sur le clavier. Les premiers résultats apparaissent. Comme lui avait annoncé Lechten, Gimoni est connu des services de police pour deux affaires d’escroquerie à l’assurance. Il a été condamné à deux peines de prison avec sursis. Ces activités criminelles antérieures ont laissé une trace au 17-19 Carl-Vogt, sous la forme d’une photo anthropométrique et d’une fiche dactyloscopique.

Poursuivant l’étude de son dossier, Leena constate qu’il s’agissait d’un homme séduisant, grand, athlétique, un charme très latin lié à ses origines calabraises. Ses parents ont émigré à Genève au début des années septante. Propriétaire d’une Maserati GranTurismo bleu nuit, il semble avoir toujours aimé les belles italiennes.

Son nom apparaît dans plusieurs sociétés comme administrateur avec signature individuelle. Étonnamment, la plupart de ses entreprises ont été liquidées au fil des années.

À cet instant, le mot ‘Ndrangheta résonne encore dans la tête de Leena : Rolisse a-t-elle fait ce lien à cause de l’origine calabraise de Gimoni ?

Elle n’y croit pas : cette journalise est bien trop maligne et elle semble tenir quelque chose de concret.

Continuant sa lecture, elle parcourt le registre des habitants. Elle découvre qu’il est fils unique et célibataire. À la ligne « parents », il est écrit que Luigi et Lucia ont quitté la Suisse il y a une quinzaine d’années. Selon les documents, ils seraient retournés au pays. Si la victime est bien Gimoni, il va falloir rapidement contacter les autorités italiennes afin de localiser ses parents.

Le numéro central de la crime résonne.

– Berger, j’écoute ? Salut Pascal, je te la passe.

Berger fait signe à Leena.

– C’est Rudiaux… Tu prends ?

D’un geste, elle récupère la ligne.

– Salut Pascal. Désolée, on vient d’arriver. Le temps de faire un ou deux checks, j’allais t’appeler.

– Ne t’inquiète pas, je sais ce que c’est. Je ne me suis pas déplacé car je suis certain qu’un grand nombre d’inutiles on fait un passage sous les projecteurs. Je voulais juste savoir si tout était OK et si tu avais besoin de quelque chose. Je risque d’être inatteignable pour les quelques heures à venir.

À l’intonation utilisée, elle comprend.

– Un rendez-vous galant ?

– Je ne pourrai jamais rien te cacher.

– Profite. Ici tout va bien. On avance tranquillement, mais on doit attendre l’autopsie pour en savoir plus.

– OK, on se voit demain matin.

* * *

Des senteurs transalpines annoncent l’arrivée de Gillard et Misco. La porte de la brigade s’ouvre.

– Pizzas ! lâche Misco, en pénétrant dans le bureau. On fait une pause.

Berger, un ventre sur pattes, est déjà derrière le bar.

– Qui prend un petit verre de rouge ? Je crois qu’on y a droit.

La proposition fait l’unanimité. Berger débouche une bouteille de Sang de Reine des frères Bétrisey.

– Du valaisan en l’honneur de Leena, annonce-t-il en posant le flacon sur la table.

Chacun récupère sa pizza. Les minutes qui suivent se passent dans le silence.

Misco est le premier à se lancer.

– Vous en pensez quoi ?

– Très bonnes, comme d’habitude… manque peut-être juste l’huile piquante, répond Gillard, moqueur.

– Mais non, je parle du meurtre.

Leena, la bouche encore pleine :

– Ce n’est clairement pas un meurtre ordinaire. Ça pue l’affaire à tiroirs.

– Tu veux dire quoi par là ?

– Tu penses avoir trouvé un truc et cet élément t’amène vers quelque chose de nouveau. Mais avant de tirer des plans sur la comète, faut déjà identifier avec certitude la victime.

C’est à cet instant précis que Gillard Jr fait irruption dans la pièce.

– Tu tombes bien, frangin. Vu l’état du corps, vous pouvez faire une comparaison d’empreintes ?

– C’est déjà fait. J’ai fait un détour au CURML pour voir si on arrivait à lui prendre l’empreinte d’un doigt. On n’a pas eu besoin de passer par un procédé de réhydratation, j’ai pu utiliser un pouce. J’ai comparé avec la base et ça matche. C’est bien Gimoni.

– Excellente nouvelle ! On va pouvoir avancer un peu, lance Leena se dirigeant vers son bureau. Je prépare un message pour Interpol Rome afin qu’ils puissent localiser la famille et les informer. Marc, tu peux faire deux lignes de rapport pour le proc, en demandant les rétroactifs8 sur le numéro de portable de Gimoni ?

– Je fais ça tout de suite.

Gillard Jr s’approche Leena.

– Je peux encore te faire rapidement une extraction de son téléphone, cela nous donnera probablement des éléments quant au jour de son décès.

– Volontiers, et pour le reste on a le week-end. Je te laisse voir s’il y a des prélèvements que tu veux envoyer en urgence ?

Gillard reprend sa place sur la droite de Leena. Après avoir rangé son matériel dans un tiroir, il jette un regard à sa montre et prend la parole.

– Bon les petits loups, beau travail. Je pense que le principal a été fait. Nous avons un jeu de deux nouvelles clés pour actionner l’ascenseur. Selon le technicien, il est impossible d’accéder à l’appartement sans ces précieux sésames. La cave et la voiture ont été passées au crible par la BPTS, R.A.S. Demain, perquisition de son magasin de cigares à la rue Neuve du Molard. André, tu te chargeras de ça et tu prendras avec toi du personnel du pool9. Leena et Marc, vous poursuivez vos investigations. Allez vous reposer maintenant, on reprend demain matin à 8 h. Je m’occupe d’appeler le proc. Je ne sais pas ce qu’il fout.

Un « oui chef ! » choral, façon cuisine d’un restaurant étoilé, vient de claquer dans la brigade.

– Foutez-vous de ma gueule, bande d’ingrats ! dit en souriant Gillard.

– Avec Marc, on finit le rapport et le message Interpol. J’en profite pour demander aux Italiens s’il a occupé leurs services.

Leena, sirotant la fin de son assemblage de rouge, clique sur la touche envoi de sa messagerie. Dans quelques heures, un père et une mère vont traverser la pire des épreuves.

Arrivée chez elle, Leena jette chacun des vêtements portés dans la machine à laver. Elle se glisse sous la douche et passe la demi-heure suivante à tenter de détruire chacune des molécules putrides qui ont agressé sa peau.

Il est 1 h du matin lorsqu’elle se couche enfin. Elle se repasse le film de la journée. Plus elle analyse, plus elle est convaincue qu’un tueur professionnel est mêlé à cet assassinat.

Morphée l’emporte sur une dernière pensée, qui prend la forme d’une pieuvre étrange.

8 Historique des appels téléphoniques.

9 Le week-end, le personnel de permanence issu de l’ensemble des brigades de police judiciaire travaille en équipe.

CHAPITRE 5Sud des Alpes

7h 45, Leena rejoint les locaux de la crime. Malgré l’heure tardive du coucher, elle a suivi à la lettre son cérémonial matinal.

Le groupe est au complet. Ils dégustent un café au coin du bar lorsque Rudiaux fait son entrée.

– Bonjour à tous. Faites-moi un petit point de situation pour le rapport de 8 h.

Gillard lui explique dans les détails ce qui a été exécuté jusqu’à présent, puis précise :

– Prochaines étapes : autopsie, perquisition au magasin de cigares, analyse du téléphone et de l’ordinateur trouvés au domicile. Nouveau passage au peigne fin de l’appartement. Demande internationale et questionner la famille. Identification de ses contacts en Suisse. Étude de sa situation financière…

– C’est bon, j’ai compris, y a du boulot qui vous attend. Ne venez pas au rapport, vous avez assez à faire. Si vous avez besoin de personnel vous me dites.

– Justement, rebondit Gillard, si tu pouvais me donner quatre personnes pour accompagner André sur la perquisition.

– Je t’envoie du monde.